Préface
p. 9-13
Texte intégral
1Depuis deux à trois décennies, nos connaissances sur la Préhistoire récente du Proche-Orient ont progressé de façon spectaculaire. Et ce sont, tout particulièrement, les périodes liées aux processus de néolithisation qui ont été les premières bénéficiaires de ce bond en avant. On doit cette accélération à la multiplication des recherches de terrain notamment le long des cours moyen et supérieur de l’Euphrate, souvent, mais pas toujours, à la suite de grands travaux de retenue d’eau qui, entraînant le sauvetage de sites menacés, ont renouvelé en profondeur l’état du savoir. Les fouilles ont fait surgir des vestiges totalement inconnus jusqu’ici ce qui a aiguisé réflexions, hypothèses, changements de paradigmes. La coopération internationale a favorisé cette émulation. À une archéologie processuelle, fonctionnaliste, s’est juxtaposée une archéologie cognitive, symbolique, dont l’ambition de pénétrer la pensée, les constructions mentales des populations néolithiques a renforcé la nécessité de va-et-vient entre matériel et idéel. Et c’est précisément l’objectif de l’ouvrage que Danielle Stordeur consacre au site syrien de Jerf el Ahmar : partir de faits concrets – l’architecture d’un village sans cesse reconstruit pendant plusieurs siècles – pour tâcher de camper, à l’arrière-plan, la société qui l’animait.
2Premier intérêt de ces pages : la datation même du site. À cheval sur les Xe et IXe millénaires avant notre ère, Jerf el Ahmar s’inscrit dans la phase ancienne du Néolithique précéramique (PPNA) et dans sa transition vers le PPNB. Moments cruciaux de la « révolution néolithique » : la fixation au sol se renforce, les premiers essais agricoles apparaissent donnant naissance aux plus anciennes localités d’authentiques cultivateurs, la part du symbolique dans la gestion sociale gagne en importance, une certaine dichotomie se manifeste entre constructions individuelles et bâtiments à usage collectif.
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3On compare souvent l’enquête policière et l’enquête archéologique : même sophistication dans l’accumulation des faits, même souci du détail, mise en évidence de l’indice éclairant, succession d’hypothèses confinant au diagnostic. Cet ouvrage est la parfaite illustration de cette analogie. L’itinéraire emprunté par Danielle Stordeur ne laisse rien au hasard. C’est d’abord un entassement d’observations, un travail de fourmi qui va peu à peu, donner lieu à un crescendo orchestré, depuis le simple matériau anonyme jusqu’à une esquisse sociale fondée sur des bases soigneusement testées. Cette démarche est d’autant plus méritoire que l’on reproche trop souvent aux archéologues la distance intervenant entre la description basique des documents et l’hypothèse interprétative. Si l’échafaudage se construit au fur et à mesure de l’exposé, les va-et-vient, les feed-backs sont constants entre les vestiges disponibles et les pistes explicatives.
4Et puisque c’est d’architecture qu’il s’agit surtout, c’est à une véritable leçon de maçonnerie néolithique que nous assistons, abondantes images à l’appui. Tout commence, comme sur un chantier, par le regroupement des matériaux disponibles : calcaires durs ou tendres, galets des terrasses de l’Euphrate, cailloutis divers, terre à bâtir (argile mêlée à des éléments minéraux et à de la balle de céréales), bois de chêne, de frêne, de peuplier. Vient ensuite leur préparation : moellons bruts ou sélectionnés destinés aux fondations, calcaires taillés en d’étonnants « cigares » (une spécialité du lieu), choix de plaquettes et de galets, préparation du torchis, abattage et taille des poteaux, poutres et chevrons. La construction peut alors commencer : assise basale de moellons, lits successifs de « cigares » et de mortier pour constituer l’armature des murs, celle-ci englobée dans deux placages de terre à bâtir, aujourd’hui disparus. Les toits seront agencés en fonction du volume architectural désiré et des éléments porteurs (poteaux, murs).
5Quel type d’habitations souhaitait-on construire ? Sur les 800 ans d’occupation du site, c’est un jeu subtil de traditions et d’innovations qui se donne à voir : permanences, tâtonnements, franches avancées. Aux premiers temps à maisons rondes monocellulaires se juxtaposent des demeures à découpage interne (pluricellulaires). Le chaînage jouera, dans cette évolution, un rôle capital : non seulement il arrimera les cloisons aux murs externes mais, dans un contexte où les tracés deviendront toujours plus rectilignes, il permettra, outre le renforcement des angles, de rendre les murs tout à fait solidaires les uns des autres. Devenues tripartites avec plan en T, les habitations évolueront vers des plans à quatre pièces « en croix » ou vers des compositions de pièces agglutinées. Pour autant, toute avancée n’entraîne pas l’application d’un modèle normé. Non, on a plutôt l’impression d’une certaine liberté, générant diverses déclinaisons entre l’ancien et le moderne. Lorsque deux quartiers se constituent clairement, chacun conserve son style, plus novateur dans un cas, plus traditionnel dans l’autre tandis que, à l’étape suivante, c’est celui-ci qui est à la pointe des mutations.
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6Il est certain que ce sont les bâtiments dits « collectifs » (ou communautaires) qui vont constituer l’architecture la plus emblématique de ces paléovillages. On en trouve déjà les prémices dans certaines constructions « en fosse » du Khiamien, notamment sur le site de Wadi Tumbaq 3 où F. Abbès différencie déjà maisons individuelles et édifices enterrés et voués à des activités artisanales communes. Dans le modèle à découpage radial tel qu’il se manifeste à Jerf, c’est peut-être, sans être seul, l’aspect économique qui est prépondérant (grenier, silo). Au stade final (« phase de transition ») cet aspect a disparu au profit d’un modèle privilégiant réunions, prises de décisions, aspects cérémoniels, les lieux étant plus décorés, plus investis dans leur ornementation. On est progressivement passés du matériel à l’idéel. La gestion de la production s’est effacée devant le politique et le spirituel. D. Stordeur rapproche ces bâtiments des kivas des cultures amérindiennes pueblos où, tour à tour, ces lieux sont le siège d’activités artisanales puis de rituels spécifiques. Je ferai, pour ma part, un rapprochement moins distant dans le temps et l’espace. Une bien connue maquette de terre cuite issue de l’hypogée chypriote de Vounous (âge du Bronze ancien : IIIe millénaire) me semble montrer bien des parallèles avec les bâtiments finaux de Jerf. C’est un enclos circulaire englobant une banquette périphérique. Des personnages debout, disposés en cercle, conversent gravement. D’autres sont assis en assemblée sur le banc : l’un, sur un trône, bénéficie apparemment d’un plus grand statut. Des figurations murales ornent la partie la plus profonde de l’édifice : elles portent des masques de taureaux et tiennent des serpents dans leurs mains, scène éminemment symbolique. Des bovins amenés là semblent destinés au sacrifice. Ce lieu fermé n’est pas accessible à tous, aussi un curieux se cramponnet-il au mur d’enceinte pour voir ce qui s’y déroule. À l’intérieur rien que des hommes, à l’exception d’une femme et de son enfant (peut-être de futures victimes ?). Je laisse le lecteur méditer sur ces analogies. Si mon hypothèse est juste, elle soulignerait la très longue durée dans le temps de ces bâtiments à vocation politico-religieuse dont Jerf nous fournit les archétypes.
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7Autre point clé de l’histoire du site : le rôle périodique des incendies. L’archéologie a fait une croix sur ces feux qui, à en croire la littérature, ravageaient régulièrement maisons et villages néolithiques mal entretenus. On est convenu aujourd’hui que ces incendies étaient dus à des interventions humaines clairement assumées. Ainsi, en Europe centrale, les habitations des premiers paysans ont-elles été fréquemment brûlées au cours d’un acte cérémoniel, véritable rite de passage survenant lors d’un événement particulier (mort d’un personnage important, volonté de régénérer l’espace habité, réorganisation de responsabilités dans la communauté, jeu d’alliances marqué par le souci d’instaurer un nouvel ordre relationnel). Brûler une maison, a fortiori un village, scande une rupture, une dissolution mais aussi une façon d’assumer une autre histoire. Or il semble bien que ce comportement remonte aux origines mêmes du Néolithique. À Jerf, il est attesté dès l’horizon moyen (niveau III/E). Sur ce site cette « mise à mort » du bâti par le feu prend un relief d’autant plus singulier que les bâtiments collectifs, emblématiques de la cohésion communautaire, sont aussi soumis à cette disparition « volontaire ». Le cas du bâtiment E30 est même dramatique. Dans ce lieu « consacré » par plusieurs dépôts de fondation (cachettes de crânes), le corps d’une jeune fille a été projeté depuis l’ouverture du toit et brûlé avec l’édifice : « sacrifice » ? meurtre rituel ? vengeance ? veuve d’un personnage décédé ? On peut aligner les hypothèses. Interrogeons-nous plutôt sur ces pratiques violentes, sur la rudesse de ce premier monde agricole dont les références aux mythes pouvaient s’accompagner d’actes cruels.
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8Reste in fine l’objectif que s’est fixé l’auteure au terme de cette longue enquête. Quelle société se profile donc derrière cette profusion de données architecturales ? Peut-on la taxer de « complexe » ? En archéologie la « complexité » s’applique plutôt à des organisations pyramidales dans lesquelles les inégalités entre groupes sociaux sont clairement affirmées, ce qui ne semble pas être encore le cas ici. Le mot reste toutefois ambigu : les « paléolithiciens supérieurs » font désormais état de dénivelés probables entre individus et l’on sait que les sociétés de chasseurs-collecteurs ne sont pas « simples » mais prolixes en règlements et interdits. Dans l’esprit de Danielle Stordeur il s’agit moins de parler de hiérarchie stricte que de déceler les changements, la dynamique qui travaille de l’intérieur la communauté de Jerf. Que voyons-nous sur ce site ?
9D’abord la permanence d’une population qui se reproduit, au fil des générations, forte d’un bagage dans l’art de bâtir bien assimilé et sans cesse reconduit. Au cours des siècles, une forme de solidarité s’installe et se renforce : aménagements de terrasses, usage en commun de foyers, travaux de cuisine devenant une activité extra-domestique et à destination plurielle. Les bâtiments communautaires renforcent cette notion de cohésion identitaire. Pour parler en termes d’aujourd’hui, ils seraient un peu tout : l’atelier municipal (on y produit), la coopérative (on y stocke), la mairie (on y prend des décisions), le sanctuaire (on y vénère). Pourtant cette vie fusionnelle laisse transparaître certaines limites. Les deux quartiers n’évoluent pas au même rythme, signe que les contraintes restent faibles mais que des identités diverses n’hésitent pas à s’afficher : tel secteur sera plus novateur à un moment, tel autre plus inventif ensuite. Mais une question de fond demeure, qui gérait les bâtiments communautaires ? Un individu ? Une famille ? Un groupe ? L’ensemble ? L’incendie qui en II/W élimine conjointement le bâtiment et une maison voisine laisse penser que les locataires de cette dernière étaient plus particulièrement associés à la direction du grand édifice. Risquons une hypothèse : la communauté et, en premier lieu, ses bâtiments-symboles ne pouvaient fonctionner sans une autorité minimale, individuelle ou plurielle. Il y a fort à parier que cette pression s’exerçait doublement : au plan de la politique du village, dans ses aspects économiques et sociaux, mais aussi à celui de la vie « cultuelle », les codes de celle-ci n’excluant pas la violence. Le pouvoir, quel qu’il fût, cumulait donc profane et sacré. Et c’est cette discrète naissance d’une autorité jouant à la fois sur le quotidien et l’imaginaire qui interroge. Car, à peine les sociétés agricoles émergent-elles, qu’elles élaborent déjà, en filigrane, une structure de gouvernement qui connaîtra, aux origines de l’Histoire, de multiples manifestations. C’est en ce sens que l’on peut dire, avec Danielle Stordeur, qu’à Jerf la complexité est en marche.
Auteur
Professeur au Collège de France
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