Étude géophysique et paléogéographique de l’Agora de Thasos (Grèce) : implications pour l’occupation humaine durant l’Antiquité
p. 139-148
Résumé
Le secteur occupé par les ruines de l’agora antique de Thasos (île de Thasos, Grèce), point bas de la ville antique, fait régulièrement l’objet d’inondations entraînant un risque de dégradation des vestiges visibles et enfouis. Un programme d’étude pluridisciplinaire a été entrepris, visant dans un premier temps à caractériser la nature du sous-sol (objet de cette contribution) et dans un second temps, à proposer des solutions pour l’assèchement de l’agora. Une étude géophysique comprenant notamment six profils de tomographie de résistivité électrique a été complétée par la réalisation de six carottages afin de révéler la géométrie des structures sous-jacentes et des strates sédimentaires. L’histoire de l’occupation de la zone côtière du site est relativement récente puisque les traces de fréquentation de cette zone basse ne remontent pas au-delà de l’époque archaïque (VIIe siècle av. J.-C.). L’existence d’une ancienne baie marine à cet emplacement a souvent été évoquée, mais jamais démontrée, par les archéologues pour justifier une fréquentation assez récente. Dans un sous-sol très conducteur, les profils de tomographie de résistivité électrique révèlent tout de même un niveau plutôt résistif (> 50 Ω.m) situé entre 0,5 et 2 m de profondeur, mais dont l’épaisseur varie : il pourrait s’agir de la base du niveau d’occupation. L’étude malacologique des six carottages et la datation par le radiocarbone du carottage Thasos 1 démontrent l’existence d’un environnement marin aux alentours du VIIe siècle av. J.-C. et seuls les deux carottages localisés au pied de la colline sud, notamment à proximité du passage des Théores, n’ont pas permis d’identifier les dépôts de cette ancienne baie marine.
Texte intégral
Introduction
1L’île de Thasos se situe en Grèce septentrionale à environ 20 km au sud-est de la ville de Kavala et du delta du Nestos (Figures 1A et B). Il s’agit d’une île montagneuse (sommet culminant à 1 200 m d’altitude) dont la géologie est marquée par l’omniprésence de roches métamorphiques d’âge paléozoïque (principalement des gneiss et marbres). Il est aussi possible d’observer des dépôts miocènes au sud-ouest de l’île, ainsi que des alluvions quaternaires dans les vallées fluviales les plus importantes, comme la plaine de Liménas au nord (Figure 1C) sur la marge orientale de laquelle le site antique de Thasos est implanté. L’étude des archives sédimentaires en contexte archéologique en Grèce est très répandue dans le cadre de programmes géoarchéologiques (Fouache, 2003 ; Ghilardi et al., 2010, 2012 et 2014 ; Lespez et al., 2014). Cependant, Thasos, et en particulier le site occupé par les vestiges de l’agora, n’a fait l’objet que de rares recherches paléoenvironnementales et géophysiques visant à reconstituer l’évolution diachronique de l’occupation humaine et la dynamique des anciens paysages. Les travaux paléogéographiques et paléoenvironnementaux visant à restituer l’évolution des anciennes dynamiques morphologiques se sont plutôt concentrés à l’ouest et à l’est de l’île (Lespez, 2007, 2012, sous presse ; Lespez et Papadopoulos, 2008). Ceux-ci ont notamment mis en évidence un alluvionnement soutenu et renforcé par les actions anthropiques (métallurgie thrace impliquant des déforestations massives au début du Ier millénaire avant notre ère ; Lespez, 2007). Thasos a été habitée dès le Paléolithique, mais les premiers vestiges importants que l’on connaisse – sur des sites de l’intérieur de l’île – datent du Néolithique et de l’âge du Bronze. L’histoire grecque de l’île ne commence qu’au début du VIIe siècle av. J.-C., vers 680, lorsque des colons originaires de Paros (Cyclades) abordent les rivages de l’île et assoient leur domination sur les populations indigènes thraces qui occupent l’île et la région côtière du continent voisin. Dès les premiers temps de la fondation de la cité de Thasos, située sur la côte nord-est de l’île (Figure 1B), les Thasiens ont su tirer parti de la variété des ressources offertes par leur chôra (métaux, marbre, forêts, activité agricole ; Grandjean et Salviat, 2000 ; Graham, 2000 ; Muller, 2011). Depuis un siècle le site de Thasos a particulièrement retenu l’attention des archéologues mettant au jour, au milieu de la ville actuelle de Liménas, les ruines de la cité grecque. Aujourd’hui, il s’agit de l’une des cités les mieux connues du monde grec sur une aussi longue durée, des débuts de la colonisation jusqu’à l’époque protobyzantine (Grandjean et Salviat, 2000 ; Graham, 2000). Plusieurs bâtiments publics – incluant l’Agora, place institutionnelle – et quelques quartiers d’habitation sont bien préservés et visibles (Figures 1B, C et D). Malheureusement, le secteur de l’agora, point bas de cette partie antique (altitude d’environ +1,20 m), concentre toutes les eaux de pluie au printemps et pendant l’hiver, engendrant une remontée de la nappe phréatique qui menace directement les structures enfouies et visibles ainsi que l’accès au site (Figure 2). Ces difficultés liées au problème de l’eau, d’une part, gênent, ou même empêchent la tenue d’une activité archéologique et, d’autre part, leur résolution est une condition nécessaire à l’aménagement et la mise en valeur du site. En effet, de nombreuses questions liées à ces inondations restent en suspens : existaient-elles déjà à l’époque antique, et si oui, à partir de quelle période ? Ont-elles conditionné l’occupation antique de cette zone basse, toute proche du port antique (Sintès, 2000) ? Quelle était la configuration du trait de côte dans ce secteur de l’île au cours des premiers millénaires avant et après Jésus-Christ. ? Quelles sont les raisons qui ont influencé les populations à occuper ce site pour y implanter l’agora définitive (dont les vestiges actuellement visibles sont datés du début du IVe siècle av. J.-C. tandis que l’emplacement de la place publique avant cette date fait encore l’objet de débats), alors qu’elle y était exposée au risque d’inondation et de submersion marine (Blondé et al., 2002 ; Blondé et al., 2008 ; Muller, 2010 ; Muller et al., 2002 ; Sintès, 2000, 2003) ? Pour essayer de répondre à ces problématiques géoarchéologiques, une étude combinée de géophysique et de reconstitution paléoenvironnementale a été réalisée afin d’étudier le sous-sol de ce site majeur de l’Antiquité grecque.
Méthodes
2Deux approches complémentaires ont été utilisées : la géophysique appliquée et l’analyse de carottes sédimentaires prélevées dans la zone de l’agora1. Alors que la première approche favorise une restitution 2D voire 3D du sous-sol, la seconde permet d’abord de corréler les mesures de résistivité électrique avec la nature sédimentaire du sous-sol et de reconstituer ensuite l’évolution paléogéographique du trait de côte.
Géophysique appliquée
3Dans un premier temps, des profils de Tomographie de Résistivité Électrique (TRE) ont été établis à différents endroits de l’agora (Figure 1D) afin d’obtenir des coupes du sous-sol. La localisation des profils a dû essentiellement dépendre de la présence de structures enfouies supposées et de structures visibles empêchant l’implantation des électrodes. La TRE consiste à mesurer de manière non destructive la résistivité électrique – capacité d’un matériau à résister au passage du courant pour un volume donné, exprimée en Ω.m2, du sous-sol en différents points grâce à l’envoi de courant électrique dans le sol et la réponse en tension revenant aux électrodes plantées en surface. L’espacement de ces dernières conditionne la profondeur maximale envisagée. Par exemple, pour 1 m d’espacement, le protocole de mesure de notre système Terrameter ABEM, avec 64 électrodes, produit des mesures valides jusqu’à environ 8,60 m de profondeur au centre du profil. La donnée brute en chaque point (x, z) de mesure ne reflète qu’une zone de résistivité apparente. Il est nécessaire d’effectuer une inversion à l’aide d’un logiciel adapté, ici RES2DINV (Loke et al., 2014) afin d’obtenir la vraie résistivité en chaque point de la coupe. Cette dernière reflète essentiellement la stratigraphie. Plus le matériau est dense, plus la résistivité électrique est forte. Outre la composition du matériau, l’eau peut fortement influencer le signal, en augmentant significativement la conductivité électrique d’un sol, par exemple. Cette imagerie verticale permet aussi d’identifier d’éventuelles structures très denses (vestiges archéologiques, blocs de marbre, etc.) enfouies dans le sous-sol. Dans un second temps, une cartographie de champ magné- tique a été réalisée pour compléter les profils de TRE. En effet, la carte finale des anomalies du champ magnétique permet d’obtenir une vision latérale des zones favorables ou non (structures enfouies) à l’implantation de carottages. À l’aide d’un capteur magnétométrique à pompage optique de césium, l’intensité du champ magnétique (en nanoTeslas ou nT -le Tesla est l’unité du champ magnétique, 10-9 Teslas correspondant à des variations infimes mais mesurables de ce champ) a été relevée le long de lignes parallèles adjacentes dans plusieurs zones du site. En corrigeant les valeurs de la variation temporelle du champ magné- tique et en les interpolant, il est possible d’obtenir plusieurs cartes d’anomalies du champ magnétique. Ces dernières reflètent les contrastes d’aimantation dans les premiers mètres du sous-sol, typiquement une structure enfouie (exemple : murs, fours) contrastant avec son encaissant. Cette méthode géophysique est largement utilisée en archéologie, car elle est nondestructive, rapide, révèle la proche surface, et produit des résultats bruts immédiatement interprétables sur le terrain, ce qui permet notamment de focaliser les zones de fouilles archéologiques. Dans le cas thasien, l’idée était d’identifier des anomalies de champ magnétique négatives, marquant la probable présence de blocs de marbre enfouis pouvant empêcher la réalisation de carottages. Le marbre est en effet peu aimanté par rapport au sol lui-même, car appauvri en oxydes de fer. Néanmoins, la technique de magnétométrie est très sensible aux perturbations magnétiques environnantes (grillages, déchets métalliques récents dans la subsurface, etc.), ce qui rend parfois l’interprétation des cartes difficile.
Analyse paléoenvironnementale et datations de carottages
4En complément de ces méthodes géophysiques non destructives, une analyse par carottage du sous-sol s’est avérée indispensable pour reconstituer les paléoenvironnements de l’agora. Six carottages de 2,10 à 3,15 m de profondeur ont été implantés dans les secteurs présentant les moins fortes résistivités électriques et des anomalies magnétiques négatives (Figure 1D). Un carottier à percussion de type Cobra TT avec extracteur hydraulique (CEREGE) a été utilisé sur le terrain pour prélever des carottes d’1 m de longueur et de 5 cm de diamètre. Chacun des carottages a ensuite été nivelé grâce à un théodolite ayant pour référence le niveau moyen de la mer local. Les analyses en laboratoire de ces carottes ont été effectuées en septembre 2014 au CEREGE. Elles ont reposé sur une étude de granulométrie LASER et mécanique, l’identification de la malacofaune (mollusques), la réalisation de quatre datations par le radiocarbone (au laboratoire de Poznan, Pologne) sur le carottage Thasos 1 (Tableau 1). Les âges obtenus ont ensuite été calibrés grâce au logiciel Calib 7.1 (Stuiver et Reimer, 1993) en utilisant les courbes de calibration IntCal13 et Marine13 (Reimer et al., 2013 où ΔR = 151 ± 40). L’ensemble de ces analyses vise à caractériser les différents environnements de dépôt, mais aussi à les dater précisément.
Résultats
Géophysique
5La comparaison entre les cartes d’anomalies de champ magnétique et le relevé cartographique des structures archéologiques est présentée sur la Figure 3. Il faut mentionner que le plan archéologique englobe des vestiges visibles, enfouis et disparus (donc restitués). On constate la présence d’anomalies très intenses et étendues à plusieurs endroits (comme en 560000E, 4514295N3) : malheureusement, il s’agit de signaux dus à la présence d’objets métalliques récents, probables restes enfouis dans les remblais des fouilles archéologiques entreprises au siècle dernier. À 560015E, 4514295N, il est intéressant de noter la correspondance logique entre une anomalie négative et une structure géométrique répertoriée comme étant un bloc de marbre enfoui (base de statue ?). On observe la même corrélation au niveau de l’autel circulaire actuellement visible vers 560022E, 4514285N, ou encore à 560005N, 4514275N. En revanche, on peut aussi relier certaines anomalies positives à des vestiges (par exemple à 559990E, 4514295N), mais dans ce cas la source exacte du signal magnétique est inconnue. La cartographie magnétique n’est donc pas suffisante sur cette zone pour clairement caractériser les structures du sous-sol. Les coupes finales des sondages de TRE, notamment TRE04, 05 et 06, révèlent la présence de trois unités stratigraphiques principales (reportées du profil TRE05 sur la Figure 4). Tout d’abord, une unité de sub-surface conductrice (Unité 1 de 50 cm d’épaisseur et < 20 Ω.m) a été identifiée et repose sur une couche plus résistive (> 100 Ω.m) d’environ 1-1,5 m d’épaisseur (Unité 2). Cette dernière montre ponctuellement des résistivités très élevées (> 400 Ω.m), indiquant la présence de blocs de marbre ou des fragments du substrat géologique. Enfin, la base semble correspondre à une couche plus conductrice (20-50 Ω.m ; Unité 3). Quelques détails sont notables sur certaines coupes : ainsi, sur la coupe TRE01, on remarque une densité accrue de fortes résistivités proche de la surface, notamment une zone entre 0 et 8 m de distance sur le profil, dont la forme suggère une colonne couchée. En effet, ce profil TRE a été réalisé dans le portique nord-est qui communiquait par une large porte avec la « grande rue » et le passage des Théores (quelques mètres au sud de l’extrémité sud du profil). Des colonnes entourent cet endroit et il est probable que certaines soient préservées, ensevelies et allongées dans le sous-sol. L’anomalie fortement résistive située vers 27 m de distance et entre 3 et 6 m de profondeur sur la coupe TRE03 est un artefact lié à un mauvais passage du courant pendant l’expérience : les valeurs théoriquement enregistrées en ces points sont donc inutilisables (l’incertitude associée à l’inversion est d’ailleurs de 2 % pour cette coupe, contre moins de 1 % pour les autres sondages). Le profil le plus long (et le plus profond), en l’occurrence TRE02, montre un sous-sol très conducteur, sans aucun obstacle résistif : cette zone a donc été privilégiée pour effectuer deux carottages (Thasos 1 et 2) parmi les six effectués dans ou à proximité de l’agora.
Stratigraphie
6Les résultats préliminaires des carottages sont présentés sur la Figure 5. Trois unités majeures peuvent être distinguées bien que les analyses granulométriques et malacologiques soient toujours en cours. L’ensemble des carottes montre clairement un premier mètre de sédiments perturbés (première unité), dont la partie supérieure de couleur très sombre correspond au sol organique actuel, et où l’on relève la présence de galets anguleux provenant de l’encaissant métamorphique (gneiss, marbre). Des tessons de céramiques (pas encore étudiés) et des coquilles (fragments centimétriques de bivalves lagunaires type Cerastoderma glaucum) sont aussi identifiés dans ces dépôts perturbés. Les fouilles archéologiques réalisées au cours du siècle dernier ont vraisemblablement remanié ce premier mètre, voire plus profondément sur certains carottages (Thasos 5 ?). Entre 0 et -1 mètre d’altitude, on observe toujours ces dépôts détritiques, mais avec un sable plus fin, de couleur jaune à gris, sans cailloutis, attestant un milieu émergé continental (deuxième unité). Des niveaux de matière organique, de charbons et des laminations argileuses sont aussi présents dans Thasos 1, 2, 3 et 6 (entre 0 et -0,5 m par rapport au niveau marin). Quelques coquilles préservées de bivalves lagunaires de type Cerastoderma glaucum sont identifiées dans cette matrice, ainsi que quelques tessons roulés. Dans Thasos 1 (vers -1,4 m), Thasos 2 (-0,6 m), Thasos 3 (-0,9 m) et Thasos 4 (-0,6 m), la base de cette séquence détritique est composée d’un niveau de sables orangés à rouges, fortement oxydés. Seuls les carottages Thasos 1, 2 et 4 (Figure 5) permettent de révéler la stratigraphie située en dessous de ce niveau oxydé (troisième unité) : il s’agit de dépôts argileux gris homogènes, avec parfois des niveaux intercalés de sables coquilliers caractéristiques de dépôts de cordons littoraux. Des gastéropodes marins intacts (Bittium reticulatum) et des vermets accrochés sur le substrat rocheux (présents dans le carottage Thasos 1 à 3,15 m de profondeur) ont été identifiés – attestant la présence d’un environnement marin – en plus de quelques tessons ainsi qu’un niveau de charbons (Thasos 2). Le substrat rocheux n’a été atteint que dans Thasos 1, correspondant aux gneiss vert-gris observés sur les affleurements alentours. Ainsi, deux séquences de dépôts préservés sont observées (dans l’ordre chronologique) : des sédiments caractéristiques d’un environnement de baie marine ouverte où des cordons littoraux s’édifient localement en fonction de la morphologie de la baie, puis une séquence de transition entre des dépôts lagunaires et détritiques continentaux à la base de la séquence détritique perturbée (anthropique ?). Il est intéressant de noter la présence de tessons de céramique même dans les niveaux les plus profonds et qui correspondent à un environnement de baie marine. Même s’ils ne sont pas forcément « en place », leur présence indique que des groupes humains sont présents autour de cette zone basse encore immergée.
7La datation de coquilles marines (Vermetus sp.) et de certains niveaux de charbons provenant du carottage Thasos 1 permet d’obtenir une première séquence chronostratigraphique des dépôts marins sur la partie basse de l’agora de Thasos. À -0,5 m, un intervalle d’âge entre 505 et 197 av. J.-C. a été obtenu, alors que les âges relevés dans la partie inférieure de la carotte s’échelonnent entre 806 et 337 av. J.-C. L’intervalle de 688 à 337 av. J.-C. étant très incertain (datation sur vermets), il vaut mieux considérer l’intervalle de 806 à 540 av. J.-C. pour la base de la carotte. En confrontant la stratigraphie des carottages étudiés (Figure 5) avec les coupes de TRE (Figure 4), par exemple pour Thasos 1 (profil TRE02), on s’aperçoit que la partie « marine » profonde de la carotte semble correspondre à une zone de résistivité électrique moyenne (~ 70 Ω.m). En revanche, les dépôts détritiques supé- rieurs semblent davantage conducteurs (< 50 Ω.m). La présence des dépôts marins reposant directe- ment sur le substrat rocheux doit probablement influencer l’inversion (même constatation pour Thasos 5 / TRE03). On observe l’effet inverse pour le carottage Thasos 2, situé au centre du profil TRE02 : les niveaux détritiques apparaissent plus résistifs que les niveaux marins situés en dessous. La présence de galets et de déblais de fouille pourrait expliquer ces résistivités importantes proches de la surface. Ces dernières sont d’ailleurs plus importantes (> 100 Ω.m) dans ce niveau détritique pour Thasos 4 (profil TRE04). Enfin, les valeurs de résistivité les plus faibles sont observées dans le niveau très conducteur proche de la surface sur les coupes TRE03, TRE04 et TRE05 : il s’agit de l’eau de la nappe phréatique remontée en surface, saturant le niveau de sol organique actuel dans les carottages Thasos 3, 4 et 5.
Discussion
8Dans l’attente d’analyses sédimentologiques complémentaires, l’histoire sédimentaire simplifiée des dépôts de la zone basse de l’agora peut être esquissée pour la première moitié du Ier millénaire av. J.-C. (Figure 6). Le résultat majeur de cette étude correspond à l’existence d’une baie marine ouverte dès le début du Ier millénaire avant notre ère, jusque vers 600 av. J.-C., à l’emplacement de la partie basse de l’agora de Thasos. À cette époque, les abords sud-est de la zone étudiée semblent déjà être émergés (occupés ?), du moins temporairement, alors que le port antique est mis en place (Sintès, 2003).
9Le niveau marin était probablement 1 m à 1,5 m plus bas que l’actuel au cours de la première moitié du Ier millénaire av. J.-C. (Vacchi et al., 2014). Les résultats des carottages, et la chronostratigraphie qui en découle, permettent de conforter cette évaluation du paléo-niveau marin puisque la base de certains môles du port antique est encore visible à environ 2 m de profondeur (Sintès, 2003). Le niveau d’oxydation, situé à la transition entre dépôts marins/lagunaires et continentaux et observé dans la plupart des carottages vers -0,5 à -1,5 m par rapport au niveau moyen de la mer, semble correspondre au début du colmatage de cette ancienne baie et pourrait provenir de l’érosion des versants de la colline sud (ravinement d’anciennes surfaces pléistocènes victimes d’un phénomène de déforestation massif). Un double phénomène pour- rait expliquer ce déplacement du trait de côte : le colluvionnement et/ou l’influence éventuelle des aménagements portuaires (piégeage sédimentaire), mais aussi le ralentissement de la remontée du niveau marin (Lespez, sous presse). Une autre possibilité expliquant la progradation du littoral dans cette zone pourrait être l’occurrence de mouvements tectoniques (soulèvement de l’île ?), mais ceci aurait aussi affecté le port, alors qu’il est visiblement resté en eau. La zone de l’agora est émergée vers le VIe siècle avant notre ère même si un milieu lagunaire puis marécageux semble perdurer jusque vers 500 av. J.-C., date d’installation des premières structures de l’agora définitive. À ce titre, une scorie de four retrouvée dans le carottage Thasos 2 à 1,4 m de profondeur indique une activité de réduction métallurgique à proximité de la zone (Lespez, 2007 ; Muller et al., 2012). L’activité métallurgique est d’ailleurs certainement à l’origine d’un colluvionnement important sur les versants de la colline environnante dès le VIIe siècle av. J.-C. (Lespez, sous presse).
10(Sintès, 2000 et 2006). Le site n’est toutefois pas asséché définitivement, en atteste le réseau d’égouts et d’hydragogues construits tout autour lors de la période antique, et toujours visibles (Figure 2). D’un point de vue archéologique, il existe des perspectives de fouilles intéressantes. En effet, le niveau détritique continental (strate oxydée) observé dans les carottages au-dessus des dépôts marins semble plus résistif sur les profils de TRE (notamment TRE04, 05 et 06) à profondeur équivalente : certaines zones y atteignent des résistivités électriques supérieures à 150 Ω.m, ce qui correspond probablement à du marbre peu altéré, donc à des structures bien préservées. C’est encore plus évident sur le profil TRE01, où les anomalies de résistivité électrique révèlent presque la morphologie d’un vestige enfoui. Ce niveau possède donc un fort potentiel archéologique. Ces résultats combinés à l’interprétation définitive des carottages seront par conséquent utiles pour mieux appréhender l’évolution de l’urbanisme thasien en rapport avec l’émersion de cette zone basse, et fournir une représentation de ce secteur avant le IVe siècle av. J.-C. Néanmoins, il serait opportun d’effectuer les mêmes sondages de TRE à une autre saison pour comparer les coupes de TRE, et de réévaluer en particulier la conductivité des niveaux proches de la surface.
Conclusions
11Croisant approches géophysique et paléo-environnementale, cette étude géoarchéologique du sous-sol de l’agora de la ville antique de Thasos confirme que ce secteur n’a été émergé, occupé et bâti qu’après plusieurs autres zones de la ville. Avant 600-500 av. J.-C., le secteur étudié dans le présent article est recouvert par la mer, et se transforme en zone palustre puis continentale (sans doute non propice à l’implantation de structures) peu avant 500-400 av. J.-C. La construction du rempart a probablement accéléré le processus aboutissant à une émersion complète du terrain où l’agora définitive a été bâtie tout en préservant le port, même si, dans cette zone, la relation entre actions d’origine anthropique et évolution du paysage reste difficile à préciser. En combinant la géophysique appliquée et l’analyse de carottes sédimentaires, de précieuses informations paléoenvironnementales pour comprendre l’histoire de l’occupation de cette zone basse à l’arrière du port antique ont été acquises. La confrontation des résultats de l’étude en cours des carottages avec les données archéologiques permettra d’avoir une image plus précise de l’évolution de ce secteur névralgique de la ville de Thasos.
Remerciements
12Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’un programme d’assechèment de l’agora initie en 2012 et mené en collaboration par l’École francaise d'Athènes et l’Éphorie des Antiquités de Kavala. Les résultats présentés ici visent à apporter une solution aux problèmes récurrents d’inondation du site. Un programme d’étude pluridisciplinaire qui réunit des archéologues (École francaise d’Athènes, Éphorie des Antiquités de Kavala), des hydrologues (K. Katsifarakis et G. Augoloupis de l’Universite Aristote de Thessalonique), des géomorphologues et des géophysiciens (CNRS CEREGE, UPEC) a donc été mis en place et bénéficie du soutien financier de l’École francaise d’Athènes et du CNRS. Les auteurs tiennent également à remercier les deux relecteurs de la première version de l’article, ainsi que l’OSU Institut Pythéas.
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Notes de bas de page
1 Le terme « agora » désigne ici et dans la suite l’agora définitive dont les vestiges sont encore visibles en arrière du port.
2 Ohm.m peut également être utilisé.
3 Système de projection GGRS87 (EGSA87), grille grecque Transverse Mercator.
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Géoarchéologie des îles de la Méditerranée
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