Chapitre VIII. Les « femmes » de la Nouvelle Vague, entre modernité et archaïsme
p. 129-159
Texte intégral
« Mademoiselle Nouvelle Vague », réalité ou fantasme ?
1Dès 1956 et le succès de Et Dieu créa la femme, la Nouvelle Vague est associée par les médias à l’émergence d’une nouvelle figure de femme. Comme le rappelle Antoine de Baecque (1998, p. 75), André Cayatte, spécialiste du « film à thèse », propose aux lecteurs de L’Express (30-10-1958) de « travailler [avec lui] en vue de l’élaboration d’un scénario sur la jeunesse d’aujourd’hui ». Cayatte reçoit plusieurs centaines de lettres et dresse le portrait de sa jeune héroïne, « mademoiselle Nouvelle Vague » :
Elle reste très sérieuse, mais en même temps très enfant, très jeune. Elle a son idéal bien à elle (égalité des sexes, liberté en amour), un goût pour le travail et pour le plaisir, pour les loisirs : cinéma, disques, lectures, sorties du soir. Elle aime s’habiller, de façon élégante, mais plutôt décontractée et sage, avec une certaine désinvolture. Surtout, elle a horreur du patriotisme tel qu’on le concevait autrefois. Ce qu’elle attend c’est une vie moderne et elle prise tout ce qui est nouveau. Par contre, mademoiselle Nouvelle Vague a souvent peur. Une immense angoisse de vivre, de manquer, de vieillir, de rater son existence, d’être trompée, de n’être pas aimée ou pas considérée.
2Le projet de Cayatte n’aboutira pas, mais l’idée est reprise par l’enquête de Madeleine Chapsal présentée dans L’Express (20-10-1960), « Vérités sur les jeunes filles », publiée la même année chez Grasset. Annoncée en couverture de l’hebdomadaire, avec cette citation de Paul Morand : « Une jeune fille d’aujourd’hui, c’est-à-dire, à peu près, un jeune homme d’hier », elle paraît confirmer les hypothèses de Cayatte. Définissant la jeune fille par l’âge (entre 15 et 20 ans) et par le statut (« non mariée, n’ayant pas fait sa vie »), et récusant le critère de la virginité, Madeleine Chapsal en dénombre environ 1 250 000, dont 43 % travaillent. Mais la journaliste fausse sciemment son échantillon en minimisant la place des jeunes filles actives (ouvrières, agricultrices, employées) : « Parler des jeunes filles, c’est parler de ces privilégiées qui ont le temps, les moyens, la possibilité – et ce grand luxe, la culture – de penser leur état. […] C’est pourquoi nous avons décidé d’interroger en majorité des jeunes filles […] que l’engrenage social n’a pas encore complètement avalées et digérées. » Cette vision de classe, assez typique de L’Express, amène Madeleine Chapsal à proposer l’échantillon suivant : 32 % d’étudiantes, 23 % de travailleuses, 25 % qui préparent le bac, 18 % en apprentissage, 2 % qui ne font rien. Elles sont issues à 55 % de la haute ou moyenne bourgeoisie, à 30 % de la petite bourgeoisie, à 15 % du milieu ouvrier. Les réponses au questionnaire proposé mettent l’accent sur la difficulté d’être une jeune fille (66 %), le conflit ou le désaccord avec les parents (76 %), la volonté de se préparer à un métier (53 %), le refus d’arriver vierge au mariage (49 %) ; 42 % (contre 49 %) défendent le droit à avorter en cas de grossesse non désirée ; elles sont 80 % à admettre le divorce, et 82 % à vouloir se marier par amour ; par ailleurs, elles sont 68 % à savoir cuisiner, 79 % à savoir nager, et 78 % à se maquiller ! Tableau contrasté qui met malgré tout en évidence un changement profond des valeurs par rapport à la génération précédente. Accessoirement, elles sont 68 % à avoir vu Les Tricheurs et 43 % à avoir vu Les Cousins, et pensent majoritairement que le film de Carné sonne faux, alors que celui de Chabrol leur semble plus juste… Madeleine Chapsal conclut son enquête (qui est plutôt un sondage) en affirmant que « les jeunes filles d’aujourd’hui n’ont pas d’armure. Elles parlent notre langue, savent ce qu’est un salaire, la maladie, la solitude, un homme qui oublie et qu’on oublie, le travail, le dégoût, l’impuissance… À l’âge où nous posions des questions sur nous, elles s’en posent déjà sur les autres. » Autrement dit, l’ingénue, l’oie blanche a disparu !
3Il est tentant de confronter ces « enquêtes » sur les jeunes filles de l’époque avec l’analyse des représentations des figures féminines dans le cinéma de la Nouvelle Vague que proposent les sociologues de l’équipe d’Edgar Morin à la même période, même si la tranche d’âge retenue est plus large. Le 27 avril 1961 paraît dans L’Observateur littéraire, supplément de France-Observateur, une étude d’Évelyne Sullerot intitulée « Portrait robot de l’héroïne “nouvelle vague” »1. La sociologue revient sur les résultats de l’enquête entreprise par le Centre d’études des communications de masse (voir chap. VI), sous l’angle des personnages féminins. L’étude comparative de 55 films « ancienne vague » et 55 films « nouvelle vague » réalisés en 1958-1959 fait apparaître un nombre plus important d’héroïnes dans le second groupe (24) que dans le premier (19). Mais, même dans les films Nouvelle Vague, 14 d’entre elles seulement sont le personnage principal du film (alors que 22 personnages masculins occupent cette place). La prédilection des thèmes sexuels dans la Nouvelle Vague explique cette plus grande représentation des femmes. Pourtant, certaines héroïnes « commandent toute l’optique du film (comme dans Les Amants ou Hiroshima mon amour, deux films dont le scénario, du reste, a été conçu par une femme…). D’autres sont le sujet même (Les Bonnes Femmes) d’une étude entomologique d’une certaine catégorie de jeunes femmes. D’autres encore de vigoureuses partenaires captant l’attention à l’égal du héros du couple, comme dans Ascenseur pour l’échafaud, Les Liaisons dangereuses, À bout de souffle, Une fille pour l’été, L’Eau à la bouche, Les Jeux de l’amour. […] Dans la production classique française, on trouve toujours un lot plus ou moins important de femmes d’action, de petites filles ou de vieilles mères : ici, tous les rôles de femmes sont des rôles d’amoureuses. Et presque toujours joués dans une tonalité tragique. » Mais « un tiers seulement d’entre elles sacrifient au “grand amour”, et les deux tiers restant s’éparpillent dans des aventures sans lendemain, des flirts plus ou moins sérieux, voire des rapports sexuels sans amour (7 sur 22). » Elles changent une ou plusieurs fois de partenaire pendant la durée (courte) de l’histoire, ce « qui est tout à fait nouveau et fait ressortir un traitement presque équilibré des personnages masculins et féminins dans le domaine sexuel : une sorte d’égalité de fait dans le comportement amoureux, en soi révolutionnaire. Dans la production classique, ces hésitations, ces tâtonnements, ces essais sont en général réservés aux héros masculins. […] Les deux tiers de nos héroïnes pratiquent l’amour sexuel au cours du film (on nous le montre, autant que faire se peut), et les deux tiers encore spécifient qu’elles ont eu des expériences sexuelles (hors mariage) avant le début de leur “vie filmique”. Il faut que nous sachions qu’elles ne sont plus vierges, ou qu’elles ont été adultères. Du reste, de nos 24 héroïnes, il n’en est pas une qui soit encore vierge à la fin du film… (Alors que la jeune fille vierge, l’ingénue, fait florès dans la production française non-Nouvelle Vague et dans la production étrangère). » Vingt-deux font de la recherche sexuelle leur « valeur constante principale », sans doute parce qu’elles sont jeunes, la majorité d’entre elles ayant moins de 30 ans (le cinéma classique privilégie quant à lui les femmes entre 30 et 40 ans). Mais elles affichent sur les valeurs « une vacuité inquiétante » : 2 sont pratiquantes, 3 ouvertement non croyantes, pour les autres, c’est un problème inexistant. Une seule fait allusion à des valeurs politiques (Hiroshima mon amour, atypique). Toutes ignorent l’ambition, sauf 2, ainsi que l’argent.
4Mais quelques-unes (6) recherchent « l’indépendance, l’estime de soi, la fierté individuelle », qu’elles perçoivent « en conflit avec leur valeur “amoureuse” », conflits qui « finissent tous “sans bonheur affectif” ». On note l’absence totale des femmes qui sacrifient l’amour au devoir (nombreuses dans le cinéma classique). La moitié méprise les valeurs de « légalité et de conformisme », la vertu et les « valeurs morales » traditionnelles. Les valeurs familiales, qui caractérisent très largement les héroïnes de la presse du cœur, leur sont largement étrangères : les deux tiers ne mentionnent pas leurs parents, 8 sont mariées. Parmi ces dernières, 6 ont un amant, 5 connaissent de sérieux conflits conjugaux, 3 sont en passe de divorcer, 5 seulement ont un enfant, avec lequel en outre elles sont en conflit. « La mère Nouvelle Vague est réellement monstrueuse (Les 400 Coups, À double tour, Une fille pour l’été) ». Quelques vagues amitiés contrebalancent mal cette « condamnation tragique et soutenue du mariage et de la maternité ». « La moitié d’entre elles ne travaille pas » (ni salariée, ni ménagère). Parmi celles qui travaillent, un clivage très net laisse à part les « subordonnées » (qui travaillent par nécessité) et les autres sont en général étudiantes ou font des métiers « intéressants » : artiste, antiquaire, décoratrice. « Mais nous ne savons rien, malheureusement, de leur manière d’exercer leur profession », ni de l’intérêt qu’elles trouvent à leur travail. « Madame Nouvelle Vague » est à l’aise dans le domaine de l’amour et met à bas « le mythe de la virginité, de la monogamie, de la toute-bienfaisante-maternité, du mariage-comme-unique-solution ». Ce qui entraîne la disparition de « deux figures complémentaires : l’ingénue et la prostituée ».
5Cette enquête sociologique sur les représentations filmiques confirme que la différence de la Nouvelle Vague avec le cinéma populaire se marque aussi dans les rôles féminins. Les cinéastes de la Nouvelle Vague montrent les femmes telles qu’ils les rencontrent dans leur vie, appartenant à la même petite bourgeoisie cultivée qu’eux et avec des comportements affectifs et sexuels caractéristiques de la « modernité » des élites urbaines. Pour autant, si les hypothèses de Cayatte, l’enquête de Madeleine Chapsal et le cinéma de la Nouvelle Vague ont en commun de rendre invisibles ou dérisoires les jeunes femmes qui travaillent, le cynisme dont le nouveau cinéma crédite les jeunes femmes semble davantage un fantasme masculin qu’une réalité, que l’on peut interpréter de deux manières : soit comme une volonté d’inventer une femme « idéale » pour les hommes, enfin libérée de l’éducation puritaine qui la rendait inaccessible hors mariage, soit comme une vision quelque peu paranoïaque des changements de comportement féminin, les deux hypothèses n’étant pas contradictoires…
Les femmes du nouveau cinéma : des créations masculines
6Du point de vue de la construction des personnages féminins, il existe deux types de films dans le cinéma de la Nouvelle Vague. La plupart s’élaborent à partir du regard d’un ou deux protagonistes masculins, alter ego de l’auteur (À bout de souffle, Le Petit Soldat, Le Beau Serge, Les Cousins, Les 400 Coups et Tirez sur le pianiste, voir chap. VI). Les personnages féminins y sont des concrétisations du désir et des peurs du héros masculin, et le spectateur n’a accès à elles qu’à travers le regard de celui-ci. Elles incarnent directement ou indirectement la fatalité qui va s’abattre sur lui, par le fait même qu’il tombe amoureux d’elles. Pour exister, il doit les écarter ou les détruire, mais il peut aussi se détruire lui-même.
7Il existe une autre veine, minoritaire, où les femmes sont les protagonistes principales de l’histoire : le regard de l’auteur fonctionne alors comme celui d’un « sociologue », qui décrit, avec plus ou moins de pitié ou de distance, l’aliénation sociale et sexuelle du personnage féminin (et éventuellement son « émancipation » par l’amour), dans l’héritage de Madame Bovary. Astruc, précurseur dans cette tendance, en a proposé de brillantes variations avec Les Mauvaises Rencontres (1955) et La Proie pour l’ombre (1961) (voir chap. V) ; Malle lui a associé un érotisme agréablement scandaleux dans Les Amants (1958) ; Godard en propose successivement une version légère, romantique et moderniste avec Une femme est une femme, Vivre sa vie (1962) et Une femme mariée (1963). Chabrol en donne sans doute la forme la plus radicale avec Les Bonnes Femmes (1960). Là aussi, les cinéastes « rive gauche » font exception : Hiroshima mon amour (1959), Cléo de 5 à 7 (1962) et Thérèse Desqueyroux (1962)2 sont sans doute les seuls films de cette génération (deux de ces films sont écrits ou réalisés par une femme) qui construisent le personnage féminin comme instance de conscience, sujet, et non pas comme objet du récit.
8Si la plupart des actrices de la Nouvelle Vague naissent, comme les acteurs, avec elle, c’est dans un tout autre rapport avec leurs créateurs. Les jeunes cinéastes renouent souvent avec la très ancienne tradition de l’artiste et de son modèle, où l’œuvre devient un moyen de fixer le sentiment amoureux qui se confond souvent avec une posture de Pygmalion : la femme aimée accède à l’existence (cinématographique) grâce au talent de son créateur. Jeanne Moreau et Anna Karina peuvent être considérées comme les deux pôles opposés de cette galaxie : l’une parvient à s’imposer comme la « star » de la Nouvelle Vague (au sens médiatique et économique du terme, voir Dyer, 2004), alors que l’autre au contraire incarne le modèle inexportable d’un seul créateur. Stéphane Audran, Anouk Aimée, Juliette Mayniel, Marie Laforêt, Françoise Prévost, Emmanuèle Riva, Alexandra Stewart, Françoise Brion et Marie Dubois dessinent en arrière-plan une image de modernité féminine sexuellement émancipée et socialement marquée du côté des couches urbaines cultivées, ce qui confirme la dichotomie traditionnelle de la société française, entre une bourgeoisie volontiers libertine et des milieux populaires plus conservateurs en matière de mœurs. Seule Bernadette Lafont propose une figure de féminin populaire, mais ses compositions, tiraillées entre le burlesque et l’autodérision, paraissent confirmer l’incapacité de la Nouvelle Vague à prendre au sérieux des personnages féminins issus des classes dominées.
9Les actrices de la Nouvelle Vague rompent avec l’érotisme racoleur et dénudé du début des années 1950 incarné par Martine Carol ou Françoise Arnoul première manière3, puis, avec plus de « naturel » par Brigitte Bardot. Le nouveau cinéma propose un érotisme sublimé qui passe davantage par le visage et par la voix (et par la lumière et le cadrage) que par le corps. Des visages très peu maquillés en rupture avec la mascarade du féminin telle qu’elle se déploie dans le cinéma commercial, des corps qui correspondent peu aux normes calibrées de l’érotisme des années 1950 : par ce moyen aussi, les jeunes cinéastes affirment leur pouvoir créateur et inventent de nouvelles images de femmes dont il semble que la séduction émane moins de leurs « appâts » objectifs que de la capacité des hommes qui sont derrière la caméra à en révéler les charmes secrets. Beaucoup d’entre elles n’auront d’ailleurs pas vraiment de carrière en dehors de la Nouvelle Vague.
10Les critiques de l’époque se montrent sensibles au phénomène, toutes tendances confondues. Des actrices déjà connues changent complètement d’allure et de jeu sous la direction d’un jeune cinéaste, comme Jeanne Moreau avec Louis Malle (voir chap. IX). Le magazine populaire Festival Film4 (7-11-1961) consacré à La Morte-Saison des amours, constate à propos de son interprète : « Françoise Arnoul vient d’avoir trente ans […]. Elle n’est plus la petite ingénue perverse de ses débuts, elle n’est plus celle que les Italiens appelaient la “vamp de poche”. Mais elle est une femme très lucide, consciente de ses possibilités, de l’univers secret qu’elle peut exprimer. Et on peut affirmer que le sorcier qui a fait jaillir ce vrai talent de comédienne est le magicien qui créa le phénomène Bardot : Roger Vadim. Car c’est dans Sait-on jamais que Françoise Arnoul trouva sa voie. Ce film excellent et “nouvelle vague” avant l’heure et la mode va certainement retrouver, avec sa seconde sortie, le succès qu’il mérite. Dans La Morte-Saison, elle est excellente dans un rôle plein de nuances, un de ces rôles que toute femme intelligente désire rencontrer. » Anouk Aimée aussi a eu une vie avant la Nouvelle Vague, comme le rappelle Sélection Nous Deux5 (n° 12 du 1-11-1961) consacré à Lola de Jacques Demy :
Anouk Aimée, qui avait eu un début malheureux avec La Fleur de l’âge, film inachevé de Marce Carné, a fait une carrière assez inégale. Après Les Amants de Vérone, La Maison sous la mer, Le Rideau cramoisi, Les Mauvaises Rencontres, interruption, puis Pot-Bouille, Tous peuvent me tuer, Montparnasse 19. […] Découverte par la Nouvelle Vague qui succédait à Astruc, elle incarna l’héroïne de La Tête contre les murs, et des Dragueurs. L’Italie lui donna sa chance avec La Dolce Vita de Fellini et L’Imprévu de Lattuada. […] Anouk Aimée trouve dans Lola, premier long-métrage du metteur en scène Jacques Demy, un personnage nouveau. La pure Anouk des Amants de Vérone change de visage et de personnage, pour devenir Lola, chanteuse de bar à matelots, dont le cœur reste quand même aussi pur que le regard.
11Mais le jeune cinéma « invente » aussi des actrices d’un type qui apparaît complètement nouveau. Pour Combat, par exemple, « Juliette Mayniel [la protagoniste des Cousins], fille de notre époque, n’évoque personne, car elle appartient à une race de femme qui n’existait pas à la belle époque du cinéma français. Elle est stupéfiante, tout bonnement. » Malgré les magnifiques yeux verts qui la rendirent d’abord célèbre dans une publicité télévisée, elle ne fera pas vraiment carrière, mais l’aventure d’Un couple, deuxième long-métrage de Jean-Pierre Mocky, qui sort en décembre 1960, témoigne de son charme de jeune femme moderne. Selon le cinéaste6, le film est le résultat de son amitié avec Raymond Queneau (crédité pour l’adaptation et les dialogues), qui avait, comme lui, des problèmes conjugaux. Ils décident de faire un film sur un couple idéal qui aurait fait le pacte de se dire toujours la vérité. Mocky choisit sans hésitation Juliette Mayniel pour jouer la jeune femme, mais il ne parvient pas à trouver d’interprète masculin et se contente d’un non-professionnel, choisi pour son apparence agréable, Jean Kosta, dont l’absence totale de charisme fait pencher le film du côté du personnage féminin. Nous rencontrons le jeune couple après trois ans de vie commune, quand le mari avoue à sa femme qu’il n’est plus satisfait de leur relation physique : elle semble de plus avoir envie de faire l’amour. Blessée, elle proteste de son amour intact. Ils tentent de raviver leur ardeur en partant ensemble en vacances, mais le mari est bientôt repris par son travail et délaisse sa femme pour une jeune collègue sympathique et engageante. De son côté, elle s’ennuie et finit par répondre aux avances d’un voisin de palier. Ayant pris plaisir à cette relation purement physique, elle décide de quitter son mari qui la regarde partir, atterré. Le traitement du sujet est extrêmement neuf, dans sa franchise sans provocation, mais le sérieux du propos est brouillé par tous les personnages burlesques qui entourent le couple, comme autant de variations sur la faillite des couples réels, burlesque qui deviendra par la suite la marque de fabrique de Mocky. Il n’en reste pas moins que Juliette Mayniel compose un personnage profondément empathique, mettant en avant les désirs contradictoires d’une jeune femme avec une authenticité inédite.
12C’est aussi ce naturel sans précédent que la presse populaire (Festival Film n° 8) met en avant à propos d’Anna Karina, au moment de la sortie d’Une femme est une femme : « C’est une longue fille brune dont le sourire est celui d’un enfant heureux et malicieux et dont le regard semble toujours un peu ébloui par la beauté de tout ce qu’il remarque. » Pour explorer ce renouvellement des figures féminines, qui passe à la fois par les actrices et par les rôles, je propose d’analyser quelques figures emblématiques de la Nouvelle Vague : Anna Karina dans les premiers films de Godard, Bernadette Lafont dans Les Mistons, L’Eau à la bouche, Le Beau Serge, À double tour et Les Bonnes femmes, Emmanuèle Riva dans Hiroshima mon amour, Léon Morin prêtre et Thérèse Desqueyroux ; Jeanne Moreau, seule star de la Nouvelle Vague, fera l’objet du chapitre IX. Enfin, l’utilisation fameuse de Brigitte Bardot dans deux films de la Nouvelle Vague (Le Mépris et Vie privée) sera examinée dans le chapitre x.
Anna Karina et Godard : le démiurge et sa femme-enfant
13En quoi l’invention et l’usage par Godard d’Anna Karina sont-ils typiques de la Nouvelle Vague ? Si l’histoire d’Hollywood est truffée de ces rencontres amoureuses entre un artiste et son modèle féminin, il est rare que l’actrice soit totalement « fabriquée » par le cinéaste. Marlene Dietrich, pour n’évoquer que le cas le plus célèbre, est déjà une actrice connue en Allemagne quand Joseph von Sternberg lui propose le rôle de L’Ange bleu. Et elle poursuivra, après Sternberg, une carrière de star.
14Le rapport artistique entre Godard et Karina renvoie davantage à l’histoire de la peinture qu’à celle du cinéma : en effet, non seulement Anna Karina « n’existe pas » avant Godard et a peu tourné après lui, comme le modèle favori d’un peintre peut retomber dans l’anonymat après avoir cessé de plaire, mais la première période de Godard est communément appelée « les années Karina » (Bergala, 1985), comme on a pu parler à propos de Picasso des « années Dora Maar », ce qui indique bien le lien organique qui existe entre les œuvres et la figure féminine qui les a inspirées. Rétrospectivement, l’unité et la spécificité de cette première période de l’œuvre de Godard, jusqu’à Pierrot le fou, sont d’ailleurs frappantes, à la fois en termes d’esthétique et de représentation.
15Karina, selon William Simon7, « favorise apparemment l’expression des aspects les plus romantiques du tempérament de Godard, en particulier sous la forme d’un culte. Dans les premiers Godard, on trouve ce culte à un degré élevé, à travers l’attitude du personnage masculin à l’égard de Karina. Le héros est, dans une certaine mesure, l’alter ego de Godard dans la fiction. » Mais, selon Yosepha Loshitzky (1995, p. 137), « malgré la réception dythirambique faite par beaucoup de critiques à la représentation des femmes par Godard, on ne peut ignorer la tendance misogyne de ces films, et en particulier des premiers. […] Romantisme et idéalisation [qui], comme le remarque Janet Bergstrom (1982), “caractérisent la position de la femme désirée dans la logique énonciatrice de la plupart des films de Godard”. […] Dans ses films avec Anna Karina, Godard développe un type féminin à la Louise Brooks, remarquable par sa fameuse coupe de cheveux. L’image que Godard a de la femme, en particulier pendant la période de la Nouvelle Vague, est celle d’une femme-enfant. Jacques Rivette a dit : “Avez-vous remarqué que Godard n’utilise jamais de femmes de plus de 25 ans ? Il a été sollicité pour diriger Eva (que réalisera Losey), mais il a refusé à cause de Jeanne Moreau. Une femme adulte le terrifiait.” Dans Le Petit Soldat, Michel Subor (Bruno Forestier) déclare que les femmes ne devraient pas vivre au-delà de 25 ans. »
16En effet, dès Le Petit Soldat, film inaugural du « cycle Anna Karina », se mettent en place une figure féminine et un dispositif narratif sensiblement différents de ceux qui étaient proposés dans À bout de souffle (voir chap. V). Certes, on retrouve l’allure physique androgyne et l’accent étranger de la partenaire de Belmondo, mais ces traits sont accentués chez Karina et s’accompagnent de nombreux éléments d’habillement et de comportement qui connotent la femme-enfant, tandis que l’aspect « étudiante cultivée » de Patricia disparaît. Ses cheveux longs que Karina coiffe constamment comme une petite fille narcissique fascinée par sa beauté, ses chemisiers agrémentés de broderie anglaise, ses jupes bouffantes, son accent étranger très prononcé qui donne à toutes ses phrases la maladresse d’une enfant qui apprend à parler, viendront tout au long du Petit soldat renforcer cette connotation infantilisante de la figure féminine et miner la valeur de son engagement politique. Quand Bruno prend prétexte d’une séance de photo pour la rencontrer seule chez elle, nous savons déjà qu’il est amoureux d’elle, elle non. L’argument, comme la mise en scène, va renforcer cette inégalité de traitement entre les deux personnages : Bruno la met littéralement en scène sous nos yeux pour la photographier, et la caméra épouse la plupart du temps le regard de Bruno sur elle, pendant que nous entendons sa voix intérieure commenter cette vision. Nous retrouvons là la situation typique de l’artiste face à son modèle, et Bruno, en tant que photographe, est l’alter ego du cinéaste dans la fiction. Il a le monopole de la parole, il lui pose des questions tout en lui demandant de prendre des poses, et, bien qu’elle compare au début la situation à un interrogatoire de police, elle va se prêter docilement à cette manipulation d’elle-même, souvent paternaliste et autoritaire. On retrouve la dimension chorégraphique des mouvements de la caméra et l’aspect décousu des dialogues, déjà présents dans A bout de souffle, mais le traitement de la lumière oppose Bruno, à contrejour, à Véronika, en pleine lumière, le plus souvent en plan rapproché ; la scène est une contemplation fétichiste du visage d’Anna Karina, que Godard pousse jusqu’à la provocation par rapport aux règles du cinéma narratif. Il ne se passe rien dans cette scène où Bruno-Godard tourne littéralement autour d’Anna Karina pour nous faire partager sa fascination esthético-amoureuse. Ronde de séduction à laquelle la femme se prête complaisamment.
17Avec Une femme est une femme, qui sort en septembre 1961, Godard semble changer de ton. Le film reprend la même idée de scénario (une femme désire un enfant, mais son compagnon s’y refuse) – dont Geneviève Cluny est créditée – que celle des Jeux de l’amour réalisés par Philippe de Broca avec Jean-Pierre Cassel et Geneviève Cluny elle-même (sortie en juin 1960). Le film de Godard, écrit et dialogué par le cinéaste lui-même, est également une comédie, qui tire vers le pastiche et la parodie, en couleurs et en cinémascope, aux antipodes du réalisme poétique de de Broca, comme du ton tragique du Petit Soldat. Un reportage de Claude-Marie Trémois sur le tournage (Télérama, 22-5-1961) indique que la cote du cinéaste est au plus haut, en tout cas dans la presse cultivée : « Oui, Godard tourne en studio, mais ne vous pressez pas de ricaner… Ce n’est pas encore cette fois-ci que l’enfant prodige de la “nouvelle vague” abdique ses prérogatives… L’histoire ? c’est exactement celle des Jeux de l’amour de Broca… Il est difficile – et inutile – de rechercher la paternité des scénarios “nouvelle vague”. Les auteurs possèdent un sens de la communauté assez exceptionnel et de fait, l’originalité de leur style respectif suffit à différencier leurs œuvres. »
18En revanche, quand le film sort, la critique est partagée : Le Figaro, sans surprise, condamne : « On nous dit que Jean-Luc Godard improvise. […] C’est un procédé parfois dangereux et délicat lorsqu’il s’agit d’exposer les problèmes d’un couple divisé parce que la jeune femme désire ardemment avoir un enfant. […] Le metteur en scène a fait de son film un fatras farfelu de gags aussi vieux que le cinéma, d’images sans lien. » De même, L’Aurore s’exclame : « Quelle déception ! […] Tout le film repose sur une situation vaudevillesque pas très originale. […] Sur le même sujet, un autre jeune cinéaste rempli de talent, Philippe de Broca, avait su réaliser pour sa première mise en scène un petit chef-d’œuvre de gaité et de gentillesse, Les Jeux de l’amour : toujours charmant, jamais grossier. Jean-Luc Godard a pris, au contraire, le parti délibéré de choquer le public par un non-conformisme poussé à l’extrême. » Plus surprenant, Pierre Macabru pour Combat, titre méchamment « Jean-Luc Godard ou le cinéma des copains » : « Une femme est une femme est un vaudeville français revu et corrigé par un Suisse maladroit. […] Alors que la comédie musicale américaine est mouvement, dynamisme, invention, Une femme est une femme témoigne d’une permanente paralysie des muscles, des nerfs et de l’imaginaire. […] On lance des pétards comme des vieillards farceurs que travaillerait l’âge ingrat. » De même, Jeander (Libération) proclame : « Une femme est une femme est un navet. […] Zazie était un film raté, mais joliment. […] Une femme est une femme est un film raté bêtement, stupidement, lourdement et sciemment, si l’on sait que Godard prend systématiquement le contre-pied de ce qui peut ou ne peut pas se faire. […] Et c’est ainsi que Godard est parvenu à faire une comédie qui ne fait rire personne et un drame qui n’émeut pas. » Pour sa part, L’Express reproche d’abord à Godard des « polissonneries de petit-bourgeois » avant de reconnaître qu’il « s’est tout de même inventé une écriture personnelle. […] Et puis, et c’est peut-être le plus émouvant, il y a une tentative de crever l’écran… de surprendre les personnages par le trou de serrure ». Avant de conclure : « Mais tout se passe comme si Godard, plein de promesses et d’audaces, obéissait pour son malheur à un Godard infantile qui lui dicte des plaisanteries de collégien. »
19Samuel Lachize (L’Humanité) en revanche, propose une comparaison flatteuse pour Godard en titrant « Le jeu de l’humour et du hasard » et en mettant l’accent sur le rapport amoureux entre l’artiste et son modèle, leitmotiv que l’on retrouve dans la plupart des critiques favorables au film : « C’est un film d’amour, pour étonnant que cela puisse paraître. Premier amour, celui de Jean-Luc Godard pour son épouse et interprète Anna Karina. » Maurice Ciantar, (Paris-Jour) sous le titre « Madame Jean-Luc Godard veut des enfants… mais à l’écran » propose une variante du même thème : « À partir d’un sujet attendrissant et mince, M. Jean-Luc Godard établit d’exquises variations sur un couple. Cela nous vaut de vivre dans l’intimité d’un ménage “1961”. […] Sans doute un peu plus fantaisiste que la plupart. Mais cela n’enlève rien à son authenticité. C’est bien la marque du talent de ce metteur en scène que ce souci de l’actuel qui donne son plein sens à l’expression “nouvelle vague”. Jean-Luc Godard explore sa génération. » Pour Louis Marcorelles (France-Observateur) :
Une femme est une femme tient un juste milieu, ne tue pas l’émotion sous la recherche formelle. […] Un thème insignifiant que Godard chamboule, en déplaçant le point d’application de l’histoire dans le milieu du 14 Juillet de René Clair, […] ensuite par une conception différente de l’amour. Tout tourne autour du caprice amoureux, mêlé de dépit, d’une jeune femme trop tendre. […] Jean-Luc Godard, le misogyne d’À bout de souffle, a soudain changé son fusil d’épaule et bâti tout un film sur les moues, intonations, caprices de l’être aimé, sans pour autant perdre de vue la fragilité de cette beauté, de cet amour. […] Une femme est une femme est un des plus passionnants documents qui soient sur l’angoisse moderne et sur la genèse d’un art qui n’a plus rien à voir avec ceux qui l’ont précédé.
20Baroncelli (Le Monde) refuse d’y voir une simple pochade, et juge le « film extrêmement soigné, minutieusement élaboré et dominé de A à Z ». Mais surtout, « le film est fait pour Anna Karina autour de qui la caméra ne cesse de tourner amoureusement. Qui s’en plaindrait ? ».
21Claude Mauriac (Le Figaro littéraire) tente une appréciation générale sur l’apport de la Nouvelle Vague, où se mêle inextricablement l’innovation formelle et le renouvellement des représentations :
C’est ce genre de film léger, brillant, chatoyant, drôle et pourtant moins gratuit, plus vrai qu’on ne pouvait croire, dont obscurément et sans le savoir les jeunes spectateurs attendaient le plaisir et l’émotion. Ce qui manquait le plus au cinéma français avant Godard et les meilleurs de ses amis, c’était le ton. Tous les films se ressemblaient. […] Le monde du cinéma n’avait rien de commun avec quelque milieu réel que ce soit. Godard, Truffaut, Molinaro, Chabrol, Kast ont changé cela. Et certes les sociétés évoquées par la plupart des films dits de la nouvelle vague ne représentent qu’une infime et peu intéressante partie de notre peuple. […] Mais du moins Jean-Luc Godard connaît-il ses personnages, créés à sa ressemblance et situés dans un monde qui lui est familier. […] Le vrai sujet d’Une femme est une femme, c’est le plaisir et l’angoisse d’aimer. Car c’est surtout un film d’amour. […] Alors qu’il semble plus se moquer de lui-même et de nous, Godard avoue ses plus intimes secrets. Et ses confidences sont aussi les nôtres.
22Michel Capdenac (Les Lettres françaises) procède aussi par comparaison, mais pour distinguer Godard de ses contemporains les plus proches :
Jean-Luc Godard n’hésite pas à parodier, à pasticher, avec une fantaisie qui frôle souvent le canular, avec une inépuisable spontanéité dans l’audace, qui fait tout le charme de son film. Il s’attaque au vitriol à toutes les conventions de la comédie. […] Toutefois, à l’opposé de la plupart des réalisateurs de la nouvelle génération, et notamment d’un Kast ou d’un Resnais, Godard, lui, a une sorte d’horreur instinctive de la littérature dans les images. Il pense, il sent, il écrit uniquement cinéma. […] Nous sommes dans la bouffonnerie la plus débridée, la plus sympathique qui soit, mais l’amour, comme l’humour, a sa part qui n’est pas négligeable. Amour du cinéma, […] amour plus sensuel aussi qui magnifie une femme, cette Anna Karina […] qui s’exprime de tout son corps, de toute sa beauté détaillée par le réalisateur.
23On ne s’étonnera pas que la seule critique qui fasse allusion à l’actualité sociale du sujet soit écrite par une femme, Paule Sengissen (Télérama), et sur un ton violemment accusateur :
Pour être vieux comme le monde, le prétexte autour duquel s’organise la mise en scène n’en est pas moins neuf : une femme désire un enfant. Celui qu’elle aime ne veut pas le lui donner. Elle est prête à s’adresser ailleurs. Sur un scénario identique, Broca avait renouvelé avec drôlerie une situation proche du vaudeville en en faisant sentir la nouveauté à l’âge de l’accouchement sans douleur : la femme ne subit plus la maternité, avec des données scientifiques encore relatives, elle la choisit. Il s’agit bien là d’un thème essentiel. Aussi est-on frappé de voir à quel point Godard a peur de traiter en face son sujet ; il le minimise, il le vulgarise, tourne autour de lui comme un collégien timide, fait des plaisanteries douteuses, oubliant à chaque instant ce qui lie la sexualité et l’amour véritable. Il n’y a pas d’insolence, mais du mépris, à terminer le film par le sous-titre : « La chose faite, elle ralluma la lumière. » Il n’est pas étonnant que la fugace impression que laisse le film soit de l’ordre de la tristesse […] véhiculant des valeurs qui contribuent à développer la confusion, l’absurde et le désespoir.
24L’hebdomadaire lui oppose dans la même page Jacques Siclier, pour qui c’est « le film le plus ambitieux de Jean-Luc Godard : Paule Sengissen n’aime pas le nouveau film de Godard, auquel elle reproche d’avoir volontairement gâché un beau sujet. À ses critiques pertinentes, j’opposerai une remarque. Godard se soucie peu de son sujet. Comme un créateur de ballets, il utilise un argument pour mettre en valeur Anna Karina. […] Godard a réussi à désintégrer l’univers réaliste traditionnel du cinéma français pour créer un monde nouveau de formes et de couleurs. »
25Ainsi, la réception critique du film, au-delà de l’opposition entre les détracteurs et les laudateurs du jeune cinéaste, indique une convergence entre l’admiration pour l’innovation formelle et l’identification masculine avec le regard fétichiste (« amoureux ») de Godard sur Anna Karina. Ce qui fascine les uns et les autres, ce sont les variations esthétiques dont est l’objet cette figure-prétexte qu’est la jeune actrice-épouse du réalisateur, dans la grande tradition, réactivée, avec le brio que l’on sait, par Picasso… Le sujet n’a aucune importance (sauf pour la seule femme critique), parce qu’il ne préoccupe concrètement, à l’époque, que les femmes. Le public, lui, sera peu sensible à cette parodie désinvolte de comédie musicale et au charme d’Anna Karina : il boudera le film (56 323 spectateurs en première exclusivité parisienne).
26Le ton du film se caractérise par la distance ludique, ce que viennent nous rappeler régulièrement les personnages en s’adressant directement à nous, comme l’avait inauguré Belmondo dans À bout de souffle. Mais la distance s’opère toujours par rapport à quelque chose, et elle a un sens. Le (bon) modèle librement pastiché de la comédie musicale américaine permet à Godard de prendre ses distances par rapport au (mauvais) modèle français de la comédie de mœurs, qui prétend traiter des questions de société, ici la crise d’un couple provoquée par le désir d’enfant de la femme qui n’est pas partagé par l’homme.
27Anna Karina incarne Angela, qui présente un numéro de strip-tease dans un cabaret minable du quartier de Strasbourg-Saint-Denis, à Paris, et vit dans un appartement sous les toits avec Émile (Brialy), libraire et coureur cycliste amateur. Paul (Belmondo), l’ami d’Émile, est amoureux d’Angela. Le film s’ouvre sur Angela partant répéter son numéro, bavardant avec les autres filles du cabaret, puis rencontrant Paul dans la rue, avant de retourner chez elle pour préparer le repas de midi et faire un « test de fécondité » en attendant Émile8.
28Godard affirme son pouvoir de transgression des codes en parodiant le numéro de cabaret ou de strip-tease quasi obligé de beaucoup de films populaires des années 1950. Anna Karina tourne en dérision les conventions du sex-appeal, d’abord en chantant avec un costume de préadolescente (marinière et jupe plissée blanche), puis en l’enlevant tout à trac pour apparaître avec un bustier blanc gansé de rouge parfaitement pudique. Ses mimiques et sa chanson font rire, comme venant d’une petite fille maladroite qui essaierait d’être délurée. Cette insistance sur des comportements enfantins tout au long du film (maladresses, naïveté, bouderies, rires et larmes) la rend touchante, attendrissante, mais ne nous incite pas vraiment à la prendre au sérieux.
29La première « scène de couple » entre Angela et Émile dure dix minutes et enchaîne une suite de gags qui mettent chacun des deux acteurs en valeur, à partir de prétextes qui renvoient à la division la plus conventionnelle des rôles sexués : Angela invente une comédie parce qu’elle a laissé brûler le rôti ; Émile mime un match de foot avec le balai au lieu de balayer ; Angela veut un enfant, mais Émile refuse, sous divers prétextes, tout en faisant du vélo dans l’appartement ; Angela met Émile au défi de demander au premier venu de lui faire un enfant, pari qu’elle perd bien sûr, quand deux inspecteurs de police font irruption, sous prétexte d’un attentat terroriste sur le boulevard (nous sommes en novembre 1961). La chorégraphie étourdissante de la scène utilise tout l’espace de l’écran cinémascopique pour faire évoluer les personnages dans l’appartement, mais on peut remarquer que la caméra souligne la mobilité inventive d’Émile, qui utilise l’espace de l’appartement comme un terrain de jeu, alors qu’Angela va de la table à la cuisine, puis au lit, comme déterminée par ses fonctions domestiques. À la fin de cette scène, le ton change tout à coup, comme la mise en scène : Angela pleure en gros plan fixe face à la caméra et s’y reprend à deux fois pour faire une déclaration solennelle : « Moi j’trouve con les femmes qui ne pleurent pas… les femmes modernes qui veulent imiter les hommes. » Ce moment fort, souligné par des inserts du visage soudain grave d’Émile, avant que l’on retourne au ton léger et aux plans larges en mouvement, est en quelque sorte le sous-texte sérieux de ce film léger ! Le désir d’enfant est présenté comme un fait de nature chez la femme et c’est un fait tout aussi naturel que les hommes n’en aient pas envie. Émile a envie de faire du vélo, Angela a envie de faire un enfant. Le film, à travers des sur-titres qui s’inscrivent en blanc sur l’image, nous affirme l’amour d’Angela et d’Émile comme une donnée tout aussi indiscutable. Il met en scène la différence des sexes et inscrit en nature, en deçà de toute discussion, la contradiction de leurs désirs. Le happy-end est une double pirouette : le conflit s’y règle par une reddition sans condition d’Émile. Dans le monde d’Une femme est une femme, les femmes sont toutes-puissantes, en dépit de la réalité. Et la résolution du conflit se fait sur un mode magique, puisque Émile et Angela, en faisant l’amour, effacent symboliquement la rencontre sexuelle entre Angela et Paul9.
30Vivre sa vie sort en septembre 1962, juste après sa présentation au Festival de Venise, où il reçoit le prix spécial du jury. Il bénéficie d’une couverture critique impressionnante et globalement très favorable (voir chap. IV) et d’un honnête succès public. L’héroïne, Nana (Anna Karina) est clairement l’objet et non le sujet du récit : une voix off masculine de « sujet-supposé-savoir » se charge de l’indiquer, de même que les titres de chapitre en incrustation. Mais les images oscillent constamment entre la froideur du constat sociologique et l’esthétisation du réel, en particulier à travers les images des femmes qui se prostituent. La beauté du visage et du corps d’Anna Karina est mise en valeur par le travail de la lumière, et ses changements constants de vêtements et de coiffure, justifiés par son « travail », nourrissent complaisamment le fétichisme des spectateurs, au deuxième degré pourrait-on dire, puisque la caméra n’épouse jamais le regard des clients sur les prostituées, mais sublime leur nudité ou leurs tenues plus ou moins déshabillées en leur donnant par le cadre ou par la lumière la beauté abstraite d’une statue.
31Vers la fin du film, après la séquence où « Nana fait de la philosophie sans le savoir » avec Brice Parrain, une scène rompt avec le ton sociologique antérieur. Le jeune homme qui vient de tomber amoureux de Nana lui lit tout haut un conte d’Edgar Poe, Le Portrait ovale, le visage caché derrière le livre. Les « connaisseurs » (c’est-à-dire le public cultivé à qui est destiné le film) reconnaissent la voix de Godard, et, quand il en arrive à la description du portrait, divers gros plans assez longs d’Anna Karina posant pour la caméra se succèdent à contre-jour, en pleine lumière, de face, de profil, jusqu’à ce que la voix de Godard hors-champ déclare : « C’est notre histoire… un peintre qui fait le portrait de sa femme. Tu veux que je continue ? » À quoi Anna Karina répond, avec un regard face caméra : « Oui. » Quand Godard – toujours hors-champ, comme le personnage masculin, qu’il « vampirise » – recommence à lire, la fiction a donc cessé, et nous l’entendons raconter l’histoire d’un peintre qui a fait un portrait si « vivant » de sa femme qu’elle en est morte, sur des plans d’Anna Karina, qui disparaît finalement dans un fondu au noir. Est-il besoin de rappeler que l’héroïne meurt à la scène suivante ? On a là l’exemple d’une scène fondée sur une inégalité de traitement complète entre les protagonistes : l’homme amoureux est hors-champ, derrière la caméra, pendant que la femme-modèle écoute l’histoire de sa propre mise à mort, qui se confond avec le culte amoureux que lui rend son amant-artiste.
32Faut-il en conclure que, dans cette première période de sa carrière10, la capacité critique de Godard dans la représentation des rapports entre les hommes et les femmes est freinée par le fantasme démiurgique qui se nourrit de sa relation avec son épouse-modèle Anna Karina ? En effet, les deux films de cette première période dans lesquels la protagoniste est incarnée par une actrice dont la notoriété est indépendante du cinéaste (Jean Seberg dans À bout de souffle, Brigitte Bardot dans Le Mépris) proposent des représentations plus complexes des rapports entre les sexes, et une prise en compte réelle, même si elle est épisodique, de l’autonomie du personnage féminin, comme si le réalisateur, tenu en respect par la stature de l’actrice, accordait au personnage un espace plus grand que lorsqu’il s’agit de « sa créature ». La vision romantique de l’amour et la construction d’Anna Karina comme femme fatale dans Pierrot le fou, le dernier opus « karinien » du cinéaste, tendraient à confirmer a contrario cette hypothèse.
Bernadette Lafont et Chabrol : la dérision du féminin populaire
33La jeune femme révélée par Les Mistons – silhouette livrée au regard concupiscent des préadolescents qui la poursuivent – s’inscrit dès le départ dans l’ambivalence entre un fantasme cinéphilique inspiré de la Monika de Bergman et une quête d’authenticité : elle incarne une sensualité franche et naturelle, gaie et sans problèmes, une sorte de B. B. encore plus vraie que son modèle, brune et provinciale. Mais elle correspond sans doute davantage au rêve des jeunes garçons auxquels s’identifie Truffaut qu’à la réalité de la province française des années 1950 !
34Pourtant, l’utilisation qu’en fait Chabrol dans Le Beau Serge va fixer son image d’une façon sensiblement différente. Si l’on en croit les critiques de l’époque (février 1959), par exemple Michel Aubriant (Paris-Presse), c’est « la révélation d’une jeune comédienne, Bernadette Lafont, qui a une présence surprenante. Dans l’emploi des garces sournoises, celle-là ira loin : on a l’impression d’assister aux débuts de Ginette Leclerc, de Viviane Romance. » Pour Paul Giannoli (Paris-Presse), Chabrol « dans Le Beau Serge, nous administre Bernadette Lafont comme une gifle, […] dans sa blouse boutonnée sur le devant, insistant des yeux et encourageant de la lèvre ». Elle est « une fascinante vamp locale » pour Doniol-Valcroze (France-Observateur). Le jugement de Jean Carta (TC) est plus ambivalent : « Quant à Bernadette Lafont, elle ne sait ni parler ni jouer. Elle n’en exerce pas moins une fascination presque animale assez semblable dans son naturel à l’aura de B. B. » L’appréciation de France Roche (France-Soir) est intéressante parce ce qu’elle contient une critique implicite du personnage créé par Chabrol : « Bernadette Lafont, à la sensualité négligée et quasi inconsciente, est un curieux animal. On souhaite qu’elle évolue pour jouer autre chose que les hystériques de basse-cour. » Au-delà de l’actrice, c’est en effet le personnage qui pose problème : le fantasme sensuel de Truffaut est devenue chez Chabrol une « nymphomane », selon Sadoul (Les Lettres françaises), « une petite garce qui a déjà couché avec tous les garçons du pays », selon Jeander (Libération), « une sorte de pin-up campagnarde, à la fois indolente et garce, molassonne et blasée », selon Jean Dutourd (Carrefour). Toutes ces descriptions témoignent d’abord de l’adhésion des critiques au point de vue de Chabrol. Mais la dimension jubilatoire du jeu de Bernadette Lafont fait basculer dans la farce ce personnage foncièrement misogyne de « Marie couche-toi là » et renforce, par contraste, le sérieux et la vulnérabilité des deux personnages masculins (voir chap. vi).
35L’Eau à la bouche et À double tour vont confirmer la dimension de classe de son personnage. Elle y est à deux reprises une soubrette de farce qui aguiche les maîtres et se fait courser par les valets. Elle devient ainsi une représentation farcesque du féminin populaire et des amours ancillaires dans la Nouvelle Vague, confirmant l’incapacité de ces jeunes cinéastes bourgeois à prendre au sérieux un personnage féminin socialement dominé.
36À double tour, le troisième film de Chabrol est d’ailleurs une déception pour la plupart des critiques. Il s’agit d’une adaptation policière, en couleurs, dans le décor de rêve d’un mas aristocratique aixois, avec une distribution qui mêle des acteurs de l’« ancienne vague » (Madeleine Robinson, Jacques Dacqmine) et de la « nouvelle » (Jean-Paul Belmondo, Bernadette Lafont). Le film, présenté au Festival de Venise en septembre 1959 (avant sa sortie en salle en décembre), est accueilli très fraîchement, et le prix d’interprétation féminine que reçoit Madeleine Robinson, dont le personnage est terriblement malmené par le film, apparaît plus comme une compensation pour l’actrice que comme une récompense pour le cinéaste. Parce que Chabrol, ayant eu pour la première fois accès à un budget conséquent, paraît se couler avec délices dans le moule des conventions satiriques du « cinéma de papa » – certains critiques citent avec dérision, à propos des dialogues de Paul Gégauff, les auteurs de boulevard comme Bernstein et Anouilh, et Chabrol est assimilé, injure suprême, à un pâle épigone d’Autant-Lara ou de Christian-Jaque –, un doute se glisse sur la capacité de la nouvelle génération à renouveler durablement l’art du film. Ce sont sans doute ces facilités, y compris Bernadette Lafont en soubrette de vaudeville uniquement intéressée par la « bagatelle », qui vaudront au film un succès public notable.
37Chabrol réutilise Bernadette Lafont dans son quatrième film, Les Bonnes Femmes (1960), qui mêle le ton sociologique et la dérision pour nous conter les mésaventures de quatre vendeuses d’un magasin d’électroménager. Le scénariste Paul Gégauff, en parle comme du « seul scénario où [il] a été libre, le seul qu’[il] aime ». Dans un entretien avec André S. Labarthe, il affirme l’avoir écrit en dix jours et le présente ainsi : « La thèse, […] c’était l’amour que j’avais pour le mystère des âmes simples. Car je les aimais, ces filles, en fin de compte. On m’a accusé d’être méchant et c’était vrai aussi. Au départ, je voulais l’être, je voulais les traîner dans la boue et je me suis aperçu que je finissais pas les aimer. Mais plus profondément (le rêve de ma vie depuis toujours), je voulais sonder les lieux communs. Enfin, arriver à pénétrer jusqu’au bout un lieu commun. Pénétrer une âme simple. » (Limelight n° 60, juin 1997, entretien réalisé en 1967-1968). On ne peut revendiquer plus explicitement l’héritage flaubertien, dans toute l’ambivalence d’un rapport démiurgique à des créatures aliénées.
38Présenté par le réalisateur comme un regard matérialiste sur l’aliénation féminine, le film est accueilli diversement par la critique et relativement boudé par le public (84 000 spectateurs pour la première exclusivité parisienne), parce que aux antipodes du subjectivisme romantique associé à la Nouvelle Vague (et à Chabrol lui-même dans ses deux premiers films). Mais Les Bonnes Femmes rompait tout aussi brutalement avec le populisme, qui restait, depuis les années 1930, l’idéologie dominante des films qui peignaient des personnages issus des couches populaires. Ce populisme, vision idéalisée des classes populaires proposée par des artistes (petit-)bourgeois souvent « de gauche », n’était pas exempt d’une certaine misogynie (Burch et Sellier, 1996, première partie). Mais il s’attachait à dénoncer l’oppression particulière qui pesait sur les jeunes femmes en butte à la concupiscence masculine, en particulier celle des bourgeois et des patrons (Le Quai des brumes ou Le Crime de M. Lange). Les années 1950 n’avaient pas renié cette idéologie, même si celle-ci s’exprimait souvent d’une façon convenue apte à sauvegarder une bonne masculinité populaire (Des gens sans importance d’Henri Verneuil, en 1956, avec Françoise Arnoul et Jean Gabin).
39Le regard de Chabrol sur quatre vendeuses d’électro-ménager du quartier de la Bastille est totalement dépourvu des illusions rassurantes du populisme. Comme Flaubert avec Madame Bovary, il revendique un regard d’entomologiste pour décrire les diverses apparences que prend l’aliénation de jeunes femmes sans instruction dans le Paris contemporain. Mais Chabrol ne s’en tient pas à un regard « objectif » : dès la première scène, dans un Paris nocturne filmé avec toute la modernité de la Nouvelle Vague, on sent une véritable jubilation de l’auteur à souligner la grossièreté de deux dragueurs d’âge mûr en décapotable blanche qui « lèvent » Bernadette Lafont et Clotilde Joano, les emmènent au restaurant, puis au cabaret, en espérant finir la soirée au lit, vœu qui se réalisera, au moins avec la première. L’insistance sur le grotesque des personnages et le dérisoire des situations marquent l’ensemble du film, qui suit les quatre jeunes femmes dans leur travail et leurs loisirs pendant un laps de temps qui n’excède pas deux jours. Après une journée de travail interminable dans l’ennui du magasin, une deuxième soirée au music-hall, puis à la piscine, dessine les limites de leur monde.
40Le sommet de la dérision est atteint avec l’intrigue faussement romantique dont Clotilde Joano, visage de madone triste, est l’objet. Le film introduit un suspense dès le début avec un personnage de motard flamboyant amoureux transi, joué par Mario David, qui la suit partout sans l’aborder jusqu’au moment où, à la piscine, il la protège contre les deux dragueurs devenus agressifs. Leur virée romantique à la campagne, parodie explicite des idylles de romans-photos, se termine par un crime sadique. L’amoureux romantique était un pervers ! Il étrangle sa victime passive. Pour enfoncer le clou, Chabrol propose sans transition une fin ouverte : dans un dancing, une jeune fille seule, aussi angéliquement belle et triste que Clotilde Joano, attend le prince charmant qu’elle accueille d’un sourire extatique, en la personne du premier danseur venu dont nous ne verrons que le dos…
41Si le cinéaste réserve ses traits les plus acérés aux hommes dont les jeunes femmes sont immanquablement les victimes, chacune à leur manière, en les épousant, en acceptant de coucher avec eux, ou en se faisant étrangler par eux, l’absence totale de conscience de leur situation, même fugitive, les place immanquablement dans une position d’infériorité par rapport au spectateur. Et le fait de ne leur donner le choix qu’entre de minables dragueurs sur le retour, un fiancé terrorisé par ses parents ou un psychopathe, témoigne de la dimension manipulatoire du film. Comme Flaubert11, Chabrol n’adopte pas le même ton quand ses protagonistes sont des jeunes hommes, peu ou prou ses alter ego, aptes à susciter l’empathie du spectateur, comme dans Le Beau Serge ou Les Cousins, ou quand ce sont des personnages féminins, dépourvus de toute individualité et de conscience d’elles-mêmes, réduites à l’état de « bonnes femmes », sous prétexte de décrire leur aliénation sociale.
42Même si le travail n’est pas une valeur dans le cinéma de la Nouvelle vague, la caricature qu’en présentent les scènes assez longues dans le magasin d’électroménager, où les jeunes vendeuses regardent les mouches voler, rend totalement dérisoire leur statut professionnel et permet de ne pas aborder la question, pourtant bien réelle à l’époque, de l’exploitation de jeunes travailleuses du tertiaire. De même, la question du harcèlement sexuel devient une plaisanterie à travers le personnage grotesque du patron (Pierre Bertin), qui convoque ses employées dans son bureau pour les « réprimander » sur un mode lubrique systématiquement euphémisé par le film, sans doute parce qu’une vraie scène de harcèlement aurait impliqué de prendre les victimes au sérieux.
43À titre de comparaison, voici le regard que portait Roger Vailland sur les « demoiselles de magasin », dans un article intitulé « Éloge de la politique » pour Le Nouvel Observateur (26-11-1964), à une époque où il avait pourtant rompu avec le parti communiste : « Je crois qu’aujourd’hui, même ceux qui sont en âge de se le rappeler ont oublié ce que c’était, avant 1936, une demoiselle de magasin. […] La demoiselle de magasin n’avait jamais été “organisée” ; elle était demoiselle, état transitoire ; elle ne gagnait pas de quoi vivre, mais c’était mieux que d’être chômeuse ; on ne lui avait jamais rien appris, rien que le respect, pas le respect d’elle-même, mais celui des autres : le respect du client et le respect du chef de rayon. Le respect fait demoiselle de magasin, pas d’autre solution si elle ne voulait pas “tourner mal”. […] Or, en juin 1936, les vendeuses des grands magasins mirent à la porte les clients et les chefs de rayon, occupèrent les comptoirs, s’organisèrent “sur le lieu de leur travail”, comme on disait alors, comme dans un camp retranché. » Ces remarques de Vailland viennent paradoxalement à propos d’un constat navré : « Jamais, de mémoire d’homme, le peuple français (et pas seulement lui) n’a été aussi profondément “dépolitisé”. » (Il date le début de cette dépolitisation de 1956, avec le rapport Khrouchtchev et la répression de l’insurrection de Budapest par l’armée soviétique.) On peut dire en effet que le regard de Chabrol sur les « demoiselles de magasin » de 1960 témoigne particulièrement de cette « dépolitisation » qui est une des spécificités de la tendance dominante de la Nouvelle Vague.
44Bernadette Lafont incarne la figure du féminin socialement dominé (vendeuse ou domestique) dans le cinéma de la Nouvelle Vague, dont Évelyne Sullerot rend compte ainsi dans l’article dèja cité de France-Observateur (27-04-1961) : « Dix-neuf de nos héroïnes sur vingt-quatre vivent dans la plus grande aisance ou ne se préoccupent pas le moins du monde de la question d’argent. Quant à nos “petites” qui n’ont pas d’argent, et qui, pour en gagner, travaillent à des métiers peu reluisants (vendeuses ou servantes) eh bien ! elles n’ont pas pour deux sous d’éducation non plus et leurs problèmes sont “petits” : on nous dépeint à l’envi leur sottise et leur univers limité. Cette disparité de traitement est d’autant plus sensible que les “petites” sont souvent mises en parallèle avec des “grandes” (riches, oisives, raffinées), et que les effets tirés de ces contrastes sont d’une facilité et d’une morale sociale plus que douteuse : aux “dames” les grandes amours “qui ont de la classe”, les petites se contenteront d’histoires triviales et bêtifiantes (les couples parallèles d’Ascenseur sur l’échafaud, de L’Eau à la bouche, de À double tour, par exemple). […] Dans les films Nouvelle Vague, les héroïnes des classes ouvrière et inférieures sont facilement ridiculisées, et leur comportement dépeint avec une sécheresse cruelle. » Les remarques d’Évelyne Sullerot définissent très précisément les limites des rôles qui ont été proposées à Bernadette Lafont à l’époque de la Nouvelle Vague : elle incarne, malgré sa vitalité, rabaissée le plus souvent à un abattage vulgaire, le mépris des classes dominées qui habitent beaucoup de ces cinéastes. Elle nous fait rire mais nous ne pouvons pas la prendre au sérieux. En accentuant par son jeu la dimension farcesque de ses personnages, elle confirme le peu d’importance qu’il faut leur accorder.
La jeune fille moderne de Jacqueline Audry : une alternative invisible12
45À titre de comparaison, la seule femme cinéaste de l’après-guerre, Jacqueline Audry (Burch et Sellier, 1996, pp. 248-250) propose en 1961 avec Les Petits Matins (sortie mars 1962) une sorte de confrontation ironique entre une jeune dactylo, incarnée par la débutante Agathe Aëms, et une brochette impressionnante de messieurs, jeunes, moins jeunes et vieux, qu’elle rencontre en faisant de l’auto-stop pour aller de la frontière belge jusqu’à la Côte d’Azur. Véritable road movie féminin, le film s’amuse à faire défiler face à cette jeune fille simple et délurée, tous les stéréotypes masculins du « cinéma de papa » : vieux beaux délicats (Fernand Gravey et Noël-Noël), dragueurs argentés et désargentés (Claude Rich et François Perrier, Pierre Mondy et Roger Coggio), camionneur bougon (Lino Ventura), pilote de ligne désinvolte (Gilbert Bécaud), homme d’affaires pressé (Pierre Brasseur), comédien entreprenant (Daniel Gélin), pervers impuissant (Robert Hossein), représentant de commerce (Bernard Blier), tennisman en décapotable (Michel Le Royer), motard violeur, etc. Chaque fois, notre héroïne s’en tire grâce à un aplomb et une présence d’esprit à toute épreuve, réduisant à néant tous les lieux communs de la coquetterie, de la vulnérabilité, de la naïveté ou de la vénalité supposées des jeunes filles, surtout quand elles sont issues de milieu populaire. Le sommet du comique est atteint dans l’épisode où Robert Hossein joue les fils de famille pervers qui finit par s’effondrer en pleurant dans les bras de sa maman, parce qu’aucune de ses mises en scène censées terrifier la jeune fille ne marche ! Elle arrive enfin à Cassis et rencontre un jeune homme qui lui ressemble, Jean-Claude Brialy, avec qui elle passe la nuit (et peut-être finira sa vie), en toute simplicité. Le film, qui a été jugé totalement insignifiant à sa sortie, propose pourtant une suite de saynettes très drôles, filmées avec les moyens légers de la Nouvelle Vague, la plupart du temps en extérieurs, et peut s’interpréter comme une sorte de mise en abyme humoristique de l’affrontement entre le « cinéma de papa » et le cinéma de la Nouvelle Vague, mais aussi entre les rôles masculins traditionnels et la figure nouvelle de la jeune fille qui n’a pas besoin d’appartenir aux classes cultivées ou bourgeoises pour s’émanciper. Le fait que ce film soit passé totalement inaperçu en dit long sur ce qui était « visible » pour l’époque. Ni vénale ni victime, la jeune dactylo des Petits Matins, une « girl next door » à la française, est une version « néo-réaliste », certes moins sexy, mais aussi moins conventionnelle que la Juliette de Et Dieu créa la femme.
Emmanuèle Riva : les avatars d’une femme émancipée
46Comédienne de théâtre révélée au cinéma par Hiroshima mon amour, Emmanuèle Riva est, « comme Jeanne Moreau, l’incarnation d’une nouvelle féminité : sensuelle dans un sens moins “glamour” et plus intellectuel (comparée à un sex-symbol comme Brigitte Bardot), elle est associée à la sensibilité et à la modernité de la Nouvelle Vague » (Vincendeau, 2003, p. 69). Le personnage d’Hiroshima mon amour la marquera de façon aussi indélébile qu’Anouk Aimée le sera par Lola ou Anna Karina par les films de Godard. Mais c’est d’abord sa voix psalmodiant les dialogues écrits par Marguerite Duras qui va s’imprimer dans les mémoires, sans doute plus encore que son visage et son corps (les étreintes avec l’amant japonais sont filmées par Resnais d’une façon aussi sensuelle qu’anonyme : on ne voit pas les visages). Le caractère envoûtant du récit de l’amour de jeunesse de l’héroïne naît du contrepoint entre des images banales de Nevers, ville tranquille de bords de Loire, et l’horreur intérieure de ce qu’elle a vécu et qu’elle raconte sur un mode halluciné à son amant de rencontre. On garde aussi en mémoire la laideur bouleversante de la jeune tondue de Nevers enfermée dans une cave humide et maculant son visage de ses mains ensanglantées qu’elle écorche sur le salpêtre des murs pour tenter d’atténuer la douleur de la mort de son amant allemand par la souffrance physique qu’elle s’inflige.
47On trouve dans la manière dont elle est filmée les marques du nouveau cinéma : pas de maquillage apparent, la magie du noir et blanc qui met en valeur le grain de la peau et le dessin sculptural du visage grâce à de très gros plans, le visage et le corps exprimant des souffrances ou des joies au-delà de toute considération photogénique ou érotique (au sens du cinéma commercial). L’actrice devient l’instrument d’une vision poétique du corps et de l’amour physique, qui efface l’individu pour chanter l’humain. Son sourire associe plaisir et souffrance, en dehors de toute idée de séduction. Le visage d’Emmanuèle Riva est filmé comme l’expression d’une intériorité, de façon encore plus dépouillée que celui de Jeanne Moreau dans certaines séquences des films de Louis Malle. Les grandes actrices dramatiques de l’après-guerre comme Danielle Darrieux, Michèle Morgan ou Simone Signoret pouvaient atteindre de tels sommets, mais les contraintes du star-système à la française, les conventions du maquillage et de l’éclairage, le brillant des mots d’auteur constituaient souvent des éteignoirs émotionnels.
48Resnais, en rompant avec toutes ces conventions (y compris grâce au lyrisme des dialogues de Marguerite Duras), permet à Emmanuèle Riva de s’imposer immédiatement comme une actrice dramatique d’une authenticité sans précédent. Les Cahiers du cinéma13 témoignent, dans un long entretien sur le film entre les principaux rédacteurs de la revue, de l’effet saisissant produit par l’actrice et son personnage :
Godard : Prenons le personnage joué par Emmanuelle (sic) Riva. On la croiserait dans la rue, on la verrait tous les jours, elle n’intéresserait qu’un nombre très limité de gens, je crois. Or, dans le film, elle intéresse tout le monde.
Rohmer : Parce que ce n’est pas une héroïne classique, du moins pas celle telle qu’un certain cinéma classique nous avait habitués à dévisager, de David Griffith à Nicholas Ray.
Doniol-Valcroze : Elle est unique. C’est la première fois que l’on voit à l’écran une femme adulte avec une intériorité et un raisonnement poussés à ce point. […]
Godard : Pour moi, c’est le genre de fille qui travaille aux éditions du Seuil ou à L’Express, une sorte de George Sand 1959. A priori, elle ne m’intéresse pas car je préfère le genre de filles qu’on voit dans les films de Castellani. Ceci dit, Resnais a dirigé Emmanuelle Riva d’une façon si prodigieuse que ça me donne envie de lire les bouquins du Seuil ou L’Express.
Doniol-Valcroze : […] Emmanuelle Riva est une femme adulte moderne parce qu’elle n’est pas une femme adulte. Elle est au contraire très enfantine, uniquement guidée par ses impulsions et non par ses idées. C’est Antonioni qui a le premier montré ce genre de femme. […]
Domarchi : Hiroshima est, en effet, d’une certaine manière, un documentaire sur Emmanuelle Riva.
49Au-delà des différences d’appréciation notables entre les rédacteurs (on peut lire en filigrane l’hostilité de Godard aux femmes intellectuelles), il y a un consensus sur la nouveauté du personnage et du jeu de l’actrice dans ce film.
50Les films suivants d’Emmanuèle Riva confirment l’impact d’Hiroshima ; elle ne tient que des rôles dramatiques : Le Huitième Jour de Marcel Hanoun, qui sort en février 1960 ; Recours en grâce (Laszlo Benedek, scénario de Noël Calef), qui sort en mai 1960 ; Léon Morin prêtre, adapté par Jean-Pierre Melville du roman de Béatrix Beck, qui sort en septembre 1961 ; Climats (Stellio Lorenzi, d’après André Maurois), qui sort en avril 1962 ; Thérèse Desqueyroux, réalisé par Georges Franju d’après François Mauriac, adapté par son fils Claude, qui sort en septembre 1962. Ces films ne sont pas tous perçus à l’époque comme typiques de la Nouvelle Vague, mais Emmanuèle Riva y incarne une figure de femme moderne qui les associe de fait au nouveau cinéma.
51Le Huitième Jour est le deuxième long-métrage de Marcel Hanoun14. Il raconte la vie de Françoise :
Employée de ministère frisant la trentaine, [elle] se complaît dans son appartement confortable où règnent un goût et une harmonie parfaits. Un voisin, Georges (Félix Marten), tente de l’approcher et de partager sa solitude. Veuf, sans enfant, Georges aimerait lui apporter un amour sincère. Mais Françoise, farouchement secrète, se débat et désespère de ses propres hésitations. Le plus beau jour de la semaine est pour elle ce « huitième jour », le dimanche, où, d’une élégance raffinée, elle se rend aux courses. Là, elle s’épanouit, vit intensément, sourit aux arbres, au soleil, à l’enchantement d’un nouveau printemps. Georges réitère ses visites tardives. Une nuit, elle se donnera à lui presque par surprise, honteuse de s’être laissée fléchir. Cependant, elle retourne chez Georges, peu de temps après. Tandis qu’il est parti en voyage d’affaires en avion, elle se sent un instant tentée par le jeune frère de Georges, dont les gamineries audacieuses et farfelues l’amusent et l’agacent. Françoise part passer un week-end auprès de ses parents à Chartres. Fine et psychologue, la mère (Lucienne Bogaert) interroge sa fille sur la vie qu’elle mène à Paris, et lui conseille discrètement de fixer son avenir en se mariant. De retour à Paris, Françoise, émue, trouve une carte de Georges. Puis elle apprend que l’avion qu’il doit prendre est tombé en flammes. Épuisée, elle s’endort et rêve : un petit cheval fougueux renverse un jeune garçon et part vers sa liberté. N’est-ce pas là l’image de la libération, inconsciemment souhaitée, qui va enfin se réaliser ? Françoise comprend alors qu’elle aime Georges. Elle le retrouve enfin, et, sans doute, l’épousera15…
52N’ayant pu voir le film, je me contenterai de lire entre les lignes de ce résumé, dont le point de vue conservateur engage le rédacteur de la fiche (la Centrale catholique du cinéma) plus que l’auteur du film (si l’on se réfère à son film précédent) : s’y exprime la crainte – tout à fait réelle pour les femmes éduquées de cette génération, si l’on en croit l’enquête de Françoise Giroud (1958) – de la perte de son autonomie dans le mariage, qui fait longuement hésiter l’héroïne. Comme les rares films de cette époque traitant des contradictions entre le désir d’émancipation sociale et professionnelle des jeunes femmes et le statut dominé des femmes mariées, Le Huitième Jour passa quasiment inaperçu à sa sortie, ignoré par la critique comme par le public.
53Léon Morin prêtre, qui sort en septembre 1961, confirme le registre dramatique d’Emmanuèle Riva. Elle y incarne l’héroïne du roman largement autobiographique de Béatrix Beck (prix Goncourt 1952), qui est écrit du point de vue d’une jeune femme confrontée aux difficultés de la vie sous l’Occupation. Comme la romancière à cette époque, elle est la jeune veuve d’un mari juif, mère d’une petite fille qu’elle doit mettre à l’abri tout en continuant à travailler dans une administration en proie aux rivalités et aux mesquineries amplifiées par les difficultés de l’heure. Sa rencontre avec l’abbé Morin, sur un mode d’abord polémique, puis amical, sa conversion au catholicisme, tout cela est raconté comme une aventure spirituelle, et la fixation amoureuse qu’elle fait peu à peu – d’abord inconsciemment – sur le prêtre ne lui enlève aucunement sa dignité, d’autant plus que l’abbé Morin continue à la traiter avec beaucoup de respect, même quand il a compris les sentiments qu’elle éprouve. Adapté et réalisé par Jean-Pierre Melville, l’un des « parrains » de la Nouvelle Vague, le film déplace l’intérêt sur le jeune prêtre, incarné par un comédien ici à contre-emploi, Jean-Paul Belmondo, devenu entre-temps le plus célèbre des acteurs du jeune cinéma (voir Brassart, 2004, pp. 123-146). Celui-ci renouvelle dans ce rôle les normes de la séduction virile, en tenant ironiquement à distance les femmes qui l’entourent. Par ce biais, le film, contrairement au livre, devient, à travers toute une série de changements et d’omissions (voir Vincendeau, 2003, pp. 69-75), comme un règlement de comptes contre les femmes indépendantes, ou prétendues telles. Le choix d’Emmanuèle Riva n’est pas neutre de ce point de vue, puisqu’elle incarne au plus haut point, depuis le film de Duras et Resnais, la femme moderne et autonome. C’est cette émancipation qui est mise à mal, tournée en dérision par le film de Melville. La conversion de la jeune veuve devient, dans l’adaptation filmique, l’expression de sa frustration sexuelle, dans une longue tradition misogyne propre à la France laïque, qui voit dans la pratique religieuse le refuge des femmes sexuellement insatisfaites. Face à elle, Belmondo affiche, contrairement à l’abbé Morin de Beck, une assurance tranquille et une distance humiliante pour la jeune femme, comme si lui n’était jamais soumis à la « tentation de la chair ». Melville est même encore plus cynique quand il déclare quelques années plus tard : « L’idée principale était de montrer un prêtre séducteur qui aime exciter les filles mais ne couche pas avec elles. Léon Morin est don Juan » (Nogueira, 1971, p. 84). On ne peut que se sentir humiliée en tant que spectatrice face à cet affrontement que le film rend totalement inégal. Au second degré, le vœu de chasteté du prêtre apparaît comme un moyen de tenir à distance les femmes et leur engluement dans les sentiments. Le style du film se veut tout à fait réaliste au sens moderne du terme : il restitue, avec une austérité digne de Bresson, le climat et les conditions de vie de l’Occupation, mais le sous-texte relève bien davantage de cet héritage romantique qui voit dans les femmes un danger mortel pour l’autonomie des hommes. Emmanuèle Riva joue une femme qui a des préoccupations spirituelles, mais le film la tourne en dérision puisque son intérêt pour la théologie est très vite montré comme aimanté par sa fixation amoureuse sur le prêtre. La personnalité de Melville entre bien sûr en ligne de compte dans cette relecture misogyne du roman de Béatrix Beck, mais, plus largement, on peut voir aussi dans cet écart entre le roman belge et son adaptation française, un indice de la difficulté qu’a la culture française de prendre au sérieux les femmes qui ont des aspirations intellectuelles (Les Femmes savantes reste un texte de référence dans les écoles de la République…). Le film de Melville exprime le désir d’empêcher les femmes d’acquérir une légitimité dans le champ intellectuel, défendu en France par les hommes de façon presque aussi agressive que le pouvoir politique (Coquillat, 1982 ; 2001). Recommandé par les instances catholiques officielles, le film confirme aussi la différence « de nature » entre les sexes et la légitimité d’un pouvoir ecclésiastique exclusivement masculin, accentué par le dogme du célibat des prêtres : ils sont les seuls à maîtriser suffisamment leur corps et leurs instincts pour mener le troupeau des fidèles sans faillir…
54En revanche, Thérèse Desqueyroux, adapté du roman homonyme de François Mauriac (1927) par son fils Claude pour Georges Franju (également crédité pour l’adaptation et les dialogues), qui sort en septembre 1962, se construit sur un point de vue empathique avec l’héroïne : ici, c’est l’oppression et l’instrumentalisaton des femmes dans le mariage bourgeois qui est mis en accusation, d’autant plus efficacement que l’intrigue est déplacée dans l’époque contemporaine immédiate. On retrouve l’argument et la structure dramatique en flashbacks de La Vérité sur Bébé Donge (Decoin, 1952 ; voir Burch et Sellier, 1996, p. 296-302), mais Franju, comme Mauriac, adopte exclusivement le point de vue du personnage féminin, qui essaie de comprendre comment elle en est venue à tenter d’empoisonner son mari. Comment la naïve jeune bourgeoise découvre les réalités sordides de sa classe sociale, d’abord soucieuse de ses biens et des convenances, éprouve de la déception face à un mari incapable de la satisfaire sexuellement, de la souffrance face à l’indifférence qui s’installe entre eux quand il reprend ses habitudes immuables, comment elle prend conscience de son incapacité à s’investir dans l’amour maternel, et enfin ressent le désir d’en finir avec ce mariage bourgeois qui l’asphyxie, en commettant l’irréparable. Le récit est pris en charge dès le début et jusqu’à la fin par l’héroïne. Bien que la « criminelle » soit la femme, nous sommes en empathie constante et exclusive avec elle, grâce à sa voix intérieure.
55La plupart des critiques de 1962 soulignent la véritable fusion qui s’opère entre l’actrice et son personnage et épousent le point de vue de Thérèse Desqueyroux pour rendre compte du film ; point de vue que Franju lui-même expose sans ambiguïté dans un entretien avec Patrick Bureau (Les Lettres françaises) : « Thérèse est une admirable fille extrêmement lucide. C’est une empoisonneuse qui rompt les amarres, et aux yeux de Mauriac seuls comptent ceux qui luttent pour la libération de l’esprit. Si Mauriac fait une sainte d’une aussi belle criminelle, c’est son droit, j’en suis ravi. »
56Claude-Marie Trémois (Télérama) définit ainsi l’image d’Emmanuèle Riva : « Être à vif, c’est son emploi. Depuis son premier film, depuis Hiroshima mon amour, on a tendance à la cantonner dans les rôles douloureux. C’est Le Huitième Jour, Recours en grâce, Kapo, Léon Morin prêtre, Climats, Thérèse Desqueyroux… » Faisant un amalgame, surprenant dans la presse « cultivée », entre la vie de l’actrice et ses rôles à l’écran, la journaliste raconte la longue lutte de la jeune provinciale contre ses parents de milieu modeste, opposés à sa vocation théâtrale pour conclure : « Le calvaire des deux années à Remiremont, Emmanuèle l’a transposé dans la séquestrée de Nevers. Provinciale et séquestrée, décidément, c’est le lot d’Emmanuèle Riva : Georges Franju lui fait interpréter Thésèse Desqueyroux. […] Les séquestrées meurent de soif. De soif de liberté. Et c’est là, je crois, le caractère propre d’Emmanuèle Riva. Comme une bête prise au piège, elle incarne la passion de la liberté. » Nous Deux Film (n° 119, février 1963) propose le récit complet de Thérèse Desqueyroux, avec Emmanuèle Riva en couverture. Le mensuel titre le reportage qui lui est consacré : « Éprise d’absolu et de vérité, Emmanuèle Riva reste secrète. » Jean-Louis Bory (Arts) associe aussi la réussite du film avec la capacité d’Emmanuèle Riva à incarner Thérèse Desqueyroux : « Elle est Thérèse avec une intensité telle qu’elle frise l’hallucination : ange plein de passion, aspirant à l’amour et à la puissance, ambiguë, trop tendre avec la fragile petite belle-sœur (Édith Scob), douce, d’une douceur trop obtenue d’elle-même, puis soudain tendue comme une lame et vibrante, puis blessée, saignante, lovée dans un coin de la cage, enfin victorieuse et libre, narines frémissantes, tous les sens émerveillés par le bruissement de la foule pareil au bruit de la mer dans les pins. » Pour Bory, « le film est une dénonciation violente de cette mentalité tribale […] des familles à principes où l’intelligence chez une femme est suspecte. »
57L’actualité du thème est soulignée par l’adaptateur, Claude Mauriac : « Thérèse me semble très intéressante parce que huit femmes sur dix sont, comme elle, frustrées. L’empoisonnement est bien sûr un cas limite, mais ce genre de situation de la femme qui n’a pas ce qu’elle veut demeure d’une très grande actualité ! Et pas seulement en province : il y a des femmes frustrées à Paris, et dans toutes les grandes capitales…. »
58La mise en scène de Franju, si elle n’emprunte pas les caractéristiques les plus visibles de la Nouvelle Vague (improvisation, tournage en lumière naturelle, thèmes et acteurs associés à la jeunesse, liberté de ton en matière sexuelle), se démarque très nettement des adaptations littéraires de la « qualité française » par son refus des conventions scénaristiques, dramatiques et esthétiques de ce cinéma. (De ce point de vue, il peut être comparé à Jules et Jim ou à Léon Morin prêtre.) Emmanuèle Riva donne la même impression d’authenticité dans la fraîcheur des scènes de la jeunesse de l’héroïne que dans sa déchéance après le procès. La modernité du film réside dans le traitement sans concession d’un thème éminemment conflictuel pour l’époque et dans le choix d’un style visuel et d’un style dramatique d’une rigueur à la mesure de ces enjeux. Emmanuèle Riva est le symbole de cette exigence nouvelle. Pourtant, si le film recueille un succès public honorable, il ne fera pas école : la critique préférera des films formellement plus audacieux et le public, des histoires plus consensuelles ou plus excitantes. Et la carrière de l’actrice subira la même désaffection que le personnage de femme moderne qu’elle incarne, qui associe émancipation intellectuelle, sociale, conjugale et sexuelle. La société française du début des années 1960 n’est pas prête à entendre un tel discours.
L’ambivalence de la « femme moderne » dans la Nouvelle Vague
59Après ce rapide parcours, on peut dire que ces nouvelles figures ont profondément renouvelé les apparences de la séduction féminine, dans un sens moins sexiste que ne l’étaient celles qu’incarnaient les jeunes vedettes pulpeuses des années 1950. Qu’elles soient des nouvelles venues ou qu’elles aient commencé leur carrière avant la Nouvelle Vague, elles ne sont plus réduites à être l’instrument d’un érotisme masculin fétichiste et voyeur. On peut même parler d’une sorte de sublimation du corps, au profit d’une insistance sur le visage comme « fenêtre de l’âme », favorisée par le refus d’un maquillage voyant et par des éclairages « naturels » en rupture avec les lumières de studio du cinéma traditionnel. Ces figures féminines sont plus authentiques, moins trafiquées, moins soumises à des objectifs mercantiles. Il serait pourtant naïf d’en conclure que l’on a affaire à une image plus authentique de ce que sont les femmes réelles de l’époque. D’abord parce que ces films sont, comme ceux de leurs aînés, presque tous réalisés par des hommes, et surtout parce que l’ambition de ces jeunes cinéastes est de faire un cinéma qui leur ressemble, irrigué par une dose de subjectivité beaucoup plus importante que le cinéma traditionnel. Leur volonté de renouveau les amène donc à proposer des figures féminines profondément ancrées dans leur vécu autant que dans leurs fantasmes. De là l’apparence de modernité de la plupart de ces figures : pour reprendre la formule de Godard, les jeunes cinéastes filment « des filles comme nous les aimons, des garçons comme nous les croisons tous les jours […] bref, les choses telles qu’elles sont » (Arts, avril 1959).
60En effet, leurs films expriment la vision que ces jeunes gens ont des femmes, et nous avons vu, entre autres à travers l’enquête de L’Express en 1957 sur la Nouvelle Vague, que cette génération se caractérise par une grande différence de sensibilité entre les hommes et les femmes, en particulier sur la question des rapports de sexe, et que les jeunes hommes d’origine bourgeoise en particulier sont très soucieux de préserver leurs prérogatives traditionnelles dans ce domaine.
61Si les nouvelles images féminines que propose le cinéma de la Nouvelle Vague rompent avec la vulgarité racoleuse des starlettes des années 195016, c’est aussi parce qu’elles incarnent une « distinction » sociale et culturelle directement liée à l’origine de classe de leurs auteurs. Au-delà des images un peu caricaturales de distinction que véhiculent Françoise Brion ou Françoise Prévost, l’ensemble des images de femmes proposées par la Nouvelle Vague confirme, s’il était besoin, qu’il s’agit d’un cinéma qui s’adresse aux catégories urbaines cultivées. L’usage paradoxal que Godard et Malle feront de B. B. en est une preuve a contrario (voir chap. x). Il n’est donc pas étonnant que, à quelques exceptions près qui concernent les cinéastes « de la rive gauche » (voir chap. xi), les figures féminines proposées par les cinéastes de la Nouvelle Vague soient un mélange composite de modernité et d’archaïsme, d’authenticité et de fantasme, de prise en compte des nouvelles réalités sociologiques et de réaffirmation implicite de la domination masculine. Ces contradictions sont bien explicitées par un des critiques les plus perspicaces des Cahiers du cinéma, à l’époque où la première génération passe à la réalisation : il s’agit de Jean Domarchi, qui commente, en mars 1960, à propos de trois « films d’auteur », Le Bel Âge de Kast, À bout de souffle de Godard et L’Eau à la bouche de Doniol-Valcroze, « un sujet tout neuf : l’amour moderne » (n° 105, pp. 12-21). Le rapprochement entre ces trois films, qui nous paraît aujourd’hui insolite, est en fait un prétexte pour développer un certain nombre d’assertions sur les changements dans les rapports entre hommes et femmes provoqués par « l’émancipation de la femme » : contestant la vraisemblance psychologique des films de Kast et de Doniol-Valcroze, Domarchi affirme :
Une jolie femme, certaine de son charme et de ses charmes, ne se laisse pas contaminer par le sentiment. Elle va droit au but, sans s’embarrasser des contingences. Comment, puisque nous sommes dans l’amour moderne, penser un seul instant que le cœur puisse avoir un mot à dire ? […] La concurrence économique a obligé la femme (surtout si elle est jolie et pauvre) à faire litière de toute sentimentalité. Elle lutte pour son existence et doit l’assurer par tous les moyens. […] Elles peuvent s’accorder des passades, mais elles ne peuvent pas se payer le luxe de l’amour-passion. […] Une jolie femme est un monstre de durée limitée : quinze ans, vingt ans au plus. […] Le propre de l’amour moderne, c’est qu’il a tué cette distraction royale : l’amour-passion. Les hommes sont misogynes, car ils reprochent aux femmes d’être intéressées, cyniques et féroces. Niaiserie, car, si les femmes sont ainsi, à qui la faute ? Les femmes sont ce que nous en avons fait. […] La femme est comme elle est ; elle ne pardonne rien à l’homme qu’elle n’aime pas, parce qu’elle ne peut pas se payer le luxe d’aimer quelqu’un. Elle est lâche, parce que le courage est devenu pour elle une demeure inaccessible. Exposée à tous les périls, infiniment pitoyable, elle n’est pas capable d’éprouver de la pitié. Sa situation est tellement vulnérable que tout sentiment humain lui est interdit.
62Plus loin, à propos d’À bout de souffle, qui correspond davantage à sa vision des rapports « modernes » entre homme et femme, Domarchi commente :
L’homme véritablement amoureux est inévitablement faible et maladroit. C’est ce que justement une femme ne pardonne pas. […] Ses qualités d’intelligence et de cœur ne comptent pour rien, s’il perd la seule qualité masculine à laquelle la femme soit sensible : la volonté ! […] La logique de l’amour moderne, c’est qu’avec l’émancipation de la femme, l’exercice de la passion est devenu de plus en plus difficile. La femme devient libre grâce à son travail, elle peut coucher avec qui elle veut, elle a secoué la tutelle gênante de la société, et elle goûte cette liberté si péniblement conquise en faisant souffrir un amoureux.
63Il conclut que :
les femmes sont faciles à comprendre et le fameux mystère féminin est à mettre au rancart. L’idéalisme masculin qui voudrait que la femme soit à l’image de l’homme et le matérialisme féminin qui ne se soumet qu’à des déterminations purement objectives, sont tous deux respectables.
64On a là un véritable manifeste (masculin) de l’amour moderne, qui confirme que l’enjeu du cinéma de la Nouvelle Vague, pour ceux à qui il s’adresse, est fortement idéologique, dans le champ de ce que l’on appelle communément la sphère privée. Les films sont appréciés en fonction de leur capacité à donner une interprétation convaincante (pour les spectateurs masculins) des changements dans les rapports entre hommes et femmes provoqués par « l’émancipation de la femme ». Le commentaire de Domarchi explicite ce qui est la plupart du temps masqué au profit d’une analyse plus formaliste des films ; il est représentatif de l’ambivalence de cette génération d’hommes « modernes » vis-à-vis des femmes « modernes », que l’on trouve aussi chez Astruc, bien que sa « théorie » de la femme « moderne » soit sensiblement différente… Dans les deux cas, il est frappant de constater que les femmes sont un objet d’analyse, pas un alter ego avec qui l’on peut échanger des idées. C’est la construction de la femme comme « autre » qui est la prémisse commune des films et de leurs commentaires.
L’empathie avec la « femme moderne » dans la presse populaire
65Du côté de la presse populaire, la question de « la femme moderne » est posée de façon sensiblement différente : Cinémonde lance au début de l’été 1961 une grande enquête sur plusieurs numéros (nos 1405 à 1410) intitulée « Le procès de la femme moderne », en proposant un portrait et un entretien avec dix-huit actrices susceptibles de répondre à cette définition (Jeanne Moreau fait partie de celles qui sont étiquetées « passionnées », avec Emmanuèle Riva, Annie Girardot et Madeleine Robinson). Puis l’hebdomadaire propose à des personnalités proches du cinéma de désigner l’actrice correspondant le mieux à cette image. Parmi ces personnalités, on trouve Alexandre Astruc (qui tourne La Proie pour l’ombre, avec Annie Girardot), pour qui « les héroïnes des films, tout comme les femmes réelles qui leur ressemblent à cent pour cent, nous apparaissent un peu comme des “nouveaux riches”. Elles voudraient tout avoir. » Selon Christine Gouze-Rénal (qui produit Vie privée, avec Brigitte Bardot), « pour les femmes modernes qu’on nous montre dans le cinéma, comme pour les femmes réelles, le grand problème actuel, c’est d’arriver à construire un “vrai couple” avec l’homme. Pour les femmes d’action, surtout, cette recherche est difficile. » Selon Louise de Vilmorin (qui a fait l’adaptation des Amants) : « Au cinéma comme dans la vie, ce qui différencie surtout les femmes d’hier par rapport à celles d’aujourd’hui, c’est le divorce. » Selon Marguerite Duras (qui a écrit le scénario de Hiroshima mon amour et de Moderato Cantabile), « les actrices qui représentent le mieux les femmes de notre époque sont Jeanne Moreau et Simone Signoret, parce qu’elles incarnent le drame féminin et l’intelligence ». André Cayatte, enfin (qui prépare La Vie conjugale, sur le « couple moderne », à partir d’un scénario de Simone de Beauvoir [Sellier, 2002]), déclare : « Les femmes modernes m’intéressent énormément. Les femmes comme Moreau et Girardot ont un mystère plus profond, autre que la projection de ce mystère désiré par l’homme. Leur mystère, il n’y en a pas de plus grand, est celui de l’autonomie d’un être. »
66Dans le numéro 1410, Cinémonde annonce que « dix-sept personnalités ont désigné Jeanne Moreau, Annie Girardot et Brigitte Bardot comme les vedettes les plus représentatives de la “Française 61” ». Au terme de l’enquête, la femme que dessine le cinéma français, selon Hélène Mara, la journaliste de Cinémonde, a « très jeune, des expériences sexuelles », elle est « célibataire », même quand elle est « en ménage », c’est-à-dire :
seule face à ses problèmes […] que partage difficilement son compagnon encore attaché aux traditions de la femme soumise. […] Le problème de la maternité semble de second plan pour la femme d’aujourd’hui au cinéma. […] La femme moderne travaille et décide de tout ce qui la concerne. C’est un être libre, lucide, qui, s’autorisant des amours successives, se résoudra avec moins d’empressement au mariage. L’homme actuel a peur de cette femme qui devient son égale. […] Mais aucune de ces femmes que j’ai interviewées ne se sont révélées rigoureusement féministes. […] La femme moderne, même si elle est l’égale de l’homme, ne saurait en aucun cas lui être identique. […] Elles voudraient trouver quand même un compagnon capable de les dominer, de les protéger. […] Ce personnage de jeune fille – jeune femme émancipée, celui de cette femme moderne qui se sent seule, correspond-il ou non aux femmes réelles qui nous entourent ? Oui, pour la femme, avec ses nouveaux problèmes, telle que l’incarnent Jeanne Moreau ou Annie Girardot. En revanche les jeunes filles comme les héroïnes des Tricheurs ou de certains films de la Nouvelle Vague, qui ont des expériences sexuelles répétées sans aucune forme de sentiment, sont le produit d’une mode. […] Si l’étonnante B. B. (enfin la voilà !) a marqué effectivement de son influence originale et charmante le physique, la façon de se coiffer, de s’habiller, de toute une génération de filles qui l’admirent, elle ne se comporte pas pour autant, assure-t-on, comme l’héroïne de Et Dieu créa la femme ou de La Vérité. Il est reconnu au personnage de B. B. une parenté certaine avec les femmes de son époque, dans la mesure où les héroïnes qu’elle incarne sont des « solitaires ». Jeunes filles « seules » qui, elles aussi, sous l’apparence d’aventures répétées, cherchent comme Jeanne Moreau, Anouk Aimée, Annie Girardot, Emmanuèle Riva, un « vrai bonhomme ». […] Il semble en définitive que la peinture de la femme qu’on nous fait aujourd’hui, au cinéma, soit un peu noircie et témoigne plutôt de goût de certains cinéastes pour les aspects inédits et un peu choquants de certaines évolutions de la femme actuelle.
67Cette « enquête », publiée dans un magazine populaire au moment de la consécration de la Nouvelle Vague, suggère à la fois une coïncidence entre le nouveau cinéma et l’image de la « femme moderne » et un subtil décalage, puisque parmi les trois actrices censées incarner le mieux cette idée aux yeux des contemporains, seule Jeanne Moreau est exclusivement associée au cinéma de la Nouvelle Vague.
68Un an et demi plus tard (nos 1479 et 1480, décembre 1962), Cinémonde revient sur cette figure de femme moderne pour ne garder que deux stars : « Brigitte = Jeanne ? Comme des sœurs jumelles, elles nous offrent le même portrait de femme moderne. » La journaliste Hélène Mara prend prétexte de la sortie concomitante d’Eva (Losey) et du Repos du guerrier (Vadim), pour revenir sur la carrière des deux actrices et sur les ressemblances des images qu’elles proposent. Et la journaliste de conclure : « Elles incarnent finalement, chacune à leur manière, à la fois l’Ève éternelle, et la jeune femme typiquement moderne de notre époque. Chacune à leur manière, c’est-à-dire Brigitte de façon plus élémentaire. Plus innocente. Plus physique. Jeanne avec le poids de ses réflexions, de son intelligence. […] Si Brigitte, jusqu’à maintenant, se cantonne dans ce type de personnage, c’est qu’elle coïncide pleinement avec ce personnage de jeune créature moderne qu’elle a créé. […] Jeanne au contraire, qui porte en elle plus d’expérience, nous a offert des visages plus nuancés. […] Tout en incarnant elle aussi la jeune femme moderne type, elle nous est apparue plus subtile, multiple, grâce à son étonnant pouvoir de renouvellement. »
69Ainsi, dans la presse populaire, le « procès de la femme moderne » est finalement gagné grâce au pouvoir qu’ont les stars de résoudre magiquement les contradictions sociales (Dyer, [1979] 2004). Jeanne Moreau et Brigitte Bardot, comme nous le développerons dans les chapitres suivants, incarnent les deux faces socialement complémentaires d’une même figure, l’une, bourgeoise et l’autre, populaire, et proposent chacune une synthèse originale de « l’Ève éternelle » et de la femme d’aujourd’hui, à travers la réaffirmation de l’équivalence entre passion amoureuse et identité féminine.
Notes de bas de page
2 On peut y ajouter les deux premiers longs-métrages de Marcel Hanoun : Une simple histoire (1958) et Le Huitième Jour (1960) (voir infra).
3 Vadim d’abord dans Sait-on jamais (1957), puis Pierre Kast, dans La Morte-Saison des amours (1961), vont sensiblement modifier l’image de Françoise Arnoul.
4 Festival Film (1960), mensuel des éditions Cino Del Duca édité en Italie, publie des récits de film sous forme de romans-photos accompagnés d’articles et reportages sur les acteurs, ainsi que des nouvelles sentimentales.
5 Nous Deux Film (1956), mensuel consacré à des récits complets de films sous forme de romans-photos, avec entretiens et reportages sur les acteurs.
6 Lors d’une présentation d’Un couple au Forum des images en 2004.
7 Cité par Yosefa Loshitzky, The Radical Faces of Godard and Bertolucci, Detroit, Wayne State University Press, 1995, p. 136.
8 Ce test prétendait, comme la méthode des températures dite « Ogino », permettre aux femmes de « maîtriser leur fécondité », en prévoyant leur période d’ovulation, dans le but d’éviter d’être enceinte, à une époque où la contraception restait un tabou majeur de la société française, et où des centaines de femmes continuaient à mourir des suites d’avortements clandestins chaque année, comme est venu nous le rappeler opportunément le beau film de Marianne Otéro, Histoire d’un secret (2002). En 1956, Jacques Derogy, journaliste à L’Express, dénonçait le scandale des avortements clandestins dans une enquête publiée sous le titre « Des enfants malgré nous », provoquant une levée de boucliers à la fois des catholiques et des communistes. La légalisation de la contraception ne sera votée que dix ans plus tard, en 1967. Il faudra attendre 1975 et bien des luttes (Planning familial, MLAC…), pour que soit légalisé l’avortement en France, lanterne rouge de l’Europe du Nord dans ce domaine. Le film de Godard, comme la plupart des films de la Nouvelle Vague (à l’exception notable du précurseur Alexandre Astruc avec Les Mauvaises Rencontres en 1955) fait allègrement l’impasse sur cette question, puisque son héroïne utilise le test dans le but inverse de celui qui était recherché par les utilisatrices « réelles » de l’époque : elle veut un enfant ! (Voir Françoise Giroud, 1958.) Dans la France nataliste de la fin des années 1950, le choix d’un personnage féminin obsédé par le désir d’avoir un enfant peut apparaître comme singulièrement provocateur.
9 Cette infidélité d’Angela était sans doute trop difficile à digérer pour le public populaire : le roman-photo tiré du film par le mensuel Film festival (n° 8, 15 décembre 1961) gomme adroitement cette péripétie…
10 Comme toute périodisation, par définition artificielle, même si elle se justifie, celle que je propose dans cet ouvrage (les premiers films réalisés entre 1956 et 1962) m’amène à écarter des œuvres qui relèvent peu ou prou de la même logique, en l’occurrence les autres films de Godard des « années Karina », Une femme mariée (1963), Bande à part (1964), Alphaville (1965) et Pierrot le fou (1965).
11 Voir la différence de ton entre Madame Bovary et L’Éducation sentimentale.
12 Tout aussi invisible fut le seul film de femme issu de la Nouvelle Vague, La Dérive de Paule Delsol, qui figure dans le dictionnaire 1962 des Cahiers du cinéma avec ce commentaire : « Production entièrement indépendante, interprétée par Jean-François Calvé et Barbara Laage. Sur le principe, ce pourrait être une suite à Monika de Bergman, avec la même héroïne, trois ans plus tard. » En fait, le film, dont le personnage principal est incarné par une non-professionnelle (Jacqueline Vandal), ne sortira qu’en novembre 1963 et à la sauvette. C’est le premier film de Paule Delsol (son second et dernier, Ben et Bénédicte, date de 1972), script sur Les Mistons de Truffaut, assistante et scénariste, qui raconte les rencontres amoureuses et sexuelles d’une fille « à la dérive » à Palavas, sans illusions, sans culpabilité et sans autre horizon que son refus du destin de sa mère et sa sœur, harassées par les tâches ménagères et l’élevage des enfants. D’un ton très libre et tourné en extérieurs naturels dans les dunes de la côte narbonnaise, ce film étonnant confirme a contrario que les films de femmes sont nuls et non avenus dans le contexte de la Nouvelle Vague.
13 Entretien intitulé « Hiroshima, notre amour » entre Jean Domarchi, Jacques Doniol-Valcroze, Jean-Luc Godard, Pierre Kast, Jacques Rivette et Éric Rohmer (juillet 1959, n° 97, pp. 1-18).
14 Marcel Hanoun fait une première expérience en dehors des normes commerciales, grâce à un apport financier de la télévision : très proche du cinéma-vérité, Une simple histoire (1957) se contente de suivre une jeune femme et sa petite fille qui errent dans Paris en quête d’un logement et d’un travail. L’une des originalités du film, fait entièrement en décors naturels, est la présence constante de la voix intérieure de la jeune femme qui commente sur le ton d’une description objective, ni indignée ni résignée, les minuscules péripéties de l’errance sans fin et sans espoir à laquelle nous assistons. Témoignage sans fioritures sur la détresse ordinaire d’une femme seule avec un enfant dans l’anonymat d’une grande ville « moderne » où les solidarités traditionnelles ont disparu, le récit se déroule en flash-back après que la mère et sa fille ont été recueillies par une femme qui les a vues dormir dans un no man’s land en bas de son HLM. On peut voir dans cet essai aussi modeste dans ses moyens que rigoureux dans son dispositif (voir Burch, 1969, pp. 119-131) une sorte de contrepoint matérialiste et féministe au film de Rohmer Le Signe du lion.
15 Les Fiches du cinéma, créées en 1934 par la Centrale catholique du cinéma, deviennent une publication autonome en 2002. Elles sont utilisées par le site Internet de la Bifi.
16 Ce traitement était réservé, dans le cinéma populaire d’après-guerre, aux jeunes actrices. Celles qui avaient fait leur preuve, comme Danielle Darrieux, Simone Signoret ou Michèle Morgan, avaient droit à de vrais personnages, et leur aura (comme en témoignent leur succès public et critique) n’avait rien à voir avec l’exhibition de leurs « appâts ».
Notes de fin
1 Je remercie François Albéra de m’avoir communiqué ce document.
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