La Chine, acteur inattendu en Asie centrale ?
p. 399-414
Texte intégral
1Au lendemain de l’éclatement de l’Union soviétique, nombre d’analystes ont pensé que les États d’Asie centrale quitteraient le giron russe pour s’orienter vers les pays musulmans culturellement proches : la Turquie en premier lieu (quatre des républiques d’Asie centrale sont turcophones), l’Iran (le Tadjikistan est persanophone), mais également certains autres pays du Moyen-Orient ou d’Asie (Émirats arabes unis, Arabie Saoudite, Pakistan, Malaisie, etc.). Cette redécouverte d’une identité musulmane commune, bien que réelle, n’a toutefois pas porté les résultats attendus en termes d’échanges commerciaux ou d’influence culturelle : méfiance politique, susceptibilité culturelle et difficultés à établir des conditions favorables aux échanges commerciaux ont largement freiné cette interaction.
2Un autre État, plus inattendu, la Chine, a fait son apparition sur la scène centrasiatique. En un peu plus d’une décennie, sa présence et son influence économique ont été exponentielles, devançant la plupart des autres partenaires politiques, économiques et culturels des républiques d’Asie centrale. La Chine est arrivée en Asie centrale avec bien moins d’atouts que la Russie ou les États-Unis. Son implantation historique dans la région était quasiment inexistante, à moins de remonter au premier millénaire de notre ère, et elle ne bénéficiait d’aucun a priori positif, bien au contraire. Elle s’est toutefois imposée comme un partenaire fidèle sur le plan de la diplomatie bilatérale, est devenue un acteur économique de premier plan dans le secteur commercial, dans le domaine des hydrocarbures et dans celui des infrastructures. Enfin, elle a rapidement fait figure de pourvoyeur potentiel d’emplois dans une région soumise aux affres du chômage. En moins de deux décennies, Beijing a réussi une entrée massive et multiforme dans l’espace centrasiatique.
Le règlement des différends frontaliers et la création d’un statu quo prochinois
3Au lendemain de l’indépendance, les États d’Asie centrale ont dû commencer par négocier des relations de bon voisinage avec un pays mal connu. Jusqu’au début des années 1990, les rapports directs entre Asie centrale et Chine étaient freinés par le mauvais état général des relations sino-soviétiques, mais également parce que la politique étrangère était considérée comme un « espace réservé » à la Russie. L’établissement de relations propres avec Beijing a donc supposé, dans un premier temps, de dépasser les anciens clichés de la propagande soviétique, ainsi qu’une vieille appréhension négative des sociétés centrasiatiques envers l’empire du Milieu : dans la mémoire collective que constituent les épopées orales des peuples centrasiatiques, en particulier kazakh et kirghize, la Chine est traditionnellement présentée comme l’ennemi historique des peuples de la steppe et de l’islam, celui dont il faut à tout prix éviter la domination.
4Les gouvernements centrasiatiques ont également hérité d’un certain nombre de différends frontaliers que l’Union soviétique et la Chine n’étaient jamais parvenues à régler, le conflit opposant les deux Partis communistes dans les années 1960-1970 ayant gelé les négociations1. En 1992, après avoir reconnu l’indépendance des États postsoviétiques, la Chine entame de nouveaux pourparlers avec les trois pays qui lui sont frontaliers, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. S’estimant victime des « traités inégaux » signés au xixe siècle par les Empires européens, en particulier par l’Empire tsariste, Beijing espère en théorie recouvrer quelque 1 500 000 km2 en Union soviétique, dont près des deux tiers, soit 910 000 km2, en Asie centrale. Toutefois, encore sous le coup de la condamnation internationale de la répression de Tiananmen de juin 1989 et à la recherche de nouveaux alliés, les autorités chinoises acceptent de réduire leurs revendications territoriales à « seulement » 34 000 km2. Elles ont dans l’idée que le différentiel de puissance économique et géopolitique avec les nouveaux États modifie la donne en leur faveur, et leur permet des négociations d’autant plus faciles que les gouvernements locaux sont en quête de partenaires et contraints de trouver des compensations à la perte des subventions soviétiques.
5Les négociations se sont cependant révélées plus complexes que ne s’y attendait Beijing. Les gouvernements centrasiatiques, inquiets d’un nouvel hégémonisme chinois qui succéderait à plus d’un siècle de domination russo-soviétique, n’ont pas cédé facilement, et la fierté d’une indépendance tout juste acquise ne pouvait que difficilement être altérée par la perte de territoires. Entre 1992 et 1994, des négociations sino-russo-centrasiatiques aident les parties concernées à faire connaissance et à discuter de la démilitarisation de leurs frontières. Les accords finaux de démarcation sont signés dans un cadre bilatéral : avec le Kazakhstan en 1994 (les zones encore en litige sont réglées en 1999), avec le Kirghizstan en 1996 (là encore, les zones litigieuses sont réglées en 1999), avec le Tadjikistan en 20022. Beijing se contente au final d’une cession de territoire bien inférieure à ses revendications originelles, obtenant moins de la moitié des terres réclamées au Kazakhstan et au Kirghizstan, et, de la part du Tadjikistan, seulement 1 000 km2 au Pamir. Cependant, toutes les zones cédées ont une viabilité économique et stratégique réelle (accès aux fleuves, aux richesses du sous-sol ou aux cols des montagnes).
6Si les conflits frontaliers ont été réglés à l’amiable en moins d’une décennie, la question ouïghoure (environ 300 000 Ouïghours vivent en Asie centrale, principalement au Kazakhstan) est plus complexe et ressurgit régulièrement sur le devant de la scène. Dès le début des années 1990, les autorités chinoises, inquiètes de l’activisme de la diaspora ouïghoure au Kazakhstan et au Kirghizstan, demandent aux dirigeants locaux de maîtriser cette dissidence. En 1995, la Déclaration d’amitié du Kazakhstan et de la Chine évoque la lutte commune contre le séparatisme, chacun des deux États s’engageant à ne pas accueillir sur son sol de forces dirigées contre l’intégrité territoriale de son partenaire. En 1996, alors que les tensions s’accentuent au Xinjiang, Beijing exige des États centrasiatiques l’interdiction des groupes les plus indépendantistes. Très rapidement, Almaty et Bichkek liquident les associations les plus virulentes et tentent de noyauter celles encore existantes en cooptant certains dirigeants ouïghours locaux3. Les services secrets chinois auraient également investi le territoire kazakh, avec le consentement plus ou moins volontaire des autorités, afin de traquer les dissidents ouïghours et, si possible, de les expulser vers la Chine. Par ce geste de soumission, les autorités centrasiatiques espèrent éviter de fâcher le grand voisin, avec lequel des problèmes cruciaux restent encore à régler, mais également, au Kazakhstan, freiner la naissance d’un autonomisme ouïghour interne qui pourrait déstabiliser le pays. Cette crise sino-centrasiatique autour de la question ouïghoure a été peu remarquée : elle n’a pas été médiatisée sur place et les hommes politiques locaux se sont facilement ralliés à l’avis des autorités, abandonnant sans coup férir une minorité ouïghoure qu’ils n’avaient pas envie de doter de droits spécifiques et qu’ils ressentaient comme une menace potentielle pour eux-mêmes.
7La Chine a cherché à gagner en influence par le biais de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Créée en 2001, sur la base d’une première structure, le groupe de Shanghai fondé en 1996, l’OCS réunit les trois cinquièmes du continent eurasiatique et un quart de la population mondiale. Si certains observateurs y voient un mécanisme de coopération entre des pays ayant une longue tradition d’inimitié, d’autres l’analysent comme une nouvelle alliance anti-occidentale entre Beijing, Moscou et quatre États d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan), voire comme l’expression de l’hégémonisme russo-chinois au cœur du vieux continent. Par-delà la rhétorique de coopération et les déclarations de bonnes intentions, la jeune organisation n’est pas sans connaître de nombreuses difficultés, les États membres ayant des domaines de prédilection souvent très différents qui, pour certains, mettent en cause la crédibilité de l’organisation à moyen ou long terme. Bien qu’elle contribue à une meilleure connaissance mutuelle entre États membres dans des domaines sensibles comme la sécurité, l’institution semble avant tout fondée sur la volonté de s’opposer symboliquement à la politique américaine au nom d’un monde multipolaire. Malgré ses désaccords internes, l’OCS est aujourd’hui devenue un des outils pour la sécurité collective de l’espace centrasiatique.
La stratégie économique multidimensionnelle de la Chine
8Une fois les questions et principaux litiges réglés – au moins provisoirement –, la Chine s’engage dans une offensive commerciale aux objectifs multiples : assurer son développement économique en partant en quête de matières premières, s’ouvrir de nouveaux horizons commerciaux en Asie centrale et accéder via cette région à des marchés plus lointains, en particulier moyen-orientaux, et enfin assurer, par des investissements, la stabilité de la région afin d’éviter toute perturbation et déstabilisation à ses frontières qui auraient des conséquences sur son propre développement.
L’entrée de la Chine sur la scène énergétique centrasiatique
9La soif énergétique chinoise a contribué à raffermir les relations avec les régimes centrasiatiques, à la recherche de nouvelles voies d’exportation de leurs hydrocarbures leur permettant de se désenclaver de la Russie. Jusqu’en 1993, la République populaire de Chine était auto-suffisante en pétrole et était même devenue un pays exportateur dans les années 1980. Toutefois, son développement économique exponentiel, avec des taux de croissance de près de 10 % par an, a brutalement accentué sa dépendance à l’égard des approvisionnements extérieurs. Aujourd’hui, le pays importe plus de 40 % de sa consommation énergétique, et ce chiffre pourrait atteindre 85 % en 2030. Si les coûts de production des hydrocarbures centrasiatiques s’avèrent plus élevés que ceux du Moyen-Orient, ils présentent deux avantages : ils sont considérés par Beijing comme des investissements de long terme sécurisés et s’appuient sur des alliances politiques et des recoupements d’intérêts solides entre les États concernés4.
10La « soif énergétique » chinoise oblige le pays à développer des logiques commerciales paradoxales. La plupart des gisements exploitables étant déjà contrôlés par les grandes sociétés occidentales, les compagnies chinoises doivent se spécialiser dans des gisements difficiles à exploiter ou déjà anciens, ou s’installer dans des pays considérés comme instables ou ayant été mis au ban de la communauté internationale. Par ailleurs, les entreprises chinoises ne bénéficient pas des mêmes compétences techniques que les grandes firmes occidentales et préfèrent minimiser les risques de prospection en acquérant des sites d’extraction déjà connus. Elles ont cependant à leur avantage le soutien diplomatique et financier de Beijing, ce qui leur permet de surenchérir lors des négociations et de proposer des mesures de « bon voisinage » complémentaires.
11Les négociations sino-kazakhes en matière pétrolière ont débuté lors de la visite du Premier ministre chinois Li Peng au Kazakhstan en 1994. La China National Offshore Oil Corporation (CNPC) s’est alors dite intéressée par l’exploitation commune de sites offshore en mer Caspienne. Il faut toutefois attendre 1997 pour que deux contrats importants soient signés dans le cadre d’un accord général entre les deux pays invitant la CNPC et ses filiales à s’investir dans les gisements kazakhs. Une étape importante dans les relations énergétiques sino-kazakhes a lieu en 2003 avec la mise en route du projet de pipeline Atasu-Alashankou et l’achat de nouveaux gisements. En moins d’une décennie, les sociétés chinoises ont donc réussi à s’implanter massivement sur le marché kazakh, en grande partie en acceptant le principe exigé par les autorités selon lequel les sociétés pétrolières doivent faire participer la firme d’État KazMunaiGaz à leurs activités.
12L’entrée de la Chine sur le marché énergétique kazakh reste cependant à nuancer. Beijing a par exemple échoué à participer à l’exploitation des gigantesques sites de Kashagan (l’une des cinq plus grands gisements au monde avec une production estimée à 1,5 Mbbls/d en 2015), de Tengiz (dont la production devrait atteindre 700 kbbls/d en 2015) et de Karachaganak5. Sans eux, Beijing ne pourra rester qu’un acteur de second plan dans le domaine pétrolier caspien. La Chine cherche donc à mettre en place une certaine logique d’achat : elle investit dans des champs situés dans la région d’Aktioubé et vers la mer Caspienne afin ne pas être absente du cœur énergétique de l’Asie centrale, et s’engage également dans des gisements plus isolés mais qui ont l’avantage d’être situés sur le tracé du pipeline sino-kazakh, afin de compenser ses déficiences face aux grandes firmes occidentales qui contrôlent les gisements caspiens.
13Si le Kazakhstan dominait, dans les premières années, la coopération énergétique sino-centrasiatique, de nouveaux partenaires sont apparus dans la deuxième moitié des années 2000. C’est le cas par exemple du Turkménistan, qui est devenu en seulement quelques années redevable à Beijing de la plus grand part de ses exportations gazières. Un premier contrat a été signé en 2006 pour donner vie au gazoduc sino-centrasiatique qui part du Turkménistan pour rejoindre le Xinjiang en traversant l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, opérationnel depuis 2009. En 2011, le partenariat gazier entre les deux pays s’est renforcé avec un second contrat prévoyant l’exportation de 65 millions de m3 par an de gaz turkmène en Chine. Beijing reçoit aujourd’hui près de 60 % des exportations gazières, à un prix négocié en deçà des prix mondiaux, qui pose à long terme le problème de l’autonomie de décision des autorités turkmènes face à ce qui s’annonce comme un potentiel monopole chinois sur le gaz turkmène.
Une pénétration commerciale sans précédent
14Les échanges commerciaux entre la Chine et l’Asie centrale dépassent très largement le seul secteur des hydrocarbures : la Chine est aujourd’hui bien implantée dans la plupart des secteurs des économies locales. À l’exception notable du Kazakhstan, les États d’Asie centrale sont considérés par de nombreuses firmes occidentales comme des pays à risques, où les conditions d’investissement sont peu favorables, ou aléatoires. Les autorités locales sont donc à la recherche de partenaires étrangers pragmatiques peu soucieux des conditions politiques et capables d’investir sur de gros projets, mais également sur des projets de petite et moyenne ampleur. Vue d’Asie centrale, la Chine a également pour avantage d’accorder de l’importance à un secteur trop souvent délaissé, celui de l’encadrement bancaire, qui permet aux États centrasiatiques de monter des projets de grande ampleur avec Beijing. En effet, à l’exception du Kazakhstan, les pays de la région disposent d’un système bancaire particulièrement faible.
15Les relations commerciales sino-centrasiatiques doivent faire face à de multiples problèmes. Le premier est géographique : les monts du Tian-Shan, ceux du Pamir et le désert du Taklamakan ne facilitent pas le développement des échanges et un désenclavement rapide de la région. Des deux côtés de la frontière, les régions concernées sont relativement peu peuplées (moins de 60 millions d’habitants pour les cinq États postsoviétiques et 20 millions d’habitants pour le Xinjiang) et les distances particulièrement longues avant de rejoindre les grands centres urbains, qu’ils soient situés en Chine orientale ou en Sibérie. Le deuxième frein au développement plonge ses racines dans l’histoire du xxe siècle : la frontière sino-soviétique a toujours été l’une des plus fermées du monde et aucun point de passage commercial régulier n’était ouvert entre les républiques fédérées d’Asie centrale et la région autonome du Xinjiang, malgré certaines tentatives au début des années 1960 et dans les années 1980. Les villes frontalières étaient considérées comme des zones stratégiques : elles nécessitaient des permis spéciaux, les installations militaires y étaient nombreuses, les habitants étaient particulièrement contrôlés et les populations considérées comme potentiellement peu loyales au pouvoir central, celui de Moscou comme celui de Beijing. Après la chute de l’URSS en 1991, les nouveaux États ont donc dû mettre en place l’ensemble des infrastructures permettant de développer leurs échanges : postes frontaliers, routes, chemins de fer, réseaux électriques, pipelines, etc.
16Depuis la chute de l’URSS, les échanges sino-centrasiatiques ont connu trois grandes phases. Une première période couvre les années 1992-1996. Elle est marquée par l’ouverture du premier poste-frontalier sino-kazakh de Dostyk-Alatau et la signature de multiples traités d’amitié et de coopération entre les nouveaux États et la Chine. Un premier commerce de valise s’organise des deux côtés de la frontière, principalement pris en main, du côté chinois, par les Ouïghours. Du côté centrasiatique, un rôle particulier semble avoir été dévolu aux Dounganes (Hans musulmans installés en Asie centrale depuis la fin du xixe siècle), dont la connaissance du chinois facilite les contacts. Le volume des échanges se situe alors entre 350 et 700 millions de dollars annuels6. Bien que d’une ampleur jusqu’alors inconnue, ces premiers échanges s’inscrivent dans une certaine continuité historique : malgré des frontières officiellement fermées dans la deuxième moitié du xxe siècle, des relations ponctuelles entre populations locales ont toujours été maintenues grâce aux réseaux familiaux, claniques ou régionaux7.
17Les années 1997-2001 constituent une deuxième période, durant laquelle les échanges sino-centrasiatiques connaissent une progression lente mais sensible. Passé une première phase de promesses et d’espoirs, la crise économique dans laquelle sont plongés les États centrasiatiques, aggravée par le krach russe de l’été 1998, ne facilite pas l’implantation des sociétés chinoises. Les relations diplomatiques restent compliquées par le règlement des litiges frontaliers, le renouveau des tensions séparatistes au Xinjiang et les pressions politiques de Beijing sur les gouvernements centrasiatiques, qui donnent de la Chine une image négative dans la région. Ainsi, Beijing force le Kazakhstan et, dans une moindre mesure, le Kirghizstan, à liquider les associations de la diaspora ouïghoure présentes sur leur territoire et fait fermer l’Institut des études ouïghoures créé au sein de l’Institut d’orientalisme d’Almaty8. Durant cette seconde phase, les Ouïghours commencent à perdre la place prépondérante qu’ils occupaient dans le développement du commerce frontalier et sont remplacés par des Hans : Beijing souhaite que ces échanges ne renforcent pas les liens culturels et politiques de sa minorité musulmane avec les nouveaux États indépendants.
18Une troisième phase commence en 2002 : les questions politiques difficiles ayant été réglées (questions frontalières) ou écartées (séparatisme ouïghour), les orientations sont dorénavant bien plus pragmatiques et fondées sur une coopération économique mutuellement avantageuse. Cette phase est marquée par le boom des échanges commerciaux, une implantation croissante de la Chine en Asie centrale dans des secteurs clés comme les hydrocarbures et les infrastructures, le développement économique du Xinjiang et le renforcement du rôle de l’Organisation de Coopération de Shanghai. Entre 2002 et 2003, les échanges commerciaux augmentent de plus de 200 %, passant d’environ un milliard de dollars à plus de 3 milliards annuels. Une hausse exponentielle de 150 % se poursuit entre 2004 et 2006, les échanges atteignant alors plus de 10 milliards de dollars. Cette dynamique, qui avait été jusque-là principalement limitée au Kazakhstan et au Kirghizstan, touche dorénavant tous les États : le Tadjikistan depuis l’ouverture du poste-frontière en 2004, l’Ouzbékistan depuis sa réorientation géopolitique de 2005 suite aux événements d’Andijan, et le Turkménistan depuis le décès du président Saparmourat Niazov en décembre 2006, qui réintroduit le Turkménistan sur la scène régionale et le rouvre à l’influence économique chinoise.
Structure du commerce sino-centrasiatique : des relations inégales
19Malgré la bonne volonté des autorités, la méfiance reste parfois encore de mise, justifiée par des peurs politiques (séparatisme ouïghour du côté chinois) ou des peurs sociales (« déferlement » de migrants chinois du côté des autorités d’Asie centrale, largement soutenues en cela par leurs populations). Les États centrasiatiques et la Chine s’imposent toujours mutuellement un système de visa qui ralentit les échanges, même si des stratégies d’assouplissement ont été mises en place pour les populations frontalières et les cercles d’affaires. En outre, seuls la Chine et le Kirghizstan ont été membres de l’OMC depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000 – ils sont dorénavant rejoint par le Tadjikistan et probablement le Kazakhstan dans les mois à venir – bénéficiant à ce titre d’accords commerciaux facilités en matière de droits de douane et d’obligations tarifaires. À l’exception de l’Ouzbékistan, qui pratique un fort protectionnisme, le niveau des droits de douanes des États centrasiatiques est relativement faible, ce qui est en soi favorable au développement du commerce, mais les produits chinois les plus vendus en Asie centrale sont souvent soumis à des régimes spéciaux (textiles, jouets, chaussures, petit matériel électrique et électronique)9. L’entrée en vigueur de l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan en 2010-2011 a durci les conditions d’entrée des produits chinois sur une large part du territoire eurasien, mais également permis une meilleure régulation des produits frauduleux. Par ailleurs, les hommes d’affaires chinois se plaignent d’un environnement législatif peu favorable aux investissements, dénonçant tout particulièrement la corruption et l’absence récurrente de contrats.
20Tant les États centrasiatiques que la Chine ont intérêt à développer leurs relations mutuelles puisque leurs économies sont plus complémentaires que concurrentielles. Ainsi, la Chine exporte en Asie centrale des produits de consommation à bas prix qui correspondent au niveau de vie faible des populations centrasiatiques, alors que les produits russes, turcs et iraniens, sans même parler des produits occidentaux, sont trop coûteux. Plus de 85 % des exportations de Chine en Asie centrale sont ainsi constituées de produits finis. De son côté, l’Asie centrale exporte pour plus de 85 % des matériaux bruts, pétrole, métaux ferreux et non ferreux10. Les exportations centrasiatiques sont particulièrement peu diversifiées : le Kazakhstan exporte en Chine un quart de pétrole, un quart de métaux non ferreux, un quart de fer, d’acier et d’autres métaux. Le Kirghizstan y exporte un tiers de métaux, 20 % de produits chimiques et un quart de métaux non ferreux11. Les exportations chinoises, quant à elles, sont bien plus diversifiées : produits de consommation, machinerie, produits agroalimentaires, textiles, chaussures, électronique, produits pharmaceutiques, pièces détachées automobiles, etc.12.
21Le commerce sino-centrasiatique est principalement un commerce sino-kazakh (les deux tiers du total), et, plus précisément encore, un commerce entre le Kazakhstan et le Xinjiang. Astana est en effet rapidement devenue le second partenaire de CEI de la Chine après Moscou et le premier partenaire du Xinjiang depuis le début des années 200013. Entre 1992 et 2002, le total des investissements chinois au Kazakhstan a atteint les 800 millions de dollars. Ce montant continue à augmenter rapidement, plaçant la Chine parmi les cinq principaux investisseurs étrangers dans le pays14. En 2005, le commerce entre ces deux pays a atteint près de 7 milliards de dollars, soit une augmentation de 50 % par rapport à l’année précédente15. Les chiffres continuent à croître très rapidement et atteignent plus de 20 milliards en 2011. Loin derrière le Kazakhstan, le commerce sino-centrasiatique est occupé à égalité par le Kirghizstan et le Turkménistan (15 % chacun), et par l’Ouzbékistan et le Tadjikistan (6 % chacun). Le poids étonnamment faible du commerce sino-kirghize dans le commerce sino-centrasiatique global s’explique par la faiblesse intrinsèque de l’économie kirghize. Toutefois, cette situation a été compensée par le développement du transit : le Kirghizstan est devenu le premier lieu de réexportation des produits chinois dans toute l’Asie centrale. Ainsi, le bazar de Dordoï à Bichkek a servi de plaque tournante aux produits chinois expédiés en direction du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan16, et celui de Kara-Suu, dans la vallée du Ferghana, a alimenté directement le marché ouzbek. Une situation qui a changé avec l’introduction de l’Union douanière, qui a nettement pénalisée les grands marchés kirghizes. Le commerce sino-ouzbek est donc en réalité bien supérieur aux chiffres donnés, mais il reste difficile à mesurer puisqu’il transite par le Kirghizstan.
Les investissements dans les infrastructures centrasiatiques
22La présence économique chinoise ne concerne pas uniquement le secteur du commerce : au-delà des produits de consommation qui alimentent dorénavant les marchés centrasiatiques, la Chine s’implante également dans le domaine des infrastructures. Celui-ci a souvent été délaissé par les États centrasiatiques, qui n’ont plus les moyens, depuis leur indépendance, d’y investir de grosses sommes d’argent et vivent en grande partie sur leur legs soviétique. Les autorités chinoises ont compris à quel point la pauvreté et la disparition des infrastructures de base constituaient les éléments clés d’une possible déstabilisation des États centrasiatiques, qui aurait de graves répercussions sur le développement économique de la Chine en général, du Xinjiang en particulier. Beijing joue donc la carte des investissements de fonds : désenclavement routier au Tadjikistan et dans le sud du Kirghizstan, en particulier afin d’augmenter la connectivité entre les deux pays et avec l’Afghanistan du nord ; exploitation des richesses en minerais précieux dans ces deux républiques, mais également, de manière plus modeste, au Kazakhstan et en Ouzbékistan, amélioration des réseaux électriques, développement des ressources hydroélectriques.
23La Chine est également l’un des seuls investisseurs présents en Asie centrale à avoir compris l’importance d’une aide bancaire de grande ampleur. Beijing dispose pour cela de plusieurs atouts. Ses sociétés, qu’elles soient publiques ou privées, sont détentrices d’un savoir-faire de pointe dans de nombreux secteurs technologiques tout en proposant des prix bien plus attractifs que d’autres entreprises internationales. Soutenues par le pouvoir politique, les sociétés chinoises peuvent également offrir aux États centrasiatiques des conditions financières particulièrement avantageuses : la Banque du développement, la Banque d’État ou la Banque d’import-export de Chine encadrent ces investissements sous forme de prêts bancaires à intérêts faibles, incontournables pour des États centrasiatiques qui n’ont bien souvent à leur disposition que peu de ressources bancaires.
Les acteurs du commerce sino-centrasiatique
24Si l’on met de côté les grandes corporations étatiques chinoises, les acteurs du commerce sino-centrasiatique se divisent en trois catégories : premièrement, les acteurs frontaliers qui dominent le commerce de valises17. Les stratégies de troc (barter), par exemple l’échange de peaux contre des produits alimentaires, semblent encore importantes avec le Kirghizstan et le Tadjikistan, les populations frontalières de ces deux pays vivant dans des économies partiellement démonétarisées. Deuxièmement, le Corps de production et de construction ou CCPX (shengchan jianshe bingtuan), instrument politique aux mains de Beijing, compterait pour plus du tiers du commerce sino-centrasiatique. Troisièmement, les entrepreneurs privés : ceux-ci ne sont plus des Ouïghours, évincés dans la deuxième moitié des années 1990, mais des Hans venant des provinces maritimes.
25En 1988, l’Union soviétique et la République Populaire de Chine (RPC) signent un premier accord qui permet à leurs citoyens vivant dans les zones frontalières de voyager sans visa. Durant ces années de perestroïka, des commerçants centrasiatiques, majoritairement kazakhs et kirghizes, se rendent donc au Xinjiang voisin afin de compenser le caractère de plus en plus irrégulier de l’arrivée de marchandises en provenance des régions européennes de l’Union soviétique. Avec l’indépendance, ils profitent de l’effondrement des industries locales pour exporter vers la Chine des métaux ferreux et non-ferreux, ainsi que des déchets plastiques, qu’ils échangent contre des biens de consommation. Ce commerce dit « de navette » permet la réorientation professionnelle d’une classe entière de techniciens et d’ouvriers, qualifiés ou non, mis au chômage par la disparition du tissu industriel soviétique. À l’été 1991, un premier accord sino-kazakhstanais, signé à Kouldja, favorise le développement du « shop-tourisme » (personnes se rendant en voyage à l’étranger dans le but d’acheter des produits qu’ils revendront ensuite chez eux). L’année suivante, en 1992, environ 700 000 citoyens kazakhstanais franchissent la frontière pour acheter des biens de consommation courante en Chine et les revendre dans leur pays18. La rentabilité du commerce de navette a néanmoins rapidement décliné lorsque les échanges se sont officialisés et que les grandes entreprises, gérées par des Hans, se sont investies dans le développement des flux commerciaux. Cependant, en 2006 le shop-tourisme kazakhstanais aurait encore consommé pour quelque 4 milliards de dollars de biens en Chine19.
26Au Kirghizstan, le commerce de navette a également rapidement émergé dès la fin de la perestroïka. Avec des moyens financiers plus modestes que leurs voisins kazakhstanais, les petits commerçants kirghizes sont entrés plus rapidement en concurrence avec les Ouïghours ou les Hans qui cherchaient à occuper le même secteur. Des logiques de rentabilisation du shop-tourisme se sont alors mises en place : les commerçants ont commencé à s’organiser en petits groupes d’une dizaine de personnes, ont loué des bus ou des camions pour affréter la marchandise ou encore se sont associés pour faire des commandes collectives20. Les femmes ont joué un rôle relativement important dans ce commerce populaire, celles-ci passant plus facilement les douanes. Toutefois, à partir de la seconde moitié des années 1990, il est devenu de plus en plus difficile pour les commerçants kirghizes de concurrencer les marchands chinois, aux logiques plus compétitives.
27Dans les trois autres pays d’Asie centrale, le commerce de navette vers la Chine n’a pris de l’ampleur que dans les années 2000 : auparavant, les petits commerçants turkmènes, ouzbeks et tadjiks tendaient à se rendre massivement en Turquie, en Iran et aux Émirats Arabes Unis (Dubaï en particulier), tandis que le Xinjiang restait une destination moins fréquente. La situation a aujourd’hui changé : la multiplication des vols reliant Tachkent, Douchanbé et, dans une moindre mesure, Achgabat à Urumqi, Beijing, Shanghai, Ghanghzhou, ainsi que des shop-tours en bus organisés au départ de la vallée ouzbèke du Ferghana ou du Tadjikistan vers Kachgar et Urumqi ont démultiplié les possibilités21.
28Malgré la concurrence chinoise, un shop-tourisme centrasiatique de mieux en mieux structuré s’est donc peu à peu constitué : des agences touristiques spécialisées, avec des services de traduction russo-chinois, ainsi que des hôtels réservés aux citoyens postsoviétiques permettent aujourd’hui à ceux qui le souhaitent de partir quelques jours en Chine pour s’approvisionner. Pour ouvrir un petit commerce, organiser le mariage d’un enfant, ou construire une grande maison familiale, les plus modestes se rendent au Xinjiang, principalement à Urumqi, tandis que les plus fortunés rejoignent directement les grands centres de production de la façade maritime, comme la province du Zhejiang ou Shenzhen22. Ce commerce plus élaboré a donné naissance à une nouvelle catégorie professionnelle, les kubovshchiki, spécialisés dans le transit de cargos, les compagnies de transport et la gestion des formalités douanières pour les commerçants de passage.
Les inquiétudes centrasiatiques envers le voisinage chinois
29Le développement rapide de la présence chinoise en Asie centrale suscite des inquiétudes croissantes qui se traduisent de plus en plus fréquemment par une sinophobie déclarée. Les négociations frontalières entre les républiques d’Asie centrale et la Chine ont été mal reçues par une partie de la population, qui y a vu une capitulation des gouvernements et soupçonne la Chine de ne pas se contenter de si peu23. Au Kazakhstan, au moment de la signature du traité de démarcation des frontières, les autorités ont mis en place une intense propagande afin de justifier la cession de ces territoires en arguant que ceux-ci n’avaient aucun intérêt économique ou stratégique. Une partie de l’opinion publique, soutenue par les opposants politiques de l’époque, a néanmoins interprété l’accord frontalier comme une trahison de la part du président Nazarbaev.
30Plus encore qu’au Kazakhstan, le règlement de la question frontalière avec la Chine a constitué un élément structurant de la vie politique kirghize. Le second traité de 1999, qui lui cède plus de 90 000 hectares dans la région d’Uzengi-Kuush, a en effet suscité les foudres de l’opposition, qui a cherché à jouer sur la corde nationaliste pour renverser le pouvoir en faisant descendre dans les rues des milliers de manifestants. Le débat, officiellement clos en 2002 après la ratification du traité par le Parlement, continue de resurgir ponctuellement sur la scène publique kirghize mais les gouvernements nés des deux révolutions de 2005 et 2010 n’ont bien évidemment aucun intérêt à favoriser une crise diplomatique sino-kirghize en remettant en cause l’amitié officielle avec le grand voisin.
31Parmi les contentieux sino-centrasiatiques, le second, celui de la gestion des fleuves transfrontaliers, reste aujourd’hui encore irrésolu. Le Kazakhstan, l’un des États du continent eurasiatique les plus déficitaires en eau, dépend en grande partie de la Chine sur le plan hydraulique : ses deux principaux fleuves, l’Ili et l’Irtych, prennent leur source au Xinjiang et dans l’Altaï chinois. Dans le cadre du programme de développement du « Grand Ouest » (xibu dakaifa), l’État chinois mise sur le développement agricole du Xinjiang, accélère l’exploitation du sous-sol, riche en hydrocarbures, et table sur une croissance urbaine de plus en plus rapide, mais qui est grande consommatrice d’eau. À cette fin, Beijing a augmenté ses prélèvements d’eau en amont sur les deux fleuves. Construit à la fin des années 1990, le canal Kara Irtych-Karamaï, de 300 km de long, est appelé à détourner entre 10 % et 40 % du débit du fleuve Irtych lorsqu’il fonctionnera au maximum de sa capacité en 2020.
32Pour les autorités kazakhes, ces ponctions effectuées en amont annoncent un désastre tant économique qu’écologique24. L’Ili alimente la centrale hydroélectrique de Kaptchagaï, qui fournit de l’énergie aux régions méridionales du pays, largement déficitaires. Une réduction de son débit signifierait l’augmentation quasi mécanique des prix de l’électricité, déjà considérés comme élevés pour les classes moyennes et pauvres. La situation écologique du lac Balkhach, fragilisée par le réservoir de Kaptchagaï, pourrait également devenir catastrophique en cas de nouvelle réduction de ses arrivées d’eau : pour l’UNDP, la baisse d’apport d’eau de l’Ili dans le lac entraînera « une tragédie environnementale comparable au désastre de la mer d’Aral25 ». L’Irtych, quant à lui, représente un élément important des échanges commerciaux entre l’est du Kazakhstan et la ville d’Omsk en Russie (il est navigable quelques mois par an) et constitue la principale source en eau pour environ quatre millions de personnes. Des villes importantes du Nord-Est comme Karaganda, Semei et Pavlodar sont approvisionnées en eau douce par l’Irtych tandis que l’expansion de la capitale, Astana, nécessite, elle aussi, un apport en eau de plus en plus conséquent.
33Cette question des fleuves transfrontaliers a été l’objet de négociations dès l’indépendance du Kazakhstan, puisque le premier ambassadeur kazakh à Beijing, le célèbre orientaliste Murat Aouezov, avait déjà soulevé le problème, sans réussir à attirer l’attention des autorités chinoises.
34Après plusieurs années de débat, un accord-cadre sur la protection et l’utilisation des fleuves transfrontaliers a finalement été signé entre les deux pays à Astana, en 2001. Néanmoins, le document reste général, ne mentionne aucun traitement spécifique pour l’Ili et l’Irtych, et se contente de conseiller une utilisation « raisonnée » des eaux communes. Depuis, Beijing a systématiquement refusé la mise en place d’une autorité commune chargée de la gestion de l’Irtych et n’a validé que la création d’une commission sino-kazakhe consultative, qui a finalisé, en 2006, un projet d’accord sur la diffusion, par chacune des parties, d’informations sur la qualité de l’eau. En 2011 est signé un accord intergouvernemental sur la protection de la qualité de l’eau transfrontalière, selon lequel les deux parties s’engageaient à surveiller et préserver la qualité de l’eau, mais les deux parties ne sont pas parvenues à imposer des limites à leurs ponctions respectives. Même si la question des fleuves transfrontaliers ne domine plus la vie politique ni l’espace médiatique du Kazakhstan, elle est appelée à réoccuper le devant de la scène dans les années à venir.
35Les tensions et inquiétudes vont toutefois bien au-delà de ces questions frontalières et hydrauliques. La présence de la Chine dans le secteur de l’énergie au Kazakhstan et au Turkménistan, une influence jugée croissante de la politique chinoise sur la région, l’installation de nombreuses entreprises chinoises qui ne respecteraient pas la législation locale, emploieraient essentiellement des Chinois et n’apporteraient donc pas d’emplois à la population locale, la concurrence qui se dessine depuis plusieurs années entre commerçants centrasiatiques et chinois, et la peur d’une immigration chinoise nourrissent aujourd’hui des discours nationalistes et sinophobes au sein de certains cercles politiques et, plus largement, dans la population.
36En moins de deux décennies, la Chine est devenue un facteur de développement sans précédent de la région centrasiatique. Les sociétés centrasiatiques bénéficient de produits de consommation correspondant au faible niveau de vie des populations mais également capables de satisfaire les besoins croissants en technologie des classes moyennes émergentes, en particulier au Kazakhstan. Cette arrivée massive de produits chinois a permis aux Centrasiatiques de retrouver leur rôle traditionnel de culture de transit en exportant ces marchandises jusqu’en Russie. Les investissements chinois dans les infrastructures comme l’hydroélectricité, les transports ou les télécommunications aident à sortir de l’enclavement renforcé qu’ont connu les États d’Asie centrale, marqués par la disparition des réseaux datant de l’époque soviétique. Toutefois, le développement des relations sino-centrasiatiques tel qu’il se dessine actuellement signifie également une spécialisation restrictive pour les économies d’Asie centrale : devenus des exportateurs quasi exclusifs de matériaux bruts, les nouveaux États voient disparaître leurs dernières industries de transformation. Cette spécialisation limitée et la poursuite de la désindustrialisation de la zone pourraient constituer des éléments de déstabilisation sociale, car elles accélèrent la baisse du niveau de vie de certaines couches de la population. Il reste donc aujourd’hui à s’interroger sur la manière dont les sociétés centrasiatiques vivront, dans les années à venir, cette présence chinoise de plus en plus massive et ce qu’elle apportera d’évolutions dans les modes de vie, le développement économique, l’influence politique et culturelle.
Notes de bas de page
1 T. Kellner, L’Occident de la Chine. Pékin et la nouvelle Asie centrale (1991–2001), PUF, Paris 2008.
2 M. Laruelle, S. Peyrouse, The Chinese question in Central Asia. Domestic Order, Social Change and the Chinese Factor, Columbia University Press/Hurst, New York-Londres 2012.
3 Ibid.
4 N. Swanstrom. “China and Central Asia : a new Great Game or traditional vassal relations ?”, Journal of Contemporary China, 14, 2005, 569-584.
5 M. Laruelle, S. Peyrouse, Globalizing Central Asia. Geopolitics and the Challenges of Economic Development, Sharpe, Armonk 2012.
6 V. Paramonov, A. Strokov, Economic Involvment of Russia and China in Central Asia, Central Asian Series, Conflict Studies Research Center, Defence Academy of the United Kingdom, 7/12, 2007, 2.
7 Enquête de terrain menée en juin 2004 dans le Pamir : les populations kirghizes de la région de Murghab affirment avoir toujours eu des échanges avec les Kirghizes installés en RPC et en Afghanistan à la période soviétique et avoir organisé régulièrement des foires de troc fondées sur les réseaux familiaux.
8 Entretiens réalisés à la section d’études ouïghoures de l’Institut d’orientalisme, Almaty, mars 2005.
9 G. Raballand, A. Andrésy. “Why should trade between Central Asia and China continue to expand ?”, Asia-Europe Journal, 5, 2, 2007, 235-252.
10 V. Paramonov, A. Strokov. “Economic Involvment of Russia and China in Central Asia”, Conflict Studies Research Center, « Central Asia Series », 07/12 (E), Watchfield, mai 2007.
11 H.-L. Wu, C.-H. Chen. “The Prospects for Regional Economic Integration Between China and the Five Central Asian Countries,” Europe-Asia Studies, 56, 7, 2004, 1059-1080.
12 Pour le détail par produit, ibid., 1069-1070.
13 ”Xianjiang’s border trade to Kazakhstan on the fast track,” The Government of the Xinjiang Uygur Autonomous Region web site, June 2007.
14 Central Asia Human Development Report. Bringing Down Barriers : Regional Cooperation for Human Development And Human Security, UNDP, 2005, 189.
15 D. Satpaev, « Ten’“kitaiskogo drakona”. Zhestkie storony mjagkoj ekspansii » [L’ombre du “dragon chinois” ou les côtés durs d’une expansion molle], Evrazijskij dom, 18/01/2007, http://www.centrasia.ru/newsA.php?st=1169106660.
16 Les activités de ce bazar ont toutefois aujourd’hui ralenti après l’ouverture de l’Union douanière entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan.
17 G. Raballand et A. Andrésy, “Why should Trade between Central Asia and China continue to expand ?” Asia Europe Journal, 5 (2), Springer, 2007, 235–52.
18 V. Babak, “Astana v treugol’nike Moskva, Vashington, Pekin. Kazakhstansko-kitajskie otnoshenija” [Astana dans le triangle Moscou-Washington-Pékin.
Les relations kazakhstano-chinoises], Central’naja Azija i Kavkaz, 1, 2000.
19 V. Paramonov V. et Strokov A., Ekonomicheskoe prisutstvie Rossii i Kitaia v Central’noj Azij [La présence économique de la Russie et de la Chine en Asie centrale], Defence Academy of the United Kingdom, Conflict Studies Research Center, Central Asian Series, 07/12, Swindon 2007, 10.
20 A. Zhaparov, “The Chinese Migrants Issue in Kyrgyzstan”, The China and Eurasia Forum Quarterly, vol. 7, 1, 2009, 79-92.
21 Entretiens menés avec des commerçants ouzbeks et tadjiks sur les bazars d’Urumqi, septembre 2008.
22 Entretiens menés avec des commerçants ouzbeks et tadjiks à Shenzhen, novembre 2008.
23 M. Laruelle, S. Peyrouse, The Chinese Question in Central Asia, op. cit.
24 S. Peyrouse, “Flowing Downstream : The Sino-Kazakh Water Dispute,” China Brief, 7, 10, May 16, 2007, 7-10.
25 Water Resources of Kazakhstan in the New Millennium, UNDP, Almaty 2004, 41.
Auteur
Chercheur au Programme Asie centrale, IERES, Université George Washington, États-Unis.
speyrouse@gwu.edu
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