Chapitre XI. Quand la physiologie du mouvement rencontre la phonétique
p. 121-134
Texte intégral
1La rencontre entre la phonétique et la physiologie du mouvement semble pratiquement inévitable dans l’esprit positiviste du xixe siècle. Pendant que les physiologistes préconisent des méthodes et des appareillages pour parvenir à la décomposition et à la recomposition du mouvement humain et animal, la phonétique passe de l’étude des lettres – l’enseignement des Grecs transmis plus ou moins fidèlement par les grammairiens latins – à l’étude concrète des sons du langage. « C’est de cette manière que la phonétique – science des sons en tant que faits physiques – est introduite dans l’histoire linguistique1. » L’histoire des langues et de leur évolution va désormais dépendre de l’analyse empirique des éléments physiques du langage – les sons –, par le biais d’une instrumentation inspirée des modèles utilisés dans les sciences naturelles.
2Le concept moderne de phonétique trouve son origine dans la profonde mutation qui a redéfini au cours du xixesiècle la pensée linguistique. Cette évolution s’est faite sous l’impulsion de deux notions essentielles : la linguistique comparée ou grammaire comparée et la linguistique historique ou grammaire historique. En effet, après les nombreuses hypothèses sur l’origine des langues avancées au cours du xviiie siècle, les efforts s’orientent particulièrement sur l’histoire des langues. On découvre alors qu’on peut comparer les langues entre elles ; l’étude du sanscrit permet d’établir sa parenté avec non seulement d’autres langues de l’Inde, mais aussi avec les langues européennes et d’en déduire donc que toutes ces langues appartiennent à la même famille2. Il s’agit là de travaux plaçant l’étude des langues comme matière autonome, résultant d’un ensemble de postulats scientifiques. La comparaison rigoureuse entre les langues groupées en familles et les familles en question impliquait la nécessité de prouver des correspondances phonologiques régulières. « C’est justement sur la régularité de ces correspondances – les lois phonétiques – qu’on voulait baser la reconstruction d’une langue mère d’où toutes les langues apparentées seraient issues. La régularité excluait l’effet du hasard3. » Cet impératif a donné lieu à l’articulation de « lois » phonétiques sur lesquelles vont s’appuyer d’autres investigations plus systématiques qui permettront de codifier les résultats des recherches de « détail4 ». Le premier à réaliser une étude comparative de toutes les langues germaniques est Jacob Grimm (1785-1863), dont la Deutsche Grammatik est publiée en 1819.
3Dans un premier temps, ces travaux attirent l’attention sur la nécessité de compléter les analyses par l’étude des procédés physiologiques de l’articulation, élément auquel on devait ensuite accorder de plus en plus d’importance. En réalité, les progrès arrivent lentement, « jusqu’au jour où des physiologistes et des physiciens appliquent leurs connaissances spéciales à l’étude des articulations et des sons du langage5 ». C’est alors seulement que la phonétique commence sa véritable révolution copernicienne en passant « d’une dimension purement intellectuelle a une dimension physique, substantielle et physiologique6 ».
4Les expérimentations physiologiques sur la parole se développent suivant plusieurs axes : l’étude de l’appareil phonateur (la mécanique fonctionnelle de la soufflerie pulmonaire, du larynx et des résonateurs, le pharynx et la bouche) ; la production et transmission de la parole (l’acte de la parole, la genèse des sons)7 ; la physiologie de l’oreille : la conduction sonore et l’audition (la propagation des sons jusqu’au labyrinthe et l’audition proprement dite).
5Pour mesurer l’importance de ces travaux il faut souligner qu’à la fin du xviiie siècle, bien des points de la physiologie de l’appareil phonateur et de l’oreille restaient encore obscurs. Dès le début du siècle suivant, les travaux déterminants de Xavier Bichat (Anatomie descriptive, 1801), de Charles et John Bell (Anatomy, 1816), de Pierre Flourens (Recherches expérimentales sur les propriétés et les fonctions du système nerveux, 1824), de Johannes Müller, de Félix Savart, François Magendie et d’Achille Longet – pour ne citer que quelques noms – achemineront les recherches vers une accélération des connaissances scientifiques dans ce domaine et annonceront, de façon presque prémonitoire, que le xixe siècle « allait être le siècle de la parole8 ».
6Parallèlement aux recherches anatomo-physiologiques, on commence à connaître mieux l’acte de la parole et la structure du langage. Dans le parcours historique de cet axe d’expérimentation, on attire souvent l’attention sur un épisode qui, bien qu’anecdotique, est cependant à l’origine des travaux sur le larynx et les cordes vocales. Vers 1854, Manuel Garcia – frère de la Malibran et auteur de plusieurs ouvrages sur la voix et l’art du chant, dont Mémoire sur la voix humaine9 (1840) –, en se promenant dans les jardins du Palais Royal, eut l’idée de regarder ses cordes vocales par le biais de sa canne : la lumière solaire se reflétant dans le pommeau renvoyait un rayon au niveau de sa bouche. Garcia parvint ainsi à visualiser le jeu des cordes vocales. Après cette première « découverte », il plaça pour améliorer son observation un petit miroir au bout d’un long manche : ce sont les débuts de la laryngoscopie. L’ensemble des expériences de Garcia est recueilli dans ses Observations physiologiques sur la voix humaine10 et publié en 1855. Ses recherches sont complétées par les expérimentations sur le larynx et les cordes vocales d’un autre physiologiste, le médecin tchèque Czermack11. Grâce au laryngoscope, Czermack explore en 1880 le « fonctionnement des cordes vocales et celui du voile du palais dans la production des nasales12 ».
7Les recherches sont approfondies par des physiologistes que nous avons déjà rencontrés : l’Autrichien Ernst von Brücke13, définit les bases théoriques de cette nouvelle approche grâce à ses travaux sur l’analyse des articulations des sons du langage dans les principales langues anciennes et modernes. Hermann von Helmholtz, avec son Die Lehre von des Tonempfinungen14, ouvrage fondamental paru en 1862, donne pour la première fois une théorie physique des voyelles et montre qu’elles se distinguent l’une de l’autre par leur timbre, d’où sa théorie de la résonance appliquée aux timbres des sons en harmoniques simultanées. À cet effet, nous l’avons vu, Helmholtz met au point un instrument de mesure, les « résonateurs de Helmholtz » (des caisses de résonance sphériques ouvertes construites initialement en verre puis en laiton), fabriqué et commercialisé par Rudolph Koenig.
8Parallèlement, un « Anglais, qui n’était ni physiologiste ni physicien, mais simplement professeur de diction15 », Alexander Bell16, apporte sa contribution à une meilleure connaissance de l’articulation des phonèmes et des voyelles au moyen d’une étonnante méthode. Il l’explique dans un ouvrage intitulé Visible Speech : the Science of Universal Alphabetics, or Self-interpreting Physiological Letters for the Printing and Writing of all Languages in One Alphabet, dont la première édition date de 1867.
9« Ce n’est que vers 1870 – écrivait Ferdinand de Saussure – qu’on vint à se demander quelles sont les conditions de la vie des langues17. » On commence alors à s’apercevoir que la comparaison n’est qu’un moyen pour reconstituer les faits, que les correspondances entre langues ne sont qu’un des aspects du phénomène linguistique : « On pense alors à la mise au point des méthodes proprement scientifiques qui permettent pleinement de rendre compte non plus de la parenté des langues, mais de toutes les évolutions des formes linguistiques d’une langue à travers la totalité de son histoire18. » Et la phonétique va fournir à la linguistique historique la base matérielle – physique et physiologique – nécessaire à l’étude de l’évolution des langues. Une nouvelle vague de recherches a lieu avec les travaux de linguistes comme W. D. Whitney (La Vie du langage, 1875) et ceux des néogrammairiens (Junggrammatiker) : K. Brugmann, H. Osthoff, W. Braune, H. Paul, etc. Les recherches sont achevées avec la synthèse faite par un théoricien de l’école néogrammairienne : Eduard Sievers, dans ses Grundzüge der Lautphysiologie, dont la première édition est publiée en 1876. Cet ouvrage marque un important progrès sur toutes les publications antérieures, aussi bien en linguistique qu’en phonétique : « Avec la publication de Sievers le temps du dilettantisme et des théories a priori [est] terminé. […] Les faits empiriques établis [forment] désormais la base de la description et de la classification et avec une technique instrumentale empruntée à la physiologie et à l’acoustique19. »
10La conviction qu’une connaissance plus solide des sons du langage puisse favoriser la compréhension des faits évolutifs d’une langue a contribué à l’affirmation de la phonétique dans la seconde moitié du xixe siècle et à l’émergence de la phonétique expérimentale ou instrumentale en 1889, avec les recherches effectuées dans le laboratoire par l’abbé Rousselot.
« Lâcher la lettre » : vers la transcription graphique de la parole
11Puisque le son dans sa matérialité physique et physiologique n’intéressait guère les linguistes du xviiie siècle, il faudra attendre les « sursauts » théoriques du siècle suivant pour que la question de la transcription de la parole soit réellement posée, tout en proposant des réponses aux questions : qu’est-ce qu’une voyelle, qu’est-ce qu’une consonne, quelle est la nature physique de ces sons vocaux ? Par quel moyen peut-on représenter les sons articulés ? Les expérimentateurs du xixe siècle ont trouvé des réponses dans la transcription graphique du son. Ferdinand de Saussure, par exemple, ne doute pas de la nécessité de substituer au langage naturel un procédé artificiel, capable de représenter par un signe irrévocable la nature et la qualité des sons qu’il représente et cela dans chaque élément de la chaîne parlée. Ferdinand de Saussure explique :
« Mais cela est impossible tant qu’on n’a pas étudié les sons de la langue ; car détachés de leurs signes graphiques, ils ne représentent plus que des notions vagues, et l’on préfère encore l’appui, même trompeur, de l’écriture. Aussi les premiers linguistes, qui ignoraient tout de la physiologie des sons articulés, sont-ils tombés à tout instant dans ces pièges ; lâcher la lettre, c’était pour eux perdre pied ; pour nous, c’est un premier pas vers la vérité ; car c’est l’étude des sons eux-mêmes qui nous fournit le secours que nous cherchons. Les linguistes de l’époque moderne l’ont enfin compris ; reprenant pour leur compte des recherches inaugurées par d’autres (physiologistes, théoriciens du chant, etc.), ils ont doté la linguistique d’une science auxiliaire qui l’a affranchie du mot écrit20. »
12D’où l’invention d’innombrables systèmes graphiques d’écritures dites phonétiques ou, comme préférait Saussure, « phonologiques21 ». La transcription graphique sera le pivot autour duquel s’organisent les recherches sur la parole au xixe siècle, notamment avec les travaux de Bell, Marey, Rousselot et Marichelle. Dans cette voie, deux méthodes seront privilégiées : la première est celle de la représentation non-alphabétique, par laquelle on obtient des symboles spécifiques pour chaque mouvement ou pour chaque modalité de l’articulation (par exemple un symbole pour la sonorité et un autre pour signaler son absence, pour l’aspect vocal ou non-vocal, etc.). La deuxième, alphabétique, cherche à rendre compte, avec un symbole spécifique, de chaque combinaison possible de mouvements et des modalités d’articulation (un symbole pour la combinaison occlusive sonore dentale non nasale, un autre pour la combinaison vocale antérieure non nasale, etc.)22. Le premier système a inspiré les travaux de Bell, le second procédé a fait l’objet de différentes tentatives, parmi lesquelles celles de Marey, Rousselot, Techmer, Pitmann, Albright, etc. Par la suite, à partir de l’un de ces procédés, le « Romic » de H. Sweet, l’Association phonétique internationale a adopté un alphabet universel – le plus utilisé encore aujourd’hui : « l’Alphabet phonétique international ». Parmi toutes ces expériences, deux ont un intérêt particulier : celle, « visuelle », de Bell et bien sûr celle, « graphique », inaugurée par Marey et développée, en ce qui concerne la parole, par l’abbé Rousselot.
Verba volant, scripta manent : la méthode Marey
« Après cette longue période de tâtonnements, le xixe siècle, si fertile en découvertes, devait enfin retrouver le chemin du progrès. Ce qui a consacré la supériorité de l’homme sur l’animal, a-t-on dit, c’est surtout que le premier a su confectionner des “ outils ” qui ont décuplé sa force et accru dans tous les sens ses moyens d’action. La science de la parole manquait d’outils ; la méthode graphique s’est offerte récemment à lui en fournir. La phonétique possède donc maintenant ses instruments de mesure qui gardent la trace des phénomènes observés, qui en écrivent toutes les phases et qui poussent leur analyse jusqu’à l’enregistrement des plus minces détails. Verba volant, scripta manent. Les paroles s’envolaient, les appareils inscripteurs les fixeront au grand profit de la science du langage23. »
13Ces quelques lignes expriment parfaitement les attentes des nouveaux expérimentateurs, qui vont commencer à appliquer la méthode graphique à la linguistique historique. Comme nous l’avons vu, l’étude de l’évolution des langues impliquait la connaissance préalable du mécanisme de la formation de divers sons du langage. Dans cette perspective, il fallait donc analyser les mouvements rapides et complexes qui se produisent pendant l’acte de la parole, à travers un tracé précis des actions exécutées par la cage thoracique, le larynx, la langue, les lèvres et le voile du palais, dans l’émission des divers groupes de sons qui constituent la langue parlée, les phonèmes. De plus, une telle approche supposait non seulement la définition du rôle de chacune de ces parties, mais imposait également d’établir la manière dans laquelle les divers mouvements de ces organes se succèdent et se combinent. C’est un tel programme qui marque la première rencontre – concrète, sur le terrain du laboratoire – entre la linguistique historique et la physiologie expérimentale. La logique même de ce projet impliquait cette collaboration, car l’interlocuteur privilégié des linguistes était forcément celui qui s’était déjà fait remarquer par ses expérimentations sur la machine humaine.
14Ainsi, en 187524, la Société de linguistique sous la présidence de M. Vaïsse demande à Marey d’étendre l’éventuelle application de la méthode graphique à l’étude des mouvements liés à la production de la parole. Marey adhère immédiatement à cette idée et apporte quelques modifications aux appareils qu’il employait déjà pour ses expériences de cardiographie. Le but de ces recherches est de remplacer la sensation auditive par une expression objective des actes de la phonation, dont les résultats intéressent les linguistes, mais aussi les phonéticiens qui travaillent sur l’éducation des sourds-muets. « À défaut de l’oreille, la vue et le toucher fournissent des renseignements importants. Combien ne serait-il pas mieux renseigné sur les actes vocaux qu’il devra reproduire, s’il avait sous les yeux les tracés graphiques de tous ces actes25 ! » Ce principe était déjà à la base de « l’acoustique des yeux » développée par Lissajous, à partir de la méthode optique, et il était particulièrement adopté dans d’autres expérimentations sur la visualisation des voyelles, comme « les flammes vibrantes » de Koenig ou le phonautographe de Scott de Martinville. Il s’agissait de procédés qui n’avaient pas totalement convaincu les linguistes et, de ce fait, une deuxième phase de recherches vit le jour au laboratoire.
15Un collaborateur de Marey, Charles Léopold Rosapelly, avec le linguiste Louis Havet, commencent les premiers essais d’inscription de la parole avec un appareil muni de plusieurs explorateurs reliés à un tambour à levier inscripteur et adaptés pour chaque mouvement dont on voulait obtenir le tracé. Ils obtiennent grâce à leur tracé les relations chronologiques, c’est-à-dire les « rapports de succession ou de synchronisme » des différents actes phonétiques, vibrations du larynx, mouvements de la langue ou des lèvres, émission de l’air par les narines. C’est déjà une réussite ; cependant les chercheurs remarquent que l’appareil utilisé n’est pas adapté pour la deuxième expérimentation portant sur l’étude spécifique des vibrations du larynx dans la parole ou dans le chant. Après plusieurs modifications et vérifications avec d’autres expériences en cours26, Marey décide alors de faire construire, suivant les indications de Marcel Deprez, un nouvel instrument à signal électrique plus sensible et donc capable de recueillir les indications des mouvements rapides, comme les vibrations du larynx. Avec cet instrument, le laboratoire de Marey parvient enfin à l’inscription du mouvement du larynx, des lèvres, de la langue et du voile du palais.
16Les résultats sont visualisés sur un tableau donnant les trois mouvements simultanément. En quinze cases sont réunies les inscriptions de quinze phonèmes formés par la voyelle a suivie de différentes consonnes. Les phonèmes sont classés en cinq séries, de trois chacune, désignées par les lettres A, B, C, D, E. Dans chaque case sont reportées les syllabes prononcées et, en dessous, les courbes des divers actes phonateurs nécessaires à leur production27. Sous la rubrique « repères » de la première colonne sont désignés ces actes et pour chaque phonème on trouve les indications suivantes : 1) P. n. = pression nasale ; 2) V. l. = Vibrations du larynx ; 3) M. l. = Mouvement des lèvres.
17La lecture du graphique de ces trois mouvements permet de déterminer les consonnes ou la consonne que chaque phonème renferme et les actes liés à leur prononciation. Pour Rosapelly, cette première expérience à l’aide de la méthode graphique permet « déjà d’analyser certains points obscurs de la linguistique, surtout en ce qui concerne la formation des sons composés. En effet, la juxtaposition des consonnes les altère : fait de la plus haute importance pour la linguistique comparée. Ainsi, dans le passage du latin au français, le c simple entre deux voyelles, ou le t simple, également entre deux voyelles, disparaissent : locare devient louer ; rota devient roue. […] L’étude expérimentale des modifications que subissent les consonnes dans leur groupement pourra seule nous donner la clef de ces transformations28 ».
18Cette expérience n’a pas eu de suite avant que l’abbé Rousselot ne la reprenne en 1880 : « On en était resté là, parce que l’expérimentateur n’était que physiologiste et que les linguistes présents n’étaient eux-mêmes ni physiciens, ni physiologistes : aucun n’était tout ce qu’il fallait être, et ils ne songèrent point à se compléter29 ». Deux domaines scientifiques, donc, qui « ne se comprirent par très bien, mais assez pour faire une œuvre digne d’être citée comme modèle30 », ajoute l’abbé Rousselot en 1923, peu avant sa mort. Ce commentaire révèle l’importance de cette première expérimentation : la phonétique expérimentale fera de ces travaux physiologiques sur la visualisation graphique de la parole le point de départ pour ses propres expérimentations.
19Alors que, comme on vient de le remarquer, Marey met au point plusieurs instruments applicables à l’étude de la parole et du mouvement en général – et finalement réalise son rêve d’avoir un appareil qui donne « une trace écrite de ses indications et perpétue un phénomène fugitif dont le souvenir serait bien vite effacé sans cela31 », il déplore, toutefois, l’absence d’un appareil pour le son. Celui-ci transmettrait « en différentes tranchées les nuances peu perceptibles, qui nous [ferait] entendre distinctement les sons trop faibles pour arriver jusqu’à nous. La réalisation d’un tel appareil n’est pas encore arrivée, mais il est permis de l’espérer, en attendant il est possible dans une autre voie, de réaliser un progrès analogue : nous voulons parler de l’étude de diverses formes du mouvement de la vie32 ».
20C’est par une autre voie que celle du laboratoire physiologique qu’arriveront les nouvelles machines attendues par le monde entier. Il s’agit des recherches sur la communication à distance, dont la transition du laboratoire scientifique vers les applications industrielles est assurée par la famille Bell.
Visible speech : la méthode Graham Bell
21Les travaux de la famille Bell se situent à la croisée des différentes expérimentations et permettent donc de mettre à jour un certain nombre de relations qui réunissent plusieurs éléments au premier abord distincts : d’une part la phonétique, la physiologie, la surdité ; d’autre part l’acoustique, le téléphone, le phonographe et le microphone. Après avoir exercé l’activité de cordonnier, Alexander Bell devient maître d’élocution au théâtre royal d’Edimbourg. C’est alors qu’il ouvre une école de diction et traitement des troubles de la parole. Il est aussi l’auteur de divers ouvrages sur le sujet.
22Son fils, Alexander Melville Bell (1819-1905), dans la même lignée, est également professeur de diction. La parole joue un rôle essentiel dans sa vie professionnelle et privée, car sa femme Elisa était devenue sourde à l’âge de dix ans après une scarlatine. Son frère David était aussi professeur d’élocution dans une école de Dublin et c’est au cours de son enseignement de la diction qu’il songe à un système pour faciliter l’apprentissage de la langue et la correction des défauts de prononciation. Alexander Melville Bell opte pour un procédé qui cherche à rendre la langue « visible » par l’utilisation d’un alphabet comportant dix symboles pour la langue, les lèvres, le larynx et les fosses nasales : le Visible Speech. Cet alphabet physiologique donnait la position des organes au cours de la prononciation et il permettait donc de transcrire « graphiquement pour chaque son du langage les composantes articulatoires qui les réalisent33 ». En 1867, l’alphabet est présenté dans le livre Visible Speech : the Science of Universal Alphabetics, or Self-interpreting Physiological Letters for the Printing and Writing of all Languages in one Alphabet. Cette méthode connaîtra un grand succès dans les écoles d’Angleterre et des États-Unis et sera utilisée pendant une quinzaine d’années.
23Le flambeau de la famille est repris par le fils d’Alexandre Melville : Alexander Graham Bell (1847-1922). Celui-ci complète les études de phonétique, des langues grecque et latine, par l’acoustique et la physique. Il devient lui aussi professeur de diction et, comme son père, épouse une de ses élèves (une jeune fille devenue sourde à l’âge de cinq ans) : Mabel Hubbard, auteur d’un ouvrage sur la lecture consacré à la lecture les lèvres (The Subtil Art of Speechreading, 1895). Graham Bell poursuit donc l’œuvre de son père en travaillant lui aussi sur l’idée de la visualisation comme une solution pour l’éducation vocale de ses pensionnaires. « Il est bien connu – disait-il – que les sourds et muets ne sont muets que parce qu’ils sont sourds, et qu’il n’y a dans leur système vocal aucun défaut qui puisse les empêcher de parler ; par conséquent, si l’on parvenait à rendre visible la parole et à déterminer les fonctions du mécanisme vocal nécessaire pour produire tel ou tel son articulé représenté, il deviendrait possible d’enseigner aux sourds et muets la manière de se servir de leur voix pour parler34. »
24Pour cela, il travaille à partir de 1874 sur la représentation graphique des sons produits, mais sa passion pour la physique et l’acoustique le conduira tout naturellement vers la recherche de systèmes plus avancés que ceux mis au point par ses prédécesseurs. Dans le but de visualiser la parole pour ses élèves, il reprend d’abord les expérimentations existantes, comme celles utilisant la capsule manométrique de Koenig ou le phonautographe de Scott de Martinville. Pour rendre ces systèmes plus efficaces, il en modifie certains composants : il remplace par exemple la membrane de Scott par une autre plus sensible, ou encore il perfectionne le phonographe d’Edison (vers 1886).
25Ensuite, il commence à travailler sur un nouveau procédé et réalise l’appareil « à paroles visibles » (version manuelle). Ce système repose sur l’application d’une autre invention : celle de « l’oreille artificielle ». Graham Bell, en observant les tracés graphiques réalisés avec le phonautographe, a eu l’intuition de faire un rapprochement entre l’appareil et l’oreille humaine : « Je fus très frappé des résultats produits par cet instrument, et il me sembla qu’il y avait une grande analogie entre lui et l’oreille humaine. Je cherchais alors à construire un « phonautographe » modelé davantage sur le mécanisme de l’oreille. » Le développement de cette idée conduit Graham Bell à construire son appareil « à paroles visibles » : en enduisant la membrane d’un tympan et d’un pavillon circulaire artificiels avec un mélange de glycérine et d’eau et en donnant à ces organes la souplesse suffisante pour qu’en chantant dans la partie extérieure de cette membrane artificielle le stylet qui lui était directement relié soit mis en vibration. Le tracé de ces vibrations était obtenu sur une plaque de verre noircie, disposée en dessous de ce stylet.
26Il continue ses recherches dans cette voie et entame une étude sur les moyens de reproduire les sons vocaux en même temps que la manière de les transmettre électriquement. Sa première étape est celle de l’observation de l’oreille et l’étude de la transmission des vibrations sur le tympan d’un cadavre. Il simule alors le tympan en faisant vibrer une membrane métallique en fer-blanc près d’un barreau aimanté, entouré d’une bobine de fil de cuivre ; les variations du champ magnétique engendrées par les vibrations font naître dans la bobine un courant alternatif induit qui se transmet par un fil conducteur à la bobine du récepteur dont l’aimant fait vibrer une seconde membrane métallique de la même façon. C’était une première ébauche d’un appareil mieux connu sous le nom de téléphone. Cette invention fait écho à bien d’autres, « car le fait que Graham Bell, inventeur du téléphone en 1876, que Charles Cros et Thomas Alva Edison, inventeurs quasi simultanés du phonographe en 1877, aient tous trois, à un moment de leur vie, été éducateurs pour sourds ne doit évidemment rien au hasard. Il y a là un rapport très étroit entre un questionnement sur la physiologie de la parole, la possibilité de l’apprentissage de la langue et la machine conçue comme artefact rédempteur35 ». Après l’invention du téléphone de Graham Bell, l’audiométrie connaît un large essor et par conséquent les recherches sur l’éducation auditive et vocale s’orienteront, de plus en plus, vers les méthodes « oralistes » par opposition aux méthodes basées sur la gestualité et les signes. Nous y reviendrons.
La lumière vient en aide au son : le Photophone
27À l’origine de ces nouvelles recherches se trouve encore la transmission de la parole. Sur cette voie, Alexandre Graham Bell songe à traduire les vibrations mécaniques en courant électrique alternatif. Pour cela, il exploite le phénomène de la modulation d’un faisceau lumineux sous l’influence des ondes sonores. Cette modulation est obtenue soit par la variation de l’intensité du faisceau, soit par la déviation de son axe de propagation. Finalement, en 1880, Bell et son collaborateur Charles Summer Tainter appliquent ce principe en vue de la transmission directe des sons entre un poste transmetteur et un poste récepteur. Voici comment Jean Vivié présentait ce circuit dans son Traité général de technique du cinéma :
« Il s’agissait d’une transmission téléphonique entre un poste transmetteur et un poste récepteur pointés l’un sur l’autre ; le récepteur utilisait les propriétés photoélectriques du sélénium. Le transmetteur pouvait mettre en œuvre diverses méthodes ; dans le modèle primitif, les rayons lumineux étaient concentrés sur la plaque argentée d’un diaphragme téléphonique, et sous l’influence de la parole cette plaque vibrait en se bombant plus ou moins, donc en faisant varier la convergence du faisceau et par suite son intensité dans l’axe ; sous une seconde forme, la membrane téléphonique faisait vibrer une plaque légère percée de nombreuses fentes et placée en travers du faisceau parallèlement à une plaque fixe identique ; enfin les inventeurs du Photophone ont également mis en jeu dans un troisième transmetteur l’action des courants électriques microphoniques sur la lumière polarisée36. »
28Le photophone d’articulation, nom donné à ce système, a été présenté à l’Académie des sciences le 13 octobre 1880. Son objectif était de se servir de la lumière pour transmettre la parole à distance, grâce aux propriétés électriques du sélénium. Il comportait une lampe à arc (A), un miroir (B) réfléchissant le faisceau et concentrée par un condensateur (C) sur une membrane vibrante (D) d’un cornet téléphonique (O). Au moment de la transmission des sons, un objectif (E) envoyait vers le récepteur (M) un faisceau de lumière modulée. Le récepteur (M), constitué d’un miroir parabolique, comportait une cellule au sélénium (F) ; celle-ci recevait les variations de la lumière faisant varier à leur tour la résistance électrique de la cellule même. Enfin ces variations de courant étaient traduites en son dans deux récepteurs téléphoniques.
29Si Bell et Tainter sont donc à l’origine de l’utilisation de la lumière pour la transmission des sons, ils ne pensent ni à la possibilité de fixer sur un support sensible les variations de courant, ni à utiliser le faisceau comme une « écriture » permettant de réentendre les sons. Pourtant leur application du sélénium, dont les propriétés étaient déjà connues auparavant37, constitue une grande avancée pour les futures recherches sur « l’écriture des sons » par la lumière, que nous retrouverons dans les prochains chapitres.
Notes de bas de page
1 Bertil Malmberg, Histoire de la linguistique : de Summer à Saussure, Paris, PUF, 1991, p. 315.
2 Franz Bopp, Ueber das Conjugationssystem der Sanskritsprache in Vergleichung mit jeden der griechischen, lateinischen, persischen und germanischen Sprache, Francfort, Andreas, 1816 [Sur le système de conjugaison de la langue sanskrite comparée à celui des langues grecque, latine, perse et germanique].
3 Bertil Malmberg, Analyse du langage au xxe siècle : théories et méthodes, Paris, PUF, 1983, p. 14.
4 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1985, p. 16.
5 Maurice Grammont, Traité de phonétique, op. cit., p. 13.
6 Pascal Cordereix, Les Fondements épistémologiques des Archives de la Parole de Ferdinand Brunot, Mémoire de DEA, EHESS, 1997, p. 39.
7 Cependant il ne faut pas croire qu’entre les premiers grammairiens grecs ou latins et ceux de la fin xixe siècle, personne ne se soit intéressé aux problèmes de la phonétique articulatoire. Des travaux épars avaient déjà vu le jour au xvie siècle (André Vésale, Casserius), mais nous sommes loin de l’expérimentation concrète.
8 Yves Bernard, Approche de la gestualité à l’Institution des sourds-muets de Paris, au xviiie et au xixe siècle, thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris V, juin 1999, sous la direction de Frédéric François, p. 857.
9 Manuel Garcia, Mémoire sur la voix, présenté à l’Académie des sciences en 1840, Paris, E. Duverger, 1847.
10 Manuel Garcia, Observations physiologiques sur la voix humaine, trad. d’un mémoire publié dans les « Proceedings of the Royal society », Paris, Masson, 1855.
11 Ce physiologiste apporte des modifications au sphygmographe de Marey. Dans son appareil le style inscripteur écrit sans flottement et instantanément sur un papier au collodion, comme pour la photographie. La plaque photographique se meut horizontalement, comme dans l’appareil de Marey, avec un mouvement d’horlogerie et une vitesse uniforme.
12 Georges Mounin, Histoire de la linguistique : des origines au xxe siècle, Paris, PUF, 1985, p. 205.
13 Grundzüge der Physiologie und Systematik der Sprachlaute [Fondements de la Physiologie des sons du langage].
14 [La science des perceptions tonales].
15 Maurice Grammont, Traité de phonétique, op. cit., p. 13.
16 1819-1905, professeur à Londres de diction pour les étrangers, les provinciaux et les bègues, publie en 1889 le livre Popular Manuel of Vocal Physiology.
17 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 18.
18 Georges Mounin, Traité de phonétique, op. cit., p. 184.
19 Bertil Malmberg, Histoire de la linguistique, op. cit., p. 390.
20 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 55.
21 Saussure fait une distinction entre la « phonétique » qui désigne l’étude des évolutions des sons et qui en ce sens est une science historique qui analyse des événements, des transformations et subit des mutations dans le temps. Quant à la « phonologie » : elle est véritablement la physiologie des sons, en dehors du temps puisque le mécanisme de l’articulation est toujours le même (Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 55-56). Cette conception sera dépassée par ses successeurs qui émettront des doutes sur l’analyse purement physiologique par rapport à l’analyse acoustique.
22 Tullio De Mauro, note, p. 431, dans Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, op. cit., 1985.
23 Hector Marichelle, La Chronophotographie de la parole, Paris, Atelier typographique de l’institution nationale des sourds-muets, 1902, p. 4.
24 Plusieurs publications soulignent l’importance de la première rencontre entre la phonétique historique et la physiologie expérimentale parmi lesquelles : Rousselot, La Phonétique expérimentale, op. cit. ; Physiologie expérimentale : travaux du laboratoire de M. Marey, années 1875 et 1876 ; La Chronophotographie de la parole de Hector Marichelle et plusieurs articles de La Nature (n° 225, 1877 ; n° 227, 1877…) ; revues spécialisées comme La Tribune médicale, La Revue internationale de rhinologie ou encore La Revue générale de l’Enseignement des sourds-muets.
25 Charles Léopold Rosapelly, « Inscription des mouvements phonétiques », Physiologie expérimentale : travaux du laboratoire de M. Marey, année 1876, Paris, G. Masson, 1876, p. 111.
26 Notamment l’expérimentation de Cornu et Mercadier, qui avaient inventé un instrument constitué d’un stylet frottant sur un cylindre enfumé. Les vibrations sonores étaient inscrites à travers un fil métallique relié entre le chevalet d’un violon et le stylet inscripteur (Gariel, « La Gamme », La Nature, n° 3, 1873, p. 36).
27 Voir aussi Étienne-Jules Marey, « Inscription des phénomènes phonétiques d’après les travaux de divers auteurs », Journal des savants, octobre 1897, p. 561-585.
28 Charles Léopold Rosapelly, « Inscription des mouvements phonétiques », Physiologie expérimentale, op. cit., 1876, p. 129.
29 Abbé Millet, L’Abbé Rousselot : l’homme et l’œuvre, tiré à part, reprinted from Modern languages, octobre 1924, p. 4.
30 L’abbé Rousselot, La Phonétique expérimentale : leçon d’ouverture du cours professé au Collège de France, Paris, Boivin et Cie, [1923], p. 8.
31 Étienne-Jules Marey, Physiologie médicale de la circulation du sang, op. cit., p. 21.
32 Étienne-Jules Marey, Physiologie médicale, op. cit., p. 11.
33 Georges Mounin, Histoire de la linguistique, op. cit., p. 205.
34 Th. du Moncel, Le Téléphone, Paris, Hachette, 1887, p. 7.
35 Pascal Cordereix, Les Fondements épistémologiques, op. cit., p. 51
36 Jean Vivié, Traité général de technique du cinéma, Paris, B.P.I., 1946, p. 77.
37 La découverte du sélénium est due à Berzélius en 1717 ; sa capacité à varier de résistance au passage d’un courant électrique et d’après la quantité de lumière qu’il reçoit fut étudiée par l’ingénieur télégraphiste May (1873). Constantin Senlecq utilisera en 1877 le sélénium pour des essais concernant la transmission à distance des images photographiques.
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