L’École biblique, l’archéologie et le développement de la photographie en Palestine
p. 430-443
Texte intégral
1Notre présentation concerne les deux facettes du fonds photographique ancien de l’École biblique. Nous le faisons de manière assez informelle : l’École est heureuse de faire part de ce trésor d’archives photographiques, ouvert aux chercheurs.
2Pour avoir une idée de l’éventuel intérêt de ce fonds pour la recherche, nous présentons le dossier en deux parties : le fonds de Notre-Dame de France, confié à l’École, et, plus connu, le fonds propre à l’École, le nôtre. Nous insisterons plus sur le fonds nouveau, celui de Notre-Dame que sur celui de l’École1.
Le fonds des pères assomptionnistes de Notre-Dame de France
3La collection des assomptionnistes – ci-après NDF – est pratiquement inconnue et inédite2. C’est ici la première occasion d’en faire la présentation publique3.
4Un point d’histoire récente : comment cette collection est-elle arrivée à l’École ? Le père Jean-Baptiste Humbert, archéologue de l’École, l’a redécouverte, abandonnée dans des cartons au fond du garage à voiture de l’actuelle Notre-Dame Center, il y a une dizaine d’années ; il dirige alors des fouilles de sauvetage dans le jardin de l’institution, emplacement de la future grande salle de conférences actuellement en voie d’achèvement. J.-B. Humbert en parle à Mgr Richard Mathes, directeur de Notre-Dame Center, qui accepte, quelques années plus tard, de se décharger de ces cartons contenant des centaines de bouts de verre en désordre – en fait, les précieux négatifs sur verre. Un accord est signé, le fonds confié à l’École, avec droits d’exploitation, et donc de copyright, avec l’obligation de mentionner le sigle NDF qui précède chaque numéro de clichés : NDF 001, 002, etc., jusqu’à NDF 1566. De fait, nous n’avons pas numéroté les plaques de Notre-Dame dans le système de l’École biblique, par respect pour ce corpus à part, mais dans une numérotation indépendante, ce qui nous a menés à un premier inventaire, purement matériel. Le nombre de négatifs originaux est de 1 564, puisque nous avons deux positifs sans le négatif correspondant, pour arriver au total de 1 566 clichés, sans compter des fragments de plaques brisées, réunis en vrac dans une boîte en carton4. Il faut noter la taille exceptionnelle de 604 plaques de verre – presque la moitié de la collection : 24 x 30 cm. De superbes négatifs, plus grands que ceux de l’École biblique (qui ne dépassent jamais 18 x 24 cm). Le format le plus copieux, ensuite, est celui des 9 x 12 cm : 305 clichés. Les 8 x 9 cm forment un bloc imposant de 199 plaques, tandis que le beau format 13 x 18 compte 173 plaques5.
5Après numérotation manuscrite, les 1 566 clichés ont été décrits dans un fichier d’ordinateur, une banque de données au format « PC » (pour l’instant, fichier Access). C’est à partir de cette banque de données que nous commentons ici la collection de Notre-Dame. Nous devons encore souligner que la maison assomptionniste de Saint-Pierre en Gallicante possède aujourd’hui une partie des albums de positifs, qui allaient de pair avec la collection des négatifs. Pour une raison que nous ignorons, la collection avait été dispersée entre les deux bâtiments assomptionnistes, NDF et Saint-Pierre. Les autres albums ont été repérés à Rome, à la maison Généralice des assomptionnistes. L’importance de ces albums est de donner quelques légendes aux négatifs : lieux, dates, etc., informations capitales qui manquent la plupart du temps cruellement.
Les assomptionnistes et la photographie archéologique
6Quelques repères chronologiques et topographiques, tout d’abord :
- le projet NDF naît du premier pèlerinage de pénitence des assomptionnistes, en mai 1882, lequel pèlerinage comprend parmi son millier de pèlerins français, le dominicain Matthieu Lecomte, fondateur du couvent Saint-Étienne. Lors de ce rassemblement, la nécessité d’une grande hôtellerie se fait cruellement sentir6. Le temps de préciser le projet et de rassembler des fonds, les travaux de NDF débutent en 1885 ; l’aile nord est achevée en 1888 ; l’église est quasiment achevée en 1894, et, enfin, l’aile sud complète le tout, après le corps central, en 1896. La statue de la Vierge est posée en 1904. Ces étapes de la construction sont remarquablement illustrées par une série de photos, parmi les plus explicites. Par ailleurs, tout cela se fait avec la pleine approbation du consul général, M. Ledoulx.
- le projet de Saint-Pierre en Gallicante lui est complémentaire. À l’origine, les assomptionnistes possèdent le terrain sans intention de le bâtir. Ils y font des fouilles archéologiques – ce point est très important pour nous, car il confirme que les assomptionnistes, autour du père Germer-Durand, ont une expérience de la pratique archéologique. De nombreuses photos vont illustrer Saint-Pierre en Gallicante, mais plutôt la seconde phase, celle où ils se décident à y construire une église et un couvent. Cela est précédé de l’installation d’un hypogée, cimetière pour les pèlerins des assomptionnistes qui par malheur décèdent pendant leur séjour en Terre sainte. Ce point précis, le cimetière, est l’œuvre du P. Germer-Durand, car il connaît les possibilités du terrain de Saint-Pierre, du fait de ses travaux archéologiques sur place.
7Notons que cette archéologie est tout à fait du même type que celle menée par les dominicains sur le site de la future École biblique aux mêmes périodes : archéologie domestique, à l’intérieur du jardin d’une propriété, dans le but de dégager un espace avant de construire. Archéologie faite par des professeurs, savants cultivés certes, mais pas archéologues de métier : ce sont des travaux d’autodidactes, comme c’est presque toujours le cas au xixe siècle.
8Le marquis Melchior de Vogüe décrit ainsi, en 1912, l’œuvre de NDF : « Cette hôtellerie [...] est en même temps un centre de vulgarisation intellectuelle. [...] Un musée constitué par le savant père Germer-Durand initie le pèlerin aux grandes lignes de l’archéologie palestinienne, des publications populaires font connaître au grand public le résultat des principales recherches7. » Noter ces nuances, lesquelles illustrent fort bien les différences d’esprit dans le travail de l’École biblique et dans celui de NDF dans ces années : NDF, écrit le marquis, fait œuvre de vulgarisation, le père Germer-Durand initie les pèlerins aux grandes lignes de l’archéologie. Les objectifs ne sont pas ceux du père Lagrange, fondateur de l’École biblique. Ces importantes nuances ont leur répercussion dans les deux fonds photographiques. Celui de NDF a moins de valeur strictement archéologique que celui de l’École... Nous voulons faire prendre conscience d’autres dimensions, fort passionnantes un siècle plus tard, de chacun des fonds. En effet, l’intérêt de la recherche aujourd’hui se porte souvent sur des aspects considérés comme marginaux en 1890, mais qui sont toutefois représentés dans les deux fonds. L’exemple évident, et magnifique, est le paysage de la ville de Jérusalem, qui apparaît comme par accident dans les deux fonds, lorsqu’on photographie tel monument ou tel quartier de Jérusalem, et que du coup, l’arrière-plan, présent de facto, devient pour nous, un siècle plus tard, un extraordinaire document sur l’urbanisation de la ville. Le fait que NDF ait surtout voulu faire de la vulgarisation n’est, pour nous aujourd’hui, en rien un handicap, car celle-ci peut révéler des trésors photographiques. L’École biblique de Lagrange, plus scientifique, est parfois plus ennuyeuse : nous pensons aux centaines de photos anciennes de chapiteaux et colonnes...
9Nous venons de voir que le maître d’œuvre de l’archéologie chez les assomptionnistes de Jérusalem est le père Joseph Germer-Durand8. Né à Nîmes en 1845, mort en mer au large de l’Italie en 1917, il est nommé directeur du scolasticat de NDF de 1886 à 1895, et demeure professeur sur place jusqu’en 1913. C’est lui qui achète le terrain de Saint-Pierre en Gallicante, explicitement pour y faire des fouilles, rappelons-le. Les fouilles sont le déclic qui l’incite à créer un musée archéologique dans NDF. Ce musée est remarquable par son caractère pédagogique nettement appuyé. Il frappe bien des pèlerins et visiteurs. Les trouvailles sont groupées par thèmes, avec des notices explicatives, à caractère biblique essentiellement, et s’efforcent de couvrir toutes les périodes, jusqu’à celle des Mamelouks9.
10Ce religieux est un grand ami et soutien du père Lagrange. Il est souvent à l’École ; il collabore à la Revue biblique dès son premier numéro ; il envoie ses propres étudiants suivre des cours à l’École... Il n’y a pas de doute qu’il est bien conscient de la complémentarité des deux institutions. Il ne cherche pas à « doubler » l’École biblique. La spécialité de Germer-Durand est l’époque romaine. Il se fait un nom dans l’étude systématique des voies romaines, et dans l’édition des milliaires. Mgr Mathes nous a aussi confié les quelques estampages originaux de Germer-Durand qui avaient échappé aux dégradations récentes lors des travaux de réfection de l’actuelle Notre-Dame Center. Outre ces estampages, il n’y a qu’un seul négatif de milliaires dans le fonds de NDF, ce qui demeure étrange10. Comme les dominicains de l’École biblique, Germer-Durand emmène régulièrement ses étudiants assomptionnistes en excursion dans toute la région, d’où des recherches ponctuelles, au long des itinéraires, aussi bien dans l’actuelle Jordanie que la Syrie du Sud.
11Qu’y a-t-il de notable dans le fonds photographique de NDF ?
12On peut noter quelques éléments : tout un secteur est, pour notre thème, à mettre de côté, les nombreuses plaques représentant des groupes de pèlerins ; autre secteur, copieusement représenté : les reproductions purement mécaniques de documents, comme les pages de livres, des photos sur papier, des cartes géographiques, des plans de bâtiments, des portraits aussi – il existe une importante et curieuse série de reproductions sur plaques de verre de photos d’identité groupées, de l’époque britannique semble-t-il, avec toute sorte de personnes, des femmes, des couples, des fiancés, des enfants, des fonctionnaires, etc. On ne voit pas très bien ce que cela avait à faire avec la fonction religieuse de NDF. Sont-ce les archives d’un petit laboratoire photographique commercial qui avait loué un local dans NDF ?
13Il faut noter toutefois un souci aux marges de l’archéologie : l’épigraphie, avec de nombreuses reproductions d’inscriptions, grecques la plupart, à partir de livres, ou de dessins manuscrits. On y trouve aussi des textes géorgiens. Le tout en grand format, plaques de 30 cm de long. Un thème de recherche typique de l’époque : la carte de Mâdabâ, reproduite en photo sur bien des plaques (Germer-Durand écrit alors un livre sur le sujet). De précieux clichés du musée de NDF.
14Comme ce dernier n’existe plus, cela nous donne une documentation tout à fait utilisable. Où sont passés les objets représentés, pour la plupart authentiques produits des fouilles ? Les légendes des cartels des objets apparaissent, pittoresques : « Vases juifs en terre rouge lustrée. Époque des Rois » (n° 264, 9 x 12) ; « Petits vases juifs : 5 poteries, gourdes... » (258, 9 x 12) – « Vase mycénien de Beit Jibrin » (259, 9 x 12) – « Ossuaire juif, inscrit en hébreu : “Juda, le scribe” » (262, 9 x 12). Un élément célèbre de cette collection : les mesures de capacités bibliques, objets en pierre : des gomor, avec leurs multiples et divisions. Sans compter les classiques lampes à huile ; ou une tête de baa´l en basalte, provenant de Kérak (257 & 261, 9 x 12).
15Clichés « pittoresques », ou qui intéressent l’histoire locale et celle de l’urbanisme de Jérusalem.
16En vrac : groupes avec archevêque s’apprêtant à monter dignement dans une voiture à moteur (16 mars 1908) ; danse folklorique locale (n° 365) ; à Jérusalem, la poste autrichienne ; des processions religieuses dans la Vieille Ville ; « passage en revue de troupes devant Jérusalem » (488, stéréo) ; le consulat de France et son salon (entre 1905 et 1908) ; une belle plaque de 30 cm de long, sur laquelle on voit une foule, des drapeaux turcs... ; la porte de Jaffa avec ses calèches ; le salon du vice-consul Robin à Haiffa (1898)...
17Les voyages d’exploration avec les étudiants : belles photos, comme nous en avons à l’École biblique, de la « caravane » française, de ses campements, où le drapeau flotte toujours au mât de la tente.
18Parmi les sites visités, énumérons ceux qui élargissent le champ au-delà de Jérusalem, notamment en Jordanie : Qasr Mushatta (précieuses photos des reliefs sculptés, détruits lors du bombardement du musée de Berlin) : 5 beaux clichés 18 x 24. Jérash : temple de Zeus, les thermes en 30 cm, le nympheum, la colonnade, l’arc d’Adrien (le tout probablement de 1898). Superbe vue, en 30 cm, d’Es-Salt, et d’Ammân, d’El-Hoson, de Pella, d’Irak el-Amir, d’Ajlun. En Syrie, de Bosra.
Dates des clichés
19Que ce soit à l’École biblique ou à NDF, les clichés ne sont pas directement datés. À NDF, on repère quelques rares éléments de légendes sur de petits bouts de papiers collés sur un coin des plaques...
20On peut lire, en vrac – cela donne un aperçu de la fourchette chronologique des photos anciennes de NDF – : « Inscription latine, 1912 » – Monsieur Robin, vice-consul à Haïfa, en 1898 – Hébron, 1899 – Salon de M. Outrey, consul de France, 1905-1908 – Colonie allemande, 1903 (belle photo de la gare de Jérusalem, et du quartier : n° 1003, 24 x 30).
21Pour dater approximativement certaines plaques, on peut se fixer sur les dates de construction des bâtiments qui y apparaissent : ainsi des photos de la construction du bâtiment des sœurs à Kyriat Yearim (couvent, 1912 ; église, 1924), de la construction de l’église allemande dans la Vieille Ville, Erlöserkirche, entre 1893 et la visite de Guillaume II, 1898, de Auguste Victoria, 1909-10, de l’ouverture de la porte Neuve, 1888-89, de l’horloge de la porte de Jaffa, de 1907 à 1920. Sans parler des nombreux clichés de la construction de NDF, datables par de nombreux récits et témoignages : 1887 à 1899 (statue de la Vierge : 1904), et de St-Pierre (1889 à 1900).
Les assomptionnistes photographes
22Dès 1889 – une année avant la fondation de l’École biblique des dominicains –, le bulletin des assomptionnistes note : « Le père Germer [-Durand] s’exerce à l’art du photographe. Nous aurons bientôt des vues sur toute la Palestine11. » Les archives de NDF et de Saint-Pierre en Gallicante – les Éphémérides des communautés – donnent ainsi un récit de la visite de l’empereur Guillaume II, du samedi 29 et du lundi 31 octobre 1898, du point de vue des assomptionnistes, qui laissent leurs étudiants en théologie partir avec des chambres photographiques pour saisir quelques aspects du cortège impérial. On y apprend qu’un père René, professeur à NDF, est un de ces photographes occasionnels. Ce même religieux fait le 16 novembre 1899, sur le perron de NDF, la photo de groupe du détachement de 160 marins de l’escadre française en visite à Jérusalem ; en 1900, ce même religieux photographie à Abu Ghosh. En 1898, c’est le père Ernest Baudouy qui fait les photographies du voyage d’étude à Jérash et en Transjordanie. Plus tard, pour les années 1925-1927, on apprend qu’un des photographes est le père Ullens. Mais, comme à Saint-Étienne des dominicains, la plupart des clichés de NDF ne sont pas signés, et il est difficile de leur assigner tel ou tel auteur.
Le fonds photographique de l’École biblique et l’archéologie
23La photothèque de l’École biblique comporte deux éléments : le fonds ancien, constitué d’environ 20 000 plaques de verre (15 000 négatifs ; 5 000 positifs pour projection), y compris les stéréoscopiques ; et le fonds récent, issu essentiellement des fouilles archéologiques menées par l’École après la Seconde Guerre mondiale (Khirbet Qumrân, Tell el-Far’ah, Tell Keisân, les trois sites jordaniens, et, maintenant, Gaza...). Nous nous préoccupons, ci-après, du fonds ancien.
24Dès sa fondation, en 1890, l’École fait de la photographie. Les premiers photographes sont les pères Lagrange, le fondateur, et Séjourné, son assistant et collaborateur des temps héroïques. Les premières photos à caractère archéologique de l’École sont, comme à Notre-Dame de France, celles qui illustrent la fouille de la propriété sur laquelle on reconstruit la basilique de Saint-Étienne, à partir de 1890. Les deux tiers des photos de la fouille de la basilique se retrouvent imprimées dans la monographie du père Lagrange sur Saint-Étienne et son sanctuaire.
25Le véritable début d’une collection se fait lorsque les jeunes Jaussen et Savignac terminent auprès du père Lagrange leurs études de théologie et sont nommés professeurs débutants à l’École, à partir de 1898-1900. Ces deux noms, Jaussen et Savignac, seront dorénavant au centre de la constitution du fonds photographique ancien de l’École. Antonin Jaussen arrive à Jérusalem à l’âge de 19 ans, en juillet 1890 ; Raphaël Savignac le rejoint, à l’âge de 18 ans, en mars 1893. Il faut souligner la jeunesse des deux religieux à leur arrivée ; cela veut dire que toute leur formation de jeunes adultes se fera sur place en Orient, avec une réelle acculturation au milieu ambiant et ses coutumes. Dès leurs premières années, les jeunes disciples du père fondateur se mettent à l’arabe et aux langues sémitiques anciennes (hébreu biblique, araméen, syriaque, sabéen). Ils participent activement à toutes les excursions de l’École biblique : de nombreuses expéditions à dos de mulets ou de chameaux rythment les années scolaires, permettant une découverte émerveillée de la Terre sainte et des régions environnantes par de jeunes enthousiastes. Très vite, afin de seconder le père Lagrange, les pères Jaussen et Savignac sont professeurs de langues sémitiques et commencent à prendre la direction des excursions des étudiants. Lors de ces voyages, les jeunes professeurs ne cessent d’exercer leur curiosité intellectuelle : tout leur est matière à interrogations, réflexions, notes prises sur le vif, comparaisons, etc. Ils font régulièrement des estampages des inscriptions gravées qu’ils rencontrent, depuis les classiques bornes milliaires, jusqu’à des inédits, trouvés au hasard des haltes dans les villages et les ruines, et par la conversation à bâtons rompus avec les Bédouins. Les plus importants des estampages sémitiques sont envoyés à Paris, à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, pour étoffer le Corpus des inscriptions sémitiques, en cours d’élaboration. Fort naturellement, le besoin se fait sentir d’accompagner les estampages d’une photographie ! Dès leurs débuts, Jaussen et Savignac apprennent la photographie en autodidactes, aidés de collègues ecclésiastiques – dont ceux des assomptionnistes de Notre-Dame. Pour eux, ce moyen technique est d’emblée un élément essentiel du travail sur le terrain. La photographie ancienne à l’École biblique ne procède pas d’une volonté artificielle ou d’une mode, mais d’une nécessité pratique, empirique : donner un élément de « preuve » par l’image à la démonstration scientifique qui entoure l’étude d’un site ancien, d’une ruine, d’un monument, d’un hypogée, d’une inscription, d’une mosaïque, etc. Leur photographie est alors à l’égal de l’estampage : frontale, directe, précise, cadrée, sans effets. Le cliché n’est destiné qu’à la publication – d’où l’absence de tirages papiers anciens –, l’important étant le négatif sur verre, permettant d’obtenir un simple contact, lequel part chez l’imprimeur en France. Un registre manuscrit sert de répertoire photographique, les plaques étant classées par format, et rangées au couvent Saint-Étienne dans les boîtes en carton d’origine. Jaussen et Savignac n’ont pas conscience de constituer petit à petit ce que nous appelons, a posteriori, une photothèque, précieuse maintenant ; pour eux, la photographie est un instrument didactique et technique.
26Deux motivations de photographies archéologiques se font jour petit à petit : l’une est de répondre positivement à la sollicitation d’organismes extérieurs, le principal étant bien sûr, à cette époque12, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, en organisant des expéditions ou des fouilles ; et l’autre est la dynamique engendrée par la recherche interne à l’École biblique, c’est-à-dire les thèmes de recherches, et donc de publications, des pères dominicains, thèmes recoupant tel ou tel dossier archéologique nécessitant une illustration photographique. Il est important de retenir ces deux lignes directrices, relativement hétérogènes et indépendantes, pour comprendre la diversité du fonds photographique archéologique. Certaines composantes viennent de « commandes » et se retrouvent dans le périodique trimestriel de la maison, la Revue biblique, ou dans les monographies des religieux ; mais il en est de même des recherches propres aux religieux, qui se retrouvent en général publiées. Cette dualité se poursuit après 1945 : les fouilles, si célèbres, de Khirbet Qumrân, sont une « commande » du Service jordanien des antiquités, entérinée par le Quai d’Orsay, tandis que le gros chantier de Tell el-Far’ah est une décision de l’École.
27Cela posé, la plupart des photos à caractère archéologique s’inspirent, plus ou moins inconsciemment, du thème du futur livre ou du futur article dans la Revue biblique. Ainsi, pour bien des clichés archéologiques qui se trouvent archivés, nous pouvons faire le lien avec un livre ou un article. L’avantage, des décennies plus tard, est que cela dégage une logique photographique, une direction, un axe, une réflexion, une thématique scientifique. L’inconvénient est indirect : que de photos n’ont pas été faites, parce qu’aucun livre ou article n’a été prévu sur le sujet !
28Cela n’est pas systématique : il y a eu des séries de photos, bien pensées et organisées, mais qui n’ont pas abouti dans un ouvrage publié. Ainsi d’une superbe série de clichés qui font le tour systématique des remparts de Jérusalem, prise de 1898 à 1905. Autre cas de séries non utilisées : la couverture systématique du Saint-Sépulcre, ou celle, superbe, de l’esplanade du Rocher avec les deux mosquées. Ou encore, plus modestement, de nombreux clichés de paysages palestiniens et transjordaniens.
29Dans les séries ayant abouti à des livres ou la Revue biblique : la basilique Saint-Étienne ; Hébron et son sanctuaire hérodien et médiéval ; Bethléem et sa basilique ; les Emmaüs ; la croisière sur la mer Morte de décembre 1908 ; les fouilles de l’Ophel lors de la mission Parker en 1911, etc. Il faudrait consulter les index de la Revue biblique. Parmi les sollicitations de l’Académie, ou de la Société française de fouilles, notons les expéditions dans le Nédjeb, à Pétra, à Palmyre, dans le nord-est de l’Arabie.
30N’oublions pas, hors de la Palestine, la couverture photographique archéologique exceptionnelle de la Transjordanie, dont Jérash, Ammân, Pétra, puis les célèbres expéditions en Arabie du Nord, 1907, 1909 et 1911, avec le voyage de R. Savignac comme officier interprète de la marine du Levant sur la côte d’Arabie, fin 1917, à Djeddah, Yambo et el-Wedj13.
31Après 1919, l’École développe ses activités archéologiques jusqu’à ce jour (Territoire palestinien de Gaza), tandis que Notre-Dame les suspend, pour les arrêter ensuite dès avant la Seconde Guerre mondiale.
Notes de bas de page
1 Cf. les présentations dans les trois catalogues d’exposition photographique de l’École publiés à ce jour : Tarragon, J.-M. de, « La photothèque de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem », in Itinéraires bibliques, catalogue de l’exposition : Photographies de la collection de l’ÉBAF, Institut du monde arabe, Paris & Centre régional de la photographie – Nord Pas-de-Calais, Douchy, 1995, pp. 7-13 ; « Avant-propos », in Périple de la mer Morte en hiver, 28 décembre 1908 – 7 janvier 1909, par Loth, A. et Abel, F.-M., Photographies de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Ramallah, 1997, pp. 11-14 ; « Les dominicains en Arabie, 1907-1917 », in Photographies d’Arabie. Hedjaz 1907-1917. Catalogue de l’exposition organisée par l’Institut du monde arabe et la Fondation Al-Turath, à Paris du 13 mai au 20 juin 1999 – Institut du monde arabe, Paris, 1999, pp. 11-25.
2 À la fin du xixe siècle, les assomptionnistes avaient édité en France un livre illustré, contenant un certain nombre de ces photos : Album de Terre Sainte, Paris, 1893. Quelques clichés tirés de cet ouvrage ont été explicitement repris dans trois voumes israéliens faisant partie d’une série homogène : The First Photographs of Jerusalem. The Old City. Ed. by Ely Shiller, Ariel Publishing, Jérusalem, 1978 (liste des photos NDF : p. 249) ; idem, The New City, 1979 (liste p. 199) ; idem, & the Holy Land, 1980 (liste p. 227).
3 En 1998, lors d’un colloque à Amman, nous avons présenté le père Jaussen, l’un des deux principaux acteurs du fonds dominicain de l’École, avec R. Savignac ; nous n’y avions pas dit un mot de la collection de NDF. Cf. « A. Jaussen : parcours biographique d’un religieux », in : Chatelard, G. et Tarawneh, M. (dir.), Antonin Jaussen : de l’exégèse biblique à l’ethnographie arabe, CERMOC, Amman-Beyrouth, 1999, pp. 4-18.
4 Grâce aux techniques de numérisation, on ne désespère pas de tirer quelques vues de ces fragments de verres, en recollant sur l’écran de l’ordinateur des morceaux suffisamment significatifs.
5 Il y a aussi 83 négatifs souples, et 36 stéréoscopiques sur verre.
6 Cf. Chalendard, M., À Jérusalem. Notre Dame de France (1882-1970). Aujourd’hui : Notre-Dame de Jérusalem, Institut pontifical, 1978. Essai. Téqui, Paris, 1984.
7 Marquis Melchior de Vogüé, Jérusalem, hier et aujourd’hui, 1912, p. 75.
8 Cf. sa notice biographique in Dressaire, L., « Germer-Durand, Joseph », Dictionnaire de la Bible, Supplément III, Paris, 1938, col. 613-615.
9 Descriptif in Germer-Durand, J., Un Musée palestinien. Notice sur le musée archéologique de Notre-Dame de France à Jérusalem, Maison de la Bonne Presse, Paris (s. d.).
10 Une partie du fonds photographique de l’époque de Germer-Durand aurait-elle été déposée ailleurs qu’à Jérusalem ? À Rome ?
11 Extrait de Souvenirs, n° 60, du 31-12-1889 – Documents aimablement communiqués par M. Dominique Trimbur, que nous remercions vivement.
12 Ensuite, ce seront les sollicitations soit des différents services des antiquités, soit de la commission des fouilles du Quai d’Orsay.
13 Cf. la bibliographie récente, supra, notes 1 et 2, à laquelle on peut ajouter un livre de photographies « grand public » recoupant environ 252 clichés anciens, et souvent inédits, des fonds de l’École biblique, et qui suivent en gros un parcours de pèlerinage en Terre sainte : Distant Jerusalem, Holy City, publié au Japon, bilingue anglais/japonais, Tokyo, Kashiwa Plano, 2000.
Auteur
Op, ancien élève de l’Institut d’études politiques de Paris, à l’École biblique depuis 1974, professeur « ordinaire » à l’École biblique de Jérusalem, depuis le 29 mars 1995, directeur de la Revue biblique (deuxième mandat, renouvelé pour 5 ans en 1999), Responsable de la photothèque du couvent Saint-Étienne et des archives.
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