La MDE au quotidien en secteur tertiaire
Un regard sociologique pour décrypter la relation entre dimension technique et dimension humaine
p. 235-242
Texte intégral
Un bâtiment innovant, laboratoire technique et vitrine commerciale pour l’entreprise
1Créée en 2001, située en région Centre (France), WIRECOM Technologies est une PME de haute technologie spécialisée dans les solutions de gestion des énergies au sein des bâtiments collectifs et particuliers. Compte tenu de la croissance de son activité et de ses effectifs, la Direction a fait construire un siège social éco-innovant (Ecosm), inauguré au début de l’été 2008. D’une surface de 1511 m2, l’Ecosm est un bâtiment BBC1 à Energie Positive labellisé HQE2, qui allie des techniques de récupération de chaleur et d’isolation performantes ainsi que des outils de gestion technique des bâtiments via des systèmes de régulation intelligents. Conçu pour consommer moins de 50 KWh/m2 par an, l’Ecosm est composé de deux pavillons, enclos dans une serre de verre dotée de ventelles en partie basse et de houteaux de toit.
« Composée de deux pavillons enveloppés d’une sphère de verre, la construction utilise les énergies renouvelables : la terre et le soleil pour s’alimenter en calories, la lumière pour produire de l’électricité, l’air pour réguler les températures et la matière pour conserver la chaleur ou la fraîcheur souhaitée3. »
2De par son architecture bioclimatique, couplée à l’installation de capteurs d’énergies propres (solaire, aérothermie, puits canadien et régulation GTB), ce bâtiment est dit à « très haute performance énergétique » :
- Deux puits canadiens injectent de l’air tempéré à travers des murs à doubles parois et des hourdis creux ;
- Des murs trombes accumulent le rayonnement solaire le jour et le restituent la nuit ;
- Quatre pompes à chaleur (air/eau), situées à l’intérieur de l’Ecosm, chauffent ou climatisent les bureaux avec l’air circulant dans les murs doubles ;
- Sur le toit, 42 membranes photovoltaïques amorphes, qui recouvrent 363 m2, assurent l’étanchéité de la toiture et la production de l’électricité. La technique consiste à envoyer l’énergie solaire vers des onduleurs qui se chargent de la transformer en électricité. Ces installations permettent au bâtiment de produire 17,4 KWc ;
- La technologie WIRECOM régule la consommation du bâtiment avec une armada de capteurs branchés sur le réseau électrique standard (243 cartes électroniques reliées aux équipements régulent 182 capteurs et pilotent 312 actionneurs).
3Plusieurs raisons font de ce site un terrain privilégié d’investigation sociologique. La première : sur le territoire français, l’Ecosm constitue un des exemples les plus aboutis d’articulation entre architecture bioclimatique, gestion des énergies et solutions de maîtrise de la demande d’énergie (MDE). La seconde : la construction du bâtiment est suffisamment récente pour que les informations recueillies ne soient pas trop altérées par le temps. Enfin, la troisième : au moment de l’enquête en 2010, les salariés disposent d’un recul de deux ans qui leur permet de réaliser une première évaluation des technologies MDE présentes, plus globalement de la conception du bâtiment.
Un regard sociologique pour saisir l’impact de l’introduction d’un dispositif technique
4L’architecture en « double peau », la disposition et la répartition des espaces, le pilotage des fonctions domotiques et confortiques constituent autant de changements pour les salariés qui exercent leur activité dans un nouveau bâtiment. Dès la conception et la construction, WIRECOM Technologies s’est dotée de moyens pour collecter puis traiter les données portant sur le « comportement » technique du bâtiment. En revanche, au moment de son engagement, elle dispose de très peu de visibilité et de capacité d’analyse en ce qui concerne les usages, les comportements et les conditions d’acceptabilité de ces innovations par les salariés.
5Notre recherche poursuivait donc l’objectif d’observer et d’analyser la manière dont les salariés « vivent » au sein de l’Escom et s’adaptent, au quotidien, à la technologie MDE. Au-delà des considérations techniques (efficacité ou inefficacité des équipements installés), il s’agissait d’analyser la réception et les conditions d’appropriation (ou le rejet) de systèmes de pilotage automatisé et d’une nouvelle forme d’occupation de l’espace qui rompent avec les situations de travail traditionnellement observées. Si les salariés peuvent ponctuellement prendre la main grâce à un boîtier de dérogation locale et agir sur la température, la vitesse de soufflage, les ouvrants (on/off), ou encore l’ouverture des portes à distance, ils n’en exercent pas moins leur activité dans un espace dont nous faisons l’hypothèse qu’il impacte les pratiques professionnelles et les collectifs de travail, voire les redéfinit.
6Le recueil de données repose sur la réalisation d’entretiens approfondis auprès des porteurs du projet (entendu les personnes qui ont initié le projet et/ou se sont largement impliquées dans sa mise en œuvre) et d’une partie des salariés4. L’enquête a été complétée par des observations in situ menées lors, ou en dehors des recueils.
7Les entretiens réalisés auprès des porteurs du projet ont permis de revenir sur les différentes étapes du projet (de sa « naissance » dans l’esprit du PDG à sa réalisation concrète), de saisir les conditions dans lesquelles s’étaient effectués le déménagement et l’entrée du personnel dans le nouveau bâtiment. Les entretiens ont abordé plus spécifiquement les aspects information/communication, interne et externe, sur la conception du bâtiment et les équipements techniques en amont et en aval du déménagement (supports, contenu, fréquence…), les discours et les comportements des salariés (adhésion, scepticisme, rejet des transformations) et les « outils » mobilisés pour répondre aux attentes et aux interrogations exprimées.
8Concernant les entretiens conduits auprès des salariés, nous avons veillé à ce que les différents services de l’entreprise soient représentés. Ont ainsi été interviewées des personnes exerçant des fonctions commerciales, marketing ou de communication et des profils techniques (ingénieurs, développeurs et R&D). Compte tenu de l’activité de l’entreprise, ces derniers sont surreprésentés dans l’échantillon. Les salariés interviewés ne sont pas tous des « anciens » ayant travaillé dans les précédents locaux de l’entreprise. Ils n’ont pas tous vécu les différentes étapes de construction de l’actuel bâtiment ainsi que l’emménagement. Interroger de « nouveaux » salariés permettait d’évaluer ce qui, dans les points de vue, relevait plus spécifiquement des particularités techniques du nouveau bâtiment ou du modèle organisationnel de l’entreprise (segmentation métier, interactions…).
9Nous avons cherché, à partir des points de vue individuels, à accéder aux conditions d’information sur les dispositifs techniques, aux étapes de sensibilisation, d’appropriation et/ou de contournement des technologies et des systèmes intelligents. La mise en perspective des profils visait à évaluer l’influence d’un bâtiment conçu autour de nouvelles technologies sur les pratiques professionnelles et les collectifs de travail.
10Les résultats présentés s’articulent autour de deux thèmes :
- Les stratégies d’occupation de l’espace et la territorialisation des activités. La démarche d’optimisation énergétique agit sur les manières « d’habiter » et de « pratiquer » les espaces de travail. Elle induit de nouvelles pratiques qui rompent avec les habitudes antérieures. Comment cet espace est-il/peut-il être modelé, approprié par les salariés ? Quel impact ce nouvel espace de travail a-t-il sur les comportements et les relations professionnel(le) s ?
- Le rapport à la technologie et les stratégies d’adaptation et/ou de contournement mises en œuvre. Confrontés à de nouvelles technologies, du moins à leur mise en œuvre de manière très aboutie, les salariés s’adaptent ou résistent, parfois commencent par résister puis s’adaptent… D’autres mettent en place des stratégies de contournement et de détournement. Quels sont les freins à la mise en œuvre de telles technologies ? Quels sont les avantages, perçus et vécus, dans la maîtrise des systèmes intelligents ? Le pilotage automatisé est-il vécu sur le mode de l’aide ou sur le mode de la confiscation de prérogatives ?
11Lorsque l’on interroge les salariés sur le nouveau siège de leur entreprise, ils mettent d’abord en avant son caractère innovant, son esthétique et l’image valorisante qu’il renvoie à l’extérieur. Ils se montrent plutôt positifs et satisfaits d’avoir intégré un tel bâtiment. S’agissant du concept « Ecosm », nous sommes face à un discours relativement homogène et consensuel, et ce quelle que soit la personne interrogée.
12Mais, au-delà de cette position de principe, largement soutenue par la culture d’entreprise et l’adhésion à une technologie que chaque salarié a, à son niveau, contribué à développer et à mettre en œuvre, le pilotage suscite des réflexions et des interrogations. Les nuances apparaissent à l’évocation de la pratique quotidienne du bâtiment, la spatialisation des activités ou encore l’organisation du travail. Les salariés ne s’expriment plus tant sur un concept global et sur les valeurs qu’il sous-tend, mais sur l’influence des fonctionnalités mises en œuvre sur le confort, les conditions d’appropriation et de déambulation dans le bâtiment, sur les relations et représentations sociales en jeu. D’où des situations d’incompréhension observées par un des cadres de l’entreprise.
« À travers un bâtiment comme ça, les gens ont compris la nécessité de faire des économies et de moins consommer pour eux et pour la planète. Ça, ils l’ont bien compris, mais après dans le concret, ça leur paraît encore très compliqué. »
Un espace de travail réduit à l’espace productif, des relations de travail malmenées
13La première catégorie de résultats met en évidence un certain nombre d’effets, non anticipés au moment de la conception du bâtiment, sur la reconfiguration des espaces de travail et, par extension, des relations de travail. Des « plaintes » à analyser comme autant d’indices de difficultés, pour certains salariés, à s’approprier un tel espace.
Des espaces chauffés, d’autres pas : des codes sociaux à redéfinir…
14Pour économiser l’énergie, seuls les espaces de travail où s’exerce formellement l’activité sont chauffés. Ainsi, si la température des bureaux est régulée thermiquement (chauffage en hiver, rafraîchissement en été), celle des espaces de transit ne l’est pas… en l’occurrence la serre qui doit être empruntée pour se rendre d’un bureau ou d’un pavillon à l’autre, mais aussi les toilettes. Pour optimiser cette régulation thermique et éviter les déperditions de chaleur l’hiver, inversement bénéficier du rafraîchissement l’été, les salariés sont invités à maintenir les portes de bureaux fermées. Le principe d’ouverture repose sur un contrôle d’accès par un système de badge sophistiqué garantissant un niveau de sécurité nécessaire dans ce type d’activité. Pour ouvrir les portes, dépourvues de poignées extérieures, chaque salarié dispose d’un badge personnel qui lui permet d’entrer dans son bureau. Ce système réglementant l’accès à tous les autres espaces de l’entreprise, la circulation entre les bureaux nécessite d’alerter sur la présence à la porte, puis, pour l’occupant, de se déplacer pour ouvrir la porte.
15Cette régulation thermique impose des conditions de confort dans la serre qualifiées de spartiates : la température qui y règne peut être (très) basse en hiver et (très) élevée en été, l’effet canyon créant des courants d’air naturels soumis aux fluctuations climatiques donc des températures. Cette situation n’est pas sans incidence sur les déplacements fortement rationalisés qui perdent toute forme de spontanéité. La serre n’est pas investie comme un espace de travail collectif au sein duquel des échanges informels peuvent avoir lieu. Elle se limite exclusivement à un lieu de passage dans lequel on ne s’attarde pas.
« En hiver, il fait super froid [dans la serre], c’est horrible. On met le manteau pour aller faire pipi. (…) C’est voulu, mais c’est contrariant. » (salarié) ; « Quand vous allez aux toilettes par 4 °C, vous êtes rapide ! ! Elles sont à peine éclairées et pas chauffées. (…) l’écharpe, on la quitte plus. (…) c’est une contrainte » (salarié) ; « Plus personne ne sort de son bureau. » (salarié) ; « dans les couloirs, ça caille ou il fait très chaud (…) l’été, c’est un four (…) Au rez-de-chaussée, ça va la température l’été, mais en haut c’est insupportable. » (salarié)
16Pour l’un des directeurs de l’entreprise, cette situation ne revêt pas de caractère problématique puisque la serre n’est pas un espace directement associé à une activité ou à une fonction professionnelle spécifique. C’est une zone de transit où les salariés ne font que passer.
« Les couloirs ne sont pas chauffés ou pas climatisés (…) on ne traîne pas dans le couloir non plus, mais on n’a pas de raison à y traîner non plus. (…). Finalement, quand on va d’un bureau à un autre, on marche d’un endroit à un autre. (…) (Réponse à ceux qui se plaignent des écarts de température) Est-ce que tu peux pas juste marcher d’un pas un peu plus vif pour aller de A à B ? » (cadre)
17Les systèmes techniques et thermiques n’agissent pas seulement sur la fluidité des déplacements, mais interrogent la fluidité des relations sociales, des échanges entre salariés. Relations et échanges dont on sait qu’ils naissent, se transforment ou encore se renforcent aussi lors de situations informelles. Les couloirs, la machine à café, l’entrebâillement d’une porte de bureau où se prolonge une discussion, voire les toilettes, sont régulièrement mentionnés dans la littérature comme des espaces importants dans les constructions identitaires et affinitaires. Au sein de l’Ecosm, les rituels sociaux, qui s’expriment à travers des rencontres informelles et participent pleinement des constructions identitaires et collectives, se trouvent contrariés par la conception du bâtiment. Les codes sociaux sont redéfinis et doivent trouver d’autres espaces d’expression.
Des espaces réglementés, des conditions de travail et une appropriation des lieux plus contraintes
18Nous ne donnerons ici que quelques exemples de situations de travail et de rapports au travail, impactés par les choix, notamment techniques, retenus par les concepteurs.
19L’éclairage des bureaux est assuré par des points lumineux LED qui ont été installés directement au-dessus des bureaux. Souvent au nombre de trois, ils constituent la principale, voire l’unique source d’éclairage. L’éclairage des bureaux se concentre donc quasi exclusivement sur le poste de travail, ce qui fait naître un sentiment d’inconfort.
« L’éclairage, c’est assez sombre et les spots ça éclaire vraiment qu’une partie du bureau et globalement toutes les pièces sont sombres. Donc quand on doit faire du bricolage, ça nous arrive assez régulièrement, on voit rien (…) l’hiver il fait sombre à partir de quatre heures, si on doit se balader dans le bureau, c’est un peu compliqué ! ! » (salarié)
20Un des salariés interviewés pointe l’absence de marge de manœuvre pour optimiser l’éclairage. Si dans l’absolu, une modification pouvait être demandée et obtenue, ce salarié regrette de ne pas pouvoir agir plus spontanément. C’est la définition autonome de la notion d’espace de travail, produite par le salarié, qui est en jeu ici. Très concrètement, ce n’est pas le salarié qui définit, dans un cadre négocié, le périmètre au sein duquel l’activité se déroule, mais bien un faisceau lumineux qui en détermine les limites, et d’une certaine manière contraint la bonne marche de l’activité.
« C’est la puissance lumineuse des spots qui est insuffisante. (…) on n’a pas de possibilité de régler quoi que ce soit. » (salarié)
21D’autres comparent la pratique de l’Ecosm à celle qu’ils ont connue dans le précédent bâtiment, au sein des pépinières. Comparaison défavorable à l’Ecosm.
« Il n’y a que dans cette partie-là que c’est éclairé et après c’est la nuit. Vu que c’est des LED, ça éclaire dans une zone bien précise, on a l’impression d’être dans le noir (…) ça change quand on passe de la lumière classique du bâtiment d’avant au LED, c’est un sacré changement. » (salarié) ; « Avant dans les pépinières, on avait un système d’éclairage néon, c’était mieux, ça éclairait mieux, mais ça consommait plus. » (salarié)
22Concernant l’appropriation de l’espace de travail, il n’existe aucune restriction explicite et formelle quant au nombre, à la nature et au contenu des éléments de décoration des bureaux, mais certaines recommandations techniques peuvent être dissuasives et ôter toute spontanéité.
« Si vous souhaitez personnaliser votre bureau, sachez qu’il est interdit de faire des trous dans les murs. Pour les tableaux, il est nécessaire de faire valider votre système d’accroche ainsi que son emplacement auprès de votre responsable. » (extrait de la charte d’entreprise lu par un salarié)
23La température des bureaux fait l’objet de négociations entre salariés d’un même bureau puisqu’ils doivent arbitrer collectivement, comme c’est le cas dans toutes les entreprises qui disposent de systèmes de régulation accessibles. Interrogés sur la régulation au sein de leurs bureaux respectifs, les salariés décrivent assez unanimement des décisions prises facilement, en concertation et sans conflits ni tensions particulières. Pour autant, le sentiment de liberté de chacun se trouve en quelque sorte borné par l’existence d’un unique boîtier diversement accessible et qui présente, de fait, le risque de pouvoir être approprié par un salarié à son seul profit. On peut s’interroger sur la concentration, au sein d’un même boîtier, de multiples fonctionnalités, certaines relevant effectivement de choix impactant peu les collègues de travail, d’autres relevant plus sûrement d’une négociation et d’un arbitrage. Se pose alors la question du profil le plus légitime et le plus à même d’avoir la main sur ce fameux boîtier.
« Si on avait eu un boîtier par personne, ça aurait été parfait, mais techniquement, un boîtier de dérogation ça gère une zone, et il pourrait y avoir des conflits entre salariés, si chacun faisait des manipulations (…) Le fait de demander à l’autre, on s’y fait. Si on s’entend bien, ça va. On ne peut jamais faire plaisir à tout le monde. Mais vaut mieux être dans un petit bureau pour la climatisation ou le boîtier de dérogation. On peut mieux gérer l’éclairage, la température, les volets. » (salarié)
24Les logiques à l’œuvre sont structurées autour de la sobriété énergétique. Toutefois, même lorsqu’elles sont largement acceptées par les salariés, elles restent difficiles à incorporer, c’est-à-dire à intégrer de manière personnelle et durable dans les comportements et les usages quotidiens. Elles peuvent procurer un sentiment d’inconfort par rapport à des situations de travail traditionnelles.
« Ici, c’est plutôt les économies. Mais ça peut jouer sur le confort. L’hiver, la lumière, c’est vraiment insuffisant. Faire des économies d’énergie ok, mais si le problème se reporte ailleurs, ça ne va pas. Moi, j’ai les yeux plus fatigués qu’avant (…) On n’a pas de vraies lumières ni de lampes comme des néons qui permettraient de mieux voir, c’est un peu dur l’hiver. (…) Quand j’arrive chez moi, la première chose que je fais du coup, c’est d’allumer l’halogène. Chez moi, c’est plus confortable qu’au bureau. Ici tout est économie d’énergie. (…) Il y a beaucoup de chocs thermiques et ce n’est pas très agréable. (…) Moi ce que je ressens, c’est l’humidité, j’ai l’impression que c’est plus humide qu’un bâtiment standard… » (salarié)
25Chez WIRECOM Technologies, les efforts consentis et l’acceptabilité des conditions de travail, parfois peu satisfaisantes, sont justifiés par les gains en termes de consommation énergétique. Cette adhésion s’explique par la culture et le cœur de métier de l’entreprise, à savoir le développement de solutions technologiques de haut niveau dans le domaine de la maîtrise énergétique. La dimension « laboratoire-vitrine » des compétences que constitue l’Ecosm a pu jouer sur le seuil d’acceptation des salariés, en grande majorité de profil ingénieur. Qu’en serait-il pour des salariés d’une entreprise moins ou non concernée par ces sujets ?
Maîtriser la demande d’énergie : des outils de pilotage pour accompagner, se substituer ou superviser ?
26La seconde catégorie de résultats concerne spécifiquement les solutions MDE et questionne les notions de changement, d’aide à la décision et de supervision. La diversité et la divergence de points de vue exprimés par la Direction et le personnel de l’entreprise sont représentatives du débat autour du rôle de la technique dans la gestion rationnelle des énergies.
27L’apprentissage de la technique et des « bonnes pratiques » implique que la Direction accompagne l’instrumentation de son siège social d’un discours sur la finalité de celle-ci, mais également sur les attentes à l’égard des salariés. S’agit-il pour eux de simplement se soumettre à des dispositifs techniques qui encadrent leur activité ? S’agit-il d’inscrire ce déploiement technique dans une démarche plus profonde de modification des comportements ? Pour atteindre des objectifs énergétiques, peut-on envisager une technologie qui se substitue à l’individu ? Au contraire, cette technologie doit-elle s’inscrire dans un dispositif plus large visant à amener chaque salarié à adopter des comportements moins énergivores, en meilleure adéquation avec les enjeux environnementaux ? L’exemple de WIRECOM Technologies met en évidence un ensemble de problématiques qu’il serait peu pertinent d’interpréter comme une « simple » difficulté ou une réticence à réformer les habitudes. Confrontés à ce type de changement, les salariés interrogent bien entendu leur propre capacité à s’adapter à un nouvel environnement de travail. Mais ils questionnent aussi leur rapport à la technique et au couple autonomie/dépendance vis-à-vis d’un outil de pilotage. C’est sans doute dans cet espace de réflexion que peuvent naître des formes de résistance et/ou de contournement préjudiciables à l’efficacité du système.
28On observe trois grandes façons d’interpréter les outils de MDE qui correspondent à autant de lectures plus ou moins positives de leur rôle : accompagner, remplacer, superviser.
La technique pour accompagner le changement…
29C’est la vision positive développée principalement par les porteurs de projet. La technique est un outil qui permet de faire évoluer les comportements des salariés par la sensibilisation, par la réforme des habitudes contraires à une gestion optimale des énergies, ou encore par la mise en place de routines favorables.
« La techno est là pour aider à prendre conscience, donc là on a les petits afficheurs qui disent tout le temps combien on consomme. On part d’un comportement et puis on a un retour avec des courbes en disant « bon du fait qu’on est comme ça, voilà comment on réussit à moins consommer. » (cadre)
30Si le système le permet effectivement et si certains salariés s’emparent de cette possibilité, il n’en demeure pas moins nécessaire de s’interroger sur les usages qui se développent autour de cette capacité à agir de manière autonome. On observe, en effet, aussi bien des pratiques vertueuses que des pratiques de contournement, voire de contestation des consignes. C’est sans doute dans la marge d’autonomie laissée aux utilisateurs que se situe l’enjeu principal pour les porteurs de projet. Si l’instrumentation ne s’accompagne pas d’actions récurrentes de sensibilisation, cette marge peut contrarier, voire annuler l’impact positif du recours à la technologie sur la consommation d’énergie. WIRECOM Technologies a fait le choix de ne pas s’adresser à chaque salarié individuellement, mais de mener une politique régulière de rappels des consignes en s’adressant à l’ensemble du personnel. Cette option n’est pas sans conséquence sur les comportements observés et sur la façon « d’interpeller » leurs auteurs :
« Il y a des gens qui ne savent toujours pas fermer leurs volets chez nous. Moi, je pars souvent le dernier donc je ferme derrière et je sais où ils ne sont pas fermés. On ne leur dit pas carrément. On fait passer des messages réguliers, mais on ne leur dit pas directement. » (PDG de l’entreprise)
La technique remplace, fait à la place de…
31C’est la vision « séduisante » que les plus techniciens entrevoient comme une façon de résoudre la problématique comportementale et de résistance au changement. Le salarié se situe comme simple usager d’un système domotique qui lui simplifie la vie et le décharge de tâches fastidieuses, répétitives et peu valorisantes (par exemple ouverture/fermeture des volets, gestion des veilles, des éclairages ou encore de la température de confort).
« C’est justement de se dire dans la globalité, on voit que les gens sont mal éduqués et probablement on ne les éduquera pas dans les cinq ans qui viennent suffisamment. Donc, on va leur vendre quelque chose pour leur éviter d’apprendre, pour le faire à leur place. » (salarié)
32Cette façon d’appréhender le recours à la technique, par substitution, est l’objet de critiques à chaque fois que la consigne ne correspond pas aux attentes des usagers : température de confort inadaptée, luminosité insuffisante, complication des accès, entrave aux circulations… L’appropriation et à travers elle, l’inscription dans une démarche de changement de pratique restent superficielles. Le salarié est passif et développe peu de capacité réflexive à l’égard de la technique. Il peut même facilement devenir critique s’il considère que le système entre en concurrence avec sa propre définition du confort et impacte négativement les conditions et les interactions de travail. Comme le confirme la faible porosité des pratiques vertueuses entre la sphère professionnelle et la sphère privée, ce type de pilotage n’enclenche pas de changements majeurs de comportements.
La technique est d’abord un outil de supervision et de contrôle…
33C’est la vision autour de laquelle se rassemblent les salariés qui interrogent, à divers niveaux et de manière plus ou moins militante, le caractère intrusif d’une technique d’abord perçue comme un outil de supervision et de surveillance des comportements. La position des salariés, loin d’être caricaturale, accueille les solutions MDE sur un double plan : d’abord sur le plan des contraintes induites par le recours à la technique ; une technique qui ne s’adapte pas aux individus, mais à laquelle ils doivent se plier ; ensuite sur le plan des dérives, toujours possibles, vers une logique de contrôle des salariés. Contrôle des comportements, mais aussi potentiellement des horaires, des éventuelles transgressions vis-à-vis du système. C’est autour d’un constat pessimiste – les comportements sont difficiles, voire impossibles à réformer – que se structure la vision d’une technique venant pallier le manque de prise de conscience des enjeux énergétiques. Dans cette optique, le pilotage permet de contrôler étroitement l’environnement de travail et les usages. On ne peut cependant pas négliger la crainte d’une supervision dont l’objectif secondaire serait de contrôler les salariés, d’autant que cette crainte peut toujours être activée par un contexte économique ou d’évolution organisationnelle de l’entreprise par exemple.
« On a un peu peur d’être “surveillés”, je pense qu’ils peuvent tout par les PC… Mais de toute manière, tout est programmé. Moi je me faisais engueuler parce que je ne fermais pas mes volets en partant. » (salarié) « Quand on nous a dit, il faut absolument que vous badgiez à l’entrée du bâtiment, à la sortie du bâtiment, quand vous rentrez dans vos bureaux, bon ça paraît lourd. Au début on se dit comme ça ils contrôlent nos horaires en plus, ce qui est tout à fait possible en plus, techniquement (…) le bâtiment sait que vous êtes là, quand vous entrez dans votre bureau il sait que non seulement, vous êtes là, mais en plus que vous rentrez dans votre bureau. » (salarié)
34Selon ce qu’ils observent ou anticipent, les salariés peuvent appréhender la technique comme un instrument de contrôle ou bien un support de sensibilisation ou d’éducation, voire, dans certaines situations, articuler ces niveaux les uns avec les autres. Ainsi, un salarié peut à la fois considérer la mise en œuvre d’une politique de MDE comme un outil pédagogique efficace et en craindre néanmoins les dérives. Le fait de valoriser les outils MDE comme une aide efficace dans la gestion individuelle et collective des consommations énergétiques n’interdit pas d’en percevoir les limites en matière de changement durable des comportements.
L’ECOSM : un exemple de contexte apprenant ?
35À plusieurs niveaux, l’entreprise observée constitue un contexte favorable à l’adhésion à des systèmes et des technologies dédiés à la maîtrise des consommations énergétiques. On peut en effet supposer que les salariés sont, sur le plan professionnel, « culturellement » mieux disposés à recourir à des solutions de gestion et de régulation thermique et énergétique. Les recueils des données montrent cependant qu’au-delà d’une adhésion de principe, perceptible chez l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise, des représentations du rôle de la technique existent et agissent sur les conditions et le degré d’acceptabilité. L’unanimité se fissure alors. Selon l’évaluation des gains et des pertes potentiels, sur les plans individuel et collectif, émergent des points de vue et des niveaux d’appréciation distincts.
36L’échantillon comprenant essentiellement des ingénieurs et des techniciens, majoritairement masculins et jeunes, il est difficile de dessiner des profils d’opinions à partir de variables telles que l’âge, le sexe, le niveau ou le domaine de formation ou encore le parcours professionnel. Nous n’avons pas observé, sauf de manière marginale, de différences très marquées dans le positionnement des uns et des autres. Certains indices laissent toutefois penser qu’il existe des lignes de partage qu’il conviendrait d’approfondir dans un contexte moins acquis, a priori, à ces technologies :
- la nature du poste occupé et la marge d’autonomie professionnelle perçue par le salarié ;
- le degré d’intégration dans l’entreprise ;
- la capacité à s’approprier les opérations et les gestes en lien avec la technologie ;
- les conditions d’accès aux informations en rapport avec les efforts consentis.
37La conception de l’Ecosm constitue une excellente opportunité pour poser la question des leviers de changements. Les réserves exprimées par les salariés proviennent pour partie de la nature des informations transmises et/ou accessibles, et des conditions de leur mise à disposition. La difficulté que certains salariés éprouvent à se positionner vis-à-vis de la conception technique et des équipements de l’Ecosm trouve son origine dans l’absence de retours concrets sur les performances énergétiques du bâtiment, mais également sur le poids du comportemental dans cette performance. L’évaluation et l’auto-évaluation deviennent compliquées faute d’un cadre de référence précis.
38Pour les dirigeants de l’entreprise, il s’agit d’arbitrer entre délivrer une information au niveau individuel et délivrer une information au niveau collectif. La décision d’opter pour l’une ou l’autre n’est pas sans conséquence et implique deux stratégies distinctes. S’adresser à chacun offre l’avantage de cibler le message, de s’appuyer sur des leviers de sensibilité personnelle qui peuvent faire évoluer les comportements. Elle implique d’évaluer avec précision où chacun en est dans son propre parcours de sensibilisation. Mais se pose la question des critères sur lesquels se baser et des risques de stigmatisation, vécue ou ressentie ? S’adresser à un collectif nécessite de trouver le canal d’information le plus approprié et qui fasse collectivement sens. Les salariés, les individus au sens large, ont une approche et une sensibilisation très hétérogènes. Comment apprécier le « bon » message et le « bon » canal ?
39Alors même que le contexte technique, social et organisationnel est a priori favorable à une adhésion de principe (volonté de la direction d’associer les salariés, possibilité réelle de déroger à la consigne, personnel « culturellement » sensibilisé…), la représentation du rôle de la technique dans le domaine de la gestion des énergies est au centre des logiques d’appropriation et pèse lourdement sur les conditions d’acceptabilité. Les salariés de l’entreprise WIRECOM Technologies ne se positionnent pas de manière homogène face aux choix architecturaux et aux systèmes de MDE : leur attitude oscille de l’acceptation d’un système vécu avant tout comme une façon de se décharger de tâches répétitives, à la méfiance induite par le repérage de possibles dérives, en passant par une réflexion sur le niveau d’autonomie et de responsabilité de l’utilisateur… Chaque point de vue est situé. L’ingénieur, plus sensible aux questions d’innovation est sans doute plus prompt à les valoriser. Il est également plus à même d’en percevoir les dérives potentielles tout en les relativisant. Le simple utilisateur, plutôt satisfait d’être relayé par la technique est aussi celui qui sera le plus virulent dans sa dénonciation dès lors qu’elle contrarie sa conception personnelle du confort. Le changement, l’adoption de nouvelles routines en lien avec l’introduction d’une nouvelle technologie, est un processus long largement dépendant de la place accordée aux utilisateurs finaux.
40Dès lors, le concepteur est face à une alternative que nous pouvons présenter de manière caricaturale comme suit :
- l’individu est un obstacle au bon fonctionnement d’un système techniquement efficace. Il doit être systématiquement neutralisé, contré dans sa volonté de contourner, de déroger aux consignes ou plus simplement d’imposer une logique individuelle (par exemple sa propre notion de confort). C’est plus simple à concevoir techniquement, mais le système ne peut fonctionner que sur le registre de la contrainte. Si la contrainte disparaît, on peut supposer que les comportements et les usages antérieurs resurgissent très rapidement ;
- l’individu fait partie d’un système qui doit intégrer sa logique propre, ses attentes. Cette approche sociotechnique est plus complexe et inscrite sur des temporalités d’apprentissage et d’évolution des comportements potentiellement plus longues - on le voit dans le cas de WIRECOM Technologies - mais sans doute plus efficace pour obtenir l’adhésion et favoriser l’émergence de comportements plus vertueux et durables.
41Approche collective ou approche individuelle, l’incitation aux changements et à l’adoption de comportements adaptés ne semble pas, au regard de cette expérience, devoir se construire sur la culpabilisation (bien faire, mal faire ou ne pas faire) ou encore sur des formes excessives de contrôle ou d’autocontrôle. Les conditions d’une adhésion pérenne relèvent sans doute autant des outils techniques et sociaux innovants que l’on voudra bien mettre en œuvre que de la capacité à associer les individus et les groupes, quelle que soit la configuration, au processus de changement.
Notes de bas de page
Auteurs
Docteur en sociologie, ingénieur de recherches, co-responsable du CETU-ETIcS, depuis sa création en 2007, et chercheur associée au CITERES (UMR-CNRS) à l’Université François Rabelais de Tours. Spécialisée en méthodologie qualitative de recueil de données – observations de terrain, entretiens qualitatifs approfondis, répétition des recueils dans la longue durée –, elle est plus particulièrement investie sur les thèmes de l’activité économique, du développement durable et des dimensions sociologiques des innovations. Dans des contextes de transformation, elle s’intéresse aux modes de vie et aux comportements et analyse les conditions d’acceptabilité (leviers favorables, résistances…) des innovations par différents publics usagers et destinataires de ces innovations (habitants, salariés, usagers, consommateurs...).
CETU ETIcS, Université François Rabelais de Tours
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