Les imams dans le chiisme populaire : entre ésotérisme et réformisme
p. 235-250
Texte intégral
1La dévotion aux imams est au cœur du chiisme, personne ne remettra en cause ce principe. Toutefois, la définition, le sens et le rôle attribués à ces figures sont loin d’être uniformes. Dès les premiers siècles de l’islam, différents courants, différentes écoles, défendirent des conceptions parfois très divergentes de l’imamat. Quand certains textes parmi les plus anciens défendaient une vision extrêmement spiritualisée des imams comme lieux de la Manifestation de Dieu, voire, dans certains cas extrêmes, comme incarnation (ḥulūl) du divin, d’autres proposaient au contraire une ligne plus rationaliste et légaliste, selon laquelle les imams représentaient seulement les guides spirituels – et idéalement, temporels – de la communauté des croyants. Le chiisme duodécimain est parfois assimilé à ce dernier courant. De fait, celui-ci l’emporta au xe siècle dans l’école duodécimaine officielle, attribuant aux sectes « extrémistes » (ghulūww) les textes plus ésotériques. Ce serait également au nom de ce rationalisme et de ce légalisme qu’Ismail, premier shāh Safavide, aurait choisi le chiisme duodécimain comme religion d’État, le préférant au chiisme « mahdiste » de ses premiers partisans, trop exalté et apocalyptique pour apporter légitimité et stabilité à la nouvelle dynastie qu’il souhaitait fonder. Certains voient enfin dans l’instauration de la République islamique l’aboutissement logique du légalisme duodécimain et de la place démesurée qu’y tient le clergé, seul interprète autorisé de la Loi, nā’ib al-’amm (député général) du douzième imam, selon une doctrine qui se mit peu à peu en place après l’Occultation (Mervin 2000 : 121 ; Amir-Moezzi 2004).
2Toutefois, les conceptions ésotériques ne se sont pas perdues, mais ont survécu au long des siècles, d’abord à travers les écoles philosophiques et mystiques, mais aussi au cœur même du chiisme populaire. Ainsi, si l’on se tourne vers le chiisme tel qu’il est vécu en Iran, on se rend compte que le débat sur la définition et le rôle de l’imamat est toujours d’actualité ; c’est ce que cette étude souhaiterait mettre en lumière. Elle s’appuie pour cela sur un travail d’enquête de deux ans (2001-2003) mené dans la vallée de Kuhbanān, au nord de la région de Kermān, en particulier dans le village d’Afzād, peuplé de 200 habitants1. À l’issue de nombreux entretiens, plus ou moins dirigés selon les circonstances, un fossé générationnel se dessina clairement : bien des croyances des villageois âgés de moins de 60 ans différaient de celles de leurs aînés quand il s’agissait d’évoquer la personne des imams. Devant moi, conceptions ésotériques et conceptions « rationalistes » s’affrontaient toujours. Ce sont ces différences, leurs raisons d’être et leurs implications que je souhaite analyser, sans perdre de vue qu’il s’agit d’une étude de cas qui ne peut être généralisable à l’ensemble de la société iranienne2. Par cet aperçu, j’espère tout de même apporter un éclairage supplémentaire à la connaissance du chiisme tel qu’il est vécu aujourd’hui en Iran, en mettant en lumière les transformations profondes auxquelles il est sujet depuis quelques décennies. Ce sera aussi l’occasion de souligner le lien étroit entre croyances populaires et traditions scripturaires, puisque, comme nous le verrons tout au long de cette étude, la foi de ces villageois reflète étroitement l’enseignement des lettrés et les débats qui surgirent en leur sein.
3Je commencerai par présenter en détail les conceptions liées à l’imamat dans la foi des plus anciens en m’efforçant de souligner leur lien aux traditions scripturaires, avant d’analyser le développement de « nouvelles croyances » de teneur plus rationaliste.
La lumière des imams et la création du monde
4Dans cette région, les générations de plus de plus de soixante ans accordent en général une place centrale à la notion de lumière dans leur définition de l’imamat. Même si tous ne connaissent pas en détail les traditions qui s’y rapportent, la majorité des personnes interrogées était capable d’évoquer quelques éléments précis. Voici, mis bout à bout, ce que j’ai pu récolter de la science des villageois à ce sujet.
5Si les imams eux-mêmes furent créés, dans leur personne historique, au moment de leur naissance, leur lumière fut créée avant la création du monde, lors du ruz-e azal, que l’un de mes informateurs situa même 14 000 ans avant celle-ci. Leur lumière fut issue de la lumière même de Dieu. Le terme ruz-e azal est issu de la tradition scripturaire et désigne le « jour pré-temporel » soit l’éternité pré-existante au temps avant que le monde ne soit (Bausani 2000 : 276-277). Les villageois n’en comprenaient toutefois pas toujours la portée exacte, l’interprétant souvent comme l’appellation déformée de ruz-e avval, ce qui signifie en persan, « le premier jour ». Autre reflet des traditions les plus anciennes, existe également la croyance en l’existence primordiale d’un « monde des particules », ‘ālam-e dharr, dans lequel les âmes (rūḥ)3 des imams et de tous les hommes se trouvèrent réunies avant même la création du monde. Encore une fois, les villageois connaissent le terme sans forcément en comprendre le sens précis, ni en retenir tous les détails, le confondant généralement avec le paradis.
6L’être véridique des imams correspond donc fort peu à leur personnage historique, mais à leur lumière-âme, éternelle, qui a sa place au paradis. Cette distinction s’inscrit dans une dichotomie plus large entre bāṭen (vérité cachée du réel) et ẓāher (apparences du monde), fondamentale dans le chiisme, et dont les villageois avaient une conscience aiguë. Selon un vieil homme de 75 ans : « La lumière des imams était dans l’’ālam-e dharr, maintenant encore elle s’y trouve. Nous, pour les Quatorze Immaculés4, nous ne disons pas « vivants » ou « morts ». Leur venue au monde (dunyā āmadan) ou leur départ de ce monde (az dunyā raftan), nous le considérons comme « en apparence » (be ḥesāb-e ẓāher) ».
7Le terme de lumière ne peut être toutefois totalement assimilé à celui d’âme. Dans la conscience villageoise, la lumière des imams possède une autonomie sémantique certaine. Elle détient d’abord des implications cosmiques. Nombre de villageois l’affirmaient et le répétaient : sans la lumière des imams, ce monde ne saurait être. « Si la lumière des imams n’existait pas, le ciel et la terre ne tiendraient pas » ; « Si leur lumière n’existait pas, nous ne pourrions pas soulever le pied ; chaque souffle que l’on inspire et expire, chaque travail que nous exécutons, c’est par la force de Dieu et par leur aide à eux ».
8Plus largement, la lumière des imams était associée à la miséricorde divine comme l’exprime si bien un vieil homme de 65 ans : « Elle [la lumière des imams] est miséricorde (raḥmat), la miséricorde de Dieu. Partout où se trouve la miséricorde divine, ils [les imams] sont là. Leur lumière, où qu’elle soit, est cause de quiétude (āsāyesh), de miséricorde (raḥmat), de guérison (shafā’). »
9Toutes ces affirmations sont le strict reflet des traditions scripturaires. Celles-ci distinguent en effet l’« imam historique », multiple, propre à chaque époque et à chaque cycle prophétique, ancré dans l’espace et le temps, de l’« imam cosmique », ou essence de l’imamat, pure révélation des Attributs de Dieu, préexistant à la création (Amir-Moezzi 2006c : 147). La « venue au monde des imams » correspond au « retour » de leur lumière primordiale vers leur corps mortel à travers la chaîne des générations5. Par ailleurs, l’idée que l’univers ne saurait être ni se maintenir sans l’existence des imams correspond à la notion de l’imamat comme ḥujja, « Garant de Dieu sur Terre » (Corbin 1971 : 304-305)6. Nés du regard de compassion et d’amour de Dieu pour le monde qu’il avait en vue de créer, les imams représentent également la source de toute miséricorde divine (Ayoub 1988 : 55).
10Dans la foi de ces villageois iraniens, la lumière des imams en vient à être l’expression même de leurs pouvoirs surnaturels, conférés par Dieu et mis au service des hommes : « Quand leur lumière tombe sur nous, c’est très bon pour nous. Quelque problème que nous ayons, nous disons : “Yā ? Ḥaḍrete ‘Alī ”, et notre cri lui parvient » ; « Grâce à elle [lumière], les imams font beaucoup de miracles ». Un autre villageois définissait quant à lui cette lumière par le pouvoir d’intercession que détiendront les imams le jour du Jugement dernier, autre pilier de la foi populaire. Là encore, il s’agit de croyances ancrées dans des traditions scripturaires bien établies : le pouvoir thaumaturgique des imams, étroitement lié à leur essence quasi divine, représentée par leur lumière primordiale, est en effet établi dans des traditions très anciennes (Amir-Moezzi 2000).
Le rôle des imams : guérison et intercession
11Nous voici introduits aux deux principales fonctions de l’imamat, tel que perçu par les anciennes générations : miracles en ce monde et intercession dans l’au-delà. La raison d’être de leur foi est contenue, pour eux, dans ces quelques mots. Telles étaient en effet les deux principales raisons évoquées par eux pour inciter à la conversion : « Si vous aimez les imams, si vous les acceptez, ils vous apporteront guérison (shafā’) et intercession (shafā’at). » La relative homophonie des deux termes en persan rend la formule encore plus frappante et accentue le parallèle.
12Le principal miracle demandé aux imams en ce monde est en effet la guérison. Cela est bien visible à Mashhad, sorte de Lourdes chiite, où le mausolée du huitième imam est rempli d’une foule de malades et d’handicapés de toute sorte, disposés à un endroit précis, auprès de grilles (panjere) qui entourent le tombeau, où ils passent la nuit dans l’espoir d’obtenir durant leur sommeil la guérison tant désirée. Plus modestement, pour ceux qui ne peuvent aller jusqu’à Mashhad, l’une des pratiques centrales de tout pèlerinage est de toucher la grille ouvragée du cénotaphe (ḍarīḥ) et, si possible, de passer ensuite la main sur une partie malade du corps, afin d’y déposer le tabarrok7 du saint personnage et enrayer ainsi le mal. Dans leur grande miséricorde, c’est même « à domicile » que les imams viennent sauver leurs fidèles, le plus souvent grâce au vecteur du rêve.
13Faisant pendant au pouvoir miraculeux des imams en ce monde, leur pouvoir d’intercession est tout autant apprécié des villageois. Il est admis de presque tous qu’un chiite ne peut connaître les flammes de l’enfer, celui-ci lui serait même ḥarām. Si péché il y a, c’est dans le monde intermédiaire du barzakh, où les âmes après leur mort attendent la résurrection et le jugement dernier, que les fidèles l’expieront à travers mille tourments8. D’autres reconnaissent en revanche qu’un chiite chargé de péché pourra connaître l’enfer, mais de façon seulement provisoire : un jour ou l’autre, l’un des Quatorze Immaculés intercédera pour lui.
14Protection, miracles salvateurs et intercession, là sont donc les principales fonctions des imams et, plus largement, des Quatorze Immaculés. Ce trait constitue un héritage direct de l’époque safavide, fruit de l’école akhbari. Si les pouvoirs surnaturels – en particulier, les pouvoirs thaumaturgiques – des imams sont bien affirmés dans les traditions chiites des premiers siècles et compris comme l’expression de leur science divine (Amir-Moezzi 2000 : 256), ce serait seulement à l’époque safavide que les imams prirent la figure de véritables « patrons surnaturels », appelés à répondre aux attentes concrètes des fidèles en cette vie et en l’autre, au détriment de leur rôle proprement initiatique, spirituel (Arjomand 1984 : 164-167).
15Par ailleurs, le récit de l’intercession nous renseigne sur ce que représente l’essence de la foi pour les vieux habitants de Kuhbanān : l’amour des imams. Ce ne sont point tant les gestes vertueux ou le respect de la Loi qui compteront au jour du Jugement dernier, mais bien l’amour et la vénération portés aux imams. De façon plus ou moins consciente, ils liaient en fait étroitement amour porté aux imams et vertu, la seconde dérivant naturellement du premier. Rappelons que cet amour attire dans le cœur du fidèle leur lumière, assimilée à la miséricorde divine et à la pratique des vertus. Je jetais également souvent le trouble dans leur esprit lorsque je demandais avec insistance si les chiites « grands pécheurs » échapperaient vraiment à l’enfer : un vrai chiite, qui aime et respecte le prophète et les imams, ne peut être un grand pécheur, me répondaient-ils souvent.
16Là encore, on trouve la transcription populaire d’une tradition scripturaire des plus fermes : car c’est bien l’amour porté aux imams, ou walāya, qui constitue l’essence du chiisme selon de nombreux hadīth à portée ésotérique. En effet, « la connaissance et l’amour de l’imam orientent le fidèle vers la connaissance de la réalité secrète de celui-ci, laquelle n’est autre que la Face révélée de Dieu » (Amir-Moezzi 2006d : 203). C’est aussi cet amour qui le sauve de l’enfer dans la mesure où il est jugé par Dieu selon ses sentiments envers l’imam. De même que le fidèle accède à la connaissance de Dieu à travers l’imam, de même est-ce à travers l’imam que Dieu connaît le fidèle. C’est en ce sens que l’imam porte également le nom d’A ‘raf, qui désigne le mystérieux rempart dressé entre l’enfer et le paradis évoqué dans le Coran (VII, 44-45) (Corbin 1971 : 310). Dans la foi populaire, le sens de cette doctrine a légèrement glissé et se voit réinterprété en termes d’intercession.
Les panj tan et la primauté d’‘Alī
17Le discours des villageois est également fort proche de la tradition scripturaire quand il refuse d’établir une distinction, et plus encore une hiérarchie, entre les différents imams : « leur parole (ḥarf) est une, leur mouvement (ḥarekat) est un, leur comportement (raftār) est un » me disaient-ils. Selon la tradition savante, les imams forment un « plérôme », une seule et même réalité indivisible, de même qu’il sont issus d’une seule et même origine : la lumière divine9. Toutefois, à mieux écouter les récits des vieillards, on se rend vite compte que certaines figures saintes tiennent une place plus importante que d’autres dans le cœur et dans la foi des fidèles. La tradition scripturaire elle-même distingue cinq des Quatorze immaculés, désignés par le terme panj tan (les cinq êtres) ou āl-e ‘abā (la famille du manteau)10 : Muḥammad, Fāṭima, ‘Alī, Ḥasan et Ḥusayn. Les villageois, là encore, prétendent ne pas établir de distinction entre ces cinq êtres saints mais leurs discours démentent le fait. Trois personnages sont en effet particulièrement vénérés et donnent lieu à des récits plus détaillés : ‘Alī, Fāṭima et Ḥusayn.
18‘Alī, premier imam, est souvent cité comme le plus « élevé » des Quatorze Immaculés. De nombreuses formules soulignent le lien intime qui l’unit à Dieu. « ’Alī n’est pas Dieu mais n’est pas séparé de Dieu »11, « ’Alī possède 1000 des 1001 noms de Dieu », ‘Alī est « le secret de Dieu » (serr-e khodā), « le juge du jour des Comptes » (qāḍi-ye ruz-e ḥesābi), et son essence (dhāt) « est une avec l’essence de Dieu ». Toutes ces appellations sont, là encore, d’origine scripturaire. Elles se trouvent en particulier dans des prônes attribués à ‘Alī, où celui-ci se décerne une litanie de noms théophaniques12.
19Circulent également de nombreux récits, riches en merveilleux, soulignent son caractère quasi-divin, le faisant parler et manier l’épée à la naissance, apparaître à sa mère avant même sa conception, le mettant aux prises avec ‘Amr ou ‘Umar, champions exécrés du sunnisme, ou dévoilant sa supériorité sur les plus grands prophètes, y compris sur Muḥammad lui-même13. Significatif à cet égard est le récit du mi’rāj, élévation aux cieux du prophète, suggérée très succinctement par le Coran mais qui donna lieu par la suite à une tradition scripturaire développée et très populaire, dont certains villageois possédaient encore des traces matérielles (sous la forme de petits livrets bon marché)14. Il ressort de ce récit, là encore, la supériorité écrasante d’’Alī, présent auprès de Dieu quand Muḥammad en restait séparé par un voile ; en voici les derniers mots, adressés par Dieu à son prophète : « Quand tu n’étais pas encore venu devant mon Trône, quand tu n’étais pas encore prophète, moi j’avais déjà créé l’âme d’’Alī sur ce Trône, il était auprès de moi ».
20La primauté absolue d’’Alī, qui surpasse donc même le prophète, éclate là nettement. Il ne s’agit pas, là non plus, d’une « exagération populaire », cette croyance trouve directement son origine dans les traditions scripturaires. De nombreux textes ésotériques évoquent ainsi la présence d’’Alī à toutes les étapes importantes du mi’rāj du Prophète et indiquent en filigrane la supériorité de l’imamat (walāya) sur la prophétie (nubuwwa), dans la mesure où la mission prophétique perdrait sa signification sans l’exégèse ésotérique apportée par l’imam. Plus encore, selon cette forme de pensée duodécimaine, l’imam archétypique, ici représenté par ‘Alī, est supérieur à tout prophète car il est la manifestation plénière des Attributs divins (Amir-Moezzi 2006c, p. 149).
21Et pourtant, en d’autres circonstances, il arrivait aux villageois de m’affirmer que la figure la plus importante des Quatorze Immaculés était Fāṭima. Plusieurs villageois m’affirmèrent ainsi que sa lumière avait été créée avant toute autre, et que c’est d’elle que découlait la lumière du prophète et des imams. D’autres encore me citèrent différentes traditions suggérant une telle primauté : « Dieu à dit à Muḥammad : je t’ai créé pour Fāṭima, pour qu’elle ait un père »15 ; « Dieu dit : j’ai créé ce monde pour Muḥammad, j’ai créé Muḥammad pour ‘Alī, j’ai créé ce monde, Muḥammad et ‘Alī pour Fāṭima ». Si les récits la concernant sont moins nombreux que pour ‘Alī, sa naissance, ou plus précisément, sa conception, est toutefois également entourée de merveilleux. Les villageois connaissaient bien une tradition, d’origine scripturaire16, selon laquelle Fāṭima aurait été conçue d’une pomme venue du paradis et ingérée par le Prophète et sa femme. Fāṭima possède un rang si élevé car elle était destinée à souffrir plus que tout autre, aux dires des villageois. Et c’est en raison de ces souffrances qu’elle détiendra le pouvoir d’intercession suprême le jour du Jugement17. Même là où Muḥammad et ‘Alī échoueront, elle parviendra à emporter la miséricorde de Dieu en présentant devant elle, sur un plateau, la tête de l’imam Ḥusayn, son fils tragiquement assassiné à Karbalā18.
22Ḥusayn, le troisième imam, incarne quant à lui de façon éclatante une troisième caractéristique de l’imamat : le martyre. Trahi par le peuple de Kūfa, qui l’abandonna après avoir fait appel à lui, il trouva la mort en 680 apr. J.-C., dans la bataille de Karbalā qui l’opposa aux armées de Yazid, calife omeyyade. Sa fin tragique est commémorée chaque année lors du mois lunaire de muḥarram, par des cérémonies de deuil extrêmement fortes, qui durent souvent plus de deux semaines et qui représentent le temps le plus important du calendrier rituel chiite. Dans la foi des villageois, le martyre de l’imam Ḥusayn dépasse de loin le simple fait historique pour prendre des dimensions cosmiques et sotériologiques, où la distinction entre bāṭen et ẓāher se révèle centrale. Dar ẓāher (en apparence), Ḥusayn fut donc tué à Karbalā après une résistance farouche, alors qu’il se portait au secours des populations de Kūfa qui l’avaient appelé. Mais dar bāṭen (en réalité), Ḥusayn n’est pas mort, et surtout pas vaincu. En effet, selon certains récits, qui me furent contés par oral, il aurait accepté volontairement ses souffrances et sa mort « humaine » bien avant sa naissance terrestre, dans l’’ālam-e dharr mentionné plus haut, et ce « afin que le monde soit »19.
23À travers les figures d’’Alī, de Fāṭima et de Ḥusayn se dessine donc le pendant douloureux des pouvoirs surnaturels des imams en ce monde et en l’autre. Combat, martyre, et souffrance : telle est également le sens de l’imamat pour les anciennes générations, et c’est bien en cela qu’il est exemplaire. Tout vrai chiite se doit, à la suite des imams, de connaître la douleur, ne serait-ce que dans le souvenir des tourments subis par ces saints personnages. Beaucoup m’expliquaient l’institution des cérémonies rituelles de deuil collectif comme le moyen qui leur était offert de compenser leurs péchés en communiant à la souffrance des Quatorze Immaculés et en leur prouvant leur amour.
Le nouvel enseignement
24Tous ces récits sont toutefois ignorés des plus jeunes, c’est-à-dire des générations âgées de moins de 60 ans. Plus encore, ce sont les conceptions fondamentales de l’imamat véhiculées par ces récits qui leur sont inconnues. Toutes les personnes interrogées, même des hommes de 40 ans réputés pour leur piété affichée, ne savaient rien du ruz-e azal (« jour éternel » correspondant aux premiers moments de la création), de l’‘ālam-e dharr (monde des particules) ni de la préexistence de la lumière des imams.
25Comment expliquer un tel fossé générationnel ? La réponse tient dans la transformation de l’enseignement prodigué par les clercs locaux, principaux vecteurs du savoir religieux. Aux dires des plus âgés, en effet, les traditions dont ils me rendaient compte leur avaient été récitées par les clercs de leur enfance, en particulier par le grand-père du clerc actuel, ākhund fort lettré de Kermān qui s’installa dans la région de Kuhbanān dans les années 1930 pour fuir la politique antireligieuse de Reza shah20. C’était surtout à l’occasion des rowḍe, ces rituels proprement chiites consacrés à la commémoration du martyre des imams, que les clercs récitaient de longs poèmes décrivant la création des imams et du monde, l’‘ālam-e dharr et le pacte passé par Ḥusayn avec Dieu lui-même. Les clercs eux-mêmes tiraient ces récits de recueils manuscrits dont je retrouvai un exemplaire chez un vieil homme de 80 ans, fils et petit-fils d’ākhund. De petites brochures imprimées véhiculaient également les histoires les plus répandues, comme celle du mi’rāj, que je retrouvai, soigneusement conservée, chez une vieille femme de 70 ans, elle-même « lettrée » et fille de clerc.
26Un homme de 60 ans affirma avoir entendu pour la dernière fois ces récits lorsqu’il avait une dizaine d’années. Il semble donc que la transformation de l’enseignement religieux se soit opérée au cours des années 1950, ce qui correspond assez bien à la diffusion de la pensée réformiste. Le fils de l’ākhund évoqué précédemment, par exemple, qui prit sa succession à cette époque, était beaucoup moins versé dans la connaissance de ces vieux poèmes religieux, aux dires des villageois, et ne les évoquait pour ainsi dire jamais. Or ce dernier avait étudié à Qom et Mashhad, hauts lieux d’enseignement où la pensée réformiste prit d’abord pied en Iran. Son propre fils, clerc également et ākhund actuel du village, ne souffle mot de ces récits dans les rowḍe qu’il dirige. Et pour cause, la nature même des rowḍe est aujourd’hui fort différente de ce qu’elle fut autrefois : si les lamentations pleurant le martyre des imams en constituent toujours le cœur, aux vieux poèmes qui les précédaient ont fait place des sermons développant surtout des enseignements rituels, moraux et juridiques. La priorité est désormais donnée à la connaissance de la loi religieuse, non à celle des imams.
27Quand j’interrogeai le clerc actuel sur ces récits dont m’avaient fait part les villageois, il me dit les connaître en partie ; certaines étaient pures fables, selon lui, d’autres étaient véridiques, comme la conception de Fāṭima à partir d’une pomme paradisiaque. Il ajouta qu’on évitait désormais de transmettre ces connaissances aux villageois car ils risqueraient d’en méconnaître le sens ésotérique et spirituel, s’arrêtant au simple merveilleux.
28Les anciennes générations avaient conscience de la condamnation des clercs actuels vis-à-vis de certaines de leurs croyances héritées du passé. Si celle-ci reste sourde aujourd’hui, elle fut sans doute un temps virulente et ouverte comme en témoignent ces propos, tenus par un homme d’une soixantaine d’années : « Aujourd’hui, ça a beaucoup changé. Dans les poèmes et les lamentations (nowḥe) d’autrefois, ils disent qu’il y avait beaucoup de mensonges, mais maintenant ils ne mentent plus, ils disent le vrai ». Certains avaient donc accepté et intériorisé le discours réformiste et s’excusaient presque de me raconter les traditions que je leur demandais, précisant par exemple : « On me l’a raconté, mais je ne sais pas si c’est un ḥadīth, cela veut dire, si c’est écrit dans les livres, ou si c’est juste des dires (goftāni), des choses fabriquées (sākhtani). » Celui qui me tint ces propos, vieil homme de 70 ans, fut d’ailleurs extrêmement gêné d’avoir en définitive à avouer, devant mon insistance, qu’il avait entendu ces récits de la bouche même de son père, qui figurait parmi les clercs les plus réputés du village.
29La majorité des anciens, cependant, restaient fermes sur leur position, précisant par exemple avant de commencer un récit : « Certains disent que c’est des mensonges, des “histoires” (dāstān) mais moi, j’y crois ». Les mêmes n’hésitaient pas à dénoncer avec amertume la nouvelle science des jeunes clercs : « Autrefois, les ākhund nous disaient beaucoup de choses, maintenant, plus rien, ils racontent des histoires nouvelles (ḥālā’i) », m’expliquait un homme de 80 ans.
30Toutefois, même s’ils accordent encore foi à leurs anciennes croyances, ils semblent avoir totalement renoncé à les transmettre à leurs descendants. Leurs propres enfants les ignoraient en effet, sans parler de leurs petits enfants, formés dans les écoles de la République islamique. L’enseignement religieux prodigué par cette dernière dès l’âge de sept ans a lui aussi fait totalement l’impasse sur ces points de doctrine, promouvant une conception des imams plus conforme à la pensée réformiste et surtout, à l’idéologie révolutionnaire islamique.
31À travers les discours des plus jeunes et les manuels scolaires se dessine ainsi une conception fort différente de l’imamat. Les imams sont considérés avant tout comme des personnages historiques, des êtres humains doués par Dieu d’une science divine particulière qui les autorise à interpréter le Coran et à guider religieusement et politiquement la communauté des fidèles. Leur rôle fut donc historique, il naquit et prit fin avec leur existence terrestre. Il possède aussi un aspect beaucoup plus rationaliste, exotérique, et politique que dans les discours des anciens.
32Si leurs pouvoirs miraculeux sont reconnus, et si les clercs actuels continuent à encourager la dévotion des fidèles envers les Quatorze Immaculés et les vœux contractés à leur égard, leur rôle d’intercesseur dans l’au-delà est en revanche plus facilement passé sous silence. Dans les manuels, la chose est claire : tous les chapitres portant sur le Jugement dernier ne soufflent mot de la notion d’intercession. Les imams y seront présents, certes, mais comme simples témoins. Le sort qui incombera à chacun sera déterminé d’abord en fonction de ses actes. Seuls à même de contrebalancer les péchés sont le repentir, les bonnes actions, les souffrances et épreuves endurées dans ce monde. Il découle de ce fait une insistance plus grande sur l’obéissance à la Loi comme voie du salut. Si la mission divine des imams vise toujours à sauver leurs fidèles de l’enfer, les termes en sont différents puisque le salut est dans le respect des commandements divins : leur action salvatrice est dans l’enseignement exotérique du Coran, la promulgation et l’application de la législation religieuse et la direction politique et morale de la communauté.
33Toutefois, à interroger les plus jeunes, on se rend vite compte que la croyance en l’intercession des imams est toujours vive. L’amour porté aux imams, la foi en leur protection dans l’ici-bas et dans l’autre monde et les gestes de dévotion qu’elle entraîne (deuils rituels, vœux, etc.) n’ont guère perdu de leur force malgré l’infléchissement de l’enseignement religieux.
34Le nouvel enseignement eut un impact plus profond en ce qui concerne les croyances liées à la nature même de l’imamat. Comme évoqué plus haut, les jeunes générations du village ne croient pas en une préexistence de la lumière des imams. Cette lumière même n’a pas pour elles le sens qu’elle prend dans la foi des plus anciens : sans rôle cosmique ou initiatique, elle se fait juste le reflet, l’expression de la vertu des Quatorze Immaculés : « elle naît de leur crainte de Dieu (taqvā), de leur ascétisme (zohd), de leur science (‘elm), de leur pureté (pāki) », affirma un jeune de 18 ans. En cela, elle ne leur est pas propre : très souvent, mes interlocuteurs illustraient leurs explications par le fait qu’un homme très pieux a souvent un visage lumineux (nurāni). Cette lumière est ainsi quelque peu « objectivée », comprise même parfois en des termes très matériels, contrairement aux affirmations des plus anciens, qui insistaient sur son aspect omniprésent mais invisible. Une jeune fille de 20 ans conclut ses explications en me racontant que leur lumière, de couleur verte, était apparue il y a deux ans à un groupe d’hommes pratiquant le deuil rituel (sinezani) et qu’elle-même avait cru l’apercevoir au-dessus du petit sanctuaire villageois un soir du mois de muḥarram.
35Les légendes pleines de merveilleux sont également inconnues, remplacées par des anecdotes à valeur morale. Tous les récits qui me furent contés sur ‘Alī, par exemple, le décrivent en train d’accomplir des actes de générosité ou de vertu, comme lorsqu’il servit humblement pendant des années une pauvre vieille sans lui révéler son identité. Par ailleurs, selon les plus jeunes, la science divine des imams ne leur est pas « infuse » mais entièrement transmise d’une génération à l’autre ; ‘Alī lui-même fut initié à cette science et à la connaissance du Coran par Muḥammad, chez qui il grandit et qu’il suivit partout. On voit à cette occasion que la hiérarchie se renverse entre les figures saintes : mes jeunes interlocuteurs étaient unanimes pour reconnaître au prophète la primauté sur tous les imams. C’est là un trait indéniable de l’enseignement des réformistes – et de la République islamique – qui, dans leur désir de rapprochement avec le monde sunnite21, cherchent à placer au centre de la foi la figure du prophète, facteur d’union.
36C’est à travers la figure de Ḥusayn que l’influence du nouvel enseignement se manifeste le plus clairement dans tous ses aspects, c’est pourquoi nous nous y attarderons quelque peu. Le martyre de Ḥusayn n’est plus compris comme un pacte passé par l’imam avec Dieu dès avant la création du monde. Ḥusayn « accepta » volontairement sa mort, certes, et c’est en cela qu’il représente le premier martyre, mais seulement dans la mesure où il savait que son geste de résistance entraînerait sa fin. Nombre de mes jeunes interlocuteurs reconnaissaient également que l’imam avait connaissance de son destin depuis son enfance, mais c’était par seul don d’omniscience, et non qu’il l’ait librement choisi « avant de naître ». Cette omniscience était d’ailleurs partagée par le prophète, et, selon une tradition qui me fut souvent citée, c’est justement Muḥammad qui devait révéler à son petit-fils sa mort tragique. Certains affirmaient même que c’était Muḥammad, et non Ḥusayn, qui avait accepté par avance le massacre de Karbalā, propos qui reflète la place croissante accordée au prophète.
37Quant au sens même donné au martyre de l’imam, il n’est pas de nature cosmique ou sotériologique, il ne s’agissait pas de permettre l’existence du monde ou d’obtenir le pouvoir d’intercéder pour la communauté chiite au jour du Jugement dernier. Non, dans la bouche du plus grand nombre, c’est pour la survie de l’islam que Ḥusayn trouva la mort. C’est pour défendre la foi et les valeurs musulmanes qu’il tint tête aux armées de Yazīd et son geste devait effectivement réveiller la conscience de nombre de musulmans et permettre la naissance de la communauté chiite. Grâce à l’institution des rituels de deuil annuels qu’il entraîna, la mémoire de l’évènement et des valeurs qu’il révèle peut se transmettre de génération en génération et maintenir la cohésion de la communauté malgré les périodes de persécution. Ce martyre est également compris comme un geste politique : c’est pour résister à la tyrannie et à l’injustice des premiers califes, en accourant au secours des populations de Kūfa qui l’appelaient à l’aide, que Ḥusayn se vit entraîné à Karbalā, où il trouva la mort22.
38On voit dans ces discours toute l’influence de la doctrine révolutionnaire islamique. La lutte contre l’oppression et la défense de l’islam représentent en effet les piliers de l’idéologie officielle depuis la Révolution de 1979, nourrie par les écrits de Shariati et de ses émules. Le caractère essentiellement exotérique et politique du rôle de l’imamat éclate ici dans toute son ampleur, bien loin des représentations traditionnelles reflétant, même déformé depuis l’époque safavide, le contenu ésotérique et spirituel des premières traditions chiites23.
Conclusion
39À Kuhbanān, le fossé générationnel en matière de croyances religieuses est donc grandissant. On pourrait en conclure qu’en Iran, encore une fois, l’école rationaliste tend à l’emporter sur les traditions plus fidèles aux premiers enseignements imamites. Les anciennes croyances héritées de l’époque safavide et remontant pour certaines jusqu’aux premiers temps du chiisme sont de moins en moins partagées – en dehors des courants soufis, encore nombreux même si officiellement interdits. Toutefois, si les croyances épousent étroitement l’évolution de la tradition savante, les pratiques résistent en revanche puissamment à la transformation religieuse. Même si la nouvelle doctrine impose une vision plus légaliste et rationaliste de la foi, insistant sur l’obéissance à la loi, renvoyant les imams à un rôle exemplaire enfermé dans les étroites limites de l’Histoire, dans les faits, les imams restent pour tous des patrons surnaturels tout-puissants et extrêmement présents, susceptibles d’apparaître aux fidèles ou de les visiter en rêve à tout moment. La foi en leur pouvoir d’intercession et en leur puissance miraculeuse, thaumaturgique surtout, reste vive et commande les nombreux actes de piété et de dévotion qui forment toujours l’épine dorsale du chiisme iranien : rituels de deuil (rowḍe, sinezani) et supplications collectives (du’ā), distributions de nourriture votive (kharj), pèlerinages aux emāmzāde (ziyāra). Les imams sont peut être compris différemment, ils n’en sont cependant pas moins aimés, pas moins vénérés.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Que ce soit ici l’occasion de remercier chaleureusement Jean-Pierre Digard, qui fut alors mon directeur de thèse, cadre dans lequel ce travail de terrain fut effectué. Outre ses nombreux conseils et son suivi attentif, c’est aussi grâce à lui, tout simplement, que je pus prendre pied dans la région de Kuhbanan, grâce à la médiation de M. Ruhollamini, dont je tiens également à mentionner la mémoire avec respect et affection.
2 Il existe malheureusement trop peu de travaux anthropologiques contemporains sur ce sujet pour pouvoir élaborer une étude comparative solide. Toutefois, l’étude de Loeffler sur la religiosité populaire dans un village du Luristan, menée dans les années 1970, reflète des conceptions relativement similaires à celles que j’ai personnellement trouvées dans la région de Kuhbanān. On peut donc tout du moins supposer que les résultats ici avancés sont partiellement généralisables.
3 Dans les ouvrages d’islamologie, le terme rūḥ est parfois plutôt traduit par le terme « esprit », la notion d’âme étant renvoyée au terme de nafs. Toutefois, dans la pensée villageoise, le terme nafs compris en ces termes est absent. J’ai donc privilégié cette dernière traduction.
4 Les Quatorze Immaculés, ou Quatorze Impeccables (chahārdah ma‘ṣūm), désignent les douze imams, Muḥammad et Fāṭima, tous considérés comme purs de tout péché.
5 Sur les modalités de la transmission de la lumière de la prophétie et de l’imamat à travers la chaîne des générations, en particulier à travers la lignée prophétique, voir surtout l’article très détaillé de Rubin (1975).
6 Cette doctrine repose, entre autres, sur un ḥadīth d’al-Bāqir commençant en ces termes : « Nous sommes la langue et la face de Dieu ; nous sommes les yeux de Dieu contemplant Sa création et nous sommes les garants de Dieu sur terre » (cité par Lalani 2000 : 83).
7 Equivalent de la baraka arabe, sorte d'énergie divine, présente dans les lieux sacrés et dans les objets ou aliments consacrés par la prière, qui se transmet par contact ou ingestion et offre à celui qui l'acquiert une bénédiction et une protection d'ordre général, en même temps que la guérison de ses maux corporels.
8 Ses péchés lui apparaissent alors sous forme de scorpions, serpents, et autres bêtes monstrueuses qui n’ont de cesse de le tourmenter.
9 Corbin consacre un long développement à cette notion de « plérôme des imams » dans le premier tome de son livre En Islam Iranien (Corbin 1971 : 53-74).
10 Référence au ḥadῑth-e kesā, bien connu de tous les villageois car encore récité à l’occasion de nombreux rowḍe, ces cérémonies religieuses officiées par un clerc comprenant un sermon et une séance de lamentations sur le martyre des membres de la famille du Prohète (Chelkowski 1994).
11 En persan, la formule joue sur une homophonie : ‘Alī khodā nist vali az khodā jodā nist.
12 Ces textes ont certes été rejetés dès le xiie siècle par les savants imamites, qui les attribuèrent aux mouvements extrémistes (ghulūww), toutefois, selon Mohammad Ali Amir-Moezzi, ils reflètent des discours existant depuis une époque très ancienne dans les milieux alides, d’autant que dans les premiers siècles, la distinction entre chiites « extrémistes » et « modérés » était en fait artificielle (Amir-Moezzi, 2006a, p. 90).
13 Notons que le légendaire merveilleux entourant la figure des imams, et en particulier d’‘Alī, fut en partie propagé par les confréries soufies alors que l’Iran était encore sunnite, mais c’est surtout à la propagande safavide qu’on doit sa diffusion dans la conscience populaire. Pour le détail de ces récits, voir notre livre (2006, p. 43-45).
14 Pour des informations générales sur le développement historiques de cette tradition, voir Gruber, 2004. Pour une analyse plus approfondie du thème et de ses développements théologiques, voir Amir-Moezzi, 1996.
15 Fāṭima est même considérée par certaines traditions comme « la mère de son père ». Pour plus de précision sur le sens d’une telle appellation, voir Veccia Vaglieri 1965 ; Bausani 2000 : 324.
16 Cette tradition est par exemple rapportée dans un poème du xvie siècle, écrit par Ḥusayn ibn Ḥasan Fārigh (Bausani 2000 : 311). Elle tire son origine de ḥadīth anciens et le récit en remonterait à l’origine à Al-Ghullabī, qui vécut au xe siècle (voir Veccia Vaglieri, 1965). Notons que nombre de récits entendus dans la vallée de Kuhbanân ont pour origine ce poème, qui fut diffusé un temps sous la forme de petites brochures lithographiées à Téhéran. Ḥusayn ibn Ḥasan Fārigh se serait lui-même inspiré des traditions qui avaient cours au Gilān, sa région d’origine, célèbre pour être restée jusqu’à l’époque safavide le foyer de mouvements chiites plus ou moins « extrémistes » (Choksy 1997 : 23-24 ; 91-92).
17 Ce point est aussi présent dans les recueils de ḥadīth (Veccia Vaglieri 1965 : 867).
18 Selon certaines sources scripturaires, Fāṭima aura le droit, au jugement dernier, de s’opposer à la volonté divine (Ayoub 1978 : 213-214).
19 Nous ne pouvons développer ici les récits oraux recueillis. On en trouvera l’équivalent dans notre livre (2006, p. 48) et dans l’étude de Loeffler (1988, p. 40). Notons que les premiers récits du martyre de Ḥusayn remontent au xe siècle et comportent déjà nombre de détails rapportant les pouvoirs miraculeux de l’imam (Calmard, 1975, p. 58)
20 Selon les villageois, ce clerc fuyait surtout l’interdiction du port public du voile, promulguée par Reza shah en 1935.
21 Sur l’importance accordée par le réformisme au rapprochement entre les différentes branches de l’Islam, voir Mervin, 2000, p. 275-329.
22 Pour une analyse détaillée de la transformation du sens attribué à la figure de Ḥusayn dans la foi populaire, voir Hegland 1983.
23 L’évolution du chiisme vers une « doctrine politique » ne s’est pas faite en quelques décennies mais plonge en réalité ses racines jusqu’à l’époque bouyide (xe siècle apr. J.-C). Pour une étude détaillée de cette évolution, voir Amir-Moezzi 2004.
Auteur
Enseignante-chercheur rattachée à l’Institut Catholique de Paris
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