Acceptabilité et appropriation sociale de la flexibilité énergétique par les consommateurs
p. 263-271
Texte intégral
1Le développement des énergies renouvelables, l’évolution de la demande d’énergie et les impératifs économiques dans un contexte de raréfaction des énergies fossiles et d’enchérissement du prix de l’énergie, placent au centre des préoccupation la question de l’équilibrage des réseaux pour faire face à la multiplication des sources d’énergie décentralisées, à l’augmentation du nombre et de l’intensité des pics de consommation et aux coûts financiers des déséquilibres entre production et consommation. La gestion de la flexibilité énergétique apparaît comme une des solutions pour optimiser la régulation des réseaux. Le principe général de la flexibilité est bien connu et appliqué depuis longtemps. Il s’agit, en cas de besoin, soit « d’effacer » certaines consommations d’énergie (flexibilité passive), soit de générer des capacités de production (flexibilité active) pour éviter des ruptures de charge ou de trop forts et trop coûteux déséquilibres entre production et consommation. S’il existe désormais de nombreuses études sur les nouvelles formes de production d’énergie renouvelables et décentralisées (solaire, éolien, micro-CHP1), la flexibilité énergétique mobilisant ces nouvelles sources d’énergie en est encore à un stade expérimental et n’a pas fait l’objet d’études techniques ou sociologiques.
2Le projet européen EU DEEP2, piloté par GDF-SUEZ, avait pour objectif de tester, en situation réelle, des modes de gestion de la flexibilité (et par là, des « business model ») s’appliquant à de très petites sources d’énergie, à des niveaux très fins, de l’ordre du foyer ou du site industriel et commercial. De manière à prendre en compte différents contextes et cultures énergétiques, l’expérimentation a été menée, en 2008-2009, dans trois pays (Angleterre, Allemagne et Grèce) où un certain nombre de clients volontaires ont été équipés de dispositifs techniques permettant la prise de main à distance et par conséquent le contrôle du fonctionnement d’équipements potentiellement flexibles.
3– En Angleterre des tests de flexibilité énergétique active et passive ont été réalisés sur six sites industriels et commerciaux de GDF-ESS : Un entrepôt frigorifique, un immeuble de bureaux, un hôtel trois étoiles, le quartier général d’un gros industriel ainsi que deux centres de traitement des eaux.
4– En Allemagne, des tests de flexibilité active et passive ont été réalisés sur les usages de la flexibilité énergétique « embarquée » par 10 foyers de particulier résidant à Berlin. La technologie testée concernait des micro-CHP capables de produire 1 kWh d’électricité par unité.
5– En Grèce plusieurs expérimentations de divers types ont été réalisées : installation d’un CHP sur un site universitaire et tests de flexibilité sur son système d’air conditionné, simulations de flexibilité passive dans un centre de recherche, tests de flexibilité passive sur les réfrigérateurs d’un camp de vacances, tests de flexibilité passive sur le système d’éclairage extérieur d’un autre site universitaire.
Approche sociologique de la flexibilité énergétique
6Le passage du principe de la flexibilité, théoriquement assez simple, à sa mise en œuvre est techniquement délicat et se traduit par de multiples évolutions dans le rapport producteur/distributeur/consommateur d’énergie. Dans le cadre d’un accord contractuel, le client consommateur accepte de mettre tout ou partie de ses sources d’énergie flexible à disposition d’un agrégateur, en général un fournisseur d’énergie qui récolte cette énergie décentralisée, la valorise sur le marché et/ou l’utilise pour équilibrer sa production et sa consommation. Il s’établit alors entre le consommateur et l’agrégateur une relation qui est d’abord physique (l’agrégateur doit se brancher techniquement sur l’installation du client). La relation doit être durable3 et mutuellement profitable. La réunion de ces trois conditions fait que nous sommes dans une relation de type symbiotique, au sens d’une association durable et réciproquement profitable entre deux organismes. Ce type de relation pose la question de son acceptabilité et de son insertion sociale, qui renvoie aux conditions d’appropriation de la flexibilité comme dispositif sociotechnique inédit.
7La flexibilité, comme n’importe quel type d’innovation technique ou organisationnelle, doit être en adéquation avec l’ensemble des pratiques et des logiques sociales qui expliquent comment les personnes utilisent l’énergie et les techniques. En un sens, la flexibilité doit trouver sa place dans des systèmes sociotechniques, toujours singuliers, mêlant à la fois les prédispositions des acteurs sociaux (qui déterminent leurs manières d’agir), les dispositifs techniques et organisationnels qu’ils possèdent ainsi que les dynamiques sociales dans lesquelles ils s’inscrivent (Scardigli, 1993). Notre approche diffère d’autres conceptions, plus larges, de la notion d’acceptabilité sociale, comme celle de Wüstenhagen, Wolsink et Bürer (2007) qui identifient trois dimensions de l’acceptabilité sociale : socio-political acceptance, community acceptance et market acceptance. Nous empruntons plutôt à l’approche sociotechnique développée par M. Callon (1986) et B. Latour (1993), qui invite à considérer les techniques comme des acteurs au même titre que les humains et à observer un principe de symétrie entre les différents acteurs, c’est-à-dire à intégrer dans l’analyse les logiques d’action de toutes les parties prenantes. Dans notre étude, nous nous sommes centrés sur l’acceptabilité et l’appropriation sociale de la flexibilité par les consommateurs/clients, fournisseurs de flexibilité, même si nous avons tenu compte des intérêts des agrégateurs, pour autant que, comme le montrent Salmela et Varho (2006), « les acteurs du secteur de l’énergie et les consommateurs ont des points de vue très différents, quand ils discutent de l’électricité verte et du comportement des consommateurs ».
8L’appropriation sociale d’une innovation technique renvoie à des processus sociaux complexes composés d’un grand nombre d’éléments : la culture technique des usagers, leurs représentations sociales, l’origine de l’innovation et les moyens par lesquels elle a été présentée à ses usagers, les pratiques et les usages de l’innovation, le type de communication qui l’accompagne, le mode de vie de l’usager et sa relation au confort, ses expériences antérieures des techniques, les dynamiques collectives dans lesquelles il est impliqué, etc. Dans notre cas, et selon les expériences qui ont été menées dans le cadre de EU-DEEP, la notion d’appropriation de l’innovation concerne différents types d’objets. Par exemple, dans le cas allemand, l’expérimentation concerne des dispositifs techniques tels que des CHP et leur système de contrôle, la flexibilité en tant que mode de gestion de l’énergie et l’expérimentation comme cadre de la mise en œuvre du CHP.
9Nous avons tenté de comprendre si la flexibilité énergétique était pertinente du point de vue des stratégies de gestion de l’énergie et si cette technique était compatible avec les manières que les personnes étudiées ont d’utiliser cette ressource, leurs équipements techniques et les représentations sociales que les acteurs s’en font. Nous souhaitions identifier, sur les sites d’expérimentation, les conditions nécessaires à l’insertion sociale de la flexibilité dans des systèmes sociotechniques, et par conséquent la pertinence des business models testés dans le projet EU-DEEP. Nous nous sommes plus particulièrement intéressés, pour chacun des sites impliqués dans l’étude, aux formes que pouvait prendre la gestion de l’énergie, aux enjeux et aux attentes des acteurs vis-à-vis de la flexibilité, aux conséquences possibles des expériences, aux barrières, aux risques, aux limites et aux conditions de sa mise en œuvre. Nous avons également tenté d’identifier quelles sont les conditions des échanges commerciaux de la flexibilité (par exemple la détermination de sa valeur ainsi que les éléments contractuels que son commerce suppose).
10D’un point de vue méthodologique, nous avons réalisé une soixantaine d’entretiens qualitatifs semi-directifs avec des acteurs impliqués directement ou indirectement dans le projet : ménages, responsables énergie sur les sites expérimentaux, des installateurs, des agrégateurs…
Les avantages perçus de la flexibilité
11L’étude a montré que, dans un contexte expérimental, les consommateurs (ménages et industriels) sont particulièrement sensibilisés à la question de la gestion de l’énergie et sont plutôt enclins à jouer le jeu de la flexibilité, qui est perçue plutôt positivement. La flexibilité est considérée comme l’un des éléments pertinents des politiques de contrôle de l’énergie. Les participants aux différentes expérimentations sur des sites industriels et commerciaux avaient conscience de disposer de gisements de flexibilités, soit que l’on pourrait facilement et sans dommage, « effacer » certains équipements consommateurs pour de courtes durées, soit qu’ils disposent de capacités de production d’énergie sous-utilisées. En revanche, en Allemagne, les ménages n’étaient généralement pas informés des principes de la flexibilité. Ils ont pourtant immédiatement adhéré au principe de la flexibilité, se montrant particulièrement réceptifs à l’argument selon lequel il pourrait être possible d’absorber ponctuellement des pics de demande énergétique.
12Les bénéfices escomptés de la flexibilité renvoient à la fois à l’intérêt général (meilleure gestion de l’approvisionnement en énergie, protection de l’environnement) mais aussi à la possibilité de réaliser quelques économies. De plus, la technologie des CHP est attractive pour ceux que les nouvelles technologies intéressent. Les motivations ayant conduit les participants à s’engager dans ce type d’expérimentation sont complexes et difficiles à cerner. Elles semblent composées d’un ensemble d’éléments se combinant entre eux et se traduisant par plusieurs types de comportements.
13Nous avons ainsi observé quatre grands types de motivations, qui sont autant de leviers pour soutenir le développement de la flexibilité :
- Une meilleure gestion de l’approvisionnement énergétique des pays. La flexibilité est perçue comme un outil d’optimisation contribuant à garantir la sûreté de l’approvisionnement énergétique du pays, plus particulièrement en Angleterre et en Grèce, où la flexibilité pourrait permettre une meilleure régulation des réseaux nationaux. Ainsi, les bénéfices escomptés de la flexibilité ne concernent pas nécessairement les consommateurs eux-mêmes, mais relèvent plutôt de l’intérêt général national.
- Des motivations liées aux questions environnementales. La flexibilité est fortement connectée à des préoccupations environnementales. Économiser l’énergie est perçu comme un moyen de réduire les émissions de CO2 et rentre par conséquent en ligne de compte dans la préservation de l’environnement. De plus, le gaz naturel, qui alimente les μCHP, est perçu comme une énergie « propre » et la production d’électricité, à l’aide de ce type de dispositifs, est perçue comme une alternative à la consommation des énergies en voie de raréfaction (pétrole, uranium), qui s’avèrent en outre préjudiciable à l’environnement.
- Des bénéfices financiers et un allégement de la facture d’électricité. Réaliser des gains financiers est une des fortes attentes liées à la flexibilité. Les bénéfices financiers escomptés ne sont pas nécessairement considérables et ne constituent pas non plus forcément une priorité absolue. Pourtant, il doit y avoir un bénéfice quelque part (financièrement, environnementalement, etc.). L’étude a révélé qu’il n’y avait en fait que très peu de cas d’utilisateurs qui ne recherchaient exclusivement qu’un bénéfice financier. En revanche, et dans la plupart des cas, la flexibilité ne doit pas se traduire par des pertes financières qu’il s’agisse des utilisateurs privés (foyers, ménages) ou des industriels impliqués dans l’étude.
- Les amateurs de nouvelles technologies. En tant qu’outil permettant de générer de la flexibilité, les μCHP bénéficient d’une image a priori favorable, parfois associée aux nouvelles technologies. Les μCHP sont considérés comme une technologie alternative aux problèmes du chauffage de demain.
14Pourtant, malgré ces a priori favorables au principe de la flexibilité, les conditions concrètes de sa mise en œuvre suscitent un certain nombre de réserves qui peuvent en limiter les possibilités d’exploitation.
Les risques de la flexibilité
15« Devenir flexible signifie accepter que des modules de contrôle soient installés pour activer/désactiver des équipements à distance. Les expérimentations ont montré que les teste d’effacement de consommation étaient généralement invisibles pour les consommateurs, dès lorsqu’ils sont de courte durée (jusqu’à 15-20 minutes) et sur des équipements qui ont une certaine inertie (chauffage, climatisation, réfrigération). Pourtant, les responsables des sites industriels et commerciaux, ainsi que les ménages, n’étaient pas disposés à accepter une intrusion dans la gestion de leur consommation d’énergie, qui se traduirait par une perte de contrôle de leurs équipements, perçue comme une dépossession. Des formes de délégation concernant l’utilisation des équipements devenus flexibles peuvent être envisagées, mais il ne peut en aucun cas s’agir de délégation inconditionnelle. Toute la question est de savoir à quelles conditions la symbiose entre l’agrégateur et le producteur de flexibilité peut s’opérer. Or, l’un des principaux résultats de notre étude est que la flexibilité est considérée comme porteuse de risques, voire de danger lorsqu’elle peut menacer l’activité de production ou le confort domestique ou de travail. Ces risques peuvent n’être que potentiels (ce qui pourrait se produire) ou avérés (ce qui s’est réellement passé), mais, dans tous les cas, les effets indésirables sont suffisamment lourds de conséquences potentielles pour être inacceptables ».
Des risques potentiels
16Les risques perçus, parce qu’ils renvoient à des événements redoutés, qui pourraient se produire sans que l’on soit certain qu’ils surviennent, ne constituent pas moins, du fait de leur « irréalité », un puissant facteur de défiance, voire de rejet de la flexibilité. Si l’on admet que l’on agit communément en fonction de la perception des risques que l’on a d’une situation, de l’analyse qu’on en fait et des enjeux qui y sont associés, on peut comprendre que se fonde, parfois, une certaine défiance à l’égard de la nouveauté qui va bouleverser des fonctionnements ou des savoir-faire stabilisés. Les risques perçus concernent d’abord le process de production, puis les équipements flexibles et renvoient enfin à des croyances, pas toujours très rationnelles, concernant la flexibilité.
17C’est ainsi que, sur les sites industriels et commerciaux on refuse de tester la flexibilité sur les outils participant au process de production qu’il a souvent été très délicat de régler et qu’il serait très coûteux de déstabiliser. Dans d’autres cas, la flexibilité pourrait provoquer d’imperceptibles altérations du process de production dont certaines conséquences gravissimes pourraient n’être visibles que trop tard (risque de mort d’homme par dérèglement du processus de traitement des eaux, par exemple). Ainsi, même dans le cadre de simples expérimentations, on observe des réticences parfois extrêmement fortes qui posent deux questions : les effets de la flexibilité sont-ils contrôlables et qui peut le garantir ?
18Nous constatons là l’existence d’une défiance et d’une exigence de contrôle des effets de la flexibilité par les propriétaires de sites flexibles. Il est par exemple impensable que la flexibilité interfère avec les impératifs ordinaires de production. Il est d’ailleurs hors de question d’être appelé à devenir flexible « au mauvais moment », c’est-à-dire quand des circonstances extraordinaires l’interdisent sous peine de mettre en péril l’activité de production4. Là encore, la flexibilité ne peut pas être inconditionnelle, et même dans le cas d’une flexibilité consentie et organisée à échéances régulières5, les utilisateurs souhaitent préserver leurs intérêts supérieurs. Même si les sites ne sont que des prestataires de services, comme des pensions de familles ou des hôtels rendant leur système de chauffage flexible, on n’accepte pas l’idée que le service, centré sur le confort du client et garantissant par conséquent une chaleur minimum, soit altéré. Il en va de la réputation de l’établissement. Même chez les particuliers, il arrive qu’on regrette parfois certains effets indésirables de la flexibilité, au moins sous la forme où elle a été testée, dans un cadre expérimental. Ainsi, une baisse de chauffage à un moment donné, acceptable une journée ordinaire, ne l’est plus à l’occasion d’une soirée où l’on veille un peu tard en compagnie d’amis. La flexibilité peut alors nuire à la socialité des ménages, ce qui n’est évidemment pas une conséquence anodine, de leur point de vue. De même, sur les sites industriels et commerciaux, quand on a finalement éliminé l’idée de tester la flexibilité sur les principaux outils de production et que l’on s’apprête à l’expérimenter sur des équipements périphériques (climatisation de bureaux administratifs par exemple), la perception des risques demeure présente : les conditions de confort et de travail des personnels doivent impérativement être préservées, car offrir des conditions de travail correctes fait partie d’une sorte de contrat moral entre le personnel et l’employeur, au moins dans les compagnies rencontrées dans notre étude.
19La notion de risque perçu présente donc une très grande amplitude, allant du risque de mort d’homme (très rare) à la notion de risque d’altération des performances ou de la rentabilité de l’outil de production (très fréquente). Là réside une profonde divergence dans la perception des risques entre une vision purement technicienne de la flexibilité et les fournisseurs de flexibilité. Pour les premiers, les risques encourus sont faibles, voire ne méritent pas d’être qualifiés de risques : après tout, avoir un peu froid au petit matin dans une pension de famille, est-ce un risque ? Pour les seconds il s’agit bien d’un risque important, car le mécontentement de la clientèle pourrait avoir un impact immédiat et un impact différé sur la performance de l’activité. Certes, il n’y aura ni morts, ni blessés, mais les conséquences, s’il y en a, seront d’une autre nature et la détermination de leur importance sera relative à l’activité des propriétaires de sites.
20À un autre niveau, les fournisseurs de flexibilité évoquent (et tentent d’encadrer) assez fréquemment les risques encourus par les équipements devenus flexibles. Se pose pour eux une question simple. Les multiples activations/interruptions des équipements sont-elles de nature à les endommager ? Cela dépend évidemment de la nature des équipements et de la fréquence des manipulations liées à la flexibilité. Sur le terrain, les responsables de sites, particulièrement sur les sites industriels et commerciaux, tentent de définir ce qu’est une usure normale des équipements et envisagent préventivement des formes de compensations pour le cas où une usure anormale du matériel serait constatée. Là encore, de nouveaux compromis, nécessairement très particularisés, doivent s’établir, en compensation du fait que les équipements devenus flexibles n’ont plus de véritable statut au regard de la notion de propriété privée. En effet, si la flexibilité doit provoquer une obsolescence accélérée des équipements, les offreurs de flexibilité ne souhaitent évidemment pas en assumer seuls les conséquences. À un autre niveau, et bien que notre étude n’ait pu permettre d’aborder ce point, il faudrait savoir comment cette question se pose techniquement pour les μCHP. Comment les particuliers réagiront-ils s’ils se savent exposés à une usure rapide d’équipements par ailleurs plus coûteux que des chaudières traditionnelles ?
21Pour finir nous avons été amenés à constater l’émergence de certaines croyances marginales et parfois amusantes, liées à la flexibilité ou aux équipements flexibles. C’est ainsi qu’un CHP a par exemple été suspecté d’être pathogène. Cette technologie n’était-elle pas cancérigène ? Peu importe que cette suspicion ne soit pas fondée sur des faits scientifiquement établis. Ce qui compte, c’est que ces croyances ont été à l’origine de discussions, et que l’issue de telles négociations ne peut jamais être garantie.
22L’insertion sociale de la flexibilité ne se fera pas automatiquement, juste parce qu’elle est une bonne idée. La flexibilité doit toujours se justifier, notamment au regard des risques, réels ou supposés, qu’elle fait encourir. Par conséquent, le fait de ne pouvoir garantir de manière absolue son innocuité et de laisser aux soins des producteurs de flexibilité la question de l’encadrement des risques potentiels, impacte fortement sur la dimension des gisements flexibles théoriques. Concrètement, la perspective de réaliser un faible profit sur de potentielles économies d’énergie ne justifie pas nécessairement, du point de vue des fournisseurs de flexibilité, une forte prise de risques sur les équipements flexibles : le jeu n’en vaut pas forcément la chandelle. Il faudra donc savoir les intéresser.
L’installation : un risque avéré
23Par opposition aux risques perçus, les risques avérés renvoient à des problèmes qui ont été effectivement constatés par les acteurs sur le terrain. Ces problèmes sont peu nombreux, mais cela est peut-être lié au fait que nous n’avions que peu de recul par rapport au démarrage des tests au moment de notre étude de terrain. Il n’est pas impossible qu’après quelques mois supplémentaires d’expérimentation, des risques perçus aient pu devenir des risques avérés (atteinte au confort de travail des personnels, par exemple), bien que rien ne nous permette d’aller dans cette direction. Les risques effectifs que nous avons constatés renvoient tous à l’installation des dispositifs destinés à rendre flexibles des sites industriels et commerciaux ou des logements. Par définition, la fragilité, donc le niveau de risque d’une installation, augmente avec sa complexité. Concrètement, les problèmes d’installation concernent des sites longs et complexes à équiper (multiplicité des connexions) et à gérer, pour des coûts qui augmentent en conséquence. Un hôtel dont chaque chambre doit être individuellement rendue flexible est un site beaucoup plus complexe à installer qu’un entrepôt frigorifique unique, bien que ce dernier offre le meilleur gisement de flexibilité potentielle. C’est aussi le cas quand il s’agit de rendre flexibles des sites vétustes ou dont les infrastructures (réseau électrique par exemple) commencent à dater ou ne sont tout simplement plus aux normes. À un autre niveau, se pose la question de savoir si les locaux concernés sont éligibles à l’accueil des équipements flexibles (espace, encombrement, accessibilité, etc.). Ici, les risques de l’installation, les durées ainsi que les coûts de remise aux normes (qui incombent aux fournisseurs de flexibilité) peuvent s’avérer rédhibitoires.
24En pratique les risques observés correspondent à autant d’atteintes au bon fonctionnement des établissements : perturbations diverses, bruit, interruption du chauffage ou de l’eau chaude dans certaines chambres occupées, quelques téléviseurs détruits, déclenchements d’alarmes intempestifs… Au total, peu de risques graves sur le plan sanitaire, mais de multiples dérangements dans la vie de certains établissements, qui craignent de voir leur clientèle disparaître ou qu’elle ne leur fasse une mauvaise publicité. À cela il faut rajouter la piètre qualité relationnelle de certains installeurs qui se sont, du coup, comportés en « mauvais » ambassadeurs de la flexibilité.
25L’installation est une phase critique de la flexibilité, qui doit donc être traitée avec sérieux et qui suppose la sélection de sous-traitants maîtrisant des compétences à la fois techniques et relationnelles dont dépendent en partie la crédibilité de ceux qui font la promotion de la flexibilité. Dans notre étude, les propriétaires de site qui n’ont pas su prendre des garanties quant à la préservation de leur outil de production ont parfois regretté d’avoir tenté l’expérience.
Les termes de l’échange
26Avec la flexibilité, l’identité du consommateur/producteur d’énergie se transforme. De client, il devient partenaire coproducteur ou, plutôt, co-fournisseur (co-provider) d’un service énergétique. Comme le remarquent Chapells (2000) et Sauter et Watson (2007) pour le cas des μCHP, il ne s’agit pas seulement de participer à l’élaboration et à la mise en œuvre d’un service, mais aussi de fournir ou de mettre à disposition des moyens de production spécifiques dont on conserve la propriété. Cela a une conséquence fondamentale : à la notion de propriété privée simple se substitue un nouveau statut, ambigu, caractérisant les équipements devenus flexibles, qui demeurent la propriété de celui qui les a achetés. Pourtant ce même bien n’est ni prêté, ni loué, ni mutualisé, bien que l’agrégateur dispose à présent d’un droit d’usage sur lui.
27Cette situation apparemment anodine a de nombreuses conséquences pratiques et pose la question du sens de la relation qui s’établit entre le propriétaire d’un site devenu flexible et l’agrégateur. Quels sont, dans cette relation, les statuts respectifs des acteurs ? Sont-ils des partenaires ? Une relation de clientèle vient-elle s’instaurer ? Dans ce cas, qui est le client de qui ? Dans cette relation, qui est prestataire de service ? Est-ce le propriétaire du site flexible, qui contribue à la constitution de quantités significatives d’énergie utilisables pour l’agrégateur, ou est-ce l’agrégateur qui laisse les propriétaires de sites flexibles bénéficier de sa capacité à gérer les flux d’énergie et d’en tirer un meilleur prix sur le marché ? Est-ce que le site devenu flexible a souscrit un abonnement à une offre de flexibilité ou est-ce l’agrégateur qui a souscrit un droit d’usage sur un gisement flexible ? Qui bénéficie du service et qui en est le propriétaire ? Nous rentrons ici dans une zone de très forte indétermination. En pratique, les questions qui se posent ne peuvent se résoudre aujourd’hui que dans l’élaboration de multiple compromis, pour le moment très particularisés.
28De même qu’il n’y a pas de flexibilité absolue, puisque les gisements potentiellement flexibles ne le deviennent réellement que dans le cadre d’un accord contractuel précisant l’identité de chacun et les termes de l’échange, il est difficile de penser à une flexibilité générale et absolue. La question de la flexibilité ne peut pas s’analyser seulement en termes de « bonne idée » technique. Elle met en avant la notion d’intérêts qui, comme toujours, sont particuliers et potentiellement divergents. Du point de vue du fournisseur de flexibilité, la flexibilité ne doit pas perturber ses activités quand les gisements flexibles sont ceux qu’il utilise pour lui-même dans sa vie quotidienne. Elle doit également se traduire par un petit bénéfice pour le site devenu flexible. Du point de vue de l’agrégateur, en revanche, les gisements flexibles les plus intéressants, sont ceux qui sont accessibles sans restriction et inconditionnellement. Ces deux positions sont clairement contradictoires dans la mesure où la flexibilité inconditionnelle pourrait perturber la vie quotidienne du producteur. Par conséquent, pour être opérationnelle, la flexibilité repose avant tout sur l’élaboration de compromis quant à la disponibilité et la mise à disposition des gisements flexibles. La question de la délégation, ou du droit d’usage, s’organise autour de la détermination contractuelle de plages horaires de flexibilité autorisée net et des formes de contrôles souhaités de cette flexibilité. Mais ces questions ne sont pas indépendantes de la rémunération de la mise à disposition des gisements de flexibilité exploitables sur le marché de l’énergie.
La nécessité d’un bénéfice
29On l’a vu, le risque opérationnel est assumé presque unilatéralement par le fournisseur de flexibilité. Se pose par conséquent la question de la compensation des risques encourus au titre de la flexibilité, si ces risques sont avérés, mais aussi celle de la reconnaissance de la prise de risque que représente l’engagement dans ce type de projet. Certains fournisseurs de flexibilité ont très clairement exprimé le fait que la mise à disposition d’équipements potentiellement flexibles devait nécessairement se traduire par un bénéfice pour ceux qui y participent, faute de quoi elle serait injustifiable. Peu importe qu’il s’agisse d’un important bénéfice financier. Le bénéfice peut être indirect. On espère par exemple, que la planète, les générations futures ou l’environnement, d’une manière générale, bénéficieront de ces efforts. Au regard de la diversité des motivations des offreurs de flexibilité, la notion de bénéfice se traduit le plus souvent par une combinaison d’espérances diverses : maîtrise de ses dépenses et contrôle de sa consommation d’énergie, espoirs de gains financiers, que l’on n’imagine que rarement considérables, espoir de limitation de l’impact des activités ordinaires sur l’environnement ou, à un niveau plus général, envie de participer à une tentative d’optimisation de la production/consommation d’électricité, de contribuer à l’équilibrage et à la fiabilisation des réseaux d’approvisionnement en électricité, etc.
30En conséquence, la question du bénéfice ne se réduit pas à une rétribution ténue. Quelques centimes ou quelques dizaines d’Euros d’économies sur une facture d’électricité ne suffiront peut-être pas à compenser une augmentation parfois surprenante de la consommation de gaz, dans le cas des μCHP. D’autres, inscrits dans un programme de flexibilité active, permettront que l’on utilise leurs générateurs s’il s’agit d’absorber un pic prévisible de consommation et de gagner un peu d’argent, mais ils pourraient revoir leur décision s’il apparaissait que l’utilisation de ces générateurs dans le cadre de la flexibilité s’avère plus préjudiciable pour l’environnement que le fait de ne pas les utiliser. Pour aucun d’entre eux, la rétribution fiduciaire de la flexibilité ne peut justifier une altération de leurs modes de production ou de leur mode de vie. Et en tout cas, la flexibilité ne doit jamais représenter un surcoût. À un autre niveau, certains trouvent étonnant d’être appelés à devenir flexibles pour absorber des pics de consommation, car ils savent que ce faisant ils participent à la création d’une ressource valorisable sur le marché de l’énergie, mais ils savent aussi qu’ils ne seront pas nécessairement les premiers bénéficiaires de la valeur ainsi créée. Le problème est encore plus aigu pour les possesseurs de CHP qui, parfois, savent que leur chaudière peut être activée pour participer à un effort d’équilibrage du réseau, mais qui ne voient pas en quoi la surconsommation de gaz ainsi provoquée peut correspondre à un bénéfice pour eux.
31Pour de nombreux fournisseurs de flexibilité, la question du bénéfice est finalement assez délicate. Ce bénéfice peut être une combinaison faite de l’utilité sociale de la flexibilité et des revenus ou autres menus avantages qui peuvent en découler. Mais nombre d’entre eux ont également cru comprendre que la flexibilité participait de la constitution d’une marchandise dont la valeur se négociait sur le marché de l’énergie à un autre niveau que celui du rachat par les énergéticiens des petites quantités d’énergie produites. Pourquoi seraient-ils exclus de ce profit-là, eux qui assument tous les risques ? Concrètement, la question du bénéfice nécessaire se double de la question de la valeur revendiquée de la flexibilité, avec cette inconnue : comment ceux qui la produisent peuvent-ils calculer la valeur de la flexibilité. En d’autres termes, peut-on leur garantir qu’ils ne participent pas à un marché de dupes, quand leur engagement citoyen les amène à devenir flexibles ?
La valeur de la flexibilité
32A première vue, on pourrait imaginer un système simple de répartition des bénéfices de la flexibilité au prorata de ceux qui ont participé à la constitution d’un lot flexible qui a été cédé sur le marché. Mais ce serait oublier que, du point de vue de l’agrégateur, ce qui fonde la valeur des gisements flexibles, c’est leur accessibilité, donc leur disponibilité. Un seul gisement accessible inconditionnellement est considérablement plus intéressant qu’une multitude de très petits gisements accessibles à certaines périodes seulement et dont la disponibilité n’est, de plus, jamais garantie à 100 %. Que peut valoir un gisement flexible s’il est systématiquement indisponible au moment où l’agrégateur en a besoin et pour les raisons pour lesquelles il en a besoin ? Quelle sera la valeur d’un gisement quand un pic de demande est envisagé, par exemple à cause d’un épisode caniculaire, si le site flexible est indisponible précisément parce qu’il va avoir besoin de faire fonctionner ses climatiseurs ?
33Une petite hiérarchie peut être déduite de cette situation. Une flexibilité inconditionnelle vaut beaucoup plus qu’une flexibilité conditionnelle mais fiable qui vaut elle-même beaucoup plus qu’une flexibilité conditionnelle incertaine. Cette échelle doit être croisée avec la quantité d’énergie disponible pour déterminer ce qui peut en faire la valeur, encore une fois du point de vue de l’agrégateur. Le problème de l’agrégateur est alors de tenter de sécuriser l’accès à des gisements fiables autant que faire se peut, en utilisant les trois armes traditionnelles existant sur le marché : les contrats précisant les plages de flexibilité négociées entre les parties, les pénalités s’appliquant aux fournisseurs qui, pour telle ou telle raison, ont repris le contrôle complet de leurs équipements, la rémunération de la flexibilité et les encouragements à « faire des efforts » pour le bien de la planète.
34La détermination de la valeur de la flexibilité, suivant que l’on est fournisseur ou agrégateur, relève donc de registres nettement différenciés : l’agrégateur raisonne en termes de volumes, d’accessibilité, de fiabilité et participe à l’équilibrage du réseau en fonction des règles du marché, bref, il s’inscrit dans un rapport marchand assez ordinaire, alors que le fournisseur de flexibilité raisonne en termes d’optimisation des consommations d’énergie, de réduction de ses dépenses et d’engagement distancié (MDE, engagement citoyen, écocitoyenneté, etc.). Le contraste est d’autant plus frappant que, dans le cadre d’un accord, les producteurs de flexibilité sont en outre les seuls à supporter les désagréments de la flexibilité, quand il y en a. Si, par exemple, la température doit s’avérer momentanément un peu basse le matin, dans un immeuble de bureaux dont le système de chauffage a été interrompu dans la nuit, il faut pouvoir le justifier auprès des personnels qui pourraient se plaindre de cette situation. Sur le terrain, nous avons observé en particulier sur les sites industriels et commerciaux, que des argumentaires évoquant le montant des économies réalisées, démontrant l’intérêt pour l’environnement du choix de la flexibilité et justifiant ainsi d’un engagement de chacun dans une logique de petits sacrifices étaient déjà en cours d’élaboration. Comment, dans ce cas, élaborer un accord sur la valeur de la flexibilité quand les registres sont aussi éloignés les uns des autres ? Comment garantir que des accords ponctuels, négociés au cas par cas dans un cadre expérimental ne provoqueront pas, demain, une levée de boucliers, s’ils doivent être généralisés ? En un mot, qu’est-ce qu’une offre équitable ?
35Tout le problème vient du fait que la valeur de la flexibilité, du point de vue des fournisseurs de flexibilité, ne se définit pas dans le cadre d’un simple rapport marchand, sans exclure totalement cette dimension. Car en devenant flexible, le fournisseur de flexibilité devient lui aussi, à son niveau, un fournisseur d’énergie, ou au moins un acteur du marché de l’énergie. Insensiblement, son statut par rapport aux grands opérateurs du marché vient de se modifier. Il n’est plus comme hier, un simple abonné à un service. Il est aujourd’hui à la fois abonné et acteur de ce service. En devenant flexible, il a « signé » la modification de son statut en abandonnant, certes pas inconditionnellement, son droit à la propriété privée simple sur des équipements dont l’agrégateur pouvait avoir besoin pour équilibrer son offre sur le réseau. Et il a confirmé cette modification de statut en s’engageant dans une sorte de logique sacrificielle, par laquelle il s’oblige à accepter les contraintes, légères ou lourdes, réelles ou supposées, de la flexibilité. Mais, là encore, que vaut un sacrifice ? D’autant que la question de la détermination de la valeur est composite et se situe en pratique à l’intersection de trois dimensions : celle de son intérêt immédiat en tant que consommateur (les économies qu’il a pu faire, par exemple), celle de son intérêt en tant que « partenaire énergéticien » participant à la constitution d’une valeur marchande, et celle du citoyen qui s’engage dans l’espoir d’optimiser et de pérenniser une offre énergétique pour demain (on est là quasiment dans un projet civique pour le bien commun). Très clairement, la détermination de cette valeur, qui fondera les futurs contrats équitables, ne relève pas de critères simples. La concertation, l’analyse et l’élaboration des compromis qui permettront de déterminer ce qui fonde cette valeur seront probablement l’un des principaux chantiers de soutien à l’émergence et à la généralisation de la flexibilité demain, particulièrement dans un marché concurrentiel, où l’offre la plus juste pourrait être également la plus recherchée.
36À un autre niveau, notons que l’engagement des petits producteurs de flexibilité dans la constitution de cette marchandise valorisable engage également les agrégateurs et surtout les fournisseurs d’énergie dont ils dépendent. Il est attendu d’eux que l’optimisation ne relève pas seulement d’opérations de « trading » réussies. Il faut que la flexibilité se traduise par des non-constructions de centrales polluantes ou par la non-production d’énergie supplémentaire pour absorber des pics de consommation. Il est également attendu des énergéticiens qu’ils manifestent eux aussi un engagement citoyen et assument leur part de sacrifices.
Conclusion : les conditions sociales de l’acceptabilité de la flexibilité énergétique
37Les expériences ont permis d’identifier un certain nombre d’éléments qu’il convient de prendre en compte dans l’exploitation et la gestion de la flexibilité, de manière à optimiser son développement.
38Les trois cas étudiés ont mis en évidence que la flexibilité était bien acceptée par les usagers (responsables énergie, employés et ménages) quand elle s’insère, sans les déranger, dans leur mode de vie ou dans leur manière de travailler. Sur les sites industriels et commerciaux, la gestion de l’énergie ne doit pas impacter significativement le process de production et les conditions de travail du personnel ne doivent pas peut-être affectées sous peine de porter atteinte à ses performances. Pour les ménages, la gestion de la flexibilité doit prendre en compte la question des modes de vie et des habitudes de confort qui renvoient d’une manière ou d’une autre à la notion de contrôle de l’énergie. C’est ainsi que nous avons rencontré, par exemple, des ménages qui se sentaient concernés par la question du contrôle de l’énergie et par la protection environnementale. Ils étaient par conséquent prêts à accepter des contraintes au niveau de leur confort (température intérieure plus basse, restriction au niveau de l’accès à l’eau chaude) et à adapter leur comportement en conséquence. Toutefois, les avantages ou les bénéfices escomptés de la flexibilité ne semblent pas être suffisants pour que la modification d’attitudes ou de comportements rende acceptable un confort ou des conditions de vie qui n’auraient pas été acceptés auparavant.
39Les responsables des sites industriels et commerciaux, tout comme les ménages, veulent contrôler et disposer des outils permettant de gérer et de superviser leur consommation d’énergie (produite, consommée ou envoyée sur le réseau), de manière à éventuellement interdire les prises de contrôle à distance mais aussi à régler à volonté le chauffage, la température de l’eau chaude et de l’air conditionné. Par conséquent, les sites industriels et commerciaux ne sont pas prêts à accepter n’importe quelles formes d’intrusions extérieures dans la gestion de leur énergie, qui pourraient se traduire par une perte de contrôle de leurs équipements flexibles (ce qui pourrait être perçu comme une forme de dépossession). Des formes de délégation peuvent être imaginées, mais elles ne peuvent être totales et inconditionnelles. Le contrôle à distance peut être accepté si l’utilisateur dispose d’un bouton d’override utilisable à n’importe quel moment en cas de nécessité absolue. À un autre niveau, les ménages sont susceptibles d’accepter des formes rigides de programmation de leur système de chauffage si, en fonction des circonstances, il est possible de les modifier.
40La question des contrats liant les fournisseurs d’énergie aux consommateurs flexibles a été une question dominante révélée par le travail de terrain. Les aspects financiers ne constituent pas une préoccupation majeure, alors que d’autres points ont été soulevés, relatifs aux formes contractuelles de l’exploitation de la flexibilité. La flexibilité remet en cause la notion de propriété privée. Le cadre de la relation symbiotique établie entre l’agrégateur et le consommateur pose la question de savoir qui est le client de qui. Pour les sites industriels et commerciaux comme pour les ménages, il est clair que l’exploitation de la flexibilité ne peut, en aucun cas, se traduire par une forme quelconque de dépossession. Ceux qui ont participé à l’expérimentation avaient un certain membre d’attentes concernant des clarifications contractuelles relatives à l’exploitation de la flexibilité et à l’existence de clauses de protection. Les attentes les plus importantes concernent l’état des équipements, les procédures et les règles du contrôle à distance, la détermination des responsabilités en cas de problème technique, la responsabilité de l’entretien des composants flexibles.
41Un autre résultat concernait les méthodes de partage des bénéfices financiers. Déterminer la valeur de la flexibilité est une question particulièrement complexe qui ne peut se limiter à une simple question de prix. Rémunérer la flexibilité pose la notion de partage équitable, entre le producteur d’énergie et son consommateur qui sont désormais partenaires, et même coproducteurs de flexibilité, des coûts et des bénéfices de la flexibilité. Du point de vue du consommateur, le concept de prix de vente de l’énergie n’a pas paru aussi pertinent que celui de partage équitable des bénéfices de la flexibilité dans une logique de coproduction.
42Quelles que soient les conditions de valorisation de la flexibilité, son exploitation ne devrait pas se traduire par des tâches supplémentaires, de l’incompréhension ou de nouvelles préoccupations. La simplicité de l'exploitation de la flexibilité est une des conditions importantes de son acceptabilité. Sa mise en œuvre doit être accompagnée par une information et, dans les entreprises, par une politique de sensibilisation à ces questions. Ces conditions peuvent limiter l’émergence de mythes technologiques (autonomie ou dépendance) à l’origine de perceptions et d’attentes décalées. Ces mythes peuvent contribuer à donner du sens à la flexibilité, mais ils peuvent également générer des déceptions quand la réalité ne rencontre pas les espoirs utopiques.
Notes de bas de page
1 Une micro-CHP (Combined Heat and Power) ou micro-cogénération est un équipement, de la taille d’une petite chaudière au sol, permettant, à partir d’une source d’énergie, ici le gaz, de produire à la fois de la chaleur et de l’électricité.
2 European Distributed Energy Partnership, www.eu-deep.com.
3 Il ne s’agit pas de faire un « coup » opportuniste, mais de pouvoir disposer, le moment venu, des gisements de flexibilité.
4 Sur les sites industriels et commerciaux, les gestionnaires demandent à bénéficier d’un override leur permettant de s’affranchir des contraintes de la flexibilité en cas de nécessité avec cette conséquence pour l’agrégateur : même les plages négociées de flexibilité ne sont pas garanties, ce qui ne peut qu’avoir un impact négatif sur la valeur de la flexibilité produite comme nous le verrons par la suite.
5 Par exemple interruption de la fourniture en énergie chaque nuit à une heure donnée sur un ou des équipements bien définis.
Auteurs
Maître de conférences associé à l’Université de Toulouse II.
Sociologue ; bureau d’études BESCB. Maître de conférences associé à l’Université Toulouse II, il est coresponsable du Master « Politiques Environnementales et Pratiques Sociales ». Il est président du Comité de recherches 16 « Sociologie professionnelle » de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française. Il travaille essentiellement sur les questions d’énergie avec une approche sociotechnique centrée sur l’analyse des pratiques sociales, des techniques, de l’innovation et des professions, notamment dans le secteur du Bâtiment.
MINOUSTCHIN Maud exerce le métier de sociologue de l’énergie chez GDF SUEZ. Au sein de la Direction de la Recherche & Innovation de GDF SUEZ, Elle a réalisé et piloté de nombreuses études sociologiques sur les pratiques de consommation, les énergies décentralisées, ou encore la précarité énergétique. Aujourd’hui, elle travaille dans le service Responsabilité Sociétale de la Direction du Développement Durable de GDF SUEZ.
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