Annexe 3. Intégralité de la présentation de C. Duroure lors de la séance consacrée aux mathématiques (Voir la première partie)
p. 221-230
Texte intégral
1C’est le premier séminaire de l’année. Cela va donc être un séminaire un peu informel sur l’utilisation des maths quel que soit le domaine scientifique, la science étant prise au sens le plus large possible. Hélas, il n’y a pas de biologiste présent. Voici c’est le texte d’appel, un peu polémique, pour susciter des réactions.
Affichage avant le séminaire, présentation du séminaire par courriel
Les usages des mathématiques en science: Langue commune ou outil de communication ?
Séminaire CNRS « épistémologie et communication »
Jeudi 9 Décembre 2010 à 14 heure, salle de L'OPGC, pôle physique des Cézeaux
Toutes les disciplines scientifiques mais aussi toutes les spécialités de chaque discipline ont un rapport spécifique avec l'usage des mathématiques.
« La » mathématique, c'est-à-dire la logique formelle est un « axiome épistémologique » utilisée par toutes les approches scientifiques (est science tous ce qui est réfutable grâce à une expérience)
Cependant, « Les » mathématiques, c'est-à-dire tous les outils inventés en logique, théorie des nombres, algèbre, analyse, géométrie, topologie, probabilité, ne sont pas utilisées de la même façon et avec la même « rigueur » dans chaque disciplines.
A partir d'exemples vécus dans un petit nombre de micro domaines de recherches, nous voulons discuter des a-priori épistémologiques existant (conscient, et parfois inconscient) dans l'usage courant des mathématiques comme outil essentielle de travail mais aussi comme « langage commun des sciences » (entre équipes, laboratoire, disciplines, décideurs politiques et ensemble de la société).
Les exemples présentés concerneront: La physique des particules, la turbulence en météorologie, la biologie (cladistique), l'économie et la linguistique. Tout autre exemple sera favorablement accueilli.
2Le but de la réunion est, par discipline et même par personne ou par équipe, de faire une petite synthèse de la manière dont on utilise, dont on voit les maths au niveau philosophie des sciences, épistémologie.
3Dans le texte, la première différence, « La » mathématique, c’est avant tout la logique. Après il y a toute la grande constellation des disciplines mathématiques (tout ce qui intéresse N, tout ce qui intéresse R, équations aux dérivées partielles, la géométrie, la topologie, la probabilité…). Cette liste ouverte, ou plutôt cet arbre de spécialités, n’est pas une description formelle, mathématique.
4Le but du jeu c’est de montrer que, selon les disciplines, on a une manière de jouer au bon sens du terme avec les mathématiques qui est un petit peu différente et qu’il peut y avoir des îlots de formalité qui peuvent être très en dehors de la physique théorique, de la science « dure » (par exemple en linguistique).
5Un point important est que chacun réfléchisse sur comment il utilise l’informatique : c’est sûr que, en logique et en théorie des nombres, l’informatique théorique, c’est quelque chose de très formel, de très proche du noyau dur, alors que l’utilisation par tout le monde, tous les scientifiques, de l’informatique c’est quelque chose qui va du plus formel au plus « bricolé » (je parle en connaissance de cause), avec un processus d’essai/erreur. Une fois que ça marche c’est bon. Cela me paraît très important. L’informatique est un domaine aux contours flous. L’informatique théorique est quelque chose de très dur, de très solide alors que l’utilisation de l’informatique est beaucoup plus artisanale, en particulier en physique de l’atmosphère.
Utilisation des mathématiques en sciences
But du séminaire
Permettre à tous d'exposer « sa » manière d'utiliser les mathématiques dans « son » travail de recherche, avec le moins de présupposés épistémologiques possibles.
Objectifs de recherche du groupe « épistémologies et communication »
Convaincre chacun de l'utilité d'une schématisation de son usage des mathématiques
- Afin de faciliter la communication de ses découvertes,
- Mais aussi de faciliter la transmission des outils utilisés pour ces découvertes.
(les mathématiques sont aussi une liste de « recettes pour trouver »)
Montrer que dans chaque disciplines, dans chaque laboratoire, et même dans chaque chercheur il y a une possible « schizophrénie épistémologique » dans l'usage des outils mathématiques.
algèbre et expérimentation (mesure) « contre » géométrie et théories (modèle)
6Le but du séminaire est de permettre à chacun (là c’est bien on dépasse la masse critique de dix personnes) d’exposer sa manière d’utiliser les mathématiques dans son travail de recherche (laboratoire, discipline…).
7Je n’ai pas encore présenté le groupe « Épistémologie de la communication ». C’est un groupe de l’ISCC du CNRS, une structure transversale, et l’un des objectifs de notre groupe est de montrer qu’il y a plusieurs « épistémologies vécues » dans le monde de la recherche et voir le lien entre les sciences de la communication et ces différentes épistémologies.
Schématisation de son activité scientifique ?
Schéma de son rapport avec les mathématique ?
Schéma = représentation géométrique (topologique) d'un problème
« icônes mis en relation », c'est-à-dire
« communication non linguistique »
Deux exemples :
Le schéma (la carte) des activités de recherche (R. Thom)
Le schéma de la recherche actuelle en turbulence (U. Frisch)
8Schématisation est un mot fourre-tout, utilisé ici dans le sens d’un résumé (non linguistique) décrivant comment chacun utilise les maths dans son activité scientifique.
9Cela sert d’abord à améliorer la communication. On verra qu’il peut y avoir des ambigüités sur l’utilisation des maths dans une même discipline.
10Cela sert aussi à permettre la transmission des outils de discipline à discipline, ou même de chercheur à chercheur. C’est quelque chose qui doit choquer beaucoup de matheux, les mathématiques c’est aussi une liste de recettes, d’outils comme une boîte de Lego ; ce qui est choquant, mais important dans l’usage.
11Au niveau personnel, ou dans une équipe, il peut y avoir des situations conflictuelles sur l’utilisation des mathématiques. Par exemple, dans l’utilisation de l’informatique, on peut avoir une certaine position épistémologique sur les mathématiques pour rechercher des interprétations de problèmes, ou faire des théories (construire des modèles), alors que dans l’activité de mesure ou pour la vérification des expériences, on a une position tout à fait différente. Il est essentiel que chacun se rende compte que les chercheurs en physique (en biologie, c’est peut-être encore pire) sont dans cette situation. Ils peuvent changer philosophiquement et épistémologiquement dans leurs manières d’utiliser les maths d’une activité à l’autre.
12Pour communiquer ses résultats, ou bien pour enseigner, c’est essentiel de savoir de quel point de vue on se place.
13Ici, je vais vous présenter une idée très discutable (au bon sens du terme).
14J’associe l’algèbre et l’expérimentation. Ça vous choque peut-être mais l’on est beaucoup plus proche de la logique formelle quand on utilise les mesures, car on n’a pas le choix, pas le droit à l’erreur, ce sont des activités qui demandent beaucoup d’effort et d’argent, il faut qu’on soit sûr du résultat.
15J’associe d’autre part la géométrie et la fabrication de théories. Il y a plein de gens qui disent qu’en théorie, on n’utilise que l’algèbre. C’est quelque chose de polémique. Je donnerai un exemple dans la turbulence où l’on voit bien que la géométrie ce n’est pas de l’anti-algèbre, mais c’est un point de vue différent sur les mathématiques qui est beaucoup plus porteur d’innovations en particulier pour les non mathématiciens professionnels, comme les physiciens.
16Je vais donner deux exemples de schémas sur l’activité scientifique (schématisation est un mot fourre-tout. Ça peut être une liste (souvent la liste est trop simpliste, car elle est ordonnée) ; ça peut être un arbre ; ça peut être un rhizome au sens de G. Deleuze).
17L’intérêt est que la lecture d’un schéma n’est pas linguistique, ce n’est pas une suite de phrases. On a beaucoup plus de liberté de lecture vis-à-vis d’un schéma que pour un texte ou un discours.
18Je vais présenter la carte de René Thom qui est un mathématicien atypique mais très sérieux, et la carte d’Uriel Frisch qui est l’un des grands spécialistes de la turbulence.
19La carte de René Thom, tirée de Prédire n’est pas expliquer (c’est un livre grand public qui est passionnant car il montre un point de vue atypique sur les mathématiques. Il prend toujours le contre-pied d’une espèce de courant dominant, mais qui l’est sans doute à juste titre (« dominant ») ; qui a comme noyau dur la logique). Voici le schéma tout bête, presque enfantin, de René Thom. C’est une espèce de « carte du tendre » (il emploie ce terme) de l’activité humaine en sciences. Vous voyez qu’on a plein de choses atypiques. Il met l’astronomie à part de la physique ; il met la physique autour d’un torrent des sciences expérimentales. Il montre un « fleuve du sens », un « pic du paradoxe ». Les axes de ce schéma ne sont pas du tout mathématiques enfin pas de mathématiques formelles : insignifiance et signifiance, vrai ou faux. On peut beaucoup réfléchir en voyageant dans ce schéma !
20Je vous conseille le bouquin Prédire n’est pas expliquer qui présente une vision très « géométrique » (lui il dit aristotélicienne) des mathématiques.
21On rêve que chaque chercheur dans chaque discipline puisse faire un petit schéma comme ça.
22Cet exemple est tiré du bouquin célèbre de Frisch. Il fait un schéma d’un domaine précis (on voit que les gens qui schématisent aiment bien, les montagnes et les vastes territoires !) sur le problème de la turbulence, en fait les équations de Navier Stokes (des équations aux dérivées partielles archi connues depuis cent cinquante ans qui sont toujours non résolues, on sait qu’on aura de très grosses difficultés pour mieux comprendre leurs solutions).
23L’intérêt de ce schéma est qu’il est bien plus précis que celui de l’activité scientifique de Thom, qu’il montre plein de voies d’accès techniques utilisées couramment en recherche (par exemple en météorologie).
24Par exemple, l’informatique est là, le « rocher école » de la simulation numérique, j’aime bien ce mot, j’y reviendrai dans cinq minutes…
25Le nombre de Reynolds est un nombre essentiel en théorie de la turbulence : plus il est grand, plus on a de degré de liberté : c’est grosso modo une fonction de la vitesse du fluide, l’échelle caractéristique du mouvement et de la viscosité. Au sommet de son pic de Navier Stokes, ce nombre Re est infini. Les codes numériques même avec des ordinateurs énormes sont très limités (ils donnent Re=400, on arrive maintenant à quelques milliers, ce qui reste petit). Alors que par exemple en physique des nuages, on arrive très très haut dans la voie expérimentale. On a des nombres de Reynolds de l’ordre de plusieurs millions en expérience classique dans un nuage.
26Après il décline plein d’autres choses sur son schéma. On voit que ce chercheur, dans son bouquin, résume un peu la situation actuelle, mais en se plaçant plutôt dans la partie voie expérimentale. Mais il montre aussi d’autres voies : la renormalisation qui est importante, je le citerai en exemple tout à l’heure, comme démarche physique sur les objets invariants d’échelle. Là on voit la face de la fermeture (c’est assez technique, il ne précise pas trop) ; là on voit la « directissime mathématique » qui est le rêve de résoudre Navier Stokes d’une façon formelle (et cela on sait que l’on va avoir du mal).
27Voilà le type de schéma qu’il faudrait que chacun construise. Ce sont des schémas très jolis, très poétiques, mais très utiles pour identifier nos a priori épistémologiques que nous utilisons souvent sans le savoir dans notre activité de recherche. Si à la fin de la réunion, on pouvait chacun faire une petite liste ou un petit arbre des choses qu’on utilise en mathématiques…
28Pour finir, je vous montre un schéma de base, qui résume la position de beaucoup (schéma « Poppérien »).
29L’école française en mathématique nous apprend qu’il y a un noyau dur, c’est la logique formelle, à juste titre. Ensuite, il y a les mathématiques qui l’englobent.
30Après il y a la physique dure, la physique des quatre forces (à l’époque de Newton, c’était la physique d’une force, après avec Maxwell deux forces, etc….). C’est une physique qui reste tout à fait cohérente avec cette démarche.
31Après il y a la physique « molle » et la biologie. Voici une autre version de ce schéma, qui est polémique car elle indique le caractère essentiel quoique transversal de la communication, du rôle logique de toutes les formes de langage. Sans science humaine il n’y a pas de science. La science se doit d’être discutée.
32Pour la turbulence par exemple, je vous montrerai qu’on est obligé de sortir d’une interaction aussi simple entre mathématiques et physique.
33Ici, je pense à une remarque de Julien Longhi, un linguiste membre de notre groupe mais qui n’est hélas plus clermontois. Il m’a fait une remarque toute simple, en disant que la sémantique et la grammaire, la linguistique et tout ce qu’on appelle les sciences humaines, on a tendance à croire que cela n’a rien à voir avec les mathématiques, que c’est un territoire informel et inconnu, mais il y a derrière cela un socle très formel, très logique, sans lequel on ne se comprendrait pas.
34Là, c’est le dernier schéma que je montre, pour dire que chaque chercheur est confronté à cette histoire de schizophrénie quant à l’utilisation des mathématiques.
35On a en partie à fabriquer des modèles, l’arbre des modèles (à gauche sur le schéma). Le représentant de cet arbre est vraiment Feyerabend qui ose dire « tout est permis ». On a absolument pas de rigueur mathématique à avoir, on essaye tout, on verra ce qui marche, et après seulement on vérifie, parce que ça coûte pas cher, c’est des gens qui ont des idées une nuit et puis, le lendemain, ils disent que ça vaut rien, ils font une croix dessus.
36Il y a l’autre pendant de l’activité scientifique qui est importante. C’est l’arbre des expériences (à droite sur le schéma). C’est une des idées de Lakatos. Cette partie de la recherche est nécessairement socialisée parce que ces expériences coûtent très cher, en effort et en argent (par exemple ATLAS, par exemple le CERN). C’est une mise en commun d’énergie qui est très importante. Là il ne faut pas faire de bêtise. Ce qu’il faut voir c’est que le lieu des recherches « efficaces » est toujours situé à l’interface entre ces deux arbres.
37Pourquoi je dis que c’est des arbres ? C’est bien expliqué autant dans Lakatos que dans Feyerabend. Dans l’arbre de droite, l’arbre des expériences, on pense à vérifier les mesures. Auquel cas il faut être absolument formel et s’approcher de l’algèbre et si on veut vraiment simplifier l’épistémologie, ce serait plutôt la vision platoniste et idéaliste de la recherche. Dans l’autre arbre, celui des modèles, il faut plutôt citer Aristote, René Thom… C’est une recherche presque gratuite où on est très libre, que j’associe plutôt à la géométrie. Je reconnais que cette manière de voir est tout à fait discutable et je vous propose d’en ouvrir dès à présent le débat…
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