Le choc du 11 septembre
p. 49-57
Texte intégral
DOIT-ON CONSIDÉRER LE 11 SEPTEMBRE COMME UNE DATE CHARNIÈRE POUR LA FRANCE ?
1Au-delà des déclarations unanimes de solidarité avec le peuple américain, la réalité semble plus complexe. Le dispositif de lutte contre le terrorisme est en place depuis les attentats de 1986 et, sans l’avouer, la France ne s’estime pas visée en première ligne par les attentats d’Al-Qaïda. Elle suppose que sa politique à l’égard des mondes arabe et musulman, ses choix dans le conflit israélo-palestinien et son opposition endémique à la politique américaine ne la placent pas au premier rang des objectifs des mouvements islamistes radicaux. En revanche, une inquiétude diffuse se fait jour sur les risques de voir importer, dans le champ national, les conflits du monde extérieur. Les dirigeants politiques, de droite comme de gauche, avaient jusqu’alors œuvré pour les tenir à l’écart, notamment lors de la première guerre du Golfe (1990-1991).
2Depuis lors, la montée des identités communautaires s’est accrue dans la société française. Elle procède par une affirmation antagoniste, s’alimentant de la peur de l’Autre. Si les responsables socialistes avaient parfois tendance à minimiser ces conflits, le retour de la droite au pouvoir va laisser libre cours à un discours sécuritaire répondant à certaines formes d’attente sociale. Mais on peut aussi émettre l’hypothèse que divers courants de droite et d’extrême droite ont pu voir, dans l’exaspération des tensions entre groupes communautaires, l’occasion de renforcer leur emprise sur une société marquée par la peur. Si les pays arabes et musulmans sont peu présents dans le champ français jusqu’au renouveau des affaires du voile à l’école, divers courants politiques et mouvements proches du sionisme vont utiliser les manifestations d’antisémitisme pour alimenter un nouveau courant d’immigration de jeunes vers Israël.
3Le 11 septembre 2001 va aussi déterminer, à la suite de la guerre en Afghanistan, puis en Irak, et des actions du gouvernement d’Ariel Sharon, une représentation du monde extérieur – qui se répercute dans les banlieues – via le Journal de 20 heures, avec une audience de plus en plus grande en France de la chaîne Al-Jazeera1. Celle-ci présente un tableau du type « guerre des cultures » avec une vision d’un monde extérieur ennemi de l’islam et des musulmans. Considérés sous cet angle, les événements du 11 mars 2004 à Madrid fournissent une autre grille de lecture liée indirectement au 11 septembre 2001 mais plus redoutable pour l’avenir car elle supposerait implicitement que la violence émanant de l’extérieur peut servir à sanctionner un gouvernement et entraîner un changement de majorité.
4Face à ces risques, l’Europe des polices et du contrôle des personnes peut progresser plus vite que l’Europe des droits de l’homme.
RÔLE DE L’ÉTAT ET CONSTRUCTION D’UNE EUROPE « SÉCURITAIRE »
5Dans la société française d’aujourd’hui, la pratique sécuritaire se fonde sur un passé d’État centralisé, habitué de longue date à surveiller les groupes considérés comme dangereux et à laisser peu de droits aux « ennemis de la liberté », en particulier s’il s’agit d’étrangers ou de citoyens d’origine étrangère. Le contrôle des autorisations de séjour et les méthodes intrusives laissent peu d’espace d’autonomie à ceux qui songent à mener une vie d’opposants, sans pour autant entrer dans la clandestinité. Comparés aux pays européens voisins, l’espoir d’échapper à la surveillance est mince, à moins d’entrer dans une vie clandestine soutenue par des groupes communautaires puissants. Très vite, il apparaît que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Jusqu’alors, la violence, comme projet ou comme passage à l’acte, reste le choix de groupes marginaux, désavoués par leur environnement mais dont l’existence s’alimente d’une déficience des facteurs de mobilité sociale et d’un chômage des jeunes, y compris des jeunes diplômés qui peuvent atteindre 50 % d’un groupe du même âge. Mais la capacité de mobilisation reste présente, si des événements extérieurs avivent le sentiment d’appartenance à un groupe menacé, non respecté par comparaison avec d’autres groupes supposés plus puissants ou plus influents, et détermine une forte pression interne.
6En 1990-1991, la première guerre du Golfe entraîne des réactions d’inquiétudes, tant au niveau des autorités que parmi les élites communautaires. On craint notamment chez les Franco-Maghrébins de voir remis en cause les acquis fragiles et limités de la décade antérieure (carte de séjour de dix ans, liberté d’association, accès à la nationalité facilités). Or, aucun mouvement en ce sens ne s’opère à l’initiative des autorités françaises. En revanche, les pressions exercées sur le Maghreb à partir de l’imposition des visas en 1986 vont s’accentuer. Les accords de Schengen, qui organisent un espace de libre circulation en Europe continentale, vont entrer en application en 1990, créant une barrière de plus en plus difficile à franchir.
7L’effondrement du système soviétique marginalise le Maghreb, qui se sent exclu du processus de rapprochement avec l’Est et craint de voir les aides communautaires absorbées de ce côté et les flux migratoires concurrencés. Les relations bilatérales sont dévalorisées par le processus de réunification de l’Europe. La guerre du Golfe l’isole au moment où les télévisions européennes bombardent le Sud d’images perçues comme hostiles et humiliantes. L’Égypte compte alors plus que les voisins proches dans le conflit qui s’engage contre l’Irak.
8Cette coupure avec l’Europe est aussi une coupure avec l’émigration installée qui va bénéficier, seule, du privilège de libre circulation entre les deux rives de la Méditerranée. Elle continue à participer à la prospérité économique du Nord, au moment où les monnaies maghrébines se déprécient et rendent un séjour en Europe prohibitif pour ceux qui n’appartiennent pas au monde des affaires, de la contrebande ou de la haute nomenklatura. L’émigration installée se coupe donc progressivement de ses bases et prend ses distances avec une opinion publique maghrébine qui va réagir avec beaucoup d’émotion aux images de la guerre. Les sondages et les enquêtes qualitatives montrent alors que les Franco-Maghrébins, dans leur très grande majorité, ne contestent pas le droit du chef de l’État à engager la France dans une guerre qui l’oppose à un pays arabe.
9François Mitterrand reste l’homme politique le plus populaire, jugé davantage en fonction de son attitude d’ouverture à l’égard de l’immigration que de sa participation à une guerre où l’on va minimiser le rôle de la France. S’agissant de ce pays, on peut dire que toutes les tendances, que l’on verra à l’œuvre par la suite, sont déjà présentes en 1990 mais restent sous contrôle. On peut même faire l’hypothèse que la crise accentue le désir de consolider le statut des immigrés pour ne pas les voir pris en otage d’un côté ou de l’autre.
10Les événements extérieurs sont ressentis douloureusement mais ni le rôle de l’État, ni le leadership du président ne sont remis en cause. Les dirigeants du Maghreb et Saddam Hussein sont jugés plus sévèrement. La condamnation suprême étant réservée à l’Amérique, Israël est vu avec une certaine distance, Itzhak Shamir ne ripostant pas aux scuds de Saddam Hussein.
11Pendant cette période, la communauté juive est aussi inquiète en raison des liens familiaux qui l’unissent à Israël, bombardé par les scuds. Sa condamnation de l’Irak est très vive mais cela n’entraîne pas de dissociation à l’égard du gouvernement français, engagé dans la coalition aux côtés des États-Unis. L’activation des imaginaires et la construction de solidarités transnationales se précisent. Paradoxalement, elles restent dans le cadre d’une solidarité nationale qui rend légitimes les arbitrages opérés par les pouvoirs publics.
12L’Europe émerge comme acteur collectif, perçu surtout dans une relation délicate et inégale avec le Maghreb. L’Empire américain se dessine comme puissance hégémonique sans contrepoids mais l’État français continue à marquer ses nuances et reste associé à des alliés qui agissent eux-mêmes dans le cadre légitime des Nations unies.
13Le choc de la crise sur les imaginaires collectifs est profond au Maghreb, comme dans l’émigration, mais à la différence du Moyen-Orient, le conflit n’a pas entraîné de reflux ou de retours forcés. Il a plutôt accru le désir de départ de la classe moyenne francophone du Maghreb qui s’inquiète des poussées islamistes sur les régimes en place. Les élites émergentes de l’immigration maghrébines (la beurgeoisie) ont choisi, dans cette période, de consolider leur droit à rester, subissant avec crainte et une certaine douleur la suspicion qui les entoure. Elles réaffirment leur allégeance à l’État, partenaire principal de leur stratégie d’intégration, en dépit du conflit qui l’oppose à un pays arabe.
14Si la majorité choisit ce comportement d’intégration, il ne faut pas sous-estimer l’émergence, durant cette période, d’une minorité qui développe un discours de rejet formel, lequel pourrait se traduire par la suite en comportement néo-communautaire affirmé et fournir la base d’une solidarité transnationale, fondée sur un discours islamiste, rejetant l’Occident sous toutes ses formes.
15Dix ans après, le contexte international et la situation intérieure ont changé. Le courant dominant reste le même sur le plan interne mais les tendances marginales sont plus visibles et il devient difficile d’éviter, dans le champ français, des affrontements symboliques et parfois violents, qui vont apparaître comme la transposition d’une sorte de « guerre des cultures ».
16Celle-ci se profile sur un arrière-plan d’affaiblissement de l’État-nation, de ses capacités d’arbitrage et d’intégration. Le 11 septembre a des effets indirects sur cette situation mais l’origine du changement est plus ancienne et plus profonde. L’effondrement du bloc soviétique a, comme conséquence, l’avancée d’une construction européenne qui s’organise comme un système régional cohérent où l’euro et l’espace de libre circulation (Schengen) complètent l’union douanière. De ce fait, le rapport de force inégal avec le Maghreb s’accentue. L’Union européenne est perçue comme une forteresse ou une autre forme d’Empire à côté d’un système hégémonique américain.
17Les accords de Barcelone de décembre 1995 entre tous les pays riverains de la Méditerranée, rendus possibles par l’avancée de ceux d’Oslo en 1993 entre Israéliens et Palestiniens, débloquent le conflit israélo-palestinien et renforcent le sentiment que l’Europe cherche à se protéger des flux migratoires en achetant à bas prix la collaboration des pays du Sud au contrôle et à la récupération des migrants. Si l’Europe latine veut préserver ses relations et son influence au Maghreb pour équilibrer le poids de l’Allemagne à l’Est, elle doit s’employer d’urgence à renégocier sur une base plus équitable ses relations avec les pays méditerranéens. On peut faire l’hypothèse que les nouvelles équipes politiques espagnoles vont trouver là un domaine original d’action extérieure.
18L’Espagne est d’autant plus intéressée à bâtir une coopération large et équitable avec le Maghreb qu’elle a un urgent besoin de coopération à sa propre sécurité après les attentats de Madrid du 11 mars 2004. La France et l’Italie ne pourraient que se rallier de façon préventive à cette politique. Or, ces événements proches sont une conséquence indirecte des attentats du 11 septembre 2001. Le contexte international, ainsi créé, affecte plus directement les imaginaires sociaux que les mouvements réels de populations. En simplifiant, on peut dire que l’effet Al-Qaïda, qui manque de base réelle dans l’espace européen, acquiert par l’effet Al-Jazeera une dimension démesurée touchant aussi bien le Maghreb que les banlieues, dans un contexte d’imaginaires conflictuels qui peut se traduire en violences réelles. L’effet est difficile à mesurer car le discours et l’interprétation des faits font aussi partie de la construction de cet imaginaire. Les chiffres officieux sur les violences antisémites ou les actes d’islamophobie sont difficiles à obtenir et alimentent des peurs qui se traduisent notamment dans un courant d’émigration des jeunes français juifs en Israël. Cette nouvelle tendance doit donc être restituée dans un contexte plus large.
19Plus que les flux réels, ce sont aujourd’hui les revendications en termes de citoyenneté, la recomposition des identités religieuses et leur manière d’investir l’espace à la fois local et européen en fragilisant les anciens modèles nationaux (laïcité à la française) qui inquiètent. On y perçoit confusément le risque de voir se développer un modèle de citoyenneté européenne transnationale régulant ces nouveaux champs migratoires où les flux résiduels et les débats sur la gestion harmonisée de l’espace communautaire poussent aussi bien à la mise en place d’une Europe des polices qu’un service communautaire des migrations. Logiquement, la prise en charge progressive de ces rapports avec l’extérieur, au niveau de l’Union, devrait laisser aux États le souci de gérer au mieux l’intégration de groupes sociaux, qui représentent, suivant les cas, 5 à 6 % de la population nationale. Diverses formes de dialogue s’instituent, héritées des traditions nationales, jouant tantôt sur l’individualisme, le niveau local ou le rapport privilégié à l’État, ou aux États dans la mesure où les pays d’origine ne sont pas indifférents à l’évolution de ces populations. Ils y voient une source d’influence, de flux financiers, mais aussi des risques de troubles importés.
20Mais les États et les sociétés européens restent les principaux partenaires, parfois déconcertés par la cristallisation des identités qui prennent un caractère communautaire en s’alimentant à la représentation des conflits extérieurs qui leur servent à construire des modèles conflictuels. Les flux d’images en provenance du Moyen-Orient peuvent avoir à cet égard plus d’importance que les mouvements résiduels de populations migrantes. Ils mobilisent les comportements dans un processus de mondialisation des perceptions, mais deviennent aussi des éléments forts d’une stratégie d’intégration qui rend le groupe visible en tentant de construire des solidarités autour de ces comportements. Après les attentats du 11 septembre 2001, les perceptions peuvent être brouillées et le soutien à la cause palestinienne passer pour une défense du terrorisme transnational dans la mesure où les attentats-suicides, dans les territoires occupés et en Israël même, deviennent le mode de riposte dominant à la présence israélienne. Certes, tous les acteurs officiels vont condamner ces pratiques mais avec des nuances qui mettent aussi en cause les modes d’action de l’État et de l’armée israélienne depuis la seconde Intifada. La situation se complique dans la mesure où les représentants de l’État français deviennent des acteurs engagés dans un affrontement symbolique et juridique, tant avec Israël qu’avec les États-Unis.
21Paradoxalement, la guerre du Golfe en 1990-1991 n’avait pas opposé les musulmans de France à l’État, en dépit d’un engagement public au sein d’une coalition dirigée par les États-Unis contre l’Irak de Saddam Hussein. Le confit de 2003 se déroule dans d’autres conditions, après une longue période d’affrontement symbolique entre les dirigeants français et leurs homologues américains. Venant à la suite d’une élection présidentielle, où les Français musulmans se rallient à la candidature Chirac pour barrer la route au 2e tour au leader du Front National, la crise irakienne apparaît comme une seconde phase d’un processus d’intégration où la droite se substitue à la gauche comme partenaire privilégié. Entre-temps, l’entrée au gouvernement de deux membres de la « communauté » est interprétée comme une confirmation des attentions du pouvoir à l’égard de leur groupe. Ce qui apparaît à partir de là comme un renversement des allégeances clientélistes au sein de l’immigration marque peut-être un changement plus profond, combinant des formes d’intégration nationale sur une base individuelle de type classique et des courants de nationalisme transnational2. Au lieu de générer des tensions, les phénomènes convergent lors du conflit israélo-palestinien et de la crise irakienne. Certes, certains acteurs souhaiteraient, de la part des dirigeants français, un engagement encore plus marqué contre les États-Unis et le gouvernement de Sharon. Mais tous s’accordent à reconnaître que Jacques Chirac est allé beaucoup plus loin dans son opposition que tous les leaders arabes qui ont montré, à cette occasion, une prudence pro-américaine déconcertante pour l’immigration.
22Ces réactions accroissent la prise de distance avec les sociétés maghrébines qui avait été constatée lors de la guerre du Golfe et de la guerre civile algérienne. Il ne faudrait pas en déduire que le comportement d’opposition aux États-Unis des dirigeants français a été construit uniquement à des fins électorales (aux échéances lointaines : 2007). Mais le souci d’engranger des soutiens dans un secteur où la démographie électorale est prometteuse, fait l’objet, après coup, d’une rationalisation en termes d’échanges de votes contre une forme de reconnaissance institutionnelle. La création, à peu près au même moment, d’un Conseil français du culte musulman (CFCM) et la tenue d’élections « communautaires » font partie de la même démarche de reconnaissance d’une personnalité collective. Sur tous ces points, les socialistes s’étaient montrés, par le passé, d’une plus grande prudence. En revanche, l’établissement, à cette occasion, d’un dialogue conflictuel entre le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, et l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) a permis d’engager cette dernière, jugée plus radicale et proche des Frères musulmans, dans la voie d’une reconnaissance institutionnelle qui comporte des concessions mutuelles.
23Paradoxalement, la création d’un espace européen transnational et les crises extérieures ont plutôt accéléré un processus d’intégration des groupes issus de l’immigration maghrébine en valorisant leur rapport à l’État et leur allégeance personnalisée au Président. Orphelins de François Mitterrand, qui avait pratiqué à leur égard, sollicitude et prudence, ils n’avaient pas reporté leur attachement sur Lionel Jospin. Le transfert sur Jacques Chirac s’est opéré du fait d’un jeu de circonstances où l’externe l’a emporté sur l’interne.
24Au-delà des personnes jouant un rôle symbolique, l’évolution peut avoir un caractère durable, mais elle a également des conséquences indirectes difficiles à gérer pour l’État. L’intégration « communautaire » des musulmans français les place dans une situation de rivalité dans leur rapport à l’État avec les Français juifs, dont le rapport à l’État évolue également dans le sens d’une identification douloureuse et d’un « nationalisme transnational ». Cette dérive des deux communautés peut les conduire à importer, dans l’espace français, les conflits mal résolus de l’environnement méditerranéen alors que les règles de coexistence prônées par l’État impliqueraient un découplage des solidarités extérieures. À partir du moment où l’un des groupes s’estime floué dans son rapport traditionnel à l’État en fonction de la distance prise par les autorités françaises avec le gouvernement israélien, le pacte républicain peut connaître des ratés et les constructions imaginaires ont plus d’importance, alors, que les phénomènes sociaux qui leur ont donné naissance.
25Si l’on compare la situation créée par les attentats du 11 septembre 2001 au consensus intercommunautaire qui avait suivi la guerre du Golfe (1990-1991), on constate une sorte d’inversion des facteurs dans les rapports entre les groupes communautaires musulmans et juifs et l’État français. D’un moment à l’autre, la reconnaissance des identités collectives affichées a progressé, remettant en cause le principe de la République « une et indivisible ». Les solidarités internationales des populations françaises juives et musulmanes sont devenues un élément majeur mais non exclusif de leur rapport à l’État français. En 1990, les musulmans étaient touchés par le conflit opposant la France et l’Irak, mais le principe d’allégeance l’emporte sur la critique et ne se traduit guère par le refus. En 2003-2004, ils sont globalement satisfaits de la posture prise par le pouvoir français, mais certains seraient tentés d’en exiger une attitude encore plus affirmée et conflictuelle.
26Les Français juifs sont meurtris de voir l’État marquer sa désapprobation au gouvernement israélien à l’occasion de la 2e Intifada et s’opposer aux États-Unis dans l’affaire irakienne. Ils constatent des violences au quotidien et éprouvent un sentiment d’abandon et d’insécurité qui renoue, pour certains, avec le contexte douloureux de leur départ d’Algérie lors de l’indépendance de ce pays.
27Il est donc difficile de situer les effets du choc du 11 septembre 2001. Son action indirecte sur le rôle de l’État et la construction d’une Europe sécuritaire affectent une immigration qui s’installe. Indirectement, de nouveaux acteurs sont incorporés à un débat à l’origine quasi exclusif, dans le cadre français, avec l’État. Cela ne crée pas un divorce ou une rupture mais des conditions de partenariat multiple et transnational avec des groupes qui vont construire leur identité sur une part de solidarité extérieure.
28Deux éléments nouveaux permettent peut-être de nuancer et de compléter cette approche en mettant en évidence la continuité du processus de négociations conflictuelles plus que les dérives vers la rupture. D’un côté, nous trouvons le télescopage qui se produit entre l’application de la nouvelle loi (juillet 2004) sur le port de signes religieux ostensibles et la prise en otage des journalistes français en Irak ; de l’autre, le débat ambigu, cette fois à l’échelle européenne, sur l’admission à terme de la Turquie dans l’Union. Dans le premier cas, la combinaison de « l’affaire du voile » et de la prise d’otages en Irak entraîne une implication symbolique directe du CFCM et de la communauté musulmane qui peut à la fois constituer une démonstration de l’intégration du groupe et de son caractère transnational. Les premières réactions spontanées des Français musulmans témoignent d’une solidarité totale avec les otages et d’une volonté clairement exprimée de régler les affaires de voile dans le cadre politique français sans contester la légitimité de la démarche du législateur, en dépit des réserves exprimées sur le choix et les méthodes. Il ne faut pas oublier que les preneurs d’otages invoquaient l’affaire du voile et le soutien apporté aux musulmans de France pour justifier leur action. La réponse d’une jeune fille voilée en tricolore, faite en direct sur les écrans de télévision, « je ne veux pas que mon voile soit tâché de sang », clôt le débat sur ce point. Par ailleurs, la rentrée scolaire que l’on pensait voir se dérouler avec une certaine tension (comme le prévoyait un rapport de l’Inspection générale) se passe plutôt avec moins d’incidents que les années précédentes. Il semble en effet difficile, en créant un conflit ouvert, de paraître se solidariser avec les preneurs d’otages. De leur côté, les autorités scolaires jouent profil bas pour ne pas envenimer la situation, tentant plutôt de temporiser et limiter les exclusions au maximum. En fin de compte, il s’agira au plus d’une cinquantaine de cas litigieux qui se traduiront par quelques exclusions. On est loin du tapage médiatique du début de l’année.
29Mais l’autre volet de la crise des otages peut être interprété comme une reconnaissance par l’État français de l’aspect communauté transnationale de l’islam de France. Dès le début de la crise, le CFCM est sollicité pour intervenir en faveur de la libération des otages. Il fait des déclarations mais il est aussi sollicité pour envoyer une délégation en Irak auprès des autorités religieuses de ce pays. Ses envoyés multipliaient les contacts et les interventions, insistaient sur leur solidarité avec les autorités françaises. Leur démarche est effectuée en étroite coordination avec le Bureau des cultes du ministère de l’Intérieur. Comparée à d’autres actions désordonnées d’éléments de la majorité, l’intervention du CFCM apparaît comme contrôlée et intégrée à celle de l’État français, et permet de mobiliser les acteurs de la société civile et leurs réseaux transnationaux pour prolonger l’action de l’État. Ces manifestations de soutien permettent, en outre, aux autorités musulmanes extérieures, comme le Cheikh d’Al-Azhar ou les imams sunnites irakiens, de se mobiliser en faveur de la libération des otages français. Leur démarche peut apparaître alors comme une mobilisation de leurs solidarités transnationales et de leurs réseaux de soutien au service des objectifs politiques français. Les représentants des musulmans ont le sentiment d’être sollicités pour une fois à partir d’une vision positive de leur présence et de leur rôle, alors qu’ils sont généralement stigmatisés par l’insistance sur leur caractère étranger et leurs liens avec l’extérieur. En agissant ainsi, l’État les intègre et les reconnaît, et ils sont prêts, en retour, à payer cette confiance par leurs manifestations de loyauté qui s’exercent de façon privilégiée à l’égard du chef de l’État.
30Paradoxalement, cette démarche valorisant le rôle transnational d’une communauté pourrait être analysée concernant la réaction de certains Français juifs aux propos d’Ariel Sharon, leur enjoignant, début 2004, d’émigrer en masse en Israël en raison de l’antisémitisme en France. On voit alors intervenir dans le débat, pour contrer le Premier ministre israélien, un certain nombre de Français juifs éminents (Robert Badinter, Stéphane Hessel, Pierre Vidal-Naquet, etc.) qui contestent vigoureusement la légitimité de son intervention. Leur démarche offre une certaine similarité avec celle du CFCM dans la mesure où leurs solidarités transnationales sont mobilisées et valorisées au profit de l’État français. Certes, la comparaison ne saurait être poussée trop loin tant les différences peuvent être marquées au niveau des acteurs individuels.
31En revanche, c’est un autre type d’enjeu qui s’esquisse à propos de l’entrée de la Turquie en Europe. Il s’agit formellement, cette fois, des frontières géographiques mais, dans la réalité, le débat porte sur les frontières de l’identité européenne, avec la question de l’islam comme enjeu principal. L’islam de l’immigration va d’un seul coup se renforcer de l’apport d’un pays musulman de tradition impériale. Dans l’imaginaire européen, la Turquie est symboliquement puissante et l’on craint alors l’ajout de ses choix identitaires à ceux de l’immigration de culture musulmane et, par là même, de voir se déplacer le centre de gravité du système européen. Le débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union se télescope avec celui qui se construit péniblement sur la Constitution européenne. L’accumulation des deux semble donner le vertige aux décideurs. Très peu voient les enjeux en termes de mondialisation et de construction autour de l’Union européenne d’une communauté de sécurité régionale qui incorporerait à l’Europe, sous des formes diverses, une part significative de son environnement de culture musulmane. La peur du terrorisme, de la perte d’identité crée une réaction négative. Une vision audacieuse de la construction d’ensembles régionaux d’un type nouveau ferait pourtant jouer à l’Europe au xxie siècle un rôle que ni les États-Unis, ni la Russie, ni la Chine ne sauraient tenir à l’égard du monde musulman.
32Cela suppose pour fonctionner que cette région du monde renonce à l’utopie des mythes unitaires et accepte de s’intégrer de façon souple à des sous-systèmes régionaux où les valeurs et les intérêts auraient quelques chances de pouvoir s’associer. Commencer ce processus par l’intégration de la Turquie aurait valeur de dépassement des constructions collectives en termes de guerre des cultures et de terrorisme. Avec le temps, cette approche finira peut-être par prévaloir. Dans l’immédiat, nous en sommes encore à gérer des fantasmes que le choc du 11 septembre 2001, associé à celui des attentats de mars 2004 à Madrid, n’a fait qu’exaspérer.
Notes de bas de page
Auteur
Rémy Leveau Professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris et conseiller scientifique à l’Institut français des relations internationales (Ifri).
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