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L’impact de la création de L’Île-Rousse sur les terroirs et les productions locales ou la ville et son arrière-pays

p. 89-96


Texte intégral

1La création de l’Île-Rousse pose une série de questions quant à sa relation avec l’arrière-pays : a-t-elle eu des effets sur la répartition des cultures au sein du terroir mais également sur le développement de nouvelles cultures sur son territoire et sur celui des communes voisines ? Et, dans une société rurale balanine caractérisée par une certaine stabilité de la propriété foncière, a-t-elle eu des conséquences sur le marché foncier local ? Quelles en ont été les conséquences sur la répartition des terres entre ruraux et urbains dans les communes limitrophes ?

2Afin d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations, un travail a été mené sur les cadastres napoléoniens de L’Île-Rousse et de Monticello. Il s’est agi à la fois de reconstituer les territoires afin de pouvoir étudier la localisation des productions et les modifications induites par création de la ville dans la partie basse du bassin de Santa-Reparata/Monticello, de s’intéresser aux rôles cadastraux dans le but d’identifier les principaux propriétaires terriens Île-Roussiens et de connaître l’emprise de ces derniers sur le territoire de Monticello. Enfin, des sondages dans les registres notariés ont permis d’apporter des éléments complémentaires.

Évolution des terroirs et développement de l’arboriculture

3À partir de la Révolution et l’avènement du Code rural, la notion de propriété privée s’affirme face aux usages communautaires. Cependant la structure traditionnelle se maintient dans ses grandes lignes.

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Carte 9 : Étagement de l’usage des sols en 1873 à partir de la reconstitution du cadastre napoléonien.

4Avant la fondation de L’Île-Rousse, cette zone littorale constituait la partie basse des communes de Monticello et Santa Reparata. L’analyse qui suit s’appuie sur une exploitation du cadastre napoléonien41.

5Le territoire communal de Monticello couvre un peu plus de 1000 hectares, répartis en cinq sections, dont la plus grande partie est située dans le bassin de L’Île-Rousse. Il est intéressant de constater que l’organisation traditionnelle des terroirs a laissé des traces dans la répartition des cultures qui sont toujours décelables dans les années 1870 (Carte 9).

6Les sections E et F ainsi que la partie haute de la section D peuvent être considérées comme l’ancien circulu. Il s’agit donc d’une zone où l’arboriculture, les jardins et les vignes occupent une place importante. Même si quelquefois la section « terres »42 arrive en tête, elle occupe une proportion nettement moins importante dans les sections F, E et D. Cette zone se caractérise par une part plus marquée des cultures arbustives, en dehors des terrains plantés, qui se situe aux alentours de 30 % dans les sections E et D, 40 dans la section F, contre seulement 22 dans la section B. Partout, les oliviers occupent au sein de ces cultures arbustives une place centrale. Ils atteignent à eux seuls 30 % dans la section F. Les cédratiers sont plus particulièrement représentés dans la section E (70 parcelles, 4 % de la superficie). Les vignes sont également plus présentes dans cette zone. Leur part atteint 12 % des terres dans la section D. Elles rassemblent environ 4 % de la superficie en F et en D contre moins de 2 en B. Au-delà de la vision schématique de l’organisation des terroirs, il ne faut pas perdre de vue les autres facteurs d’explication. Ainsi dans la section A, bien que localisée à proximité du littoral, la part conséquente des olivettes est à mettre en relation avec la zone collinaire qui existe en son centre. Le relief joue en effet un rôle important dans la répartition des cultures.

7La section B peut être considérée, de par sa structure, comme l’ancienne presa. Les terres sont très nettement majoritaires. Il s’agit de la zone limitrophe avec L’Île-Rousse dont le territoire en est la « continuité ». Celui-ci devrait, s’il n’avait pas connu de modification de sa structure, se rapprocher au niveau de la répartition des cultures par type de la section B. La place des terres céréalières qui représentent 76 % de la superficie des espaces fonciers, est logique ; cependant cet espace se caractérise par la présence de nombreuses parcelles arboricoles (oliviers, agrumes notamment), mais également de jardins, de terrains plantés ou encore de vignes. Cette modification de la structure du terroir, induite par la création de la ville de L’Île-Rousse, est manifeste en comparant cette zone à la partie basse de la vallée d’Aregno. Ici, les terres céréalières dominent nettement (90 % de la superficie), les olivettes arrivent loin derrière (4 %). Les autres cultures sont insignifiantes ou inexistantes.

8La présence de la ville semble donc avoir entraîné une restructuration du bas de la plaine de Monticello-Santa Reparata. Une sorte de circulu se crée autour de L’Île-Rousse. Cette organisation du terroir est commune à toutes les villes. Ainsi, autour du préside de Calvi, à l’époque moderne, le territoire se divise en deux grandes zones : la première, à proximité de la cité, comprend les vignes, les jardins ; l’autre est vouée à la culture des céréales43. L’originalité du fait réside dans la rapidité des changements qui se sont produits en moins d’un siècle.

9Au-delà de cette restructuration, la création de L’Île-Rousse a-t-elle un impact sur le territoire cultivé de Monticello ? Le développement des cultures arboricoles et plus particulièrement du cédratier, semble pouvoir être mis en relation avec le développement de L’Île-Rousse. La place centrale de Monticello dans le domaine de la culture du cédrat apparaît dans un document de 1859 : 600 des 800 quintaux métriques produits dans la région l’auraient été à Monticello44. Le cédrat est principalement destiné à la transformation et à l’exportation (Illustration 10). En dehors de l’exemple de Monticello, il est intéressant de constater que la majeure partie des cédratiers semble plantée dans l’arrière-pays de cette ville45. Dès les années 1860, le cédrat génère à L’Île-Rousse une activité de transformation : trois confiseurs liquoristes y sont installés. D’autres cultures présentes à Monticello pourraient avoir bénéficié de la proximité de la cité, les agrumes, également majoritairement produits dans des communes du « bassin » île-roussien, les figuiers (fréquemment cités à Monticello) ou encore les amandiers.

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Illustration 10 : LL, 21 - Ile-Rousse - Les quais, s. d., Carte postale, Corte, musée de la Corse - Inv 2003.12.1589, © CTC, musée de la Corse.

Expansion commerciale, développement des cultures et acquisitions foncières

10Enfin, il convient de vérifier l’hypothèse selon laquelle la création de L’Île-Rousse aurait impacté le marché foncier.

11Concernant le territoire communal de L’Île-Rousse, il est intéressant de constater la part importante de propriétés de quatre contribuables dont deux sont d’origine extérieure. Ce qui retient l’attention, ce n’est pas la superficie des biens possédés, nombre de notables ruraux balanins ont des patrimoines aussi, voire plus importants, ni leur emprise sur la commune, mais la rapidité avec laquelle ils les ont constitués. Les stratégies d’acquisition se font généralement sur un temps assez long. Jean-Baptiste Muzio-Olivi détient 16 % du foncier de la commune de L’Île-Rousse soit plus de 35 hectares. Bien que cette famille soit originaire de Santa Reparata (Occiglioni), sa fortune, considérée comme récente, date de la fin du xviiie siècle. Joseph Costa, fils d’Antoine, est le troisième propriétaire de la cité. Il possède une vingtaine d’hectares. Sa commune de naissance n’a pas pu, en l’état, être identifiée mais il n’est pas originaire d’un des villages du bassin de L’Île-Rousse. Le Cap Corsin Sébastien Piccioni (1802-1890)46 est propriétaire de plus de 16 hectares. Sa famille a fait fortune à Porto Rico. Seul, Jean Dominique Suzzoni a pu s’appuyer sur une implantation ancienne. Il se place en seconde position avec une trentaine d’hectares.

12De tels exemples mettent en évidence la présence de « grands propriétaires » fonciers à L’Île-Rousse. Ont-ils poussé leurs investissements au-delà du territoire île-roussien ? Plus largement les habitants de la cité, et notamment ceux qui exercent une activité marchande, ont-ils tendance à acquérir des biens sur les communes limitrophes ? Sur les rôles du cadastre de Monticello, une trentaine de contribuables domiciliés à L’Île-Rousse peuvent être recensés. Ils totalisent 306 hectares, soit presqu’un tiers de la superficie totale de la commune, proportion relativement importante au premier abord. Cependant, l’essentiel de ces parcelles (plus de 80 % soit plus de 250 hectares) est détenu par cinq contribuables Île-Roussiens qui possèdent chacun plus de dix hectares. En leur sein, Sébastien Piccioni, un des principaux propriétaires sur la commune de L’Île-Rousse, apparaît comme un cas « exceptionnel ». En effet, il possède plus d’une centaine d’hectares principalement localisés dans la section B c’est-à-dire au plus près de la ville de L’Île-Rousse. La répartition par type de parcelles de ses possessions sur le territoire de Monticello ne le différencie pas des autres grands propriétaires terriens : prédominance des terres, place importante des oliviers et patrimoine foncier varié. Il dépasse largement le contribuable le mieux loti de Monticello, Dominique Herkenroth, qui est propriétaire de 30 hectares. Jean-Baptiste Muzio-Olivi est, lui aussi, bien pourvu avec près de 90 hectares. À la différence de Sébastien Piccioni, la majeure partie de ses biens est localisée dans la section A située à l’extrémité orientale de la commune de Monticello. La composition de son patrimoine est également classique. Il est aussi possible de citer Jean Démétrius Mattei, natif de Canari47, dont les descendants sont propriétaires d’un peu plus de 40 hectares, majoritairement localisés en section A. Celui-ci n’apparaît pas sur le cadastre de L’Île-Rousse, son fils Antoine possède moins de trois hectares. Enfin, deux autres contribuables possèdent des patrimoines moins conséquents : Vincent Marcelli, gros propriétaire terrien à Aregno48, et Gaëtan Lanata. Vincent Marcelli possède trois hectares à L’Île-Rousse, Gaëtan Lanata moins de deux. Les deux autres gros propriétaires de L’Île-Rousse ne détiennent pas de biens sur la commune de Monticello.

13Les habitants de la cité, et notamment les commerçants, n’exercent pas de réelle mainmise sur les terres de l’arrière-pays. Ce constat se traduit au niveau des ventes. Sur l’échantillon étudié, ils ne représentent que 16 % des acheteurs, ce qui est peu.

14La place prise par les contribuables originaires d’autres communes ou ayant connu une ascension sociale récente, s’explique bien entendu par leur capacité d’achat. Cependant, il est nécessaire aussi de trouver des terrains à acheter ou d’avoir l’influence nécessaire pour « inciter » les propriétaires à vendre. Ce constat est d’autant plus intéressant que les sondages effectués dans les actes ont permis de mettre en évidence des éléments confortant cette thèse : en 1817, le grand-père Jean-Baptiste Muzio-Olivi49 acquiert trois parcelles sur la commune de L’Île-Rousse pour un total de 6 000 francs dont deux terrains avec des oliviers ; en 1851, Sébastien Piccioni, rentier, achète six parcelles sur la commune de Monticello. Il s’agit essentiellement de terrains plantés d’oliviers, trois de ces parcelles sont contiguës à des biens dont il est déjà propriétaire. Il peut investir plus de 14 000 francs, somme importante à l’époque.

15Au-delà de ce constat, il convient de se demander si la présence de L’Île-Rousse a changé localement la nature et la part des ventes dans les registres notariés. Si leur étude permet d’apporter des éclairages nouveaux, il convient d'être prudent dans leur interprétation car les actes de vente ne mentionnent pas la superficie du terrain cédé, le prix au m² n’est donc pas mentionné.

16Les ventes n’occupent pas, au sein des actes, une place plus importante dans le bassin de L’Île-Rousse qu’au sein de l’échantillon balanin (Tableaux 9, 10, 11). Celui-ci avait montré que leur part peut varier de manière importante d’une année sur l’autre. La création de L’Île-Rousse n’entraîne donc pas de transferts massifs de foncier. Des différences existent : la part des terrains avec des oliviers est deux fois plus importante que sur l’échantillon de la Balagne, les notaires signalent avec plus de précisions la présence d’arbres, en mentionnant plus souvent les espèces ; la proportion plus importante des arbres vendus seuls et le prix moyen est nettement plus élevé : 844 francs contre 680 francs. Il est difficile d’expliciter cette place plus marquée des oliviers et des autres cultures arboricoles. Faut-il y voir la traduction dans les actes de l’importance « sociale » de ce type d’investissement ? Pourquoi prend-elle plus de consistance dans le bassin de L’Île-Rousse ? Au niveau des prix, plusieurs hypothèses peuvent être avancées : la vente de parcelles plus étendues, des prix pratiqués plus élevés, voire une conjonction des deux facteurs couplée au fait que les terrains plantés d’oliviers représentent, nous l’avons vu, une part beaucoup plus marquée (Tableau 10).

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Tableau 9 : Les ventes de terrains à L’Île-Rousse et dans les communes limitrophes, xixe siècle.

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Tableau 10 : Le prix des terrains à L’Île-Rousse et dans les communes limitrophes.

Espèces

Occurrence

Amandiers

10

Figuiers

9

Vigne1

5

Citronniers

4

Fruitiers

4

Oliviers2

4

Poiriers

2

Pruniers

2

Arbres fruitiers

1

Cactiers

1

Chênes verts

1

Figuiers de Barbarie

1

Autre

8

Tableau 11 : Les types d’espèces arboricoles présentes dans les parcelles vendues.
1. Hors parcelles de vigne.
2. Hors oliveraie.

17Enfin, les Îles-Roussiens, comme leurs homologues calvais, jouent incontestablement un rôle central dans l’innovation agricole. Ils investissent dans les outils de transformation situés dans l’arrière-pays balanin. Ainsi, François Blasini, juge du tribunal de commerce de L’Île-Rousse, introduit avec un entrepreneur continental, Arnoux, l’usage des moulins à recense en Balagne. Sur 24 moulins à recense listés dans les années 182050, onze sont détenus en partie ou en totalité par trois marchands ou négociants Île-Roussiens (Blasini a des parts dans quatre moulins à Ville, à Speloncato et à Muro, et détient l’unique recense île-roussienne ; le marchand Bregante possède des parts dans un moulin de Belgodere, Benoît Roncajolo à Muro et Ville). François Blasini est aussi propriétaire d’un moulin à grain à L’Île-Rousse.

Notes de bas de page

41 À partir des images du cadastre napoléonien, obtenues grâce à un partenariat avec les Archives Départementales de Haute-Corse, nous avons vectorisé avec un logiciel SIG les parcelles des communes de L’Île-Rousse et Monticello. Nous avons pu renseigner la nature des parcelles grâce aux états de section du cadastre napoléonien fournies par le Groupement d’Intérêts Publics Pour la Reconstitution des Titres de Propriété en Corse (GIRTEC).

42 Les « terres » sont principalement destinées à la céréaliculture.

43 Il est intéressant de constater qu’outre la vigne, des cultures « nouvelles » qui sont d’un rapport intéressant, s’implantent au plus proche des habitations. Cependant, les alentours de L’Île-Rousse se différencient de la structure traditionnelle du circulu des villages balanins. En effet, ils sont enserrés dans des parcelles de jardin ou de terres plantées, d’amandiers, d’agrumes, mais surtout d’oliviers qui arrivent aux limites même de l’habitat.

44 Lors de l’enquête de l’an XI, le cédrat est cité en Balagne, essentiellement, à Monticello et Calenzana.

45 En 1874, Massimi dans un rapport sur l’agriculture insulaire indique que dans le canton de L’Île-Rousse sa culture a pris un développement remarquable, Beretti F., Palmieri J., « Le rapport de M. Massimi sur l’agriculture en Corse vers 1874 », Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, 2000, no 692-693, p. 111-136, en 1880, dans une enquête préfectorale, vingt-cinq communes sont citées. Seize sont situées dans l’arrière-pays de L’Île-Rousse et produisent 57 % du total, ADHC, 1Z.

46 . Armateur, il est maire de L’Île-Rousse de 1841 à 1847. Sa grand-mère est native de Monticello.

47 Jean Démétrius décède le 26 février 1868 à L’Île-Rousse à l’âge de 80 ans. Il est désigné propriétaire et ancien négociant. Il a été président du tribunal de commerce. Il est l’époux d’Élisabeth Padovani native de Rogliano, décédée à L’Île-Rousse le 7 juin 1872. Tous deux demandent à être enterrés dans leur tombeau privé situé au lieu-dit Tegnoso, commune de Monticello (B31). Ses beaux-parents sont installés à L’Ile-Rousse en 1806.

48 . Vincent et son frère, Jean-Marie Marcelli, sont propriétaires à Aregno d’une soixantaine d’hectares. Il s’agit du patrimoine qui connaît le plus fort recul à la fin du xixe siècle.

49 Cette famille arrive à s’élever socialement en pratiquant une politique d’alliances avec des membres de la notabilité. Jean-Baptiste épouse en 1799, Maria Catterina Muzio apparentée aux Castagnola d’Algajola. Il est maire de L’Île-Rousse de 1805 à 1807 et de 1821 à 1824, Guizol G., « Giovanni Battista Muzio-Olivi maire en 1805 et 1821 ». Corse-Matin, 24 février 2007.

50 ADHC, 1Z112.

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