Rires en mer de Marmara
Une scène de la vie quotidienne dans l'Empire ottoman en 1909
p. 277-284
Texte intégral
1Dans un précédent article, paru en 1996, consacré à la question du rire dans l’Empire ottoman, j’avais défini le projet de cette recherche de la manière suivante :
« (…) Les travaux sur ce sujet sont très peu nombreux. La plupart envisagent l’humour sous l’angle des études folkloriques, ce qui rend difficile une appréciation historique et chronologique du phénomène. D’autres s’intéressent plutôt aux aspects littéraires, très riches dans la tradition ottomane. Mais cette façon d’aborder le comique nous laisse le plus souvent « en amont » du rire. Il faut descendre résolument la pente, prendre le parti du rire. L’historien doit se mettre du côté des rieurs. Tenter d’écrire l’histoire du rire, c’est en effet essayer d’ajouter une page nouvelle à l’histoire sociale. Comme l’écrit Jacques Le Goff : « De qui, de quoi rit-on, avec qui rit-on ? Répondre à ces questions est un bon moyen de parvenir au cœur des structures sociales et des mentalités collectives d’une société, car rire ensemble est une forme révélatrice de sociabilité »1 Retenons cette formule car elle résume bien quelle a été notre ambition : enquêter sur le rire comme révélateur de la sociabilité ottomane. »
2Il s’agissait donc de partir en quête du rire collectif, établissant une communication entre les individus, mais aussi, éventuellement, entre les groupes et les communautés. En m’appuyant sur quelques documents appartenant à la fin de l’Empire et aux débuts de la République turque, j’ai tenté de mettre l’accent sur les évolutions qu’avait connues le rire entre la fin du xixe siècle et la République kémaliste2. De ces analyses encore provisoires, on peut retenir deux points. Le premier est que l’on est passé d’un rire collectif à un rire sélectif ou électif ; d’un rire qui, à l’époque ottomane et pour autant que l’on peut en juger, regroupait les couches sociales et les communautés. L’exemple le plus significatif est celui du Karagöz, le théâtre d’ombres ottoman. Non seulement Karagöz rassemblait des spectateurs d’âges, d’appartenance communautaire ou sociale différents, mais il existait aussi des versions particulières à certains millet, comme le Karagöz grec (Karagiosis) et le Karagöz arabe, tunisien ou algérien (Qarakuz) ; de même, Nasreddin Hoca, avec ses fameuses histoires drôles, s’est coulé dans les différentes langues de l’Empire : il existait sous la forme Joha (ou Jha) au Maghreb, Goha en Égypte, Djoha chez les juifs sépharades de l’Empire. Sur le plan social, des témoignages nous montrent une grande diversité dans les cafés où étaient donnés les spectacles de Karagöz ; on pouvait y voir pachas et portefaix assis côte à côte et riant des mêmes plaisanteries. Mais ce rire collectif, avec son côté médiéval, « rabelaisien », a tendu à disparaître à l’époque de la République turque, où l’on assiste à un double phénomène : d’une part, l’assimilation au nationalisme ambiant de la figure de Karagöz, devenu le symbole du peuple turc, et d’autre part, la quasi disparition du spectacle de Karagöz.
3Ce qui frappe en effet dans l’évolution du rire – et c’est le second point –, c’est précisément la disparition des éléments publics, visibles et audibles, du comique, ceux qui avaient un rapport avec l’espace public : les spectacles de Karagöz ont pratiquement disparu des lieux publics à l’époque républicaine ; un article du Stamboul datant de 1925 évoquait déjà le théâtre d’ombres comme étant l’un des « arts turcs qui s’éteignent ». Le même phénomène s’est produit pour l’Orta Oyunu, sorte de commedia dell’arte à l’ottomane, qui se jouait sur les places publiques, et pour les meddah, les conteurs traditionnels. Autrement dit, la dimension publique du comique tend à disparaître, sous l’effet non pas tellement d’une politique – la police kémaliste n’a jamais empêché les gens de rire dans la rue –, mais du profond changement culturel et social qui s’est produit entre les dernières décennies de l’Empire et la République. Ces analyses, bien sûr, demandent à être précisées et complétées. L’histoire du rire dans l’Empire ottoman n’en est qu’à ses débuts et un travail de recherche plus approfondi est nécessaire pour en savoir plus.
4Une des façons de le poursuivre est de collecter des descriptions de scènes de rire collectif, afin de parvenir à une sorte de « phénoménologie » du rire ottoman. Plus précisément, je voudrais ajouter au dossier un document de ce type. Nous le devons à Sir Mark Sykes (1879-1919), diplomate britannique, connu en particulier pour avoir signé avec Georges Picot les fameux accords de 1916 qui prévoyaient le découpage du Moyen-Orient entre Anglais et Français une fois la guerre terminée. Lieutenant-colonel dans l’armée britannique, Sykes était un excellent connaisseur de l’Empire ottoman où il a effectué de nombreux voyages et missions. En 1915, il fut assistant du Secrétaire au War Office pour les Affaires proche-orientales, poste qu’il occupa jusqu’à sa mort, survenue à Paris en 1919. Dans The Caliph’s Last Heritage3, paru en 1915, moitié histoire de la Turquie et moitié récits de voyage, Mark Sykes évoque une tournée qu’il effectua en 1909 dans la région égéenne. Pour retourner à Istanbul, il s’embarque à Mudanya sur un bateau qui effectue le trajet en mer de Marmara. Avec force remarques moqueuses et même sarcastiques, il décrit le vapeur poussif qui se dirige avec une extrême lenteur vers la capitale ottomane. Sur le bateau, il note la présence à bord de toute sorte d’Ottomans. Il repère notamment une poignée de Jeunes Turcs qui occupent la cabine de 1e classe. Durant la traversée, ceux-ci l’ont transformée en une sorte de club politique où ils discutent dans une atmosphère enfumée :
« Insensibles au bruit, à la vue, aux odeurs, fumant, buvant du café et discourant [pendant des heures], ces héros dissertaient sur le féodalisme, le despotisme, l’égalité, la liberté, le positivisme et la fraternité. »
5Sur le pont supérieur, c’est un tout autre spectacle qui s’offre au regard de Mark Sykes. Un groupe de marchands de moutons et de portefaix (hammal) assiste à un spectacle improvisé donné par un nain. Celui-ci a dégagé un espace au milieu des ballots de marchandises qui encombrent le pont et il offre une sorte de représentation théâtrale comique à la clientèle du pont. Avec un bâton en guise de guitare, il improvise, et chante les amours contrariés d’une danseuse ; celle-ci pleure et se languit, et finit par s’effondrer sur le pont, gémissante et inconsciente, au milieu des rires des spectateurs. Et Mark Sykes de poursuivre :
« Puis il commence un autre tour, tout à fait nouveau celui-là à tous points de vue. Il sort de sa poche une paire de lunettes et un morceau de journal, il frise ses moustaches, ajuste son fez de biais sur son front, enfile ses lunettes sur le bout de son nez, s’assoit sur une caisse, et il commence une imitation du politicien jeune-turc éduqué dans un café — son accent snob, ses gestes apprêtés, son attitude dictatoriale et prétentieuse sont imités à la perfection. Le croirez-vous, cette imitation provoque dans ce public de bergers, de porteurs et d’Albanais ignorants beaucoup plus de rires que ses autres blagues et même que le spectacle de la danseuse se mourant d’un amour impossible. »
6Soudain, un de ces Jeunes Turcs apparaît sur le pont et aussitôt, la représentation cesse : le nain disparaît dans un coin et l’auditoire retombe dans un morne silence.
7Que nous apprend cette scène brève, saisie sur le vif, sur le rire dans l’Empire ottoman ? Et tout d’abord, avec quel regard Mark Sykes lui-même la considère-t-il ? Il est clair qu’il est loin d’en être un témoin neutre ou objectif. Ironique à l’égard du vapeur poussif qui traverse la Marmara, il n’est l’est pas moins à l’égard des Jeunes Turcs. Dans l’extrait cité plus haut, alors qu’il se moque de ces « héros » qui refont le monde dans leur cabine, de ces beaux parleurs qui discourent sur de grandes notions politiques, notamment sur des concepts en « -isme », sa sympathie va au menu peuple qui entoure l’amuseur du pont supérieur. Ce point de vue reflète les idées de Sykes sur l’Empire ottoman. Celles-ci sont très représentatives d’une certaine vision orientaliste européenne, remplie de nostalgie pour l’Empire ottoman d’autrefois, et finalement pas très éloignée de celle d’un Pierre Loti : Sykes regrette l’ancien régime, le temps d’Abdülhamid, où chacun se trouvait à sa place. « Il y avait, écrit-il dans un autre passage du Caliph’s Last Heritage, une large et noble tolérance — l’idiot inoffensif, les chiens, les pauvres, les mendiants, les orphelins, tous avaient leur place4 ».Tout à fait dans la veine du conservatisme anglais à l’égard des révolutions, depuis Edmund Burke et ses Reflexions on the Revolution in France, il reproche à la révolution jeune-turque d’avoir rompu avec cet ordre des choses. Toutefois, il n’est pas question de mettre en cause son témoignage ; nul doute qu’il a dû prendre un malin plaisir à retranscrire une scène dans laquelle les révolutionnaires jeunes-turcs étaient dûment raillés.
8Comme l’a bien noté Sykes, la scène qu’il décrit comporte des aspects traditionnels et des aspects nouveaux. L’aspect traditionnel, c’est le spectacle du nain, chantant et imitant une scène d’amour et faisant rire par ses mimiques un public varié, « populaire », de bergers, de marchands de moutons, de portefaix. C’est là une représentation classique, qui peut servir d’archétype au comique ottoman traditionnel. Dans la scène rapportée par Victor Bérard, le public du han de Manastir était lui aussi varié, et appartenait plutôt aux couches populaires ; quant à l’amuseur, Bérard mettait en scène un conteur (meddah), tel qu’il en existait un peu partout dans l’Empire à cette date5. Ici, dans le texte de Sykes, il s’agit d’un nain. Si nous disposons d’informations sur les nains du Palais ottoman, qui, au côté des muets, jouaient le rôle de fous du roi6, nous n’avons guère de connaissances sur les nains en dehors du palais. Mais nous savons qu’ils faisaient partie des amuseurs et des divertisseurs, fort nombreux à Istanbul au xviie siècle7. Quant au lieu où se déroule le spectacle, le pont d’un bateau à vapeur, ce n’est sans doute pas un de ces lieux traditionnels comme l’était le han décrit par Victor Bérard, ou comme l’étaient devenus les cafés apparus au xvie siècle dans l’Empire ottoman ; mais dès que les bateaux à vapeur ont fait leur apparition dans le Bosphore et dans la mer de Marmara — c’est-à-dire vers le milieu du xixe siècle — ceux-ci ont été investis par toute une foule de petits vendeurs, de bonimenteurs et d’amuseurs qui y voyaient un bon moyen de distraire les spectateurs en faisant la manche.
9Ce qui est véritablement nouveau dans la scène rapportée par Sykes, c’est le personnage qui fait l’objet du rire. Dans la scène du han de Manastir, qui se passait vers 1890, c’était le consul européen, « la bonne tête de l’expédition » selon l’expression de Bérard. Ici, ce rôle est joué par le Jeune Turc. C’est là en effet un fait nouveau, car un tel personnage n’aurait pu apparaître avant la révolution de juillet 1908. Or, même si nous n’avons pas la date exacte du témoignage de Sykes, nous sommes en 1909, quelques mois après l’événement. La révolution a été suivie par le retour de centaines, voire de milliers de Jeunes Turcs exilés en Europe, et notamment à Paris. Certains d’entre eux étaient restés de longues années en exil, parfois dix ou vingt ans ; ils avaient adopté durant leur exil des manières et des comportements occidentaux. Aux dires de contemporains, ils buvaient de l’alcool, ils ne se souciaient guère d’accomplir les devoirs religieux, ils fréquentaient davantage les cafés que les mosquées, etc. Naturellement, ces comportements n’ont pas manqué de choquer les conservateurs, les religieux et le menu peuple des villes, ce qui va susciter rapidement contre les Jeunes Turcs une opposition à caractère politique : d’où sortira la mutinerie du 12-13 avril 1909, appelée en turc otuzbir mart vak’ası.
10Ici, la satire des Jeunes Turcs n’est pas politique, ce ne sont pas leurs idées qui font rire le bon peuple du bateau, mais leurs manières qui sont tournées en ridicule : la façon particulière dont ils portent le fez, dont ils placent leurs lunettes sur le bout du nez à la façon de l’intellectuel occidental, les gestes, les attitudes, l’emphase de leur discours. Rappelons ici les analyses de Şerif Mardin sur le phénomène de super westernization dans les villes ottomanes à partir des Tanzimat. En s’appuyant notamment sur les premiers romans ottomans (qui datent du dernier quart du xixe siècle), Mardin a montré que l’une des figures centrales qui est prise pour cible et qui est l’objet d’un regard satirique est celle du « dandy ». Le personnage de l’« hyper-occidentalisé » est critiqué parce que son mode de vie repose sur des formes de consommation qui choquent l’éthique puritaine des masses ottomanes, mais aussi parce que sa façon de singer les Européens, ses manières outrancières, son comportement, son attitude, ses gestes, sa langue même sont étrangers à la culture et à la société ottomane. Et c’est bien ce qui s’exprime dans la scène du bateau rapportée par Sykes.
11Ce que révèle ce rire populaire qui s’exerce contre les Jeunes Turcs, c’est bien, pour reprendre l’expression de Şerif Mardin, leur « aliénation »8. Il peut être éclairant ici de s’inspirer de l’enseignement de la sociologie du rire dans le prolongement des idées exprimées par Bergson sur la signification du comique et la façon dont celui-ci remplit une fonction sociale9. Le rire suscité par l’imitation du nain signifie que, dans l’esprit du public, les Jeunes Turcs, de par leur comportement outrancier, s’écartent des normes, se mettent à distance et ont franchi le seuil de ce que la vie sociale peut tolérer. Comme on le sait, le rire trace une frontière dans la société : ici, d’un côté le groupe composé des spectateurs du nain, c’est-à-dire en fait le « peuple », et de l’autre, celui des Jeunes Turcs, qui, par leur comportement, s’isolent du reste de la société. Il y a, pour reprendre l’expression de Guillaume Sibertin-Blanc, une « rupture momentanée de sympathie » à leur égard, qui s’exprime par le rire, que Bergson définit comme « une espèce de brimade sociale »10. Aux yeux du bon peuple du bateau, les Jeunes Turcs ne sont pas seulement ridicules du fait de leurs manières occidentalisées ; mais en plus, ils font peur : lorsque que le Jeune Turc apparaît sur le pont, aussitôt le spectacle prend fin. Est-ce parce qu’il représente le nouveau maître de l’Empire, ou bien est-ce par une réflexe de respect à l’égard de l’homme éduqué, qui sait lire et écrire ? Il est difficile de le dire. Mais nous pouvons sans doute interpréter le rire collectif des marchands de moutons et des portefaix comme une sorte de « vengeance sociale ». Preuve, une fois de plus, que la révolution de 1908 marque une étape essentielle dans l’évolution sociale de la Turquie en ce qu’elle est un moment fort de la différenciation sociale.
12Grâce à Mark Sykes, nous observons ainsi au lendemain de la révolution jeune-turque, l’émergence d’un rire populaire, qui prend pour cible l’élite occidentalisée de l’Empire. Ce témoignage confirme qu’il existe désormais deux rires : un rire populaire, « rabelaisien », et un rire « distingué », « civilisé », celui de l’élite. Nous en voyons une autre illustration en considérant l’évolution de la presse satirique : on constate après 1908 une différenciation qui n’existait pas auparavant, lorsque la presse prenait son essor dans les années 1870. À cette époque, elle était relativement homogène et s’adressait à l’ensemble du public ottoman et d’abord, bien sûr au public alphabétisé — mais pas uniquement, le dessin humoristique touchant une clientèle plus large. Or, dès la révolution jeune-turque de 1908, apparaît une dichotomie dans la production satirique et humoristique ottomane. Il y a désormais des magazines élégants, destinés à des couches cultivées, écrits à moitié en français et à moitié en ottoman, comme le Kalem ; et, à côté, des feuilles plus populaires, avec des dessins très naïfs, comme Geveze. On voit bien qu’il y a désormais deux publics, que l’humour est différencié, et l’on peut imaginer, qu’en aval, le rire aussi s’est différencié.
13Si le texte de Mark Sykes a mis en scène le rire populaire, on peut trouver ailleurs des indices qui prouvent qu’il existe, à l’opposé, un « autre » rire. Un magazine paru en 1913-1914, intitulé Afiyet (la santé) en fournit une illustration intéressante11. Il s’agit d’un hebdomadaire consacré aux questions de santé et de médecine, ainsi qu’aux affaires domestiques (umur-u beytiye), ce premier numéro portant en français le titre suivant : « Afiète (la santé), revue familiale hebdomadaire illustrée ». En réalité, loin de se contenter d’être un magazine médical, donnant des conseils en matière de santé, d’hygiène et de mode de vie, Afiyet fournit aussi des indications sur la façon de se comporter en société, autrement dit sur les bonnes mœurs et le savoir-vivre, tout à fait dans la veine de ces traités de savoir-vivre (adab-ı muaşeret), souvent inspirés de manuels français, qui se multiplient à cette époque12. Comment faut-il accomplir les gestes de la vie quotidienne ? Que doit-on faire dans telle ou telle situation ? Telles sont les questions auxquelles Afiyet s’efforce de répondre. Si dans son premier numéro, une vignette montre comment une mère doit donner le sein à son enfant, une autre illustration composée de plusieurs vignettes indique au lecteur comment il convient qu’une femme s’assoit sur une chaise. Dans le numéro suivant, ce sont les hommes qui doivent s’asseoir de telle ou telle façon ; ils ne doivent pas s’affaler, mais se tenir droit contre le dossier. Dans un autre numéro, le même procédé illustratif est utilisé pour les manières de boire, celles qui sont correctes et celles qui sont incorrectes : ainsi, la femme doit boire non pas en levant le coude à hauteur de tête, ce qui pourrait gêner ses voisins, mais en gardant soigneusement le bras collé au corps. Et dans cette série de gestes et d’attitudes à avoir ou à éviter, vient le tour du rire — en l’occurrence la façon dont les femmes doivent rire. L’illustration page suivante comporte cinq figures différentes, numérotées de 1 à 5 de gauche à droite et de haut en bas, d’une femme en train de rire. Voici ce que dit la légende :
« Comment doit-on rire ? Le rire aussi a sa manière propre. Loin de l’enlaidir ou de faire fuir l’assistance, le rire d’une femme comporte un charme (letafet) particulier. Une femme ne doit pas rire aux éclats comme sur les figures 2, 3 et 4. Elle doit rire selon les figures 1 et 5, de telle sorte que cela ne gâte point sa beauté et qu’elle gratifie la compagnie de son charme13. »
14Pas question, donc, pour les lectrices de ce magazine — les classes moyennes et supérieures de la capitale ottomane — de rire à gorge déployée ou aux éclats. Il leur faut désormais rire d’une manière élégante, qui s’inscrive dans les bonnes manières, dans le savoir-vivre qui se répand dans les couches supérieures de la société.
15Le récit de Mark Sykes nous permet donc de saisir sur le vif un tournant important de l’histoire culturelle et sociale de l’Empire ottoman finissant. Si on le compare à la scène décrite par Victor Bérard dans le han de Manastir dans les années 1890, le fait important est que le Jeune Turc a désormais pris la place qu’occupaient les Européens, et notamment les diplomates européens, ambassadeurs ou consuls, dans le comique ottoman. La figure de l’Occidental est désormais dans la société ottomane. Par ailleurs, il confirme qu’il y désormais une différenciation qui s’opère ou en tout cas qui s’exprime au niveau social et culturel entre « le peuple » et l’« élite ». Une « dichotomie » qui va être bientôt théorisée par le maître à penser des Jeunes Turcs, Ziya Gökalp. S’appuyant sur la sociologie durkheimienne, celui-ci va s’efforcer de répondre à la question : comment créer une nation à partir du moment où celle-ci comporte en son sein un peuple et une élite que tout différencie ? Y compris la manière de rire14.
Notes de bas de page
1 J. Le Goff, « Jésus a-t-il ri ? », L’Histoire, no 158, 1992, 72-74 (note de Jacques Le Goff).
2 « Rire dans l’Empire ottoman ? », in L’humour en Orient, numéro spécial de la Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, no 77/78, 1996, 89-109 ; « Le Rire de Bergson en turc, de l’adaptation à la traduction », in Pitres et Pantins. Transformations du masque comique de l’Antiquité au théâtre d’ombres, Sophie Basch et Pierre Chuvin éds., Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, Paris 2007, 327-338. Ces deux articles sont reproduits dans : Sous le signe des réformes. État et société dans l’Empire ottoman et dans la Turquie kémaliste (1789-1939), éditions Isis, Istanbul 2009, (Collection Analecta Isisiana, vol CVI).
3 M. Sykes, The Caliph’s Last Heritage. A Short History of the Turkish Empire, Macmillan and Co, Londres 1915.
4 Cité par P. Brummett, Image and Imperialism in the Ottoman Revolutionary Press, 1908-1911, New York 2000, 263. Cf. aussi 27.
5 Cf. mon article “Rire dans l’Empire ottoman ?” cité à la note 2.
6 Cf. A. E. Dkc, “Imperfect Bodies, Perfect Companions ? Dwarfs and Mutes at the Ottoman Court in the Sixteenth and Seventeenth Centuries”, MA thesis, Sabancı Üniversitesi, nov. 2006 ; voir aussi D. A. Tökel, “Nâbî’den Cüce Diliyle Yazılmış bir Şiir » in Beden Kitabı, Kitabevi, Istanbul 2009, 267-274.
7 R. Mantran, Istanbul dans la seconde moitié du xviie siècle. Essai d’histoire institutionnelle, économique et sociale, Paris 1962, 499-503.
8 S. Mardn, « L’aliénation des Jeunes Turcs, essai d’explication partielle d’une “conscience revolutionnaire”, » in J.-L. Bacqué-Grammont et P. Dumont, Economie et sociétés dans l’Empire ottoman (fin du xviiie -début du xxe siècle), Paris 1983, 157-165.
9 Cf. les analyses de Guillaume Sibertin-Blanc, “Le rire comme fait social total (éléments de sociologie bergsonienne)”, dans F. Worms et C. Riquier éds., Lire Bergson, PUF, Paris 2011, 61-80. Je remercie Dilek Sarmıs qui a attiré mon attention sur cet article.
10 H. Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Alcan, Paris 1900, 103.
11 Merci à Ece Zerman qui a attiré mon attention sur ce magazine.
12 Cf. E. İşin, “Âdâb-ı Muâşeret”, Tarih ve Toplum, no 44, août 1987, 31-38.
13 Afiyet, no 2, 2 Tesrin-i Sani 1329 [15 novembre 1913].
14 Cf. « Le ramadan à Istanbul de l’Empire à la République », dans F. Georgeon et P. Dumont éds., Vivre dans l’Empire ottoman, sociabilités et relations inter-communautaires (xviiie-xxe siècles), L’Harmattan, Paris 1997, 31-113.
Auteur
Directeur de recherche émérite au CNRS.
francois.georgeon@ehess.fr
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