Panser l’agriculture : de la transition énergétique comme renouvellement du projet productiviste
p. 341-347
Texte intégral
1L’agriculture est un secteur dont la contribution potentielle à la « transition énergétique » de la société pourrait être fortement significative tant du point de vue des économies d’énergie directe (carburant par exemple) ou indirecte (engrais et pesticides) que de la production d’énergie renouvelable. L’emploi du conditionnel se fait ici à dessein car les ressorts du développement agricole retardent globalement cette transition énergétique. Prenant acte de cette situation, le volet sociologique d’un projet porté par le Parc naturel régional (PNR) du bocage1 et visant à accompagner l’adaptation des exploitations agricoles aux enjeux énergétiques et climatiques proposait d’analyser les leviers et les freins de cette transition énergétique auprès de 75 exploitations du territoire concerné.
2Après avoir évoqué le rôle structurant du mythe du progrès dans l’agriculture contemporaine, nous questionnerons, à partir de cette enquête, son articulation avec la transition énergétique. Nous montrerons alors que la question énergétique ne constitue qu’une simple « mise à jour » des dynamiques anciennes de l’agriculture.
Mythe du progrès, agriculture et énergie
3Dans l’agriculture, l’idée de progrès est ancienne et s’origine dès le xixe siècle au cours duquel « le paysan, déqualifié, présenté comme incapable par nature, doit se soumettre aux choix et aux pratiques déterminés par l’agronome et sa science » (Jas, 2005, p. 55). Cette idée va s’enraciner au cours du xxe siècle et en particulier après la Seconde Guerre mondiale, période charnière dans l’histoire de l’agriculture française. Plus précisément, c’est en 1959 que les principes de la vulgarisation agricole sont énoncés avec l’adoption d’un décret qui précise son champ d’action, celui de « la diffusion des connaissances techniques, économiques et sociales nécessaires aux agriculteurs, notamment pour élever leur niveau de vie et améliorer la productivité des exploitations » [Décret no 59-531 du 11 avril 1959]. À partir de 1966, le terme de vulgarisation est remplacé par celui de développement qui s’inscrit dans la même logique d’augmentation de la productivité dans le cadre d’un processus diffusionniste de transfert des connaissances et qui renforce par ailleurs le rôle des organisations professionnelles agricoles dans ce transfert. Aujourd’hui, si la notion de durabilité a partiellement remplacé celle de productivité, le modèle diffusionniste perdure au moins dans le champ du développement agricole classique (chambres d’agriculture) et ce malgré l’émergence, depuis les années 1980, de voies différentes au modèle agricole dominant (Deléage, 2011).
4Ainsi, la foi dans le progrès, qui est le trait le plus saillant de notre civilisation, repose sur une représentation dominante de l’humanité. Le progressisme qui gouverne notre culture est inséparable d’une conception téléologique de l’histoire qui, elle-même, repose en dernière instance sur une représentation évolutionniste de l’humanité. La culture du progrès parvient à suggérer qu’elle consiste en une évolution graduelle qui nous conduit vers un monde où les frontières sont sans cesse reculées. Cette révolution prométhéenne s’accompagne donc inéluctablement d’une nouvelle mythologie et de récits rituels élaborés à grand renfort de métaphores technologiques. Dans l’agriculture, ces métaphores ont souvent trait à la puissance déployée par les machines, à la sélection des plantes et des animaux ou encore à l’utilisation de pesticides, et constituent l’imaginaire du productivisme agricole (Prével, 2007) qui impose l’idée que nous ne faisons société qu’à la condition d’être tous embarqués vers une même destination ; celle qui conduit irrésistiblement vers la constitution d’un idéal commun, nécessairement à venir. Cet idéal commun est celui qui nous ferait définitivement passer des sociétés à changement lent (les sociétés paysannes) aux sociétés à changement rapide (les sociétés industrielles) (Mendras, 1976 et 1984) en entérinant la suprématie d’une conception du changement qui valorise l’accélération technique et l’accroissement du capital (matériel, bâtiments, etc. dans le cas de l’agriculture) et qui se traduit plus particulièrement par la fascination que suscitent la technique et les démonstrations de la puissance mécanique.
5Cette fascination pour la technique aurait pu être remise en cause par les crises multiples qui touchent l’agriculture depuis près de quarante ans. Les réorientations de l’agriculture dans le cadre de sa transition énergétique – c’est-à-dire du passage d’une agriculture basée exclusivement sur les énergies fossiles à une agriculture fonctionnant sur un mix énergétique comprenant entre autres les énergies renouvelables (solaire, éolien, biomasse, etc.) – devraient s’inscrire dans cette perspective de remise en cause d’un modèle dominant qui semble avoir épuisé ses capacités à faire sens pour les agriculteurs eux-mêmes et pour l’ensemble de la société2. Néanmoins, la dimension mythologique de l’idéologie du progrès transparaît également dans le caractère sacrilège qu’elle imprime aux critiques qui sont formulées à son endroit. Cette conception d’un progrès en soi impose l’idée d’une irrécusable amélioration des conditions d’existence et rend de facto difficile toute forme de critique, considérée comme rétrograde, qui s’oppose tout à la fois à la liberté et au sens de l’histoire comme le résume cet agriculteur :
« Quand on voit le gars qui s’installe avec 5 chèvres, 10 cochons, cela ne peut pas être l’avenir3. »
6Du passé il faut faire table rase, voilà bien l’allégeance qu’ordonne ce culte de l’avenir. L’aliénation qui résulte de la frénésie du changement, de la glorification de la rupture avec le monde d’hier, se transforme alors fatalement en oppression quand il est demandé, afin que le mouvement ne s’enraye pas, que chacun s’adapte à cet univers irrésolu. Néanmoins, cette « tyrannie » du progrès, plus que problématique, parvient finalement souvent à emporter l’adhésion, jusqu’à la servitude volontaire. C’est ainsi que l’on peut considérer qu’ultimement nous sommes en présence d’une tyrannie qui désormais peut se dispenser de la figure même du tyran ainsi que l’exprime cet agriculteur :
« Il faut toujours aller de l’avant car c’est bien beau de s’enfermer sur nous-mêmes mais on n’est pas les seuls dans notre activité. On est en compétition vis-à-vis des Européens. C’est une course. Soit on baisse les bras, soit on continue. Si on ne rivalise pas avec nos collègues allemands, on aura tout perdu. Il faut se placer sur les marchés. Si on nous a fait mettre aux normes, c’est bien pour être compétitifs… […] Il faut bien être dans la course à faire la même chose. Est-ce que c’est la bonne chose ? Non. […] Mais on ne peut pas s’en écarter. On est dans le tourbillon. Il faut être réaliste.4 »
7Dans cette perspective, toute réorientation de l’agriculture en dehors de ce culte et de cette mythologie du progrès semble difficile à mettre en œuvre. C’est en ce sens que la transition énergétique telle qu’elle est conçue aujourd’hui dans l’agriculture s’inscrit dans cette idéologie du progrès, dans cette conception univoque du changement qui accompagne la valorisation et le développement de l’agriculture dite « raisonnée »5 ou d’autres types d’agriculture qui s’inscrivent toujours dans la logique intensive héritée de l’après-guerre. C’est ce constat que l’enquête conduite auprès des agriculteurs du PNR du bocage met en évidence.
Transition énergétique et mythe de la puissance dans les exploitations agricoles
8Cette enquête vise à comprendre comment les agriculteurs installés dans le PNR du bocage se positionnent vis-à-vis de la question de la transition énergétique dans l’agriculture et au-delà. Elle s’inscrit en parallèle d’un projet plus global sur les conditions techniques et agronomiques d’une transition énergétique de l’agriculture au sein de ce PNR. L’objectif de cette enquête était donc d’identifier les résistances qui empêchent les agriculteurs conventionnels de mettre en place un système productif plus économe, autonome et moins énergivore. Selon les pratiques en cours dans leur exploitation (adoption récente ou non de nouvelles techniques6) et les valeurs défendues (rapport neutre ou opposition à l’agriculture biologique7), les agriculteurs conventionnels se répartissent autour de quatre idéaux-types, quatre polarités qui permettent de dégager différentes dynamiques professionnelles quant à la production et la réduction de la consommation d’énergie.
9Les agriculteurs se caractérisant par une opposition de principe à l’agriculture biologique et l’introduction récente d’une nouvelle technique dans leur exploitation agricole sont qualifiés d’agriculteurs « opportunistes » : s’ils ne sont pas moteurs en termes de changement de pratiques, ils ont souvent la capacité d’investissement nécessaire pour saisir les opportunités offertes par l’émergence de projets collectifs de production d’énergie d’origine agricole (méthane par exemple).
10Les agriculteurs « routiniers » se caractérisent quant à eux par leur non-opposition aux valeurs défendues par l’agriculture biologique mais aussi par une « capacité » d’introduction de nouvelles techniques productives réduite, cette faible capacité s’expliquant par le sentiment (subjectif) d’être en fin de carrière : toute évolution apportée à l’exploitation agricole, tout investissement, se présente alors comme un facteur potentiel de fragilisation de l’exploitation et de son équilibre financier.
11Les agriculteurs « pionniers » et « marginalisés » constituent les deux dernières catégories d’agriculteurs de la typologie et nécessitent une description plus précise car elles représentent les deux polarités à partir desquelles la dynamique de l’ensemble de la profession agricole autour de la question énergétique peut être illustrée.
12Les agriculteurs « pionniers » partagent avec les agriculteurs « opportunistes » une capacité d’« innovation technique » importante mais, contrairement à eux, n’émettent pas de réserves définitives vis-à-vis de l’agriculture biologique. Cet élément n’a rien d’anecdotique. En effet, l’adoption de techniques de production alternatives – provenant par exemple de l’agriculture biologique – est de ce fait possible. C’est ainsi que les techniques culturales simplifiées, qui permettent une réduction de la consommation énergétique nécessaire à la production, sont expérimentées et adoptées par les agriculteurs « pionniers ». En même temps, l’adoption de ces pratiques alternatives doit être relativisée. Interrogés sur la fin programmée de l’ère du pétrole et ses conséquences, certains agriculteurs appartenant à cette catégorie déclarent qu’il n’est pas possible d’adopter durablement ces pratiques de réduction de la consommation énergétique et qu’il faut plutôt parier sur l’arrivée prochaine de « tracteurs pouvant rouler à l’hydrogène8 » ; d’autres agriculteurs, après la réalisation d’un diagnostic « énergie », vont préférer s’orienter vers l’achat d’un pré-refroidisseur de tank à lait9 plutôt que revoir leurs modes de production. Dans un cas comme dans l’autre, le recours à la technique et la foi dans le progrès semblent finalement être les seules manières de concilier le projet de l’agriculture « moderne » et les impératifs liés à la protection de l’environnement. La fidélité au mythe productiviste atteint son paroxysme lorsque les agriculteurs participent à des projets collectifs de production d’énergie, projets dont les agriculteurs « pionniers » sont le plus souvent porteurs. En effet, il ne s’agit pas pour ces agriculteurs d’adapter les modes de production agricoles à la « transformation écologique » des modes de vie, mais plutôt de diversifier leurs productions pour augmenter les revenus de l’exploitation. Par exemple, une usine de méthanisation représente une nouvelle source d’investissement, permettant de limiter l’assujettissement à l’impôt tout en se conformant à l’idée selon laquelle seules les exploitations s’inscrivant dans une démarche de « progrès permanent » survivent dans un contexte de vulnérabilités économiques et sociales. Dans cette optique, le « progrès » consiste à avoir des exploitations de plus en plus importantes : « Le progrès est […] synonyme d’augmentation de la taille des exploitations, il se mesure par l’accroissement des consommations matérielles. […] L’efficacité technique équivaut à produire plus que son voisin afin de gagner la compétition dont la nature est le support. » (Prével, 2007, p. 42)
13La question de l’énergie n’est donc pas à la source d’un renouvellement profond des modalités de la production agricole : elle ne représente qu’une nouvelle opportunité à saisir pour les agriculteurs les plus « entreprenants10 », ou plutôt ceux qui sont reconnus comme tels par les instances professionnelles de l’agriculture conventionnelle (chambres d’agriculture), les partenaires financiers (établissements bancaires) ou les pouvoirs politiques11. Les agriculteurs « pionniers » bénéficient le plus souvent de la bienveillance de ces instances professionnelles et ce d’autant plus qu’ils s’investissent eux-mêmes dans ces dernières.
14Ainsi, les unités de production collective d’énergie ne sont pas neutres : elles appartiennent à un « ordre culturel » qui les dépasse (Gras, 2003) et en sont, à ce titre, symboliques. Que nous apprennent finalement les projets d’usines de méthanisation ? En premier lieu, ils nous enseignent que l’agriculture contemporaine n’est pas en mesure de s’émanciper de la tutelle du secteur industriel, puisque ces projets ne se développent qu’avec l’appui de ce dernier. Ensuite, ils font la preuve que les agriculteurs n’ont pas toujours entamée de réflexion approfondie sur leurs pratiques : la production d’énergie renouvelable ne s’accompagne pas nécessairement d’une diminution de la consommation énergétique (Dobigny, 2009). Enfin, ils montrent qu’une partie des agriculteurs sont tout simplement exclus de ces initiatives.
15Alors que les agriculteurs « pionniers » concentrent les ressources en terre, financières et professionnelles (au sein de la profession agricole conventionnelle), d’autres en sont dépossédés ce qui remet largement en cause leur avenir au sein d’une profession qui crée elle-même les conditions menant à la marginalisation d’une partie de ses membres. Ainsi, les agriculteurs « marginalisés » (dernière catégorie de la typologie) qui se caractérisent par une capacité d’« innovation technique » réduite et par une opposition aux valeurs de l’agriculture biologique, ne sont pas en mesure de participer aux projets collectifs de production d’énergie, ils sont « hors-jeu » pour la reprise de terre et ne bénéficient plus de la bienveillance des banques pour les investissements nécessaires à leur survie dans le contexte d’une agriculture « moderne » :
« Il y a des choses dont on a envie et qu’on ne fait pas parce que financièrement, on ne peut pas12. »
16Cet extrait d’entretien révèle ce qui caractérise les agriculteurs « marginalisés » : leur « attachement malgré tout » à l’agriculture conventionnelle, qui ne les conduit donc pas à une « modération » dans l’utilisation des facteurs de production, voire implique une volonté de leur part d’augmenter leur capacité productive13. Ces agriculteurs ont par ailleurs de grandes difficultés pour investir14, difficultés qu’ils subissent : le processus de marginalisation, s’il s’accompagne par ailleurs parfois de résignation de la part des agriculteurs concernés, ne repose pas sur une « défaillance » individuelle, mais bien sur un processus collectif dont ces agriculteurs sont les victimes.
17Néanmoins, cette marginalisation pourrait être un atout. En effet, les agriculteurs « marginalisés » sont plus économes que leurs pairs : la surface de leur exploitation étant souvent moins importante, ils limitent leur consommation d’énergie ; leur capacité d’investissement étant moindre, leur recours à la technique est réduit. Ces éléments les rapprochent du paradigme d’une agriculture alternative de type autonome et économe, à la différence près que cette dernière repose sur l’engagement volontaire des agriculteurs concernés, ce qui n’est pas le cas des agriculteurs « marginalisés » qui adhèrent totalement aux valeurs de l’agriculture conventionnelle et rejettent tout ce qui ne s’y conforme pas. Ce dernier point n’est pas sans conséquence puisqu’il conduit les porteurs de la transition énergétique à se détourner de ces agriculteurs qu’ils jugent « hermétiques » à ses « bienfaits ». Les agriculteurs « marginalisés » sont donc au cœur d’une double dynamique d’exclusion : l’agriculture conventionnelle ne les trouve pas suffisamment « performants » pour pouvoir participer à son projet et les valeurs qu’ils portent ne sont pas en phase avec les défenseurs de modes de production alternatifs qui doutent alors de leur capacité à s’associer à leur démarche.
Une suture appliquée au modèle dominant
18Les modes de production alternatifs à l’agriculture conventionnelle ont été portés par des structures ayant inscrit leurs actions dans le temps et dans des espaces donnés. Ces dernières ont eu le désir de construire des alternatives pratiques à l’égard d’un modèle hégémonique, architecturé par l’appareil conventionnel de développement agricole, qui ne questionne pas les fondements de l’imaginaire de la puissance et redessine systématiquement une image identique du monde agricole en changeant simplement la terminologie qui permet de le qualifier. Plus précisément, il semble nécessaire d’effectuer un retour sur l’histoire des Parcs naturels régionaux et des Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (CIVAM)15 qui participent à la mise en œuvre de modes de production alternatifs et permettent ainsi de penser la transition énergétique16 en dehors des sphères classiques et centralisées du pouvoir.
19Le projet porté par le PNR du bocage montre clairement une volonté de peser sur le développement agricole de manière alternative. Si les PNR trouvent leur origine dans la construction de dispositifs de préservation des territoires dits remarquables – en cela qu’ils doivent marquer des particularités naturelles et culturelles – il n’est jamais fait mention de l’orientation politique qu’ils doivent donner à leurs actions. Leur création en 1967, à l’initiative de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) et portée par Edgard Pisani, alors ministre de l’Agriculture, prenait acte du désir de constituer des zones de préservations habitées, s’opposant ainsi à la logique des parcs naturels nationaux en partie conçus comme des enclaves privées de toute vie humaine. Toutefois, en s’inscrivant dans une logique qui vise la préservation des patrimoines culturels et naturels, on peut constater que rien n’est vraiment explicite quant au type d’agriculture défendu par les PNR. Ainsi, la notion de patrimoine – relevant elle-même d’une définition située dans un espace et un temps donnés – résulte d’une construction, donc d’une production sociale constituée de relations entre des acteurs et orientée en finalité17. Dès lors, qu’en est-il de cette notion lorsqu’elle s’oppose à des appareils dont la vocation est d’homogénéiser les pratiques – professionnelles, dans le cas de l’agriculture – sans tenir compte des diversités culturelles, paysagères ou agronomiques ? Si l’objectif initial des PNR repose bien sur une dynamique de préservation de l’environnement, il s’agit également de participer au développement des territoires ruraux et donc de composer avec une multiplicité d’acteurs dont les intérêts s’entrechoquent18 : mouvement de décentralisation en direction des territoires, continuité d’une logique d’action qui poursuit l’homogénéisation de l’agriculture et des territoires et émergence de groupes alternatifs qui défendent la diversité des modes de production agricole.
20Comme mentionné précédemment, le projet initié par le PNR du bocage s’appuie en particulier sur la volonté de réduction et d’autonomie énergétique des exploitations de son territoire. Cette volonté témoigne d’une proximité avec le projet porté par les CIVAM. Ces derniers ont vu le jour au tournant des années 1950-1960 en participant à l’époque à la promotion d’une agriculture « moderne », à la lutte contre l’exode agricole et rural et à l’accroissement du niveau et de la qualité de vie des ruraux19. Au fil des années, ils ont pris une orientation idéologique différente du milieu agricole conventionnel en revendiquant une agriculture plus économe et autonome, en marge de l’agro-productivisme, de la logique de croissance économique permanente et du recours systématique à la technique. Cette réorientation s’est opérée en particulier à partir du constat que l’utilisation croissante de la technique et la dynamique structurelle d’agrandissement des exploitations ont accéléré l’exode agricole et rural depuis la seconde moitié du xxe siècle. Aujourd’hui, les CIVAM défendent donc ardemment l’idée selon laquelle il faut laisser la possibilité aux agriculteurs de conduire leurs choix productifs en toute autonomie20 :
« À moins de passer par des diplômes d’ingénieur agronome, d’ingénieur en production animale, c’est vrai que dans une voie traditionnelle, on survole un peu tout et quand on se retrouve dans le monde du travail, on est obligé de faire confiance et d’écouter les conseils des techniciens qui sont aussi commerciaux. […] On a constitué un groupe avec la FRCIVAM [Fédération régionale des CIVAM] qui réunit huit exploitations du canton et on a passé plusieurs hivers à faire des comparaisons au sein du groupe. L’idée, c’était d’avoir quelqu’un qui rentre dedans, qui prend les chiffres, qui stimule les gars, qui explique soit les bons résultats soit les mauvais, pas pour les juger, mais vraiment pour apporter une vision objective des choses21. »
21Cet agriculteur défend ici l’idée que c’est la confrontation et la comparaison entre différentes techniques, différents savoir-faire qui permettent de prendre du recul sur ses propres actes et d’entrevoir des possibilités de changements dans son exploitation. Plus loin, il rappelle que contrairement aux techniciens agricoles des chambres d’agriculture et aux conseillers de gestion de l’appareil de développement agricole conventionnel, ces groupes d’agriculteurs (les CIVAM) n’imposent pas une vision unique de l’orientation des structures des exploitations agricoles en laissant une autonomie décisionnelle aux agriculteurs eux-mêmes. Ils ne sont là que pour guider l’agriculteur selon une logique expérimentale permettant in fine d’apprécier la bonne décision, la bonne orientation pour soi. La rencontre avec l’autre permet ainsi de se confronter à des exemples concrets : en voyant un système alternatif fonctionner, l’agriculteur peut se projeter dans les conditions de travail réelles que chaque mode de production exige. Cette confrontation ouvre une interrogation sur ses propres pratiques :
« C’est plus enrichissant d’aider l’autre à trouver des solutions. Cela permet de savoir où l’on va et quelle direction on prend22. »
22Si les CIVAM et les PNR – et plus particulièrement le PNR du bocage – s’inscrivent dans une démarche de réduction de la consommation énergétique des exploitations, les moyens mis en œuvre afin de parvenir à ce but commun ne semblent pas sous-tendus par des logiques équivalentes. Alors que les premiers n’imposent en aucune mesure leur vision du monde agricole aux acteurs avec lesquels ils travaillent, les seconds cherchent à disposer d’outils orientant les exploitations agricoles selon des principes pour lesquels ils ont acquis la caution de l’État qui soutient financièrement et idéologiquement leurs projets. Ainsi, les Parcs, selon les attributs de l’organisation par projet23 qu’ils mettent en œuvre, sont également les vecteurs d’idéologies plus ou moins distantes de la tendance dominante au verdissement de la profession agricole. Plus précisément, le mode opératoire du PNR du bocage perpétue ainsi en partie l’homogénéisation de l’agriculture au sein du territoire qu’il couvre ; le changement doit se faire avec un maximum d’acteurs, bon gré mal gré. A contrario, le modus operandi des structures intermédiaires24 repose sur la diversité des pratiques agricoles et la liberté de choix de ces dernières par les agriculteurs :
« Que ce soit le CIVAM ou le GAB25, ils sont plus orientés vers le pâturage, ils ne vont pas conseiller le contraire. Après, les arguments qu’ils ont sur le pâturage sont bons. Mais il faut aller voir dans d’autres groupes ou ailleurs, des personnes qui sont capables de montrer ce qu’est le zéro pâturage, comment ça se passe, et ce que cela peut donner économiquement26. »
23Finalement, pour tous les acteurs que nous venons d’évoquer (PNR, CIVAM, chambres d’agriculture), les voies ouvertes pour atteindre leurs objectifs de production d’énergies renouvelables, de réduction de la consommation énergétique, d’accroissement de l’autonomie des agriculteurs27, ne trouvent pas nécessairement d’écho chez la plupart des agriculteurs conventionnels. Au-delà, ces derniers sont souvent en opposition à ces voies porteuses de la transition énergétique et continuent ainsi à porter le projet « croissanciste » et technicien de l’agriculture productiviste :
« [Les bancs d’essai], c’est déjà pour voir si le tracteur a toute sa puissance, car c’est surtout ça qui nous intéresse, et après pour voir s’il ne consomme pas trop28. »
24La transition énergétique constitue donc un véritable point d’achoppement entre au moins deux conceptions antagonistes du développement agricole. La première se situe dans la continuité de l’idéologie de progrès ; la seconde participe à une forme de conservatisme29 qui repose sur une ré-interrogation de la tradition sans pour autant renoncer à certains apports de la modernité.
Conclusion
25La soumission – souvent volontaire – d’une part importante des agriculteurs et plus globalement des acteurs du secteur agricole au mythe du progrès a obligé ceux qui défendent une vision alternative de la production à recourir à de nouvelles formes d’association (CIVAM et GAB par exemple) se plaçant en marge des circuits institutionnels de l’agriculture conventionnelle.
26Toutefois, certains agriculteurs conventionnels ont perçu dans la « transition énergétique » une opportunité à saisir pour développer leur exploitation : ces « pionniers » sont au cœur de la redéfinition de la transition énergétique par une profession qui n’a pas abandonné la logique productiviste. Hier, le « mariage » entre l’agriculture conventionnelle et la question environnementale a donné naissance à l’agriculture « raisonnée ». Aujourd’hui, le pacte entre cette dernière et les questions soulevées par les débats autour de la transition énergétique donne au « volticulteur », au producteur d’énergie, ses lettres de noblesse, dans le prolongement de l’idéal productiviste et en opposition au projet d’une agriculture plus sobre en matière de consommation énergétique. Dans les deux cas, il s’agit de réajuster le modèle dominant à l’aune de la critique qui pourrait le faire vaciller, tout en le maintenant. Dans les deux cas, les conséquences sociales de la concentration des capitaux ne sont pas interrogées. La « transition énergétique » portée par le PNR du bocage participe ainsi globalement à la poursuite de la logique agricole intensive héritée de l’après-guerre, au maintien du modèle agricole productiviste dominant.
Notes de bas de page
1 Ce texte présente les premières conclusions d’une enquête réalisée dans le cadre d’une recherche financée par un Parc naturel régional dans l’ouest de la France. Pour des raisons de confidentialité, ce Parc a été rebaptisé PNR du bocage.
2 Voir les crises sanitaires, écologique et sociale récurrentes à l’image de la crise de la « vache folle », de la crise du lait ou des fajitas.
3 Entretien avec un agriculteur conventionnel, réalisé le 15 juin 2012.
4 Entretien avec un agriculteur conventionnel, réalisé le 4 juillet 2012.
5 La notion d’agriculture raisonnée émerge en 1993 au moment de la création du Forum pour une agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement (FARRE). Ce dernier regroupe des agriculteurs liés à la profession agricole conventionnelle (chambres d’agriculture, Crédit agricole, etc.), au complexe agro-industriel et qui pratiquent une agriculture qui se situe toujours dans une logique technicienne (Féret et Douguet, 2001).
6 Il s’agit de l’introduction dans l’exploitation de nouvelles manières de produire (robot de traite par exemple) ou bien de techniques permettant la réduction de la consommation d’énergie.
7 Pour certains des détracteurs de l’agriculture biologique, une politique visant la réduction de la consommation d’énergie des exploitations agricoles peut apparaître comme le premier pas vers une conversion généralisée de l’agriculture au bio. En suivant cette logique, le degré d’opposition à l’agriculture biologique permet de comprendre les freins à la réduction de la consommation énergétique et ainsi de situer l’ensemble des agriculteurs conventionnels par rapport à cette question.
8 Entretien avec un agriculteur conventionnel, réalisé le 9 décembre 2011.
9 Entretien avec un agriculteur conventionnel, réalisé le 6 janvier 2012.
10 La popularité du terme « volticulteur », qui concerne les agriculteurs producteurs d’énergie solaire ou éolienne, est symptomatique de la volonté d’appartenir à une catégorie d’entrepreneurs « dynamiques » en phase avec son temps.
11 Les projets collectifs de production d’énergie bénéficiant de l’appui administratif et financier des collectivités locales (Municipalités, Conseils généraux et régionaux, etc.).
12 Entretien avec un agriculteur conventionnel réalisé le 11 janvier 2012.
13 Avoir par exemple quatre tracteurs dans son exploitation individuelle.
14 Ces difficultés sont probablement de même nature que celles rencontrées par Pierre Rabhi alors qu’il souhaitait acheter une exploitation de quatre hectares dans les années 1960 : « Je préfère, me dit mon interlocuteur, vous prêter 400 000 francs pour l’achat de cette exploitation où vous “ferez de l’argent” plutôt que 15 000 pour un lieu où, à l’évidence, vous allez faire périr votre famille. » (Rabhi, 2010, p. 88)
15 Les CIVAM, comme nous le verrons dans la suite du texte, sont porteurs d’une agriculture autonome et économe.
16 Ce ne sont pas les seuls à participer à la transition énergétique. Néanmoins, dans ce texte, nous ne nous intéresserons qu’à ces deux structures car ce sont elles qui portent le projet de transition énergétique du PNR du bocage.
17 « Ni la nature – le climat et le site – ni l’histoire antérieure ne suffisent à expliquer un espace social. Ni la “culture” […] Des médiations et des médiateurs s’interposent : groupes agissants, raisons dans la connaissance, dans l’idéologie, dans les représentations. Un tel espace contient des objets très divers, naturels et sociaux, des réseaux et filières, véhicules d’échanges matériels et d’information. » (Lefebvre, 2000, p. 93-94)
18 Le cas de l’agriculture est emblématique d’une confrontation de points de vue antagonistes, entre l’activité à vocation productive, la préservation de l’environnement et l’appel à une mixité sociale dans les territoires ruraux.
19 Ils sont issus d’un rapprochement qui s’opère en 1955 entre l’Association nationale des maîtres et maîtresses agricoles (ANMA) et la Ligue de l’enseignement, avant de prendre leur indépendance sous le nom de CIVAM, initialement Centre d’information et de vulgarisation agricole et ménager-agricole devenant en 1994, Centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural.
20 L’idée n’étant pas de viser une indépendance totale mais de s’émanciper des lobbies et des procédures instituées par l’appareil de développement agricole conventionnel.
21 Entretien avec un agriculteur membre d’une FRCIVAM, réalisé le 7 novembre 2011.
22 Entretien avec un agriculteur membre d’une FRCIVAM, réalisé le 7 novembre 2011.
23 L’organisation par projet, qui prévaut dans la culture du management, se rapporte au mode de fonctionnement de l’entreprise. « La nature même de ce type de projets étant d’avoir un but et une fin, les projets se succèdent et se remplacent, recomposant, au gré des priorités et des besoins, les groupes et les équipes de travail. Par analogie nous pourrons parler d’une structure sociale par projets ou d’une organisation générale de la société par projets. » (Boltanski et Chiapello, 1999, p. 158)
24 Les organisations telles que les CIVAM et les GAB (Groupements d’agriculture biologique) peuvent être qualifiées de structures intermédiaires dans la mesure où elles sont en marge des logiques institutionnelles de l’appareil conventionnel de développement agricole, mais sont également partenaires des PNR et des chambres d’agriculture pour des projets particuliers.
25 Groupement des agriculteurs biologique
26 Entretien avec un agriculteur membre d’une FRCIVAM, réalisé le 7 novembre 2011.
27 Ces trois manières de concevoir la transition énergétique révèlent des visions très différentes de cette dernière.
28 Entretien avec un agriculteur conventionnel, réalisé le 15 décembre 2011.
29 « […] chaque agriculteur qui refuse de se transformer en industriel peut être considéré comme le légataire d’une culture paysanne […]. [Il faut s’appliquer] […] à imaginer un conservatisme qui […] permette de résister aux appels suborneurs du capitalisme mondialisé – appels à une débauche de “réformes”, de “changements”, de “modernisations”, de “ruptures” et d’“adaptations”. » (Taguieff, 2001, p. 170-171)
Auteurs
Docteur en sociologie et membre associé du Centre d’étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (CERReV) à l’université de Caen Basse-Normandie. Ses travaux portent sur les transformations des groupes professionnels dont l’activité relève de l’exploitation des ressources naturelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Socio-anthropologie des marins pêcheurs, Paris, L’Harmattan, 2011.
Maître de conférences en sociologie à l’université de Caen Basse-Normandie et chercheur au Centre d’étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (CERReV).
Doctorant en sociologie au Centre d’étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (CERReV) à l’université de Caen Basse-Normandie. Ses recherches portent sur l’autonomie comme vecteur de compréhension des styles de vie alternatifs.
Maître de conférences en sociologie à l’université de Caen Basse-Normandie et chercheur au Centre d’étude et de recherche sur les risques et les vulnérabilités (CERReV). Elle travaille en particulier sur les modes de production agricole alternatifs. Elle est notamment l’auteur de : Agricultures à l’épreuve de la modernisation, Versailles, Quae, 2013.
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L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010