Chapitre XXIV. Mission Esclaves oubliés 2013
p. 223-238
Texte intégral
16 avril 2013 : Une stèle commémorative est apposée sur le site archéologique
1A l’occasion du passage de Victorin Lurel, ministre des Outre-mer, à La Réunion, un court séjour à Tromelin a été organisé. Le ministre y a dévoilé une stèle commémorative sur le site archéologique, en présence de Pascal Bolot, préfet administrateur supérieure des TAAF, de Marc Nouschi, directeur des Affaires culturelles dans l’océan Indien et de Yoland Velleyen, vice-président de la région Réunion, en charge du Patrimoine. Le transit La Réunion/Tromelin a été effectué à bord du Marion Dufresne.
Campagne de fouille archéologique (29 août- 4 octobre 2013)
2Une quatrième mission est organisée en 2013 avec le soutien financier de la DAC/Océan Indien (DAC/OI), du conseil régional de La Réunion, de la Fondation du patrimoine, de la Commission de l’océan Indien (COI, coopération régionale dans la zone de l’océan Indien), de l’INRAP, du gouvernement de l’île Maurice.
3La mise en place d’une petite pelle mécanique par les TAAF a constitué un apport très important à la fouille. Le transport du matériel prévu a été effectué à l’occasion de plusieurs rotations de Transall de l’armée de l’Air, la coordination étant assurée par les TAAF avec l’aide de Jean-François Rebeyrotte. Comme pour les missions précédentes, un journal quotidien a été tenu et mis en ligne sur le site www.archeonavale.org.
Objectifs de fouille1
4Après avoir localisé et étudié une partie importante de l’habitat des naufragés, il s’agit de poursuivre les observations à la lumière des analyses géomorphologiques qui ont mis en évidence la possibilité d’une submersion du site pendant le séjour des naufragés. Et d’améliorer la compréhension des zones occupées, de mesurer leur ampleur par une série de sondages à l’extérieur des bâtiments mis au jour. Mais l’objectif principal reste de localiser et fouiller des sépultures.
5Le prélèvement d’échantillons de restes de faune consommée se poursuit avec pour objectif l’identification de la stratégie alimentaire et du comportement de survie des naufragés2.
Les membres de la mission 2013
Max Guérout, Chef de mission et co-directeur du chantier, Thomas Romon (INRAP) co-directeur et responsable du chantier terrestre, de Bako Rasoarifetra (Institut de Civilisation/musée d'art et d'archéologie de l'Université de Tananarive), de Rezah Badal (chercheur mauricien), de Joe Guesnon (GRAN), de Jean-François Rebeyrotte (GRAN), de Véronique Laroulandie (université de Bordeaux-CNRS), de Philippe Tournois, de Zineb Guérout. Le personnel des TAAF présent pendant la mission était composé de Simon Guttierez (Chef de station), Jean- Michel Dalleau et Patrick Ehtève. Lauren Ransan, réalisatrice vidéo sous contrat avec les TAAF a également participé à la mission.
Fouille archéologique (Thomas Romon)
Prospection mécanique
6La mise en œuvre d’une petite pelle mécanique équipée d’un godet de curage de 1,2 m de largeur a permis de réaliser 21 sondages mécaniques disposés autour du point haut (Figure 24-6). Ces sondages permettent de mieux comprendre l’occupation de l’île autour de la zone d’habitat. Les sondages réalisés dans la partie sud de l’île visaient à vérifier l’hypothèse d’une seconde zone de construction dans ce secteur. Ils ont été négatifs, les niveaux du xviiie siècle y étant détruits. Au nord de la station confirme un apport de sable de plage, probablement lié à des épisodes dynamiques relativement récents.
7Les sondages les plus proches du site (couleur vert foncé) ont livré les niveaux d’occupations comportant des restes de faune consommée, principalement des sternes, comparables à ce qui a été découvert dans les fouilles du point haut. Ils permettent d’évaluer l’extension de l’aire d’occupation à une quarantaine de mètres autour des habitats.
8Les tranchées TR1306 et TR1315 comportent un niveau de dépotoir qui peut être interprété comme une zone de rejet périphérique datant de l’édification des divers bâtiments de la station météo. Dans ces tranchées certains éléments (pierres, mobilier archéologique, cendres et restes de faune consommée provenant de la zone occupée par les naufragés) ont été extraits pour être rejetés à l’extérieur. Les indices les plus anciens de l’occupation par les naufragés de l’Utile, se situent au nord-est et à l’est du « Point haut ». Cette occupation semble s’être ensuite déplacée vers l’ouest.
Fouille manuelle du Point haut
9La mission 2013 a permis d’explorer la partie située directement à l’est des zones fouillées précédemment. Nous avons également exploré la zone située au sud du bâtiment 1 (Secteur 19) ainsi que celle située entre la « case de gonflage » et la « cuisine ». Enfin, suite aux découvertes réalisées durant les prospections mécaniques, un nouveau secteur a été ouvert à l’est de la « case de gonflage » (Secteur 21).
10Les quatre secteurs 17, 19, 20 et 21 ouverts ont une surface de 145 m2. Pour chacun d’eux des sondages à l’intérieur de la couche archéologique ont été réalisés. Le sédiment issu d’une partie de ces sondages a été tamisé par unité stratigraphique. Ceci dans le but de poursuivre l’étude de la faune consommée initialisée depuis 2006 et de réaliser un échantillonnage du mobilier conservé dans ces niveaux. L’ensemble du mobilier prélevé fait l’objet d’un inventaire détaillé. Les murs des bâtiments ont fait l’objet d’un relevé photographique précis.
11Deux observations singulières ont été faites dans le secteur 21.
12Dans la moitié orientale du secteur, une couche cendreuse occupe une zone à peu près circulaire de 90 cm de rayon, ayant une épaisseur de 50 cm en son centre et de 30 cm en périphérie (Figure 24-7). Elle contient beaucoup de mobilier archéologique (clous en fer, plaques de cuivre et de plomb, coquilles de bénitier), mais également deux monnaies, une pierre taillée semi-précieuse, ainsi que des restes de faune consommée. Ces éléments sont surtout localisés dans sa partie supérieure. Sa partie inférieure est constituée de blocs de corail dont l’accumulation est plus importante au centre. Ils sont marqués par la cendre, mais ne présentent pas de marque de chauffe. Cet amas de cendre est interprété comme une zone de rejet ou de vidange d’un foyer. Sa corrélation avec la forge construite pour la construction de la Providence très probablement située à proximité ne peut, en l’état actuel des recherches, être ni infirmée, ni affirmée. Sa morphologie implique une sédimentation rapide.
13Les murs datés du xviiie siècle rencontrés dans le secteur 21 correspondent à un petit bâtiment, le bâtiment 9 (Figure 24-8). Il est constitué de trois murs, un nord, un ouest et un sud qui forment une petite pièce de 140 cm de longueur orientée est-ouest par 70 cm de largeur. Ces trois murs présentent un parement interne identique à ceux des autres bâtiments : une première assise de dalles de grès de plage rectangulaire placées verticalement, puis d’assises horizontales de petits blocs, principalement de grès de sable mais aussi de corail. Ces murs sont conservés sur une hauteur d’un mètre, leur sommet ayant été épierré pour la construction de la station météorologique. Leur base repose dans une petite tranchée creusée dans le sol et est callée par de petits blocs, de façon tout à fait identique à deux murs découverts dans le secteur 20 sud.
14Le mur ouest est situé sous la case de gonflage, seul son parement intérieur est visible. Son sommet correspond à la base de la dalle de béton qui supporte la case de gonflage. Il correspond aussi au niveau du sol dans les années 1950-1960. L’espace compris entre les extrémités orientales des murs nord, est et sud se trouve constitué d’un empilement de blocs de grès de plage et de corail. Il ne s’agit probablement pas d’un mur qui ne présente aucun parement, mais plus probablement d’un amoncellement dont l’origine est anthropique.
15Le sédiment qui remplit ce bâtiment est également inhabituel. Il est interprété comme correspondant à une occupation suivie d’un abandon. Cette séquence nécessite la condamnation à un moment donné de l’espace intérieur, peut-être par la mise en place de l’amoncellement des blocs observés entre les murs nord et sud. La sédimentation, principalement éolienne se poursuit alors par les interstices entre les blocs, entraînant quelques éléments de faunes. La fonction de ce bâtiment et la raison de son abandon restent inconnues. Il est probable que d’autres constructions se développent à la suite de celle-ci, pour partie sous la case de gonflage.
Mobilier archéologique
16Parmi les objets mis au jour au cours de cette mission, les fragments métalliques ont été très nombreux : 750 de fer, 300 de cuivre, 150 de plomb.
Objets en fer
17Outre les habituels, clous, chevilles, pitons, lames de fer, on note la présence de gouges, burins, grattoirs, pointe de harpon, hameçon, briquet qui témoignent des activités des naufragés.
Objets en cuivre
18Une plaque de cuisson fabriquée à l’aide d’un morceau de cuivre carré, porte des traces de réparations et de martelage.
19Plusieurs cuillères ou fragments de cuillères du même type que ceux qui ont été trouves les années précédentes ont été mis au jour.
20Six pointes formées d’une feuille de cuivre roulée en forme de cône allonge ont été trouvées. Il pourrait s’agir du renfort de l’extrémité d’un bâton ou d’une baguette d’un diamètre de l’ordre de 15 a 20 mm.
21L’usage d’un bâton, dont la pointe a été renforcée, évoque une lance ou une flèche qui pourraient alors avoir été utilisées, par exemple, pour la capture des oiseaux.
22Un anneau (bague) et trois fragments de chaînettes fabriquées à l’aide d’un fil de cuivre sont avec les bracelets trouvés en 2008 les seuls objets non utilitaires mis au jour au cours de la fouille.
23Deux pièces de monnaie ont été trouvées, l’une est une pièce espagnole de 4 maravedis frappée en Amérique, datée du règne de Philippe V (1700 –1746) ; l’autre une pièce portugaise de dix reis frappée sous le règne de Joao V, roi du Portugal (1706 à 1750) frappée en 1720 ou 1721.
24La pièce portugaise a sans doute été portée en tour du cou comme une médaille et plus probablement sur un bracelet ce qui expliquerait les deux perforations.
Objets en plomb
25Ce métal est abondant sur les navires de l’époque. Les écubiers au nombre de quatre étaient garnis de plomb, ces garnitures étaient des cylindres d’environ 50 cm de diamètre et d’un mètre de long. Les dalots servant à l’écoulement des eaux du pont supérieur vers la mer étaient également en plomb, d’un diamètre d’une douzaine de centimètres et d’environ 50 cm de long, ils étaient nombreux (6 à 8 de chaque bord).
26Par ailleurs du plomb en feuille était embarqué à titre de rechange, le plomb étant souvent utilise pour boucher provisoirement de petites voies d’eau, mais aussi pour fondre des balles de fusil ou de pistolet. La présence de chutes de découpe et de coulures de plomb illustre les techniques employées par les naufragés pour fabriquer les récipients retrouvés.
27Un disque de plomb de 315 mm de diamètre et de 3 mm d’épaisseur, pesant 5,5 kg a été trouvé dans le sondage TR 13 dans la couche de remblai. Nous interprétons cette plaque, soigneusement découpée comme l’ébauche d’un récipient. Nous avons là, par la même occasion, une approche de la technique de fabrication des récipients de petite dimension, sans doute façonnés par martelage. Une écuelle à fond plat de 14 cm de diamètre, quelques ébauches de cuillères ont également été trouvées, ainsi que 39 balles de fusil ou de pistolet et 3 balles d’espingoles.
Minéraux
28Sept silex dont le poids est compris entre 1 et 6 g ont été trouvés en des endroits différents, ainsi qu’un cristal taillé en demi-taille.
Bilan des recherches après quatre missions archéologiques
29Après quatre missions sur l’île de Tromelin, nous commençons à comprendre ce qu’ont pu être les conditions de vie quotidienne des Malgaches abandonnés et l’environnement dans lequel ils ont évolué. On peut dès à présent dresser un premier bilan, en attendant le résultat des études en cours qui sans doute permettront de l’affiner3.
Lieu de vie
30Le lieu de vie des naufragés et les constructions successives de la station météo sont étroitement imbriqués. On peut à la fois regretter les destructions qui ont résulté des implantations modernes, mais aussi se réjouir qu’une partie significative des habitats anciens ait été conservée. Les destructions observées en 2013 nous privent cependant d’une complète compréhension de l’espace central occupé par les Malgaches ainsi que de l’évolution de cet espace.
31Les personnels de la station météo ont aussi causé des dommages en opérant des fouilles dans la plupart des bâtiments datés du xviiie siècle qui étaient encore visibles en 1954 (voir chap. 16 – Figure 16-7). Seuls deux d’entre eux semblent avoir échappé à ces visites.
32Outre les deux bâtiments qui ont très probablement été recouverts par la construction de la case météo (un abri semi-enterré construit en 1956 et détruit il y a seulement quelques années), des bâtiments peuvent se trouver également sous la case gonflage, local utilisé pour le stockage de l’hélium et le gonflage des ballons sonde. De plus, l’amorce d’un ou deux autres bâtiments se prolongeant sous une citerne en dur a été décelée. L’ensemble de l’habitat semble donc avoir été constitué d’une douzaine de bâtiments, dont les deux tiers ont pu être étudiés.
33Il faut ajouter à ceux-ci le bâtiment construit après le sauvetage des survivants en 1761 et avant l’érection de la station météo, mis au jour en 2010.
Occupation de l’espace
34Après le départ des Français, les Malgaches quittent le campement du haut de plage, indiqué sur les plans de la Bibliothèque nationale (voir chapitre 7), et gagnent le point haut de l’île situé au nord. Il est probable qu’au début ils utilisaient toujours les mêmes abris légers, des tentes confectionnées à l’aide de voiles récupérées sur l’épave. La violence des dépressions tropicales a très probablement amené la destruction des abris légers, peut-être même dès le premier été austral. La mission de 2013 a montré que très rapidement des bâtiments en dur sont construits à l’aide de pierres sèches.
Description des bâtiments
35Conservés sur une hauteur maximale de 1,5 m, les murs étaient plus haut à l’origine. Les blocs de leur partie supérieure ont servi de matière première pour la construction de la station météo. Les techniques de construction des bâtiments, pour ce que nous avons pu en observer, sont assez homogènes. Les murs sont caractérisés par la présence d’un seul véritable parement, en général le parement interne. Il n’existe pas à proprement parler de parement externe pour la plupart des bâtiments, la face externe des murs des bâtiments n’est pas aménagée. Le parement interne des murs est constitué, à la base, de plaques de grès de plage4 de taille assez importante, posées de chant. Sur ces dernières, des moellons de corail plus petits sont agencés de manière à constituer une assise horizontale, chaque bloc recouvrant au moins deux blocs du rang inférieur, avec des joints secs croisés. Les parements internes de ces murs rappellent les parements externes des tombeaux malgaches. Le reste du mur est constitué d’un appareil mélangeant des moellons de toutes dimensions, mais toujours imbriqués. Cette technique, parfaitement maîtrisée par les naufragés, assure aux édifices une stabilité certaine, tandis que l’épaisseur des murs, souvent supérieure à 1,5 m, leur confère une grande robustesse, afin de résister aux vents et à la mer. Les matériaux utilisés (blocs de corail et plaques de grès de plage) sont naturellement présents sur l’île, mais à une distance comprise entre 150 et 1300 m de la zone de construction.
36La campagne de fouille 2013 a mis en évidence une technique de construction légèrement différente en deux endroits situé à l’est : les dalles verticales constituant la base des murs reposent dans de petites tranchées creusées dans le sol primitif, où elles sont calées par de petits blocs de corail.
37Contrastant avec l’épaisseur des murs de ces constructions en pierres sèches, on est frappé par l’exiguïté de l’espace intérieur des pièces. L’étroitesse des bâtiments est sans doute liée à la difficulté rencontrée pour réaliser un toit avec les matériaux qui étaient disponibles.
38Une caractéristique générale de l’ensemble de ces constructions est qu’accolées les unes aux autres, elles constituent une sorte de hameau.
Séquence chronologique de construction
39Nous pouvons maintenant décrire les étapes de l’édification de ces bâtiments,
Premier état de construction
40Les bâtiments les plus anciens (bâtiments 5, 9, 10 et 12) semblent situés au nord-est de la zone fouillée, sous le bâtiment de gonflage de la station météorologique. Ils sont construits au tout début de l’occupation. Une partie de ces bâtiments est détruite, très probablement par un épisode dynamique naturel (cyclone ?). Les matériaux d’une partie de ces bâtiments (au moins ceux du bâtiment 12) sont réutilisés pour la seconde phase de construction. Le bâtiment le plus à l’est (bâtiment 9) paraît avoir était condamné à la fin de cette première phase.
Deuxième état de construction
41Après plusieurs tempêtes, enregistrées dans la stratigraphie, les constructions sont reprises avec l’édification de nouveaux bâtiments. Ils sont centrés dans les secteurs fouillés au cours des quatre missions. La zone bâtie se déplace vers le sud-ouest. Il semble que les naufragés aient alors cherché à disposer leurs bâtiments autour d’un espace central, en les appuyant les uns aux autres. Les bâtiments situés à l’est s’ouvraient sur cet espace, alors que ceux situés à l’ouest s’ouvraient vers l’extérieur, de sorte que toutes les ouvertures étaient grosso modo sous le vent des bâtiments. Cette observation confirme que les Malgaches ont en priorité adapté leurs constructions aux conditions d’environnement, abandonnant leurs règles coutumières d’orientation des habitations par rapport aux points cardinaux.
Troisième état de construction
42Il correspond à la mise en place d’un mur de grande taille orienté nord-sud. Un épisode climatique de grande ampleur a très certainement porté atteinte aux bâtiments et est probablement à l’origine de cette construction. Ce nouveau mur divise l’espace en deux, avec peut-être une zone plutôt vouée aux activités de manufacture à l’est (chevilles verticales dans les bâtiments 5 et 2 dont la fonction est probablement utilitaire, zone de stockage identifiée contre le bâtiment 2 et dans l’ancien bâtiment 4, plus grande quantité de déchet dans ce secteur), et une zone plutôt vouée à la vie à l’ouest (bâtiment 2 et secteurs 1, 2, 10 et 11) identifiée comme telle par la présence de mobilier « en état » (trépied, gamelles…). Afin de rétablir la communication entre ces deux zones des ouvertures sont réalisées dans les angles nord-ouest et sud-est du bâtiment 4, son angle sud-ouest et son entrée d’origine étant recouverts par cette construction. Durant cette troisième phase, la zone de vie des naufragés se décale vers l’ouest.
Une occupation postérieure au sauvetage des naufragés
43Cette occupation a été identifiée dans la partie nord de la fouille, dans les bâtiments 5 et 10, construits par les naufragés de l’Utile mais vidés dans les années 1950-1960. Elle a aussi était identifiés dans le bâtiment 6, construit par des occupants dont nous ne connaissons toujours pas l’identité. Les techniques de construction de ce bâtiment diffèrent légèrement de ceux construits entre 1761 et 1776. Le mobilier qu’il renferme est quasi identique ; une bonne partie a été récupérée du naufrage de l’Utile. Mais la stratigraphie indique que ce bâtiment se situe avec certitude entre le sauvetage des survivants du naufrage de l’Utile en 1776 et la construction de la station météorologique qui commence en 1954.
L’espace extérieur
44Les volumes intérieurs des bâtiments mis au jour sont réduits, ils n’offrent qu’un abri restreint. Une partie importante de la vie courante devait donc se dérouler à l’extérieur. Les premières campagnes avaient permis d’aborder l’espace extérieur situé sous le vent des bâtiments (secteurs S1, S2 et S11). Ces secteurs présentaient un espace propre, rangé et ordonné, avec du mobilier surtout lié aux repas, disposé le long des murs. L’espace situé au nord des bâtiments (Secteurs S10 et S12) est moins ordonné et comporte énormément de gros reste de faune (carapaces de tortues) ainsi que de clous et tiges en fer. Cet espace fait plus penser à une zone de dépotoir ou de débitage des carcasses de tortue. Le seul objet manufacturé notable, retrouvé en surface, est un marteau constitué de pièces d’accastillages emboîtées. Il s’agit indiscutablement d’un outil dont la fonction pourrait être liée au débitage des tortues. Il semble donc que le lieu de vie privilégié ait été celui qui se trouvait sous le vent de la cuisine (bâtiment 1) découvert en 2008.
45En 2013, nous avons exploré l’espace central du second état de construction. Malheureusement, celui-ci est en grande partie détruit par le creusement d’une fosse réalisé dans les années 1950-1960. Le sol de quelques mètres carrés préservé au nord du bâtiment 2 semble assez proche de celui des secteurs 10 et 12 fouillé en 2010, zone dépotoir et/ou de stockage d’éléments métalliques, probablement destinés à la fabrication ou à la transformation d’ustensiles.
46Nous avons aussi exploré l’espace au sud des bâtiments 1 et 2. Il correspond également à une zone de rejets (dépotoir) utilisée avant la construction de ces deux bâtiments qui appartiennent à la seconde phase de construction. Cette fonction ne change pas après la construction de ces deux bâtiments.
Mobilier archéologique
47Le mobilier archéologique trouvé est important, puisque son inventaire dépasse les 1600 items.
48La majorité de ce mobilier est constitué de clous de charpentes, de broches ou de chevilles provenant de la structure de l’Utile. Un nombre considérable de chutes de découpe, de coulures de fonte, illustre le travail des naufragés pour la fabrication de leurs objets usuels. Ils utilisaient à cet effet le fer, le cuivre et le plomb récupérés sur l’épave.
49Le reste du mobilier peut être classé en plusieurs catégories.
- Les ustensiles ou les outils trouvés sur l’épave de l’Utile et utilisés dans leur fonction d’origine, puis réparés au cours du temps.
- Les éléments provenant de la structure ou de l’équipement du navire, présents sur le site mais apparemment non utilisés.
- Les éléments provenant de la structure ou de l’équipement du navire, détournés de leur fonction initiale pour fabriquer des outils ou des ustensiles.
- Les objets fabriqués à partir de la matière première trouvée sur l’épave.
- Les objets fabriqués avec des coquillages ou des os trouvés sur l’île.
50La presque totalité des objets mis au jour a une fonction utilitaire, à l’exception de quelques modestes bijoux.
51Les objets les plus remarquables ont été confiés au laboratoire LC2R5qui est chargé de leur traitement de conservation.
Alimentation
52Les différentes campagnes de fouille ont mis au jour une imposante collection de vestiges osseux, riche de plusieurs dizaines de milliers de fragments, témoins de l’alimentation des naufragés de l’Utile. Leur analyse commencée en 2006 se poursuit. Elle permet cependant, dès à présent, de préciser la nature des aliments consommés6. Ces ossements appartiennent pour l’essentiel à des oiseaux marins et, dans une moindre mesure, à des tortues et à des poissons.
53Les oiseaux consommés sont en grande majorité des sternes fuligineuses (Onychoprion fuscatus) : une espèce qui nichait alors sur l’île, comme l’indique la présence d’os médullaire et de poussins. A présent les sternes ne nichent plus sur l’île, où elles ont été remplacées par les fous (voir chapitre 11). En période de reproduction, les sternes forment des colonies pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers d’individus, leur venue constituait donc une manne essentielle pour la survie des naufragés. Ces oiseaux ont fourni des œufs, dont la consommation probable n’a pas laissé de traces, et environ une centaine de grammes de viande par individu. Les oiseaux étaient mangés grillés, les parties les plus charnues débitées à l’aide d’un outil tranchant comme le montre la présence de brûlures régulières et de stries de découpe. Sur le site haut, les extrémités d’ailes sont souvent absentes et les fractures régulières montrent qu’elles ont été brisées avant la cuisson. Il est possible que ce geste ait eu pour objet la récupération des plumes, peut-être destinées à la confection des pagnes qui constituaient l’habillement des rescapées au moment de leur sauvetage7.
54Les tortues vertes (Chelonia mydas) fréquentent régulièrement l’île de Tromelin (voir chapitre 19). Plusieurs milliers d’ossements de tortues ont été trouvés lors des fouilles. Les grandes plaques osseuses qui constituent la dossière montrent parfois sur la face externe, au niveau le plus bombé de la carapace, de profondes stries. Elles pourraient avoir été produites par le frottement sur le sable corallien de la tortue tirée sur le dos, du rivage vers le campement. D’autres stries, fines, s’observent sur la face interne de ces plaques et semblent indiquer la récupération de la viande à l’aide d’un grattoir métallique. Outre la consommation probable des œufs, une tortue adulte fournit plusieurs dizaines de kilogrammes de viande et de graisse et devait suffire à nourrir le groupe pendant quelques jours.
55Les restes de poissons sont peu nombreux, mais ils représentent une forte diversité ; au moins onze familles différentes sont documentées. Les carangues dominent suivies par les balistes, les poissons-chirurgiens, les vivaneaux, etc. Les poissons capturés sont de taille variable, et leurs poids estimés sont compris entre 100 g et 10 kg. La plupart des espèces identifiées peuvent avoir été capturées depuis le littoral, cependant les plus grosses prises ont pu nécessiter une pêche à la ligne au-delà des déferlantes.
L’eau
56Le puits qui semble avoir été observé par les personnels de la station météo dans les années 1960, n’a pas été retrouvé. L’eau devait être acheminée via un chemin aménagé observé par Layard8 et était sans doute conservés dans les récipients en plomb munis de couvercles dont trois exemplaires ont été mis au jour.
Le feu
57L’usage du feu est attesté par la présence de cendre dans le sol jusqu’au niveau du sol d’abandon, la découverte d’os d’oiseaux brûlés et de coulures de plomb fondu. Les rescapées ont affirmé avoir gardé le feu pendant quinze ans. Le bois de charpente disponible sur l’épave était employé, son usage est attesté par la présence de nombreux clous de charpente trouvés dans le sol, à tous les niveaux. Le bois mort de veloutier a sans doute aussi complété cette ressource. La découverte de fragments de silex et de briquets en fer permet de préciser la manière dont le feu était allumé et entretenu.
58Plusieurs foyers, installés à l’intérieur des bâtiments (bâtiments 1, 2, 5), ont été observés. Toutefois il semble qu’au moment du sauvetage final, le foyer utilisé pour cuisiner se trouvait à l’extérieur, sous le vent du bâtiment 1.
Organisation matérielle
59Le bâtiment 1, dégagé en 2008, a été interprété comme étant une cuisine. La présence d’un foyer aménagé indique qu’il a eu pour fonction la cuisson des repas. Cependant, ce foyer n’était pas utilisé au moment de l’abandon du bâtiment en novembre 1776, mais servait de lieux de stockage de contenants (gamelles), abandonnés lorsque les naufragés quittèrent l’île. Les objets trouvés dans la cuisine lui confèrent également une fonction de rangement et de protection de ces ustensiles. En l’absence de mobilier, la fonction des autres bâtiments est moins bien définie, les clous de fer introduits entre les blocs formant la paroi pourraient avoir été utilisés pour accrocher des objets. La présence d’outil dans le bâtiment 3 ouvre la possibilité d’y voir un lieu de rangement, voire un atelier. L’aménagement des bâtiments 2 et 5, en particulier la présence de grosses chevilles plantées dans le sol dans l’espace au fond de la pièce délimité par des blocs verticaux, reste une interrogation. Il est possible que ces chevilles verticales aient été utilisées comme enclumes, ou pour un autre usage lié au travail des métaux.
60Chaque bâtiment semble avoir eu une fonction spécifique. Le fait que les objets soient rangés par fonction indique une organisation certaine de la petite société qui s’est constituée.
61Les Malgaches, forts de leur savoir-faire reconnu en matière de métallurgie du fer, ont peut-être utilisé la forge édifiée par les Français pour construire La Providence.
Organisation sociale
62Le type de construction des bâtiments, aussi bien que leur regroupement autour d’un point central, mais aussi les indices évidents d’évolution et donc d’adaptation de ces constructions, constituent la preuve la plus évidente d’une organisation sociale du groupe, ces constructions et leur modification n’ayant pu s’effectuer que collectivement.
63Les recherches effectuées à Madagascar ont montré que le choix de construire les habitats à l’aide de blocs de corail allait non seulement contre la coutume malgache, mais contre des interdits royaux dont les naufragés étaient certes dégagés, mais dont la prégnance devait peser d’un poids important au moment de leur choix. Psychologiquement, la transgression de cet interdit dut être particulièrement difficile : l’utilisation de la pierre était à Madagascar réservée aux tombeaux. Il en va de même du non-respect des règles d’organisation topographique de l’espace, en particulier de la stricte orientation et de l’individualisation des habitations.
64L’important remaniement – véritable transformation – de l’ensemble de la zone habitée que représente la construction en son centre d’un mur de protection important qui a amené à détruire l’un des bâtiments existants, montre aussi une maîtrise par les naufragés de la gestion de leur espace de vie.
65L’industrie déployée, pour fabriquer ou réparer des ustensiles de cuisine ou des outils, vient aussi confirmer que les tâches et des savoir-faire individuels mis en place.
66Quelques objets indiquent par ailleurs que le petit groupe de naufragés avait dépassé le cadre strict de la survie, pour s’ouvrir à des comportements et des préoccupations proches d’une vie « normale ».
67La découverte de bijoux ou d’ornements (bracelets, bague, chaînettes) en est la première évidence, tout comme les décors gravés sur le manche des pics (fourchette simplifiée et/ou pointe démêloir).
68D’autres objets, tels la pièces de monnaie percée et les fragments d’encens, illustrent sans doute les maigres « biens » emportés ou récupérés par les esclaves. L’usage de l’encens, à la fois médicinal et magique, et celui des bracelets en cuivre, qui ont aussi une fonction de talisman, ouvrent une fenêtre sur des comportements magico-religieux et éclairent le quotidien des Malgaches abandonnés.
Les sépultures
69Les sépultures des naufragés, qui semblent être attestées par le récit de Parker en 1851, n’ont pas été trouvées. Rappelons la découverte en 2008, dans une zone de déblais liée à la construction de la station météo, des restes de deux squelettes déplacés par les ouvriers à l’occasion de ces travaux. Ce sont les seules données matérielles à notre disposition. Nous avons la conviction qu’il s’agit d’ossements des naufragés déplacés en même temps que les autres éléments appartenant à l’Utile découverts dans le même niveau. Leur présence à cet endroit, au sein de l’habitat, reste difficile à expliquer.
70L’ensemble de ces observations montre à l’évidence que les rescapés de l’Utile, laissés dans le dénuement le plus complet, n’ont pas été écrasés par leur situation, qu’ils ont lutté et ont fait preuve d’imagination et de volonté pour surmonter leurs difficultés et leur isolement. Ils ont utilisé les rares ressources qui leur étaient offertes pour survivre puis rebâtir une petite société, recouvrant par là même la dignité et l’humanité qui leur avaient été déniées.
71Le site archéologique de Tromelin, porteur d’une grande charge émotionnelle, est ainsi devenu l’un des lieux de mémoire de la traite et de l’esclavage.
Notes de bas de page
1 Rapport de mission (non publié).
2 Recherches archéologiques sur l’île de Tromelin (8 novembre –10 décembre 2013) Rapport de mission (non publié).
3 Les études en cours concernent la faune consommée : Véronique Laroulandie (CNRS), Christine Lefèvre (MNHN) et Philippe Bearez (CNRS), les plantes consommées : Marie-Pierre Ruas (CNRS), les coquillages : Nathalie Serrand (INRAP), les pratiques métallurgiques : Nicolas Thomas (INRAP) et Lise Saussus (Université catholique de Louvain) et l’usage de l’encens : Lucile Bailly (Université de Strasbourg), Pierre Adam (CNRS), Jacques Connan (Université de Strasbourg), Armelle Charrié-Duhaut (CNRS), Bako Rasoarifetra (Université de Tananarive).
4 Beach-rock ou sandstone en anglais, une roche sédimentaire qui se forme dans une zone littorale, par cimentation rapide du sable et de débris coralliens.
5 LC2R - Laboratoire de conservation, restauration et recherche, à Draguignan.
6 Laroulandie, Lefèvre 2014 ; Guérout, Romon, Laroulandie, Lefèvre, Béarez, 2014.
7 Journal historique et politique, imprimé à Genève, no 24 du 30 août 1777, p. 374 : « Des plumes d’oiseau, tissées fort artistement, leur servoient de pagnes et de couvertures. »
8 Brooke, 1981.
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