Les cartes traditionnelles hydrologiques chinoises : le Huang Yun hekou gujin tushuo 黃運河口古今圖說 de Linqing 麟慶(1791-1846)
Chinese Traditional Hydrologic Maps: Linqing’s 麟慶 (1791‑1846) HUANG YUN GUJIN TUSHUO
p. 43-57
Résumés
Bien avant l’ère chrétienne, les Chinois ont, pour administrer leurs territoires, mis en place et développé des outils et des savoirs, parmi lesquels la cartographie. Ainsi les fonctionnaires chinois ont inclus dans les monographies des territoires dont ils avaient la charge, des cartes des zones urbaines et agricoles mais aussi des cours d’eau dans le but d’améliorer leur connaissance des lieux et l’efficacité de leur administration.
Le Huang Yun hekou gujin tushuo a été écrit par Linqing, un haut fonctionnaire mandchou qui a été en charge de la section sud du grand canal de 1833 à 1843. Cet ouvrage présente dix cartes de l’intersection du grand canal et du fleuve Jaune entre 1522 et 1838. Outil administratif, cet ouvrage fournit par ailleurs de nombreuses informations sur les différents dispositifs hydrauliques ajoutés au niveau de l’intersection entre ces deux dates.
Well before the Christian Era, Chinese people had created and developed tools and knowledge to manage their land. Cartography was one of them. Thus, officials in charge have included in their gazetteers maps of urban or farming areas as well as water courses in order to improve their knowledge of the place and their management of it.
The Huang Yun hekou gujin tushuo was written by Linqing, a high Manchu official, in charge of the south section of the Grand Canal from 1833 to 1843. This book offers 10 maps of the intersection of the Yellow River and the Grand Canal between 1522 and 1838. Conceived primarily as an administrative tool, this small opus also gives detailed information about the many hydraulic implements successively added at the intersection between these two dates.
Entrées d’index
Mots-clés : Administration, cartes, Chine, conservation hydraulique, grand canal, fleuve Jaune
Keywords : Grand Canal, China, Government, Maps, Water Conservancy, Yellow River
Texte intégral
Introduction
1Dans le registre des livres et des sciences du territoire, les cartes traditionnelles ou modernes occupent une place centrale en Orient comme en Occident. La codification et la scientificité de ces cartes ont évolué dans l’espace et dans le temps, à mesure que les acteurs changeaient et leurs usages se modifiaient.
2En Chine, les plus anciennes cartes connues datent du ive siècle avant J.-C. et les premières cartes géographiques et hydrologiques, du iiie siècle avant J.-C.1. On ne dispose pas de cartes pour la période allant du ier siècle après J.-C. au ixe siècle. À partir de cette date, leur nombre augmente à mesure que l’on se rapproche de notre époque.
3Les cartes les plus anciennes, retrouvées dans les tombes de hauts dignitaires, semblent avoir eu un usage administratif ou militaire. De fait, les représentants de l’État, local ou central, ont dès le début joué un rôle dans cette production cartographique. Et celui-ci ne s’est pas démenti tout au long de l’histoire chinoise : en effet, les fonctionnaires lettrés ont, au moins à partir du xive siècle et probablement avant, souvent inclus dans les monographies des territoires dont ils avaient la charge des cartes des cours d’eau ou de la topographie locale dans le but d’améliorer l’efficacité de leur administration.
4Dans la première moitié du xixe siècle, un fonctionnaire lettré en charge de la maintenance du grand canal, a édité un recueil de cartes commentées portant sur l’intersection entre le fleuve Jaune et le grand canal. Après une présentation de l’ouvrage, le Huang Yun hekou gujin tushuo 黃運河口古今圖說, et de son auteur, Linqing 麟慶 (1791-1846), cet article se propose de présenter puis de commenter plusieurs de ces cartes, avant de s’interroger sur le genre et le rôle de ces dernières2. Peut-on les rattacher à un type de cartes particulières ou plus généralement d’ouvrages techniques ou illustrés ? Ces cartes sont-elles représentatives ou bien constituent-elles une exception ? À qui sont-elles destinées et à quoi servent-elles ?
Présentation de l’ouvrage et de son auteur
5Cet opus court, de dix-huit pages, dont on pourrait traduire le titre par Explications illustrées anciennes et présentes sur l’intersection du fleuve Jaune et du grand canal, présente, après une préface de l’auteur, dix cartes du Hekou 河口, l’intersection du fleuve Jaune et du grand canal, entre 1522 (l’ère Jiajing 嘉靖 des Ming – 1522-1566) et 1838 (la 18e année de l’ère Daoguang 道光). L’ouvrage date de 1841. Les dix cartes, présentées dans un ordre chronologique, sont toutes suivies d’un texte explicatif. On trouve en annexe deux textes courts (environ deux pages) sans cartes, rédigés par deux auteurs différents portant également sur l’histoire de l’intersection.
6L’auteur, Linqing 麟慶 (1791-1846), est un personnage important à plus d’un titre. C’est d’abord un mandchou, ce peuple des steppes du Nord-Est de la Chine actuelle (la Mandchourie) qui a conquis l’empire chinois des Ming en 1644 avec 120 000 hommes et a instauré la nouvelle dynastie des Qing 清 (1644-1911)3. Il fait partie du clan Wanyan 完顏, un clan se présentant comme celui des descendants directs de l’empereur Shizong 世宗 de la dynastie des Jin 金 (1115-1234)4. Il appartient donc à l’élite aristocratique et militaire mandchoue5.
7Il vient par ailleurs d’une famille de guerriers, une obligation parmi l’élite mandchoue, mais aussi de fonctionnaires lettrés et de traducteurs. Plusieurs de ses aïeux ont traduit les principaux classiques chinois en mandchou. Son grand-père a été gouverneur et son père préfet. Lui-même a brillamment réussi l’examen du doctorat6 à l’âge de dix-huit ans et a travaillé à la capitale dans diverses administrations centrales pendant quatorze ans (dont l’académie Hanlin et le Grand secrétariat), avant d’être envoyé dans les provinces de l’empire, d’abord comme préfet, puis comme intendant de circuit en charge de la protection des rives du fleuve Jaune. Après avoir été successivement juge et gouverneur provincial, il est nommé directeur de la section sud du grand canal en 1833. Il reste à ce poste neuf ans, une longévité rare pour une charge aussi difficile, mais en est renvoyé en 1842, après que le fleuve Jaune a rompu ses digues et inondé la région dont Linqing a la charge. Il est également privé de ses titres et privilèges mais n’est ni banni ni exécuté. L’année suivante il est rappelé pour réparer une autre brèche sur une digue du fleuve Jaune dans la province du Shandong. Rétabli dans ses fonctions mais à un rang inférieur, il devient ensuite représentant officiel en Mongolie. Malade, il ne s’y rend pas et meurt peu après.
8Linqing est donc un haut fonctionnaire proche de l’empereur et un expert en hydraulique, longtemps en charge de ces questions. Il a écrit un autre ouvrage important sur le même thème : le Hegong juqi tushou7 [Explications illustrées des outils et matériels utilisés pour la conservation hydraulique] qui connut un grand succès, ainsi qu’une autobiographie et de nombreux poèmes.
Les cartes tirées du Huang Yun gujin tushuo
Le grand canal et le fleuve Jaune au milieu du xixe siècle
9Il me semble important, avant de détailler certaines des cartes de l’ouvrage, de replacer ce dernier dans le contexte historique et hydraulique de la première moitié du xixe siècle. De façon générale, les fleuves chinois sont très limoneux et leurs cours changent souvent. Le fleuve Jaune, le plus emblématique d’entre eux et le berceau de la civilisation chinoise, a plusieurs fois varié de cours à travers les âges : après avoir coulé au nord de la péninsule du Shandong de l’ère chrétienne au xie siècle, il emprunte deux lits différents au nord et au sud de cette péninsule pendant deux siècles, pour ne plus suivre que le cours sud avant de couler à nouveau exclusivement au nord après 1855. Ces différents changements sont indiqués sur la figure 1 (Carte du grand canal et des différents cours du fleuve Jaune).
10Ces variations successives du cours du fleuve ont eu un impact immense sur l’économie et la physionomie de la région. L’une des difficultés pour les fonctionnaires impériaux en charge des localités concernées, outre le secours aux populations sinistrées, est le colmatage des brèches, la création de nouvelles digues et la réversion à l’intérieur de ces dernières du cours principal du fleuve. La tâche est encore compliquée par le fait que le grand canal traverse le fleuve (figure 1)8.
11Le grand canal (dont le tracé est indiqué en pointillés sur la figure 1) va de Hangzhou à Pékin et sert à acheminer le grain du Tribut des régions fertiles du bas Yangzi vers Pékin pour approvisionner la cour et le gouvernement. De fait, au xixe siècle l’impôt est principalement payé en nature. Mais le canal symbolise surtout la mainmise politique et militaire du Nord sur le Sud, des Mandchous sur les Chinois. L’entretien de cette artère est donc crucial pour le gouvernement et pas moins de trois hauts fonctionnaires se partagent cette tâche sous la dernière dynastie : un premier est en charge de la section de la province métropolitaine, le Zhili (la région « sous administration directe »), au sud de Pékin ; un deuxième est responsable de la partie sise dans la province du Shandong et un troisième administre la section sud allant de l’intersection entre le canal et le fleuve Jaune jusqu’à Hangzhou. Linqing est en charge de cette section sud de 1833 à 1843. C’est un point stratégique et difficile : l’apport incessant en alluvions dans le lit du fleuve Jaune a depuis de nombreux siècles surélevé ce dernier par rapport aux plaines environnantes et au canal. C’est pour cette raison que ce fleuve a été endigué sur une grande portion de son cours inférieur. Cet apport incessant en alluvions ainsi que les inondations fréquentes en période de crue au niveau de l’intersection du fleuve et du canal, entraînent une modification constante de sa configuration.
12Dans la préface de son ouvrage, Linqing insiste justement sur la difficulté à administrer et maintenir en état de fonctionnement l’intersection, en raison précisément des transformations physiques permanentes de l’endroit. Un peu plus loin, il souligne l’utilité des cartes pour comprendre l’évolution de l’intersection sur le long terme et explique avoir voulu détailler celles-ci à des collègues hauts fonctionnaires qui, lors de leurs voyages professionnels vers le sud du pays, s’arrêtaient souvent à Huai’an 淮安, où il résidait. Puis il nous indique avoir utilisé deux ouvrages qu’il a intégralement reproduits en annexe. Le premier, commis par Xu Yangting 徐仰庭, Hekou guantang duyun shuo 河口灌塘渡運說 [Explications sur la traversée des bateaux avec la méthode guantang au niveau de l’intersection], est consacré au guantang, une méthode utilisée pour faciliter le passage du fleuve Jaune par les bateaux. Je reviendrai en détail sur cette méthode dans mon commentaire de la dernière carte. Le second, rédigé par Shen Xiangcheng 沈香城, Hekou shuo 河口說 [Explications sur l’intersection], retrace l’évolution de l’intersection. Linqing affirme avoir dessiné ou fait dessiner toutes les cartes reproduites dans son ouvrage, sans être plus explicite. Il a certainement dû s’inspirer de cartes plus anciennes, vraisemblablement archivées à la direction Sud du grand canal.
13À l’époque où Linqing rédige son ouvrage, en 1841, le fleuve Jaune coule au sud de la péninsule et croise le grand canal à Huai’an (figure 1). En 1852 le fleuve Jaune rompt une nouvelle fois ses digues et se met à couler au nord de la péninsule du Shandong. Il y coule toujours. Le lieu décrit sur ces cartes n’existe donc plus depuis 1852 et la configuration de l’endroit a énormément changé depuis cette date.
14Je présente ici quatre des dix cartes proposées dans le Huang Yun gujin tushuo. La première date d’avant 1522, la deuxième de 1672, la cinquième d’avant 1765, et la dixième de 1838. J’ai scanné les originaux, difficilement lisibles, et redessiné ces cartes en tentant d’identifier tous les noms qui y sont portés ainsi que ceux mentionnés dans le commentaire les accompagnant. J’ai préféré certaines cartes à d’autres pour plusieurs raisons : les deux premières sont cruciales pour comprendre la configuration de départ de l’endroit et son évolution au cours des 150 ans qui suivent. Les deux suivantes font ressortir les principales difficultés rencontrées dans l’entretien de l’intersection. Celles-ci étaient essentiellement de deux ordres : il fallait d’une part maintenir un niveau d’eau constant dans le canal pour le passage des bateaux et d’autre part éviter le débordement de l’eau du fleuve et du lac Hongze dans le canal et l’ensablement consécutif de ce dernier. Enfin j’ai extrait des commentaires, qui sont riches en informations, celles concernant principalement les deux points que je viens de mentionner.
15Ces cartes nous permettent d’appréhender l’évolution saisissante qu’a connue l’intersection sur la période concernée, entre 1522 et 1838 : elles retracent en détail toutes les transformations au niveau des tracés des cours d’eau, l’ajout de vannes, d’écluses, de digues et d’une multitude d’équipements au cours du temps. Un coup d’œil à deux ou trois cartes suffit pour apprécier la complexification de la configuration du lieu et les ajouts successifs de dispositifs pour faciliter le passage des bateaux.
16Il faut par ailleurs noter la disposition traditionnelle de ces cartes, le Sud se situant au Nord et inversement, par déférence pour l’empereur : les choses sont présentées telles qu’il les voit. Enfin, l’échelle n’est pas indiquée et varie d’une carte à l’autre, un point que je discuterai un peu plus loin. Afin de mieux situer l’emplacement de l’intersection, précisons que ces cartes correspondent, sur la figure 1, au rectangle noir situé au milieu.
L’intersection avant 15229
17Cette première carte détaille les divagations du cours du fleuve Jaune qui a emprunté le lit de différentes rivières avant 1522 et discute également de la « remise en fonction » du grand canal.
18Si l’on reprend la figure 1, on constate que la rivière Huai y coule du sud-ouest (de la partie supérieure droite de la carte) vers le nord-est (en direction de la partie inférieure gauche de la carte). Sur la figure 2 représentant l’intersection avant 1522, la rivière Huai coule du sud (en haut de la carte) vers le nord (au bas de la carte).
19Linqing, qui a consulté les monographies des sous-préfectures locales, nous indique que du xiiie siècle au xive siècle, le fleuve Jaune brise ses digues et emprunte le lit de la rivière Huai à partir d’un point situé en amont des lacs Hongze et Fuling – qui ne sont pas représentés sur la carte de l’intersection avant 1522 mais apparaissent sur la première carte – jusqu’à la mer. Ce mouvement est indiqué par la flèche 1. Cet emprunt du lit de la Huai par le fleuve Jaune engendre un apport en limons et alluvions important dans cette rivière dont la teneur initiale en matières est beaucoup plus faible que celle du fleuve Jaune. Cette accumulation de terre et de sable entraîne la réunion des deux lacs Fuling et Hongze en un seul au début du xvie siècle (1506).
20La partie du grand canal qui relie la rivière Huai au fleuve Yangzi10 existait sous les Yuan mais avait été détruite à la fin du xvie siècle lors de la transition entre cette dynastie et celle des Ming. Chen Xuan, comte de Pingjiang 平江伯陳瑄 (1365-1433), la reconstruit en 1410 et l’appelle le canal de Qingjiangpu 清江浦11. Il fait également construire une écluse au niveau de l’entrée du canal, l’écluse Tonji (indiquée sur la carte par la lettre A), afin de mieux contrôler l’arrivée d’eau du fleuve Jaune.
21En 1495, le fleuve Jaune change de cours et emprunte le lit de la rivière Si puis celui de la Daqing pour rejoindre celui de la Huai à partir de Dahekou, un mouvement indiqué par la deuxième flèche. L’apport en alluvions dans la Huai se fait alors à partir d’un point situé en aval de l’intersection avec le canal et n’a pas d’influence sur le cours de ce dernier12.
22Mais à partir de 1522, le fleuve Jaune rejoint le lit de la Huai après avoir emprunté celui de la rivière Si puis celui de la Xiaoqing, en passant au sud de la sous-préfecture de Qinghe, au niveau de l’entrée du canal nommée Qinghe kou, un mouvement indiqué par la flèche 3. Or le courant du fleuve Jaune est plus fort que celui de la Huai. Les limons et les alluvions apportés par le fleuve entrent directement dans le canal et s’y accumulent. Il devient difficile de limiter la quantité d’alluvions entrant dans le canal. Afin d’y remédier, Pan Xijun 潘季馴, le directeur du grand canal en 1579, transforme l’écluse en barrage-seuil ba 壩13.
L’intersection en 1672
23On remarque tout d’abord la constitution d’un seul lac en amont de l’intersection, le lac Hongze – situé dans la partie centrale supérieure de la carte de l’intersection en 1672 –, qui avec le temps s’en est rapproché.
24L’entrée du canal se trouvant dans le prolongement de la rivière Xiaoqing, ce dernier reçoit directement l’eau limoneuse du fleuve Jaune apportée par la force du courant. Pour remédier à cet apport continu et préjudiciable au trafic sur le canal, la partie supérieure du canal en amont de l’intersection (indiquée en pointillés) est abandonnée et son entrée est déplacée vers le nord (vers le bas de la fig. 3) de façon à ne plus faire face au courant du fleuve Jaune et ainsi limiter l’entrée directe de l’eau de ce dernier dans le canal. Le directeur Pan Jixun fait également déplacer l’écluse (en fait le barrage-seuil) Tonji du point A vers le point B.
25Dans son commentaire, Linqing nous indique par ailleurs qu’en 1672, le fleuve Jaune rompt ses digues en plusieurs endroits et qu’à partir de cette date son cours se divise en deux bras, utilisant d’une part le lit de la rivière Xiaoqing puis de la Huai comme par le passé, mouvement indiqué par la flèche 1, et d’autre part un second lit au nord passant par Xinzhuang kou, Guanting zhen et Yugou zhen puis se dispersant avant de rejoindre la mer, mouvement indiqué par la flèche 2.
L’intersection avant 1765
26La quatrième carte présentée dans l’ouvrage montre l’intersection avant 1765 (fig. 4).
27On remarque de nombreux changements dans la configuration de l’intersection. Ces modifications doivent permettre un meilleur contrôle du courant et une lutte plus efficace contre les inondations. Voyons cela dans le détail.
28La partie inférieure du cours du canal, avant le passage du fleuve (au niveau de l’écluse de Fuxing), est régulièrement menacée sur le côté ouest par les eaux du fleuve Jaune dont elle n’est séparée que par une mince digue (la digue de briques du temple Tianfei). Aussi, toute cette section de canal bordant le fleuve Jaune (indiquée sur la carte par le chiffre 1) est abandonnée et remplacée par le canal principal et le canal secondaire (indiqués par le chiffre 2) en 1737.
29Linqing nous explique que le niveau d’eau du lac Hongze étant plus élevé que celui du canal d’une part et d’autre part le courant étant difficilement contrôlable, en période de crue l’eau du lac a tendance à inonder le canal et ses environs. Pour remédier au problème, des barrages de fascines sont construits au niveau de l’entrée du canal (Yunkou) et comportent en leur milieu une porte en métal (jinmen 金門) large de treize mètres servant à contrôler le courant. Ces trois barrages de fascines sont indiqués par le chiffre 3. Pour renforcer ce dispositif, quatre écluses (les écluses principale et secondaire Tongji et les écluses principale et secondaire Fuxing) sont construites. Il est précisé qu’elles sont fermées afin de limiter le courant. À l’allée, les bateaux empruntent le canal principal et passent les trois écluses Fuxing, Tongji et Huiji avant de tourner vers la gauche puis vers la droite et de passer les trois barrages pour accéder à l’intersection de la Huai et du fleuve Jaune et traverser ce dernier. Au retour les bateaux empruntent le même chemin dans l’autre sens.
30En 1741, cinq structures en bois en forme de dragon (mulong jia 木龍架) sont installées à l’ouest du barrage impérial. Elles sont indiquées par le chiffre 4. Ces structures qui débordent largement depuis la rive vers le milieu du fleuve doivent déporter le courant vers le nord et la rive opposée à celle de l’entrée vers le canal. Sur la carte 4, la flèche en pointillés indique la direction naturelle du courant du fleuve Jaune, et celle en trait plein portant le chiffre 5, la direction souhaitée après l’installation des structures en bois.
31Enfin en 1746, un tunnel d’évacuation avec deux ouvertures est construit sur la rive est du canal, en dessous de l’écluse Tongji, pour évacuer le trop plein d’eau dans le canal en période de crue. Ce tunnel est indiqué par le chiffre 6. L’eau est ensuite évacuée par le canal de Yongji.
L’intersection en 1838
32Voici la carte datant de 1838, c’est la cinquième et dernière que je présente ainsi que la dernière de l’ouvrage (fig. 5).
33Linqing nous explique dans son commentaire qu’entre 1827 et 1838 la situation au niveau de l’intersection n’a pas changé. L’année 1827 est importante car c’est la première fois que la méthode du guantang (de transfert ou encore de déversement dans un réservoir) est utilisée pour faire traverser les bateaux. En quoi consiste cette méthode et quand est-elle mise en place pour la première fois ? C’est à la fin de l’année 1825, après une rupture de digue l’année précédente et l’ensablement consécutif de l’entrée du canal au niveau de l’intersection, que les hauts fonctionnaires en poste au niveau local14 proposent cette solution qui consiste à construire depuis l’entrée du chenal central côté fleuve jusqu’à l’entrée du canal (Yunkou) et du lac des barrages-seuils et des écluses. L’idée est de récupérer la boue et les limons qui obstruent le chenal central et de les utiliser pour compartimenter ce chenal en plusieurs tronçons de niveaux d’eau différents afin de monter progressivement les bateaux jusqu’au niveau du fleuve Jaune. L’ensemble du dispositif doit également permettre de limiter l’apport en limons et alluvions depuis le fleuve Jaune. À partir de 1827 cette méthode est systématiquement utilisée. Or, le nombre de bateaux traversant augmentant sans cesse pour atteindre 500 en 1929, le risque d’incendie incite alors les autorités à modifier la configuration dès l’année suivante : à l’intérieur du réservoir, un canal de secours (Tihe 替河), indiqué par le chiffre 1 sur la carte 5, est creusé pour augmenter l’apport d’eau du fleuve Jaune (car le processus de remplissage du réservoir est très lent).
34Deux autres ouvertures, indiquées par le chiffre 2, sont pratiquées en 1835 afin de permettre un remplissage et un vidage plus rapides du réservoir. Enfin l’année suivante deux barrage-seuils (ba) sont ajoutés, un premier en forme de pince de crabe (Xieqian 蟹鉗) situé à l’intérieur du réservoir puis un second en forme de dent de cheval (Maya 馬雅) à l’entrée du chenal devant l’écluse de fascines, tous les deux indiqués par le chiffre 3 sur la carte. Grâce à ces améliorations, 1 200 à 1 300 bateaux peuvent alors passer en même temps l’intersection, soit plus du double par rapport à la configuration précédente. Les bateaux continuent à traverser l’intersection en utilisant cette méthode jusqu’en 1852.
35La difficulté liée à cette méthode tient au respect strict du calendrier : il faut qu’à l’allée (en route vers Pékin) les bateaux aient passé l’intersection avant le début de l’été, lorsque les violentes pluies augmentent le niveau d’eau du fleuve Jaune. Dans l’autre sens, les bateaux vides doivent avoir repassé l’intersection après les crues d’automne et avant le début de l’hiver et l’apparition de la glace. Ceux qui arrivent trop tard ne peuvent rejoindre le peloton principalement parce que le remplissage du réservoir prend plusieurs jours.
Que sont ces cartes, à quoi servent-elles ?
36Ces cartes semblent a priori confuses, brouillonnes et peu précises. Elles donnent surtout des noms, ne sont pas toutes à la même échelle et n’en fournissent d’ailleurs pas. Elles apparaissent donc d’un intérêt scientifique limité du fait de leurs imprécisions. Au-delà de leurs manques par rapport aux critères de scientificité moderne, il me semble nécessaire pour les comprendre de déterminer par qui elles ont été produites, dans quel but et en utilisant quels types d’informations, sources écrites ou relevés de terrain.
37Comme je l’ai mentionné lors de la présentation de l’ouvrage, son auteur, Linqing, ne précise pas qui a dressé ces cartes. Il ne mentionne pas non plus leur origine. On peut cependant raisonnablement penser qu’il s’est servi d’anciennes cartes déposées aux archives du bureau de la direction Sud du grand canal dont il avait la charge. Il a copié ou fait recopier les neuf premières cartes et a dessiné ou fait dessiner celle datant de 1838 alors qu’il était en poste.
38Ces cartes sont avant tout des documents administratifs et non des relevés topographiques exacts. Elles ont été produites par des fonctionnaires locaux administrant l’intersection pour leur propre usage. Ces derniers les utilisaient vraisemblablement aussi dans leurs rapports auprès de l’échelon administratif supérieur ou dans leurs mémoires adressés au trône. Car les empereurs de la première moitié du xixe siècle connaissaient les difficultés des fonctionnaires locaux dans leur administration de ce point sensible, le surveillaient de près et demandaient régulièrement des cartes de l’endroit.
39La valeur de ces cartes tient dans le type d’informations qu’elles donnent : elles sont d’une grande précision en ce qui concerne les noms des lieux et des équipements, du relief et de tous les éléments mentionnés dans le commentaire et non dessinés sur chaque carte. En effet le commentaire détaille l’évolution des noms portés sur la carte ou précise lorsqu’un élément en possède plusieurs (ainsi l’écluse de Fuxing est appelée par les paysans du coin « la vieille écluse »). Enfin il indique le rattachement administratif (et son évolution) de chaque lieu et équipement. Ce souci du détail concernant les toponymes nous révèle que l’objectif de ces cartes est de permettre de situer un endroit par rapport à un autre, à ce qui l’entoure, afin de rapidement identifier l’autorité administrative dont cet endroit dépend pour mobiliser celle-ci en cas de besoin. Le nom et l’emplacement des lieux et des équipements les uns par rapport aux autres représentent les données principales de ces cartes.
40L’échelle n’est pas donnée et varie d’une carte à l’autre, car elle n’est que secondaire puisque l’exactitude n’est pas topographique mais toponymique. Le commentaire qui accompagne chaque carte tient donc une place centrale. De nombreuses informations sont fournies par les commentaires, notamment les données quantitatives comme les distances, les mesures et les tailles des équipements mais aussi l’évolution de ces derniers ou leur remplacement, etc., la carte ne fournissant qu’une idée générale de la configuration physique de l’endroit. En fait, ces cartes sont conçues avec leurs commentaires et ne peuvent être comprises ou appréciées sans ces derniers. Il y a une forte complémentarité entre les cartes et leurs commentaires.
41Ces cartes sont en noir et blanc. Il existe à l’époque mais également sous les dynasties précédentes plusieurs types de cartes hydrologiques dont certaines sont en couleur et illustrées et d’autres, comme celles présentées ici, en noir et blanc. Il n’existe pas, à l’époque où ces cartes sont conçues, de pratiques standardisées dans la production de cartes et on a pu voir coexister plusieurs types de cartes jusqu’à l’adoption du modèle occidental au tournant du xxe siècle.
42Cependant, les monographies consacrées à un ou plusieurs cours d’eau, et notamment les monographies sur le fleuve Jaune, sont généralement en couleur et souvent illustrées : les éléments du relief sont coloriés, les équipements sont indiqués de manière exhaustive et détaillée. L’utilisation de la couleur permet notamment de différencier les qualités d’eau véhiculées, ou d’indiquer la variation de profondeur dans les cours d’eau.
43Sorties de leur contexte administratif, ces cartes ont eu une « seconde vie » grâce à l’ouvrage de Linqing. Ce dernier, en publiant ce recueil de cartes sur l’intersection, semble avoir répondu à une curiosité répandue parmi ses collègues fonctionnaires lettrés. L’intersection était un point sensible et son maintien en état de passage représentait une tâche difficile. De ce fait, les empereurs, mais aussi les hauts fonctionnaires, s’enquéraient régulièrement de la situation de l’intersection. Un ouvrage traitant justement de ce sujet, et de surcroît de façon exhaustive, en récapitulant l’histoire de l’endroit, ne peut qu’intéresser de nombreux fonctionnaires lettrés. Et l’ouvrage a connu un succès certain. J’en veux pour indice sa présence, en version originale ou en reprint, dans de nombreuses bibliothèques de recherche en Chine même, mais également dans le reste du monde. La bibliothèque de l’Academia Sinica à Taipei, la bibliothèque nationale de Chine à Pékin, celles de Harvard Yenching et de l’Université de Columbia, ou encore de la diète au Japon possèdent un ou deux exemplaires de l’édition originale de 1841. Plusieurs éditions modernes en ont été publiées, dont les deux principales sont celle de Taipei, réalisée en 1969, et celle de Pékin, réalisée dans la collection du Siku weishou juji kan. Il en existe au moins une autre. Ces différentes éditions modernes sont disponibles, outre les cinq bibliothèques que j’ai citées précédemment, dans quasiment toutes les bibliothèques universitaires ou de recherche sur la Chine impériale en Chine et en Occident. En France, la bibliothèque de l’Institut des hautes études chinoises du Collège de France en possède un exemplaire en reprint. Cette diffusion récente de l’ouvrage ne permet pas d’en apprécier la circulation du vivant de son auteur, mais donne déjà un indice sur celle-ci puisqu’on trouve des exemplaires originaux jusqu’aux États-Unis. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit le fait qu’il était encore assez fréquent, dans la seconde partie du xixe siècle en Chine, de recopier des ouvrages au pinceau et de les mettre en circulation sous cette forme. Avec toute la réserve que l’on doit garder, il semblerait que cet ouvrage ait connu un réel succès, ces cartes suscitant un intérêt certain chez les fonctionnaires et de façon plus générale parmi l’élite lettrée.
Conclusion
44La cartographie chinoise traditionnelle est ancienne et variée. Plusieurs types de cartes, dont les buts sont différents, ont longtemps cohabité. Les cartes qui constituent le cœur de l’ouvrage du directeur de la section sud du grand canal Linqing, le Huang Yun hekou gujin tushuo, sont représentatives d’une de ces catégories. Ces cartes hydrologiques sont d’abord administratives. Elles sont en noir et blanc et accompagnées d’un commentaire indispensable à leur compréhension. Elles ont été conçues avec le commentaire qui en est une partie intégrante. Elles offrent un savoir unique et exhaustif de l’intersection du grand canal et du fleuve Jaune et représentent un témoignage irremplaçable de ce lieu crucial et complexe et de son évolution physique et technologique dans le temps. Un témoignage d’autant plus précieux que l’endroit n’existe plus puisqu’après 1852 et une série d’inondations importantes dues à des brèches dans les digues, le fleuve Jaune coule à nouveau au nord de la péninsule du Shandong. Celui-ci y coule toujours.
Notes de bas de page
1 Harley J. B. et Woodward D., The History of Cartography, volume 2.2 Cartography in the Traditional East and Southeast Asian Societies. Chicago, the University of Chicago Press, 1994, p. 37-38.
2 Linqing 麟慶, Huang Yun hekou gujin tushuo 黃運河口古今圖說. 據清道光二十一年雲蔭堂刻本影印 d’après l’édition xylogravée de 1841 du Yunying tang. Beijing, Beijing chubanshe, 2001, 20 p. Collection Siku weishou juji kan 四庫未收書輯刊, p. 6/1-6/19.
3 Les Mandchous ont été aidés dans leur conquête par différents clans mongols et des Chinois. Ces peuples, qui avaient rallié les Qing avant la conquête ont été intégrés au système des bannières, une sorte d’organisation militaire de la population mandchoue en huit groupes socialement et militairement très structurés. À ce titre ces peuples ralliés vivaient également séparés de la population chinoise et bénéficiaient eux aussi de nombreux avantages.
4 Les ancêtres des Mandchous, que l’on appelle à l’époque les Jurchen, envahissent la Chine du Nord au XIIe siècle et instaurent la dynastie des Jin. Ils occupent un territoire qui va au sud jusqu’au Yangzi et à l’ouest jusqu’à l’ancienne capitale des Han, l’actuelle ville de Xi’an. Le clan Wanyan a été en majeure partie exterminé par les Mongols au moment de leur conquête de la Chine et il est en fait peu probable que Linqing et ses ancêtres en soient les descendants directs, Liu Xun, « Immortals and Patriarchs : the Daoïst World of a Manchu Official and His Family in Nineteenth-Century China », Asia Major, vol. 17, no 2, 2004, p. 161-218.
5 Linqing n’est cependant pas un homme libre, car il est baoyi ou serviteur attaché à la maison impériale. Peu avant la conquête de la Chine, ses ancêtres, malgré leur appartenance à un clan royal, étaient tombés en bas de l’échelle sociale mandchoue et avaient accepté ce statut qui leur a permis d’intégrer la maison impériale et d’être ainsi au plus près du pouvoir. Le calcul semble avoir été juste car ce statut d’esclave n’a pas empêché plusieurs d’entre eux de devenir hauts fonctionnaires ou d’avoir des charges importantes.
6 Cet examen final a lieu à la capitale et est précédé par d’autres aux niveaux de la préfecture puis de la province. Il donne accès à la haute fonction publique.
7 Linqing 麟慶, Hegong qiju tushuo 河工器具圖說, dans Zhongguo kexue jishu dianji tonghui : Jishujuan, Zhengzhou, Henan jiaoyu chubanshe. Ouvrage tiré la collection Shoushange congshu, reprint d’après l’édition originale de 1836.
8 Cette carte est inspirée de l’ouvrage de Needham J. (dir.), Wang Ling et Lu Gwei-djen, Science & Civilisation in China. Volume 4 - Physics and Physical Technology, part III - Civil Engineering and Nautics, Cambridge/Londres/New York, Cambridge University Press, 1971. Fig. 859. Je l’ai renversée, en mettant le Nord au Sud et vice versa pour la présenter de la même façon que les cartes de l’ouvrage de Linqing.
9 La carte et son commentaire se trouvent aux pages 6-3 et 6-4 de l’édition du Siku.
10 Il faut se reporter à la carte 1 Le grand canal et les différents cours du fleuve Jaune sur laquelle le tracé du canal est indiqué en pointillés. La partie du canal allant du confluent de la Huai et du fleuve Jaune à la ville de Hangzhouse situe dans la partie centrale supérieure de la carte.
11 Le canal Qingjiang fait partie du grand canal. Il a été reconstruit en 1410 pour relier le fleuve Yangzi à la rivière Huai, cf. Huang Yun hekou gujin tushuo, p. 6-4.
12 Ibid.
13 Il est assez difficile de comprendre ce que recouvre la transformation de l’écluse en barrage. Il semblerait que cette transformation implique l’ajout d’éléments au centre du dispositif censés retenir les alluvions qui s’accumulent dans le fond du canal.
14 Le gouverneur et les directeurs du canal Qi Shan 琦善 (1790–1854), Zhang Bing et Pan Xi’en 潘锡恩 (1785-1866).
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