Introduction
p. 15-21
Texte intégral
1Située au nord-ouest de la Corse, en Méditerranée occidentale, la Balagne s’étend sur près de 960 km² entre la vallée de l’Ostriconi à l’est et la vallée du Fango à l’ouest. Elle est composée de 36 communes intérieures et littorales et comporte deux villes côtières, Calvi et L’Île-Rousse qui comptent respectivement 5597 et 3814 habitants1. La population permanente avoisine aujourd’hui les 22 000 habitants (Carte 1).
2Sa topographie se caractérise ainsi :
Au sud et au sud-est de hauts sommets disposés en arc de cercle et dépassant 2000 m, d’où divergent vers le nord de nombreux torrents, courant entre des chaînons qui s’amenuisent vers la mer : ils dominent un pays plat, très évolué, avec plaines et coteaux que séparent des échines sans grandeur. Le typique climat méditerranéen règne sur l’ensemble2.
3Ces conditions naturelles ont fait de la Balagne une terre très favorable à la polyculture (céréales, oliviers, vigne, etc.) ; elle sera surnommée dès la fin du xviie siècle par Pietro Morati3 « il giardino della Corsica », le jardin de la Corse. D’autres après lui célèbreront la richesse et la fertilité des terres balanines4, notamment Victor Ardouin-Dumazet en voyage dans l’île en 1896 qui écrit : « Aucune région du monde ne donne une plus puissante impression de richesse, la vallée (du Reginu5) est un verger d’oliviers, de figuiers, de cédratiers et d’orangers…6 ».
4Sur le plan paysager le territoire est donc riche de contrastes. Le littoral s’étend sur 70 km. Le passage à une altitude de 2525 mètres s’effectue en quelques kilomètres. Trois étages singuliers se différencient nettement7 : le littoral où a eu lieu l’urbanisation ; la zone de piémont composée de larges vallées ouvertes sur la mer, autrefois cultivées d’oliviers, d’amandiers et autres cultures arboricoles – comme avait pu le remarquer le géographe Raoul Blanchard en 19178 –, qui abritent dans leur partie supérieure les villages et donc une forme de structure urbaine, mais aussi les activités agropastorales ; enfin, la montagne et les hautes vallées.
5Malgré une longue phase de déprise rurale et de déclin économique de la fin du xixe jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Balagne offre dans la seconde moitié du xxe siècle des aménités paysagères et climatiques exceptionnelles. Dans le contexte de croissance économique propre aux Trente Glorieuses et de développement d’une industrie touristique qui joue de l’attrait de la mer, il n’est dès lors pas surprenant de voir la région attirer de plus en plus de visiteurs mais aussi de nouveaux résidents principalement sur sa frange littorale. C’est alors qu’au tournant des années 1960, la Balagne de tradition horto-pastorale, anciennement recouverte de terrasses cultivées, devient en une génération l’un des premiers pôles touristiques insulaires et voit sa population permanente doubler en moins de cinquante ans. La forte attractivité de son littoral conduit alors à une péri-urbanisation accrue autour des villes de Calvi et L’Île-Rousse qui accueillent à elles-seules la moitié de la population balanine. Cette pression urbano-touristique s’exprime essentiellement par une évolution de l’usage des sols au détriment de l’agriculture, un développement du bâti résidentiel secondaire9 et une croissance sans précédent du prix du foncier agricole sur l’axe littoral Lozari-Calvi mais aussi sur les communes limitrophes. Au cours des années 2000, le rythme de développement des fonctions résidentielles et touristiques du littoral balanin qui engendre pression foncière et immobilière et, à la suite, transferts fonciers et conflits d’usage, interpelle les acteurs publics et la société civile qui s’interrogent sur la soutenabilité économique, sociale et environnementale de cette économie de type « urbano-toursitique ».
6Cette évolution soulève aussi plusieurs questions du point de vue de la recherche scientifique relative aux dynamiques territoriales de long terme. Que représentent à l’échelle du temps long les effets de l’avènement du tourisme sur un territoire dont la cohésion et les équilibres anciens semblent aujourd’hui fortement perturbés ? N’y a-t-il pas eu au cours de l’histoire des perturbations tout aussi fortes, lors de la création des premières villes littorales au xiiie, au xve puis au xviiie siècle ? Et comment les dynamiques passées pourraient-elles servir à éclairer la fragilité des équilibres territoriaux présents ?
7Ces premières interrogations ont très vite soulevé plusieurs problèmes d’ordre méthodologique, auxquelles ont dû s’atteler les auteurs de cet ouvrage. Quelles périodes sélectionner et au sein de ces périodes, quels événements retenir comme majeurs ? Comment appréhender des transformations territoriales intervenues à différents moments de l’histoire sans tomber dans l’anachronisme ? En particulier, comment mesurer l’impact – forcément relatif – de l’émergence des villes sur l’occupation des sols ?
8Trois choix essentiels ont présidé à la mise en œuvre de cette recherche : retenir l’émergence du fait urbain comme événement majeur dans la dynamique territoriale de long terme, utiliser l’occupation des sols comme marqueur des recompositions du territoire, appréhender le territoire comme un système.
Deux faits urbains majeurs pour un territoire rural
9La Balagne se caractérise du xie au xiiie siècle par un habitat rural dominé par des seigneurs qui contrôlent le territoire au moyen d’un réseau de fortifications privées. Au xiiie siècle, la lutte entre Pise et Gênes pour la domination de la Corse se répercute à l’échelle locale. C’est dans ce contexte que les Génois affirment peu à peu leur domination sur le site de Calvi qui, de simple bourg fortifié, devient au xive siècle la première ville portuaire du nord de la Corse. La constitution du préside de Calvi en 1278 et son développement urbain aux xive-xve siècles semblent avoir marqué une rupture dans l’exploitation agricole du territoire : l’avènement d’un débouché portuaire entraînant une réorganisation des cultures selon un mode de production spéculatif et à des fins d’exportation. Véritable enclave génoise dans le nord de la Corse, Calvi affirme sa domination économique sur toute la Balagne tandis que la fondation et le développement d’Algajola au xve siècle, dans le contexte de l’affirmation du pouvoir génois, crée une nouvelle capitale politique et administrative.
10La fondation de L’Île-Rousse à la fin du xviiie siècle bouleverse l’organisation régionale en place depuis la fin du xve. La cité créée par Pascal Paoli se développe alors qu’Algajola, capitale génoise de la province de Balagne, périclite. Parallèlement à son essor démographique, L’Île-Rousse renforce ses fonctions administratives et commerciales d’autant plus que les productions maraîchères et fruitières alentour ont fortement évolué (vignes, cédrats, citrons, etc.) sous l’impulsion de nouvelles populations qui s’y établissent, notamment en provenance du Cap Corse voisin.
11Ce développement urbain dual – fonctionnel autant que géographique et politique – autour de L’Île-Rousse et de Calvi n’a pas été sans conséquences sur l’organisation et le fonctionnement du territoire incluant les espaces ruraux rétrolittoraux mais aussi les villages de piémont dont les confins sont le plus souvent maritimes. L’histoire semble révéler que malgré la présence de villes dès le xiiie siècle, l’occupation du territoire a procédé d’une forme d’équilibre entre villes et campagne, entre le littoral et ce que nous appellerions aujourd’hui l’arrière-pays. Ce sont ces complémentarités mais aussi leur pendant – des concurrences – qui ont aiguisé notre curiosité.
12Quelques études éparses – dans l’espace et le temps – ont focalisé l’attention sur certains aspects de ces mécanismes de complémentarité-concurrence mais aucun travail transversal multidimensionnel ne s’est interrogé sur la dynamique d’urbanisation de la Balagne littorale et de ses effets sur la zone rétrolittorale. Il apparaît en particulier que la naissance puis le développement des deux villes de Calvi et l’Île-Rousse, comme le développement résidentiel et touristique contemporain, ont induit une évolution importante de la destination économique des sols sans remettre totalement en cause jusqu’à aujourd’hui une forme de complémentarité, tant fonctionnelle que paysagère, entre villes et villages, entre urbain et rural, entre vocation maritime et vocation agricole, à tout le moins jusqu’aux années 1970.
13Si le fonctionnement propre du territoire semble avoir résisté à différents chocs de nature endogène (révoltes contre la domination génoise, propagation d’épidémies au xvie siècle, révolutions corses) ou exogène (incursions barbaresques sur le littoral, arrivées de migrants, crise économique au xixe siècle), il convient de comprendre l’importance des perturbations engendrées, leurs effets et d’identifier – s’ils existent – les mécanismes de résilience et d’adaptation qui ont opéré.
14Notre recherche a donc consisté à construire, au-delà de la mobilisation de nos outils disciplinaires traditionnels en économie, histoire et géographie, une grille de lecture commune des faits urbains majeurs qui ont marqué – et en quelque sorte « fabriqué » – le territoire balanin du xie au xxie siècle et des mutations dans l’usage des sols qui s’en sont suivies.
Une démarche diachronique, pluridisciplinaire et systémique
15Trois étapes clés de l’urbanisation du littoral balanin sont analysées dans cet ouvrage : la période médiévale avec la naissance et le développement de Calvi et Algajola, la période moderne et le xixe siècle avec la naissance et le développement de L’Île-Rousse, la période contemporaine centrée sur l’urbanisation diffuse induite par les demandes résidentielles et touristiques (Figure 1). Pour chacune d’elles, sont mobilisées les archives et données historiques, économiques et géographiques permettant de faire le lien entre les causes de l’émergence du fait urbain, les modalités de son évolution, ses impacts sur l’usage des sols dans les arrière-pays des deux villes littorales, l’articulation entre les différentes fonctions du territoire littoral et rétrolittoral.
16L’analyse diachronique offre ainsi des possibilités de comparaison des différents moments de rupture des équilibres sociaux, économiques, voire écologiques, que la région a pu rencontrer au cours de son histoire : les conséquences du développement urbain de Calvi aux xiiie-xvie siècles et de celui de L’Île-Rousse aux xviiie-xixe siècles sont analysées en priorité. Le questionnement vise aussi à déterminer l’impact de cette urbanisation littorale sur les populations des villages de l’intérieur d’un point de vue économique (transformations de l’agriculture et transferts fonciers), social (conflits, acculturation) et écologique (exploitation des ressources, transformation du milieu, évolution du paysage). L’analyse historique vient ainsi enrichir la réflexion économique et géographique sur la situation actuelle du littoral balanin, en mettant en évidence les points communs et les différences entre les crises successives, ainsi que les modalités qui ont permis aux populations de les surmonter.
17Les historiens, géographes et économistes impliqués dans cette recherche ont adopté une démarche systémique qui s’appuie sur l’hypothèse selon laquelle la Balagne est assimilable à un « système territorial »10, c’est-à-dire un ensemble géographiquement et historiquement identifié, ouvert sur son environnement, fondé sur les relations entre un sous-système d’acteurs et un sous-système géographique aménagé, exploité, habité, représenté par ces acteurs et concourant pour une période donnée à certaines finalités11. Ont ainsi été partagés par des chercheurs d’origines disciplinaires différentes, les éléments principaux de la théorie des systèmes complexes12 et leurs applications dans le champ de la géographie et de l’économie : les concepts de système, de choc, d’adaptation, de résilience et de soutenabilité ont fait l’objet de fructueux séminaires : en est résultée une grille d’analyse transversale aux époques étudiées. Cette grille de lecture a permis d’identifier la structure (parties, sous-systèmes), la finalité, les fonctions et l’évolution du système territorial balanin. Celui-ci a été replacé à chaque phase dans son environnement global – corse et méditerranéen – et ont pu être également étudiées les interactions entre le système et cet environnement.
18L’étude des perturbations exogènes qualifiées ici de chocs et engendrant crises et changements d’état nous a conduit à nous interroger sur la notion de « résilience territoriale », notion très utilisée mais assez peu définie aujourd’hui dans le champ des sciences humaines et sociales13. Le territoire balanin semble en effet s’être adapté au cours des siècles aux des différents chocs qu’il a eu à subir, en conservant un certain nombre de caractéristiques qui en font sa singularité, en premier lieu desquelles ses paysages et sa structure urbaine.
19Au final, cinq hypothèses de base sont vérifiées dans cet ouvrage à travers la mise en regard des résultats obtenus pour les trois périodes étudiées :
- la définition de la Balagne comme un « système territorial » telle que l’a établie Caroline Tafani14 pour la seconde moitié du xxe siècle, est applicable aux périodes antérieures ;
- l’émergence et le développement des villes portuaires ont constitué à chaque époque un fait urbain majeur assimilable à une perturbation du système ;
- le sous-système urbain littoral, articulé autour des bourgs-marines et des villes portuaires, joue un rôle central dans l’évolution du système territorial balanin ;
- le sous-système urbain littoral devient au cours du temps la courroie de transmission de chocs exogènes dont les effets sont identifiables dans l’arrière-pays ;
- la relative capacité d’adaptation du système peut être décryptée dans les mutations et les permanences en matière d’occupation des sols sur le temps long, mutations qui reflètent aussi l’évolution des structures productives.
20Ainsi sur la base d’un échange pluridisciplinaire fécond, espérons-nous avoir apporté quelque lumière nouvelle sur les recompositions territoriales de cette microrégion de Corse et sur l’occupation des sols qui en est un des marqueurs les plus forts au cours des siècles. Gageons que le résultat de ce travail puisse aussi contribuer à éclairer les effets des dynamiques d’anthropisation aujourd’hui à l’œuvre en Corse et largement partagées avec d’autres littoraux méditerranéens.
Notes de bas de page
1 Recensement de population, 2012, Insee.
2 Simi P., Précis de géographie physique, humaine, économique, régionale de la Corse. Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, Collection « Corse de demain », no 11, 608 p., 37 illustrations, Imprimerie Sammarcelli, Bastia, 1981, p. 247.
3 Morati P., « Prattica Manuale », 1715, présenté par De Caraffa M., Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de la Corse, Bastia, Imp. librairie Ollagnier, 1885, fasc. 54-57, 70-74. Voir Oberti G., « Morati Pietro », dans Dictionnaire Historique de la Corse, Serpentini A.-L. (dir.), Ajaccio, Éd. Albiana, 2006, 650 p.
4 Pour une revue exhaustive, voir Castellani L., La Balagne rurale : Économie et société de la fin de l’époque moderne à la fin du xixe siècle « entre tradition et modernité », Thèse, Université de Corse, 2011, p. 105-106.
5 Vallée de Balagne qui emprunte le cours du fleuve éponyme qui prend sa source dans le Monte Padre et débouche en plaine de Belgodere, au lieu-dit Lozari (L’osari).
6 Ardouin-Dumazet V.-E., Voyage en France : La Corse, 3e édition, volume 14, Berger-Levrault, 1911, 383 p. cité par Jouffroy D., L’histoire de l’olivier et de l’huile d’olive en Corse de la fin du xvie siècle au début du xxe siècle. Économie – société – aspects culturels, Thèse, Université de Corse. 2013, 1202 p., p. 569.
7 Chevalier D., « La Balagne entre identités territoriales, valorisations paysagères et développement touristique. » dans Taglioni F. (dir.), Insularité et développement durable, Marseille : IRD Éditions, 2011, p. 85-105 : carte, bibliogr., 2011, Objectifs Suds.
8 Blanchard R., « Les genres de vie en Corse et leur évolution ». Recueil des travaux de l’Institut de géographie alpine, 1914, vol. 2, no 2, p. 187-238.
9 On peut identifier 75 % de résidences secondaires sur les communes littorales en 2011 selon la base de données SITADEL.
10 Tafani C., Agriculture, territoire et développement durable. Analyse systémique d’une agriculture littorale sous pression touristique : l’exemple de la Balagne en Corse, Thèse, Université de Corse, 2010a, 543 p.
11 Moine A., « Le territoire comme un système complexe », L’Espace géographique, 2006/2, tome 35, 2006, p. 115-132.
12 Dans la lignée du travail séminal de Jean-Louis Le Moigne, La Théorie du système général. Théorie de la modélisation, Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 1977, 272 p.
13 Assimilée en première approche à une capacité d’adaptation du système qui amortit le choc tout en se déformant, cette réaction est le plus souvent confondue avec une autre propriété, celle de résistance du système qui permet l’absorption de la perturbation. Voir notamment Gallopin G., « Linkages Between Vulnerability Resilience and Adaptive Capacity ». Global Environmental Change, Elsevier, 16, 2006, p. 293-303 et Walker B. et al., 2004, « Resilience, adaptability and transformability in social– ecological systems ». Ecology and Society 9 (2) : 5, 2004.
14 Op. cit.
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