Samarkand, Maracanda, Zariaspa : la lente formation d’équivalences toponymiques
p. 157-160
Texte intégral
1Les Arts de l’Asie centrale paru peu avant l’an 2000 constitue l’une des plus belles contributions de Pierre Chuvin en faveur du patrimoine centrasiatique, et il y montre sa très large vision de la région. C’est donc pour célébrer sa curiosité que nous lui dédions ici la primeur de deux observations liées aux mystères qui subsistent aujourd’hui encore sur le nom de Samarkand. D’autant qu’il a consacré à cette cité légendaire plusieurs de ses publications.
La difficile mise en parallèle de Maracanda avec Samarkand (S. G.)
2L’identification de la Maracanda des Anciens à la Samarkand des sources turko-arabo-persanes et des Modernes constitue aujourd’hui un acquis indiscutable dont la genèse a pourtant nécessité un temps considérable.
3Les premières mentions en Occident du nom local de Samarkand (Samarcut, Samacant, qui dérivent clairement de l’arabe et du persan1) apparaissent à l’époque des premiers contacts avec l’empire mongol, de Benjamin de Tudèle à la famille de Marco Polo. Transmis par ces voyageurs sans indication géographique précise, ce toponyme est entré dans les cartes d’Ebstorf et d’Hereford sous les mentions Samarcha civitas et Samarcan civitas (xiiie siècle). Bien que dans la géographie occidentale le nombre des toponymes locaux ne cesse de grandir, la réapparition, dès le xiie siècle, de la Géographie de Ptolémée réintroduit la toponymie antique et les schémas cartographiques « classiques » qui, spécialement pour l’Asie centrale, constituent une source de confusion plutôt que de progrès.
4Alors qu’au début du xve siècle Ruy González de Clavijo, ambassadeur de Castille à la cour de Tamerlan, ne connaît que le nom de Samarkand, la première assimilation de la ville avec Maracanda intervient un siècle et demi plus tard, dans une biographie de Tamerlan, Magni Tamerlanis Scytharum Imperatoris Vita, évoquant celle d’Alexandre, publiée en 1553 par Pietro Perondino. C’est à cet auteur en tout cas que se réfère un siècle plus tard Filippo Ferrari dans un Lexicon Geographicum, où l’idée que Maracanda et Samarkand ne font qu’un se cristallise en une formulation laconique communément acceptée en Europe. Ce parallèle ne provient pas des sources arabo-turko-persanes, comme le montre le fait que dans sa célébrissime Bibliothèque orientale (1697), l’un des plus importants orientalistes de l’époque, Barthélemy d’Herbelot, présente Samarkand comme une ville « bâtie par Alexandre le Grand », sans joindre de notice sur Maracanda. Malgré les réserves d’Herbelot, cette identification est acceptée au xviiie siècle, même si Samarkand n’est pas exactement située, le problème découlant en partie du fait que Ptolémée place à tort Maracanda très au sud, à l’angle inférieur gauche de sa carte de la Bactriane. Établie à Samarkand après sa prise en 1868, l’administration russe du Turkestan approuve le parallélisme et s’intéresse au site d’Afrasiab où plusieurs campagnes de fouilles sont lancées.
5Ces travaux ne parviennent pas à confirmer l’assimilation d’Afrasiab à Maracanda, qu’on localise en différents endroits dans et autour de Samarkand. Fin connaisseur de Samarkand, V.L. Vjatkin réfute la localisation de Maracanda à Afrasiab, entraînant dans son sillage le grand Barthold (1927). Cette opinion négative perdure jusque dans les années 1970, quand Grégoire Frumkin note dans son Archaeology in Soviet Central Asia (1970, p. 128) que la localisation de Maracanda à Afrasiab a été réfutée par les archéologues contemporains, alors même que les archéologues soviétiques sont en train de la démontrer2. Cette vision passera même dans la littérature occidentale, comme chez Donald W. Engels3, montrant à quel point la tradition érudite a pu constituer un obstacle plutôt qu’un gage de succès dans la localisation de la Maracanda antique.
Une confusion antique, ou quand Zariaspa, second nom de Maracanda, est devenue Bactres (C. R.)
6Dans les sources antiques le nom de Maracanda n’est pratiquement associé qu’à l’épisode de la conquête où Alexandre s’est laissé entraîner à la poursuite de Bessos, l’assassin de Darius. L’itinéraire tel qu’il est proposé dans la plupart des ouvrages actuels a été conçu pour l’essentiel au xixe siècle grâce aux premiers savants associés à la conquête russe du Turkestan (Franz von Schwarz, par exemple), mais sans que l’on puisse vraiment reconstituer les routes empruntées, en raison des nombreuses contradictions apparentes des textes antiques. Ce n’est que récemment que l’identification des célèbres « roches » sogdiennes prises par le conquérant a pu être établie avec une certaine vraisemblance dans la région des Portes de Fer près de Derbent, en même temps qu’on localisait plusieurs toponymes problématiques4.
7Des épisodes majeurs ont cependant plus longtemps résisté à leur localisation, notamment les interventions contre les chefs de la résistance sogdienne, dont le plus connu, Spitamène, apparaît à tort en Occident comme un bandit de grand chemin. Les actions de ces résistants sont liées pour l’essentiel à une cité du nom de Zariaspa que les sources antiques – Polybe, Strabon, Pline – identifient à la ville de Bactres. Dans des publications à venir, je compte démontrer que cette identification ne s’est faite que près d’un siècle après l’expédition d’Alexandre. En réalité, pour Aristobule et lors de la chute des Achéménides, Zariaspa était très certainement Maracanda en tant que capitale du haut Zérafshan5 ; la forme originale du nom pourrait donc être *Zarapša, la métathèse – sp–/– pš– constituant un phénomène de transcription normal lors du passage du sogdien au grec. Le Polytimète (« très honoré ») transmis par Arrien, Quinte-Curce ou Claude Ptolémée serait en réalité une épithète du fleuve qui aurait été traduite de l’épithète sogdienne nāmīk (« renommé »), tandis que le Zariaspes (« pourvoyeur d’or ») / *Zarapša-Zérafshan serait le nom principal du fleuve. L’origine du nom du Zérafshan que l’on date traditionnellement du xviiie siècle peut donc être remontée d’au moins deux mille ans.
8Pour compléter ce cadre géographique, il est curieux de constater que dans sa carte Ptolémée a localisé Maracanda entre le Dargomanès et le Zariaspès, le premier nom désignant en les confondant la rivière de Qunduz et le canal du Dargom au sud de Samarkand, et le second, comme dans la réalité géographique, le Zérafshan au nord de la même cité6.
9Comme je le montrerai ultérieurement en détail, cinq des sept épisodes localisés par Arrien à Zariaspa (la première convocation des hyparques d’Asie centrale, le meurtre de Kléitos qu’Arrien évoque dans le cadre des événements survenus à Zariaspa, les ambassades chorasmienne et scythes auprès d’Alexandre, la mort du grand harpiste Aristonikos) se seraient donc déroulés à Maracanda-Zariaspa, tandis qu’on ne peut plus attribuer à Bactres-« Zariaspa » que le seul épisode du jugement de Bessos et la réunion des renforts venus d’Occident, comme, au reste, le fait Quinte-Curce.
10En revoyant cette toponymie, l’historien peut donc mieux appréhender l’itinéraire réel des divers protagonistes de cette période7, ainsi que des implications historiques comme les rapports entre les conquérants macédoniens et les résistants sogdiens, notamment Spitamène qui tente sans cesse de reprendre Maracanda-Zariaspa, probablement parce qu’il en avait été le gouverneur à la veille de l’invasion.
Notes de bas de page
1 Comme le notent N. Sims-Williams et F. Grenet, l’étymologie du nom de Samarkand nous échappe encore, en dépit des nombreuses hypothèses proposées ces dernières décennies.
2 Voir notamment I.V. P’jankov, « Marakandy », Vestnik Drevnej Istorii, 1, 1970, 32-48, qui localise même correctement le célèbre meurtre de Cleitos sur la ville haute d’Afrasiab.
3 D. W. Engels, Alexander the Great and the Logistics of the Macedonian Army, Berkeley 1978, 99.
4 C. Rapin, « On the way to Roxane : the route of Alexander the Great in Bactria and Sogdiana (328-327 BC) », in G. Lindström, et al. (eds.), Zwischen Ost und West (Archäologie in Iran und Turan 14). Darmstadt 2013, 43-82.
5 De la même manière qu’au sud de Samarkand l’ancienne Kish/Kesh a été aussi connue des sources grecques sous le nom de Nautaca, en tant que capitale du haut Kashka-Daria.
6 Le Zariaspès ne saurait donc plus être confondu avec le Bactrus, fleuve de Bactres. Dans le même ordre d’idées, l’Artamis confluant avec le Zariaspès et dont W. Tomaschek explique l’étymologie par « sehr rein, heilig » (Realenzyklopädie, sv. « Artamis ») pourrait être l’Ak-Daria (« eau blanche »), l’une des branches du Zérafshan.
7 Entre autres identifications toponymiques découlant de cette recherche, on peut maintenant considérer que le grand site de Koktepe situé à une trentaine de kilomètres au nord de Samarkand a été celui de la forteresse de Gabae mentionnée par Arrien et dans laquelle Spitamène se serait approvisionné en cavaliers avant sa défaite finale ; l’origine de ce toponyme remonterait à la Gava de la géographie avestique, l’ancienne capitale de la plaine du Zérafshan avant que les Achéménides la remplacent par Maracanda.
Auteurs
Chercheur, Université de Lausanne-Fonds national suisse de la recherche scientifique.
sgorshen@gmail.com
Chargé de recherche, CNRS-ENS, AOROC, UMR 8546, Paris. claude.rapin@ens.fr
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