Envoi
p. 445-461
Texte intégral
1Laissons se clore ces hommages avec des images. Florilège, ou plutôt anthologie dédiée à celui qui est ici célébré. Une manière de Guirlande de Julie, en somme, ou de Couronne de Philippe, à moins qu’il ne s’agisse d’un Bouquet de fleurs de Méléagre ou d'un Cercle d’Agathias. D’abord pour le plaisir de l’œil, mais aussi parce que chacune de ces images fait sens à sa manière, en reflétant l’une ou l’autre des multiples facettes de celui auquel elles sont offertes.
2Ce fier Parthe, d’abord, reconnaissable à sa coiffure caractéristique. Non pas la crinière hirsute et léonine rejetée en arrière, la « chevelure en désordre », à la scythe, que les Anciens prêtaient aux cavaliers du rang, mais celle, bien ordonnée, d’un prince. On la devine partagée en deux par une raie médiane, et ses boucles étagées préfigurent les volumineuses coiffures bouffantes des princes sassanides. Bandeau, barbe pointue et moustache rapprochent le personnage du « prince de Shami », la célèbre statue en bronze du musée de Téhéran dans laquelle d’aucuns ont voulu reconnaître Suréna, cher à Corneille comme à l'Alix de Jacques Martin. Ou encore de Phraatès IV tel qu’il apparaît sur ses monnaies.
3Très finement travaillée, plus graphique que modelée, cette tête à l’allure monumentale est, en fait, miniature. Elle fait moins d’un centimètre et constitue l’extrémité du manche d’un couteau en ivoire, aujourd’hui au musée d’Azov, provenant d’une tombe sarmate du iie siècle. Un travail de l’ivoire en milieu parthe qui fait directement écho à l’intérêt de Pierre Chuvin pour les fameux rhytons de Nisa et les fêtes grecques qu’il a si bien su y décrypter. Cette vieille ville de Nisa-Mithradatkert au Turkménistan dont il connaît bien le site fut capitale de cette immense empire sur la Route de la Soie, l’empire parthe, qui perdura près d’un demi-millénaire durant et fut le grand rival de Rome.
4Entre Orient et Occident, Asie et monde grec, à l’instar de celui auquel il est ici dédié, ce miroir qui provient de la nécropole de Kélermès dans le Kouban (fin viie-vie siècle av. n. è.) est bilingue et même trilingue. Qu’il parle grec, il le proclame haut et fort avec la Potnia Thèron en majesté qui en occupe à elle seule tout un secteur, une Maîtresse des animaux flanquée de deux fauves et dont la robe est ornementée d’une grecque qui lui donne un petit air de Dame d’Auxerre. On pourrait l’appeler Artémis, ou Cybèle, ou peut-être, à la scythe, Argimpasa ou Tabiti. Elle règne ici sur un bestiaire qui, jusque dans son style, est celui de la céramique grecque orientalisante. Sphinx accroupis ou debout de part et d’autre d’une colonne éolique ; griffon lui aussi accroupi, le front surmonté d’un bouton, les oreilles dressées et le bec acéré ; et son jumeau, dressé, lui, à la verticale, pour échapper à l’emprise de deux créatures barbues et velues qui le tiennent fermement par le collet, la queue, et les pattes : sans doute des Arimaspes venus lui arracher son or, si du moins l’on en croit la légende asiatique que rapportera plus tard Hérodote.
5En revanche la forme de l’objet, un miroir non pas à manche mais avec une attache centrale – ici disparue –, est typiquement steppique. Comme est steppique, et manifestement soucieuse de se conformer aux canons scythes – corps lisse, oreille ronde, pattes en crochets –, la petite figure de félin qui se love sous les deux sphinx dressés. Elle répond à coup sûr à des indications précises données par le commanditaire – scythe ? – à l’artiste – grec ? – chargé de revêtir le disque d’argent d’une feuille d’or gravée d’images lourdes de sens pour son destinataire. Un homme de pouvoir, assurément. Car le discours que tiennent ses images et la façon dont elles sont disposées font de ce miroir un instrument de divination qui, en concentrant l’image du monde, donne prise sur lui, comme, à l’autre bout de la steppe, l’attestent de façon explicite les inscriptions de nombre de miroirs chinois.
6Comment ne pas offrir à Pierre Chuvin une image de chameau bactrien, même s’il reconnaît volontiers ne jamais en avoir expérimenté la double bosse ? Celui-ci s’inscrit sur le pommeau en disque d’un poignard provenant de la cache de Datchi, près d’Azov (fin du ier siècle). Une patte levée, la tête redressée vers le ciel, c’est tout juste si on ne l’entend pas blatérer. Traditionnellement associé à Zoroastre, l’homme « aux vieux chameaux » (à moins qu’ils ne soient « jaunes »), et à la Route de la Soie, le chameau, ou plutôt son image, est très présent en Asie centrale dès l’âge du Bronze au moins. Mais il faut attendre le iie siècle avant notre ère et l’avancée sarmate pour le retrouver, ossements et images, à l’extrême ouest de l’Asie, dans l’embouchure du Don et notamment à Tanaïs, la plus tardive et la plus septentrionale des fondations grecques.
7Les Grecs, au demeurant, connaissaient depuis longtemps l’existence de ces animaux dont, selon Hérodote, la seule vue et l’odeur avaient mis en déroute les chevaux lydiens de Crésus lors de son affrontement avec Cyrus.
8Un célèbre lécythe du British Museum, sensiblement contemporain des Bacchantes d’Euripide (405 av. n. è.), ne porte-t-il pas l’image d’un thiase à l’évidence bacchique autour d’un dieu vêtu à l’oriental confortablement calé en amazone entre les deux bosses d’un chameau bactrien ?
9Ici, l’imposante cornaline qui domine la scène, mais aussi cinq des turquoises qui encadrent l’avant-train de l’animal doivent nous alerter et nous entraînent vers la Bactriane. Taillées en forme de cœur et figurant, donc, de très dionysiaques feuilles de vigne, elles sont comme un écho assourdi à l’abondance du motif à Tillia tepe, où, au reste, l’unique défunt mâle portait un poignard de forme très analogue à celui de Datchi, à ceci près que sur le pommeau, un ours se dandine, un sarment de vigne lourd de grappes entre les dents, tandis qu’au revers un motif végétal en Arbre de Vie égrène des feuilles de lierre cordiformes.
10Encolure étirée, œil rond aux aguets, ramure plaquée le long de l’échine un andouiller pointé vers l’avant, pattes aux sabots effilés ramenées sous le corps, c’est là comme l’emblème des nomades et le thème de prédilection de l’art scythe tel que l’a popularisé la grande plaque en or du célébrissime cerf de Kostromskaïa, dans le Kouban.
11Plus modeste de dimensions et doté d’une oreille incrustée de turquoise, celui-ci, qui lui est contemporain (viie-vie siècle av. n. è.), a été trouvé dans le Kazakhstan oriental, au sud-est du lac Zaïssan, dans la longue vallée d'altitude de Chilikty, riche en pâturages comme en sépultures nomades. Quatorze appliques semblables faites d'une feuille d'or estampée à partir d'une unique matrice ornaient un carquois en fourrure partiellement conservé avec ses pointes de flèche en bronze. Depuis cette trouvaille, il y a maintenant plus d'un demi-siècle, les fouilles se sont multipliées. Non seulement dans cette même vallée où plusieurs dizaines de kourganes sur plus de deux cents que compte cette immense nécropole sace ont été explorés ces toutes dernières années, mais aussi dans toute la chaîne de l'Altaï, dans la Touva, sans oublier la Mongolie et la Chine. Ainsi apparaît de plus en plus clairement l'ampleur des contacts sur toute l'étendue du continent et le rôle central de relais que joue singulièrement l'Altaï. Prise de conscience récente qu'a facilitée le fait que les frontières soient devenues un peu moins étanches, et le développement d’une coopération internationale dans laquelle l’IFEAC fondé par Pierre Chuvin a eu une place majeure.
12Or, verre bleu turquoise et camaïeu de turquoises virant au vert pour ce collier provenant de la nécropole tumulaire sarmate de Sladkovski, au nord du delta du Don (Fin ier-début iie siècle). Y voisinaient, à côté d’armes et d’éléments de harnachement steppiques, attaches d’épée en néphrite bien connues de la Chine des Han, verres syriens, faïences égyptiennes, bronzes romains, amphores grecques. Beau témoignage de l’ampleur des échanges dans ce couloir des steppes entre Don, Volga, Asie centrale et au-delà.
13Quant à ce bijou, autant la tête des griffons avec leurs oreilles droites, leur bec entrouvert et leur collier de plumes incisées est de tradition grecque, autant leur corps réduit à des pierres de couleur habilement taillées et serties, reflète le goût sarmate pour les formes incurvées et la polychromie.
14Bactrienne, elle l’est à coup sûr, cette petite figure féminine ailée en or et turquoise. Au moins par son lieu de trouvaille, puisqu’elle provient de la tombe VI de la nécropole de Tillia tepe (deuxième quart du ier siècle). Elle a une jumelle plus à l’est, trouvée à Taxila-Sirkap, dans le Pundjab, aujourd’hui au musée de Karachi. S’agit-il pour autant d’une Aphrodite, comme l’a joliment baptisée son inventeur ? Pourquoi pas ? Qu’elle s’inspire de modèles hellénistiques ne fait aucun doute. Pourtant, si séduisante soit-elle, bien des traits l’écartent du canon grec. À commencer par le point sur le front qui renvoie à l’Inde, les yeux très étirés vers les tempes, le nez comme épaté, sans parler de ses proportions ramassées, du cou presque inexistant, et d’une certaine mollesse des chairs qui font d’elle, une fois de plus, une œuvre superbement métissée.
15Qui est ce mystérieux jeune homme qui apparaît sur ces quatre médaillons ornés à l’arrière de petits tubes verticaux qui permettaient de les fixer sur le vêtement de la défunte de la tombe III de Tillia tepe ? Vêtu d’un caftan à l’orientale, le cou orné d’un large torque, il a un visage large aux yeux très fendus qu’encadrent de longs cheveux roulés en bourrelet sur le front, à moins qu’il ne s’agisse d’une couronne. Sans doute le meilleur indice qui peut autoriser à voir en lui un avatar de Dionysos est-il la pendeloque en feuille de vigne qu’on voit sous l’un des médaillons. S’y ajoute le parallèle avec une image très voisine, accompagnée, elle, d’une feuille de lierre, qui figure sur une phalère de bronze trouvée à Douchanbé au Tadjikistan.
16Une fois de plus, on ne sait trop de quel nom baptiser ce personnage, à la féminité, pour le coup, déclarée. Elle aussi provient, comme « Dionysos et Ariane », de la riche tombe VI de Tillia tepe et constitue l’un des éléments d ‘ une paire de pendentifs en or incrusté de turquoise. Qu’il s’agisse d’une figure de la fertilité/fécondité, pourvoyeuse de fruit et maîtresse des animaux ne fait aucun doute. Mais les créatures composites qui, tête en bas, la flanquent, illustrent, non sans quelque étrangeté, la diversité des mondes du vivant : animal, aquatique, et végétal, avec leur tête de carnassier, leur nageoire en guise de patte et une queue touffue qui évoque irrésistiblement un chapiteau corinthien en corbeille d’acanthes. La référence à l’architecture grecque est d’ailleurs très présente avec ces montants verticaux surmontés d’un entablement qui encadrent l’image à la façon d’une façade de temple. Pourtant, à y regarder de plus près, c’est toute l’ordonnance de la cosmologie iranienne qui est reflétée là : monde d’en-bas suggéré par les têtes de poissons des angles inférieurs, monde d’en-haut par les créatures ailées perchées aux angles supérieurs. Dernier point particulièrement remarquable, pour des objets qui accompagnaient cette défunte au statut particulier, la présence insistante du fameux motif « en cœur », ou plutôt de ces très dionysiaques feuilles de lierre qui, en couronnant la scène, la sacralisent encore davantage.
17Enfin, et pour clore, comme il convient, cette ballade visuelle par un envoi, cette paire de boucles d’oreille que portait la défunte de la tombe V. Une jeune femme au vêtement et à la parure relativement modestes. Pourtant, le long de son bras se trouvait un bâton de bois habillé d’argent évoquant un sceptre analogue à celui de la « reine » de la tombe VI. Surtout, le tronc creusé dans lequel elle gisait avait été entièrement enveloppé dans un grand voile entièrement semé, comme pour les autres défuntes, de petits disques. Mais ils alternaient cette fois-ci avec… une multitude de feuilles de vigne caractéristiques soigneusement découpées dans l’argent. Autres images, fugitives, mais qui pourraient bien faire écho aux grandes agrafes dionysiaques de la tombe VI : celle, sur une petite intaille en malachite sertie dans l’argent, d’une Nikè à l’aile bien visible qui, d’une main, tient une palme tandis que l’autre brandit une couronne. Sans parler du griffon ailé gravé sur une intaille en calcédoine dont le caractère monstrueux et l’échine hérissée ne sont pas sans évoquer la créature sur laquelle chevauche le couple. Autre particularité qui rapproche les deux défuntes : à la différence des trois autres, elles avaient été inhumées tête à l’ouest, et non au nord.
18Comment comprendre, une fois de plus, ces turquoises cordiformes ? Sont-elles feuilles de lierre ? Feuilles de pipal ? Cœurs ?
19Nous nous garderons bien, en l’occurrence, de choisir et conserverons délibérément dans toute leur plénitude les trois significations conjuguées : ivresse dionysiaque de bon aloi et sagesse bouddhique, auxquelles nous ne craindrons pas d’ajouter, au prix d’un anachronisme qu’il nous pardonnera, l’affection teintée d’une immense estime que tous nous portons au collègue et ami Pierre Chuvin.
Auteur
Membre de l’Institut.
veronique.schiltz@ens.fr
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