Le double bang énergétique, de la grande divergence du xviiie siècle à la convergence compétitive du xxie siècle
p. 29-33
Texte intégral
Introduction
1Pour comprendre une partie des enjeux de la transition énergétique dans laquelle se trouvent nos sociétés, il est intéressant de reprendre le moment où, l’Europe de l’Ouest a engagé sa première transition énergétique il y a à peu près 200 à 250 ans au moment où, comme l’explique Kenneth Pomeranz, il s’est produit « Une grande divergence » entre l’Europe et la Chine. Cette « grande divergence » a été au point de départ d’une nouvelle mondialisation qui a créé l’écart entre les économies occidentales, et tout particulièrement anglaise, et le reste du monde. Elle fait suite au « grand désenclavement du monde » décrit par Jean-Michel Sallmann en 2011 pour la période 1200-1600. Le point original est que cette nouvelle rupture a une cause énergétique.
2Aujourd’hui on assiste à une nouvelle convergence entre les économies occidentales et les économies orientales. Tout se passe comme si la Chine retrouvait au xxie siècle le statut de grande puissance économique qu’elle avait au xviiie siècle. Mais la montée en puissance des économies orientales et plus généralement des BRICs et des pays qui sont entrés dans le modèle de croissance des « 30 glorieuses », le décollage économique qui conduit vers la société urbaine et industrielle de grande consommation, change complètement les données du problème par rapport à la façon dont il se posait à la fin du xviiie siècle. L’élément nouveau, ce sont les contraintes de renouvellement des ressources naturelles et de bilan carbone.
Trois mille ans d’économie « pré-charbonnière » : la place centrale de l’énergie humaine
3Remonter au xviiie siècle, et donc à l’origine de l’émergence de l’usage des énergies fossiles, permet de comprendre tout ce que ces énergies ont apporté à l’industrie, à l’agriculture et au confort énergétique de la vie quotidienne que ce soit en termes de chauffage, d’eau chaude, de cuisine et d’électroménager, de circulation de l’information avec le téléphone, l’ordinateur, la télévision et les jeux vidéo, et de nettoyage de la maison et du linge. Cependant, en même temps que les énergies fossiles solutionnaient la tension entre croissance démographique et pression sur la terre grâce à la chimie et aux engrais, d’abord dans les pays occidentaux et plus tard dans de nombreux pays, elle produisait aussi des effets pervers, en termes de pollution et de réchauffement climatique notamment, mais aussi en termes de dépendance économique et d’appauvrissement pour les pays dominés. Comme toute technologie, l’énergie est ambivalente, positive et négative. Comme dans tout processus d’innovation, elle solutionne un problème tout en en créant un autre.
4Pendant deux à trois mille ans, les énergies mobilisables par les différentes sociétés humaines ont été principalement des énergies humaines (homme ou femme, sans oublier l’esclavage sur terre et les galériens sur mer), des énergies animales, hydrauliques, éoliennes, solaires et liées à la forêt pour le chauffage et la construction. Cela veut dire que pendant une trentaine de siècles toutes les énergies mondiales étaient à peu près équivalentes et avaient une puissance limitée par les contraintes de la nature. Cela ne veut pas dire pour autant que l’accès à ces énergies était égal pour tous. Leur dispersion dans l’espace dépendait de la diversité des écosystèmes.
5Ce qui variait surtout c’était la capacité sociale et politique de certaines « régions-centre », pour reprendre le vocabulaire de « l’histoire globale » Braudélienne et américaine de Kenneth Pomeranz, de mobiliser telle ou telle énergie en faveur de telle ou telle nouvelle technologie concourant à favoriser les explorations de terres nouvelles, les flux commerciaux et les conquêtes militaires complétées bien souvent par des conquêtes religieuses.
6On peut dire, en forçant un peu le trait, que la force d’une « région-centre », tout au long de l’histoire de l’humanité « pré-charbonnière », a été en grande partie liée à sa capacité à mobiliser l’énergie humaine disponible que ce soit pour travailler, pour se déplacer, pour échanger, pour se reproduire et pour faire la guerre.
7C’est pourquoi il est intéressant de rappeler, comme le fait Jean-Marc Jancovici dans Le Nouvel Economiste du 19 décembre 2012, que « l’énergie mécanique qu’un individu moyen est capable de développer en un an, en ne comptant que sur ses propres forces est de l’ordre de 100kWh. [Mais que] dans le monde actuel, la consommation d’énergie du même individu, tous objets et services confondus est de 60 000 kWh par an. » Cela donne une idée du saut énergétique que les sociétés ont effectué en deux cents ans même si, à ces cent premiers kWh à base d’énergie humaine, il faudrait rajouter ceux provenant des autres énergies « naturelles ».
8Malgré l’approximation, l’écart entre ces deux chiffres reste grand. Il montre toute la difficulté à laquelle les sociétés vont se heurter pour définir le ou les trajets que devra prendre la nouvelle transition énergétique entre un recentrage sur l’énergie humaine et les autres énergies « naturelles » qui sont plus « propres » mais dont le rendement énergétique est encore coûteux, faible et aléatoire, et un usage plus économe des énergies fossiles et nucléaires, mais avec de forts risques de pollution et d’accidents irréversibles comme le montrait déjà en 1981 Patrick Lagadec dans La civilisation du risque et plus récemment comme le rappelle l’accident nucléaire de Fukushima au Japon.
9Le problème de la transition énergétique aujourd’hui est que bien souvent, dans les débats, les acteurs ne choisissent que la partie positive des énergies renouvelables ou alternatives, ou que la partie négative des énergies fossiles alors que depuis deux cents ans les usages et les effets des énergies fossiles sont ambivalents, à la fois positifs et négatifs. On peut même tout à fait estimer qu’aujourd’hui les effets négatifs, et notamment le réchauffement climatique, l’acidification des océans, la stérilisation et la salinisation des sols agricoles, la pénurie d’eau, les maladies liées à la pollution, sont plus menaçants et donc plus prioritaires que les effets positifs, sans pour autant faire l’impasse sur les apports des énergies fossiles, notamment en termes de productivité, de confort et d’alimentation, qu’il faudra compenser avec les énergies alternatives. Le risque est qu’une partie des acteurs se retrouve menacée par les énergies alternatives si elles n’arrivent pas à compenser les avantages des énergies fossiles. « L’austérité énergétique » qui est probablement en partie nécessaire à la survie de l’humanité risque de peser plus fort sur certains groupes sociaux que sur d’autres. La consommation économe, un des autres noms de la transition énergétique, est une source potentiellement forte de conflits sociaux, de guerres et d’émergence d’états autoritaires.
Le charbon et le coton : les deux ressources qui ont permis de lever les contraintes d’accès à la terre face à la pression démographique.
10L’un des intérêts de remonter à cette bifurcation est de réinterroger la source environnementale de ce différentiel et notamment la place du charbon comme le fait Kenneth Pomeranz (2009-2010). Rappeler la place du charbon dans la grande divergence d’il y a deux siècles, permet de mieux comprendre les enjeux énergétiques des sociétés contemporaines, associés à ceux de la production des matières premières et des aliments protéiniques (D. Desjeux, 2012, sur l’importance du soja).
11Pour ce faire l’historien américain va mobiliser une méthode comparative lui permettant de faire des rapprochements « proportionnels ». Notamment il ne va pas comparer la Chine dans son ensemble ni l’Europe dans son ensemble mais il va rechercher les « régions centres » qui sont comparables, par exemple, la Flandre, la Hollande (une des provinces côtières des Pays-Bas), le bassin parisien, l’Angleterre pour l’Europe et la région du bas Yangzi autour de Shanghai ou celle de Canton (région du Ling nan) en Chine.
12Le delta du Yangzi fonctionne économiquement sur la base d’une culture rizicole hydraulique et d’une proto-industrie textile et métallurgique, comme plusieurs des « régions centres » européennes. L’Angleterre comme le bas Yangzi sont engagés dans ce que Jan de Vries (2008), suite à l’historien japonais Akira Hayami, tous deux cités par Pomeranz, appellera la révolution industrieuse. La thèse de Pomeranz est que cette révolution industrieuse à elle seule n’aurait pas pu conduire à la révolution industrielle et donc que celle-ci n’explique pas l’ampleur du différentiel de développement entre l’Asie et l’Occident.
13Grâce à cette comparaison, il va montrer que le niveau de développement économique des « régions centres » européennes et des « régions centres » chinoises et japonaises, comme la plaine du Kantô autour de Tokyo, était à peu près équivalent, contrairement à ce que les historiens ont l’habitude de montrer sur la base d’une comparaison non proportionnelle entre l’Angleterre du xviiie siècle et l’ensemble de la Chine pour la même période, alors que la région autour de Shanghai avait une démographie égale ou même supérieure à celle de l’Angleterre.
14De plus, au xviie et au xviiie siècle, dans certaines régions de la Chine, la quantité de ressources énergétiques liée au bois disponible par personne pouvait être plus importante qu’en Europe. L’espérance de vie, soit entre 27,5 et 30 ans pour la population française entre 1770 et 1790, n’est pas très différente en Chine et au Japon pour la même période, alors qu’elle pouvait descendre à 20 à 25 ans pour une région en Inde vers 1800. Le Bas-Yangzi vers 1750 aurait produit plus de tissu par habitant que la Grande-Bretagne vers 1800 grâce à sa proto-industrie non mécanisée à base d’énergies anthropiques. La Chine possédait depuis longtemps des machines à tisser qui ne différaient « que par un seul détail important de la machine à filer Hargreaves et de la navette volante de Kay » (2010, p. 101), ce qui tend à montrer que l’avance de l’Europe était également minime sur le plan technologique. « En résumé, il m’apparaît, écrit Pomeranz, que les régions centres de la Chine et du Japon vers 1750 ressemblaient aux parties les plus avancées de l’Europe occidentale, avec leurs combinaisons d’agriculture sophistiquée, de commerce et d’industrie non mécanisée. Peut-être même, ces particularités y étaient-elles plus pleinement réalisées [en Chine]. Ainsi, il nous faut chercher au-delà de ces centres la source de leurs divergences ultérieures. » (2010, p. 51).
15Ce n’est que vers la fin du xviiie siècle qu’une divergence apparaît. Pomeranz l’explique grâce à deux facteurs contingents : le passage du bois au charbon et la possession de colonies extérieures à la Grande-Bretagne qui lui permettent d’élargir son territoire foncier. Ces deux facteurs vont permettre de lever les contraintes qui pèsent sur les deux ressources rares des économies européennes du xviiie siècle, la terre et l’énergie. Ces ressources sont d’autant plus sous contrainte que la démographie est en forte croissance et, avec elle, la demande de biens de consommation (cf. sur la consommation au xviiie siècle, Mc Kendrick, mais aussi John Brewer et Roy Porter, Consumption and the World of Goods).
16Par sa démonstration, Pomeranz remet en cause les explications traditionnelles qui associent le décollage de l’Angleterre à la révolution industrielle et aux innovations technologiques, à la culture protestante comme l’avait fait Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ou encore à la différence de nature entre régimes politiques, le régime chinois étant considéré comme plus autoritaire et de ce fait comme n’ayant favorisé aucune évolution. En relativisant la variable culturelle, il rejoint des analyses comme celle de Peter Berger (1988) ou celle de l’analyse stratégique anthropologique qui font de la culture une ressource qui propose un répertoire de valeurs dans lequel les acteurs puisent pour justifier a posteriori leur action, ce qui limite donc de fait la valeur explicative a priori de la culture des comportements collectifs.
17Pomeranz n’élimine pas complètement ces facteurs mais il en fait des variables dépendantes de l’énergie : « le charbon ne permet pas d’expliquer les inventions de la révolution industrielle mais, sans lui, leur impact économique aurait été beaucoup plus limité. » (2009, p. 61). Sa démonstration porte donc bien sur l’importance de la révolution énergétique apportée par le charbon et en ce sens, cela dit avec humour, il rejoint Lénine, « la révolution c’est les soviets plus l’électricité ».
18Pour faire sa démonstration, il reprend le modèle de Malthus (1766-1834) qui montre la forte tension entre la pression démographique et la concurrence pour l’accès à la terre autour de quatre fonctions : « la nourriture, le combustible de chauffage, les fibres textiles et les matériaux de construction. » (2009, p. 46). Au xviiie siècle la pression démographique entraîne une nouvelle demande de tissu pour l’habillement ce qui demande plus de textiles, lesquels sont fournis par la laine produite par les moutons. Il faut donc des terres disponibles pour les pâturages de moutons. Parallèlement, il faut des espaces de terre importants pour pouvoir faire pousser les forêts nécessaires au chauffage et aux matériaux de construction. Enfin, il faut que les terres aient des rendements suffisants pour nourrir la population qui est en pleine croissance.
19La thèse paradoxale de Pomeranz est que les rendements de la Chine en céréales, du fait de la riziculture hydraulique, étaient supérieurs à ceux de l’Angleterre. Plus, contrairement à la Chine de la région du Ling nan, l’actuel Guangdong autour de Canton, l’Angleterre faisait face à des pénuries de bois (2009, p. 48). Au final la situation anglaise était moins favorable que la situation chinoise face au problème de gestion de la tension entre croissance démographique et rareté de la terre. La Chine ayant encore des marges de manœuvre n’a pas eu à chercher une innovation de rupture. Elle est restée dans la voie incrémentale, pour prendre un vocabulaire moderne, celui de l’intensification de l’agriculture à base d’énergie humaine. C’est donc sous forte contrainte que l’Angleterre va devoir trouver une innovation de rupture.
20Or, l’Angleterre possède un gros avantage qui est que contrairement à la Chine où le charbon se trouve à près de 1 500 km du Delta du Yangzi, le charbon est tout proche de la zone de production du textile de Manchester ou du Lancashire (2009, p. 23). L’autre avantage de l’Angleterre est qu’elle peut exploiter le coton de ses possessions coloniales, au sud de l’Amérique du Nord, lequel est cultivé grâce à une main-d’œuvre d’esclaves exportés d’Afrique. Le système perdurera avec l’indépendance des États-Unis à tel point que l’on pourra parler d’une « région Atlantique Nord », d’une zone économique de libre échange, qui fournira par la suite les matières premières nécessaires au développement industriel de l’Angleterre, ce qui lui permettra de ne pas être soumise à la contrainte de la terre agricole.
21Le charbon va permettre de développer les capacités de la machine à vapeur dont Watt multiplie les rendements par quatre (P. Minard, 2009, p. 18), ce qui va permettre de développer la productivité des machines à tisser qui ne sont plus approvisionnées par la laine mais par le coton américain. Le charbon et le coton font baisser la pression sur la terre puisque le charbon compense la diminution de la forêt et que le coton compense les pâturages qui auraient été nécessaires pour répondre à la demande de vêtements liés à la pression démographique. « Entre 1760 et 1840, la consommation britannique de coton brut est multipliée par près de 200. » (2009, p. 23). Le coton aurait permis d’économiser 2 400 000 hectares en 1815, s’il avait fallu produire la même quantité de laine avec des moutons et en aurait économisé 6 230 000 hectares en 1830, ce que Pomeranz appelle des « surfaces fantômes » (2010, p. 461-462, terme qui viendrait d’Éric Jones d’après Pomeranz, 2009, p. 105). Le charbon a donc joué un rôle de substitut de la terre.
22Comme l’écrit Philippe Minard, « La force de l’empire, c’est d’abord sa capacité à externaliser les problèmes environnementaux, en allant puiser dans les ressources agricoles américaines et antillaises. » (2009, p. 25). Au final, ce que montre Pomeranz c’est que le charbon n’a pas simplement permis de faire baisser la pression sur les terres, ce que n’a pu faire le delta du Yangzi qui au contraire a augmenté la pression sur les terres rizicoles pour produire plus pour nourrir la croissance de sa population, mais il a aussi permis « le développement de la machine à vapeur, la révolution des transports, la production du fer et de l’acier, et l’affermissement de la puissance militaire. » (2009, p. 106). Le point central à retenir est que le développement de l’Occident s’est fait grâce à une captation coloniale des surfaces et des matières premières que possédaient les autres pays.
23Aujourd’hui cette solution n’est plus possible, au moins sous la même forme politique et économique. Par contre la Chine possède d’immenses réserves de charbon, ce qui lui donne un avantage comparatif aussi important que celui de l’Angleterre à la fin du xviiie siècle au moment de son take off. La Chine est conduite à son tour à élargir son espace territorial à sa périphérie et au-delà, soit pour s’assurer des matières premières, soit pour assurer ses exportations. Ceci explique pour une part les tensions militaires auxquelles on assiste depuis 2009, dans la mer de Chine du Nord avec le Japon, et dans la mer de Chine du Sud avec les Philippines et le Vietnam.
24Cela veut dire qu’une des conditions de la croissance économique relève de l’accroissement des territoires qui permettent cette croissance économique. Cet accroissement territorial peut se faire soit par la conquête militaire, comme pendant toute l’histoire de l’humanité depuis 3000 ans, soit à travers le commerce. Le commerce s’appuie souvent sur une puissance militaire et financière comme dans le cas des villes portuaires de la Méditerranée, de la mer Baltique ou de la mer de Chine décrites par François Gipouloux, soit par un système de tribut, appuyé lui aussi sur une force marine militaire importante, comme dans le cas de la Chine du xve siècle avec le célèbre amiral Zheng He.
25La stratégie actuelle de la Chine ressemble pour une part à la stratégie de la dynastie Ming, contrôler sans posséder, tout en montrant sa force. La Chine du xxie siècle est en train d’essayer de refaire cela, sous une forme nouvelle, avec le contrôle de l’eau dans l’Himalaya, celui des eaux territoriales maritimes avec la mer de Chine du Nord et du Sud, sans oublier les investissements sur les pays frontaliers au sud de la Chine (cf. Le Monde du 13 février 2013 et le Herald Tribune du 8 février 2013).
26Le travail de Pomeranz réinterroge aussi le lien problématique entre régime politique et efficacité économique. Il montre qu’à régime politique différent, monarchie « éclairée » en Europe et « pouvoir absolu » en Chine, le développement économique est à peu près équivalent. Ceci permet de comprendre qu’au xxe siècle, la plus grande révolution économique engagée depuis 1980 a été réalisée par un régime autoritaire, le parti communiste chinois. C’est un résultat paradoxal qui ne va pas de soi puisque cela veut dire qu’en fonction de la situation, un État autoritaire peut être aussi efficace sur le plan économique et écologique qu’un État démocratique et inversement.
27Cette question est d’autant plus sensible dans l’énergie, que si on l’applique au cas de l’énergie hydraulique, on constate bien souvent dans l’histoire que les systèmes agricoles hydrauliques ont nécessité la mise en place d’États autoritaires afin de garantir l’accès de l’eau à tous depuis l’amont de la montagne jusqu’à la dernière parcelle de champ en aval, comme en Chine et à Madagascar pour prendre deux pays rizicoles (D. Desjeux, 1985, sur l’eau).
Conclusion
28Les enquêtes que j’ai menées depuis 1971 sur les sociétés agraires à Madagascar et en Afrique noire m’ont sensibilisé à la question de l’énergie humaine comme condition de la production, du lien entre énergie et division sexuelle des tâches et donc aux rapports entre hommes et femmes et aux rapports entre générations (cf. D. Desjeux, 1996, sur l’Anthropologie de l’électricité), mais aussi au lien entre énergie et pouvoir politique, ou encore entre énergie, rapport de pouvoir et de coopération au niveau mondial et risque de guerre.
29Cela veut dire que depuis 1945 la plupart des pays sont progressivement entrés dans la première transition énergétique, celles des énergies « industrielles » (cf. le film Farrebique produit en 1945 et réédité en 2001), que ce soit à travers la motorisation, les engrais et les produits phytosanitaires pour l’agriculture (D. Desjeux, 1986, sur les projets de développement), le pétrole avec la voiture et les moyens de la mobilité, l’électricité ou le gaz pour le logement et l’industrie, la chimie pour les soins du corps et du maquillage, et jusqu’à l’énergie nucléaire en France et en Chine et aux gaz de schiste aux États-Unis.
30Les « trente glorieuses » représentent un modèle qui va fonctionner en Europe de l’Ouest, et un peu plus tard dans les BRICs. Elles vont démarrer avec les soins du corps et l’Oréal, la voiture populaire, 4cv, 2cv, Volkswagen, Fiat, la machine à laver le linge, le réfrigérateur, l’aspirateur, le robot ménager Moulinex, le Formica pour la cuisine et la pilule pour les femmes. L’énergie électrique participe de l’autonomisation de la femme et de la diminution de la part d’énergie physique dans les tâches ménagères. Toucher à l’énergie c’est donc toucher pour une part à l’équilibre instable des rapports hommes/femmes dans la répartition des tâches domestiques. Le risque est de ramener la femme au foyer comme le souhaitait Monsieur Tupper, le père du Tupperware, sans parler de Landru…
31Mes enquêtes de 1970 en Afrique rappellent l’importance de l’énergie humaine, de celle liée au feu pour les brûlis, des énergies animales et hydrauliques dans le travail agricole, les préparations culinaires et la mobilité. On est loin des 65 000 kWh consommés aujourd’hui par un occidental et c’est encore vrai pour une grande part des populations agraires du Tiers Monde.
32Par contre, dans les années 1990, on est déjà au milieu des « trente glorieuses » chinoises. La Chine vient de rentrer dans sa transition énergétique. Les soins du corps, les ampoules électriques, le réfrigérateur, la machine à laver le linge, le micro-onde, la télévision, l’ordinateur, le téléphone, c’est-à-dire tous les objets qui utilisent de l’électricité, les objets de la mobilité comme la voiture, les TGV, les ascenseurs, sont en train de se multiplier. En même temps, on voit émerger les premiers signes de la nouvelle transition énergétique avec le retour du vélo dans les villes occidentales, chinoises ou brésiliennes.
33En conclusion on peut dire aujourd’hui que la plupart des sociétés sont « addict » à l’énergie industrielle. Un des paradoxes est que le coût de l’énergie est en train d’augmenter au moment où une partie de la population mondiale est en train de vieillir et donc de voir baisser son énergie humaine. Au final, une fois devenu « addict » à l’énergie, on peut se demander comment réduire la consommation et la production industrielle pour limiter, sans remettre en cause, les gains de pénibilité, les gains de temps, l’autonomie des acteurs, la compensation de la perte d’énergie liée au vieillissement, tout cela sous contrainte écologique. La tâche parait bien difficile. Heureusement qu’un proverbe chinois rappelle que, quand on est loin de la montagne on ne voit pas par où passer, mais que quand on s’en approche on trouve le passage. La solution est dans le mouvement.
Auteur
Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à Paris V Sorbonne – Université Paris Descartes. Ses recherches portent sur la consommation, le développement durable ainsi que les innovations aux USA, en Europe, en Chine et en Afrique. Il dirige depuis 1996 la collection Sciences Sociales et Société chez PUF, où il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence. Après avoir créé en 2007 le premier doctorat professionnel français en sciences sociales, Dominique Desjeux est également membre de l’Observatoire de la Consommation.
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