Faut pas pleurer !
Les farces de maître Dario Fo
p. 83-94
Texte intégral
1Depuis la création de Mistero buffo (Mystère bouffe, 1969), la figure de l’auteur-acteur Dario Fo est liée à la réinvention du Moyen Âge, et la justification du prix Nobel de littérature qui lui est attribué en 1997 stipule qu’il s’inscrit « dans la tradition des jongleurs médiévaux ». À cette image s’associe celle d’un farceur, et ses jongleries du xxe siècle ont pu être associées à des farces médiévales : le spectacle Une confrérie de farceurs, mis en scène en 2007 par François Chattot et Jean-Louis Hourdin sur des places de Bourgogne, puis au Théâtre du Vieux-Colombier, commence par le solo de Fo La naissance du jongleur, qui introduit une série de farces médiévales traduites par Bernard Faivre. En réalité, la farce apparaît dans la carrière de Dario Fo bien avant qu’il ne s’intéresse à la culture populaire médiévale, comme un genre qui lui permet d’exercer son habileté technique, en tant qu’auteur, comédien et metteur en scène. Ce genre traverse son œuvre en suivant une évolution parallèle à celle de son engagement politique. D’abord terrain d’exercice permettant d’explorer différentes techniques comiques, la farce se fait militante au cours des années 1970, et finit, dans l’œuvre de Fo, par excéder la question générique pour devenir la marque d’une politique du rire.
Exercices de style
2En 1958, après des débuts dans des spectacles de revue et à la radio, suivis par un bref passage par le cinéma comme scénariste et acteur, Dario Fo fonde, avec son épouse et principale collaboratrice Franca Rame (1929-2013), une compagnie qui fait ses premiers pas avec deux spectacles de farces. Le premier, intitulé Ladri manichini e donne nude (Voleurs, mannequins et femmes nues) est créé en juin 1958 au Piccolo Teatro de Milan, et comprend, à la création, trois farces en un acte de Fo accompagnées de Mais n’te promène donc pas toute nue ; au bout d’un mois de représentations, la pièce de Feydeau a été remplacée par une quatrième pièce de Fo. Le second, intitulé Comica finale, qui comprend lui aussi quatre pièces brèves, est créé en décembre de la même année, au Teatro Stabile de Turin. L’auteur interprète l’un des rôles principaux dans chacune de ces pièces, et en signe la mise en scène1, les décors et les costumes.
3Dans le premier spectacle, chaque petite pièce est assortie d’un sous-titre qui en précise le genre : on a ainsi une « farce musicale » (L’uomo nudo e l’uomo in frack – L’homme nu et l’homme en habit), une « farce policière » (I cadaveri si spediscono, le donne si spogliano – Les cadavres, ça s’expédie, les femmes, ça se déshabille), une « farce pour clowns » (Gli imbianchini non hanno ricordi – Les peintres en bâtiment n’ont pas de souvenirs) et une « pochade » (Non tutti i ladri vengono per nuocere – À quelque chose voleur est bon). Des indications du même type sont accolées aux pièces qui composent le second spectacle, lors de la publication des textes quelques années plus tard : une « farce classique » (La Marcolfa), une « farce à la manière de la commedia dell’arte » (I tre bravi – Les trois bravaches) et une « farce à la manière des comiche finali » (Un morto da vendere – Un mort à vendre)2.
4Le premier spectacle se présente explicitement comme un exercice de style, tandis que le second reprend des canevas appartenant à la famille de Franca Rame, famille de comédiens et marionnettistes ambulants dont l’activité remonte au milieu du xixe siècle. La comica finale était en effet une courte pièce comique qui, dans les spectacles des compagnies ambulantes, suivait la représentation du spectacle principal – en général un drame. L’écriture et la représentation de ces farces s’inscrit donc dans une tradition revendiquée, qui n’a rien de médiéval, et l’insistance est portée sur le fait qu’il s’agit d’un genre populaire à revaloriser. La revalorisation passe par la mise en évidence que ces bases structurelles populaires sont à l’origine du comique théâtral moderne, y compris chez des auteurs que l’on classe dans une catégorie « littéraire », comme Fo et De Bosio l’expliquent dans les « Notes de mise en scène » présentes dans le programme de la création de Comica finale :
Ranimer le monde des anciens comédiens ambulants nous a bien amusés, avec un brin de polémique, puisque ça a été l’occasion de prouver que beaucoup de ces choses qui, aujourd’hui, passent pour d’audacieuses nouveautés, ne sont en réalité que les bons vieux trucs du théâtre de toujours3.
5Au moment de la publication de ces pièces en 1962, un entretien télévisé présentant l’ouvrage permet à l’auteur-acteur de revenir sur ce qui a présidé à l’écriture et à la mise en scène des farces, et Fo insiste alors sur « le devoir de réhabiliter un terme – farce, farcesque, etc. – qui a été injustement dégradé », qui est devenu « dépréciatif, alors que la farce est à la base de tout l’humour, même l’humour moderne ». Il cite alors, à l’appui de ses propos, Ionesco, Beckett et Anouilh. Cette acception péjorative de la farce est effectivement très répandue, et ce de nos jours encore, si l’on en croit le dictionnaire encyclopédique Treccani, qui explique qu’« aujourd’hui ce mot, dépourvu de sens spécifique, désigne péjorativement n’importe quelle comédie, théâtrale ou cinématographique qui, dépourvue de valeur artistique, se propose comme seul but d’exciter le rire facile de spectateurs non raffinés4 ». C’est exactement la définition contre laquelle Fo s’insurge, de deux façons : en soulignant les liens entre tradition populaire farcesque et développements comiques considérés comme littéraires – à qui on reconnaît de ce fait une valeur artistique –, et en refusant le lien établi entre divertissement comique et facilité.
6Le texte qui accompagne le programme de Ladri manichini…, puis de Comica finale, intitulé « Éloge de la farce » et signé par le critique Gian Renzo Morteo, donne du genre une définition sans ambiguïté, qui correspond à l’idée que Fo se fait de la farce à cette époque :
La farce est avant tout une grosse blague qui n’épargne pas ses moyens (et ce n’est pas un hasard si, du point de vue spectaculaire, elle fait appel à toutes les ressources, des mots à la musique, de la gestuelle au déguisement clownesque, « théâtre total » festif), une grosse blague pour des gens qui veulent être heureux ne serait-ce que pendant quelques heures5.
7Le genre farcesque se définit donc par un comique reposant sur une série de « moyens » spectaculaires, et qui n’a d’autre prétention que de provoquer le rire : bref, un divertissement dont la légèreté est revendiquée, sans que ce terme prenne une valeur péjorative. Plus que sur le caractère de pur divertissement, c’est cependant sur les trucs comiques à l’œuvre dans la farce qu’insistent Fo et De Bosio dans leurs « Notes de mise en scène » :
Pour monter notre spectacle, nous avons scrupuleusement suivi les normes traditionnelles et bien rodées auxquelles le genre comique et en particulier la farce se conforment depuis la nuit des temps. Ces normes se réduisent, en pratique, à trois : la surprise, le contraste et la répétition6.
8La « surprise », ou le ressort comique de l’imprévu, se joue sur le plan de la fable dans les coups de théâtre, par exemple dans les découvertes successives de l’imbrication de plusieurs adultères dans Non tutti i ladri vengono per nuocere, ou encore dans les différents statuts du personnage de Giorgio dans Gli imbianchini non hanno ricordi – mort fraîchement assommé, mannequin de cire, homme vivant mais artificiellement paralysé. Fo définit le « contraste » comme le « retournement d’une situation conventionnelle7 », c’est-à-dire comme le décalage comique entre un type de personnage et la situation dans laquelle il est placé : la peu accorte servante Marcolfa qui, dans la farce qui porte son nom, se voit courtisée par son marquis de maître, ou encore l’ambassadeur nu qui converse avec un éboueur et s’abrite dans sa poubelle en sont des exemples. Quant au comique de répétition, il peut résulter tant de la répétition de gags, comme celui de la longue échelle qui traverse le plateau de cour à jardin dans Gli imbianchini… et dont on ne peut voir qu’un seul bout à la fois, ou de séries de personnages, comme les trois sœurs et les trois gros bras de I tre bravi.
9La définition de la farce, pour Fo, pourrait alors se résumer ainsi : une pièce comique brève reposant sur des mécanismes simples et clairement identifiables – ce qui n’empêche pas que les intrigues de ces courtes pièces soient tout de même complexes et riches en retournements de situation. Ces mécanismes pouvant être déclinés sous plusieurs formes, ils se prêtent à une exploitation qui tient de l’exercice de style, dans les différentes « manières » énumérées plus haut.
10La mise en évidence de « trucs », de « gags », de « mécanismes » rattache les farces de Fo à une tradition burlesque, et on n’a pas manqué de souligner les emprunts et les ressemblances entre telle farce et les films des Marx Brothers, de Charlie Chaplin ou encore de Tati8. Ce que l’auteur souligne, c’est l’habileté technique nécessaire pour provoquer le rire : qu’il s’agisse de mécanismes à appliquer ne signifie pas que l’entreprise soit aisée, ce qui met à distance la notion de « rire facile » qui associe comique farcesque et vulgarité. Cette distinction est explicitée dans l’entretien télévisé de 1962, où le journaliste demande à l’auteur s’il est plus facile de faire rire ou de faire pleurer : Fo répond que faire rire nécessite de trouver ce qui est juste dans le moment présent, tandis qu’un acteur ne rate jamais les moments pathétiques, et qu’il est donc « évidemment plus difficile de faire rire que de faire pleurer ».
11Dans ce cadre, les indications génériques spécifiant à quel type de farce on a affaire ont plusieurs fonctions. Tout d’abord, apporter la garantie de l’habileté de l’auteur-acteur dans la maîtrise d’un panel étendu de styles comiques. Ensuite, faire le lien entre une tradition théâtrale qui pouvait à l’époque être considérée comme ringarde et une forme de modernité. Enfin, ces dénominations éclairent sur ce qu’est la farce pour Fo : un cadre formel qu’il faut remplir, farcir, dans une perspective qu’il a reprise bien des années plus tard, quand il a mis en scène Le médecin volant et Le médecin malgré lui à la Comédie-Française en 19909.
Vaudeville militant
12Au cours des années 1960, l’œuvre de Fo se politise, tandis qu’il s’appuie de plus en plus sur des recherches sur la culture populaire, notamment à partir de sa collaboration avec un groupe de recherche en ethnomusicologie, autour du spectacle Ci ragiono e canto (J’y réfléchis et je chante) qu’il met en scène en 1966. Ainsi, quand, avec Non si paga ! Non si paga ! (Faut pas payer !) en 1974, pour la première (et la dernière) fois l’indication générique « farce » – cette fois-ci sans qualificatif ajouté – fait son retour sur les affiches et les éditions d’une de ses pièces, ce terme se charge chez lui d’une signification nouvelle : « La forme théâtrale que j’ai toujours préférée depuis que j’ai commencé à écrire pour le théâtre, la farce, est demeurée, mais chargée de sens satiriques plus explicites10 », explique-t-il quelques années après pour parler de l’ensemble de son œuvre. La satire, Fo la définit justement en opposition à la simple mécanique, au rire sans arrière-pensée qu’il ne rejetait pas à ses débuts.
13Des « normes » burlesques que Fo illustrait dans ses premières farces, on retrouve des traces importantes dans Non si paga !. Tout d’abord, la pièce est construite selon le mécanisme vaudevillesque qu’il avait essayé, notamment, dans Non tutti i ladri vengono per nuocere, et qui a porté la traductrice Valeria Tasca à définir pour la caractériser un genre nouveau : le vaudeville militant11. C’est de cette structure que naissent les situations de « surprise », les retournements de situation qui font progresser l’action. La répétition se lit, par exemple, dans le motif de la ressemblance : un même acteur joue les rôles de l’agent de police, du carabinier, du croque-mort et du père de Giovanni. La ressemblance physique entre ces différents personnages est soulignée dans la pièce et entraîne le redoublement de certaines scènes. C’est ainsi qu’une première perquisition, faite par l’agent de police, « un camarade », est suivie par une seconde intrusion, cette fois-ci par le gendarme, dont l’apparence ne diffère du premier que par sa moustache, mais qui est nettement plus hargneux. L’arrivée du croque-mort fait sursauter à un moment où Giovanni et Luigi fuient le gendarme, et cette série de sosies devient encore plus absurde à la fin de la pièce, quand Luigi fait remarquer à Giovanni que son propre père ressemble curieusement au policier, au gendarme et au croque-mort. Le comique de répétition se combine ici avec des effets de surprise : on croit être tranquille en voyant apparaître le policier « maoïste », mais il s’agit en réalité du gendarme hargneux ; on croit s’être fait coincer par ledit gendarme, et on est en face du croque-mort. Il en va de même pour la déclinaison du motif de la grossesse innaturelle, qui va des ventres postiches de Margherita et Antonia, remplis de marchandise volée au supermarché ou de choux et de salades, expliqués aux autres comme une grossesse réelle, comme une grossesse nerveuse, comme une greffe de fœtus ou encore comme un rite religieux, jusqu’au ventre du gendarme gonflé à l’hydrogène à la fin de la pièce, ce que lui-même interprète comme un miracle.
14La présence de gags de type burlesque inscrit Non si paga ! dans la lignée des premières farces de Fo, mais outre une différence d’ampleur (on n’a plus affaire à des pièces courtes), la pièce se distingue par son ancrage dans un contexte historique et social bien déterminé, celui de l’actualité brûlante qui voit les ouvriers précarisés lancer des opérations d’auto-réduction des factures. Même les gags sur les sosies peuvent être interprétés dans ce sens : il n’est pas insignifiant que les deux personnages représentant le pouvoir aient le même visage, ni qu’ils partagent leurs traits avec un croque-mort ; et bien que le retour de ce visage pour interpréter le père fasse rire surtout pour son absurdité, le personnage est lié lui aussi au pouvoir, puisque c’est par sa voix que Giovanni et Antonia apprennent qu’ils vont être expulsés de chez eux.
15Dario Fo a désormais élaboré une conception personnelle du comique satirique, qui s’exprime ainsi dans le prologue de Non si paga ! :
Mao disait : « sans foi, toujours dans le doute, non pas seulement pour détruire mais pour construire. Parce que c’est dans la raison que réside notre seule foi. » Et nous sommes convaincus que c’est dans le rire, dans le grotesque de la satire que réside la plus grande expression du doute, le plus important support de la raison. C’est pour cela que, comme moyen-instrument de notre travail de comédiens au service de la lutte des classes, nous avons choisi la farce, qui est la forme théâtrale inventée par le peuple pour « tailler avec une langue ardente et inexorable [le gros sac de] purin putride sur lequel le pouvoir est vautré ». Ce sac putride, c’est la culture de la bourgeoisie12.
16La farce est présentée ici comme un « moyen-instrument », c’est-à-dire toujours comme un cadre formel (« forme théâtrale »), mais qui se distingue par son origine populaire – où le sens de peuple s’est précisé et est devenu synonyme de classes populaires opprimées – et par sa capacité à être le lieu d’expression privilégié de la satire et du grotesque.
17Ce n’est plus alors la structure formelle qui est mise en avant par Fo, mais les catégories du grotesque et de la satire, fortement empreintes d’une conception bakhtinienne de la culture populaire carnavalesque13. Si l’auteur-acteur insiste de nouveau sur la qualification générique de son travail, c’est que sa conception de la farce est désormais associée non plus seulement à une forme théâtrale, mais à des situations réelles d’actualité. Revendiquer l’appartenance à la farce, c’est instaurer un lien particulier avec le réel dont la pièce se veut le miroir déformant. Le prologue des éditions les plus récentes de Non si paga ! revient sur les accusations dont le collectif La Comune a fait l’objet au moment de la création du spectacle, accusations doubles et contradictoires. La première critique le spectacle en dénonçant le caractère invraisemblable de la fable, accusée d’être de la « politique-fiction » : l’appellation farce revendique ce caractère invraisemblable, car outré, des situations. Mais très vite, d’autres critiques pleuvent, et le collectif est accusé au contraire d’instigation au vol. D’où cette définition de la farce qui se fait jour : une intrigue fictionnelle rattrapée par la réalité. Il s’agit là d’un leitmotiv chez Fo, qui insiste à la fois sur la nécessité de la déformation grotesque pour faire comprendre le réel et sur le fait que la réalité devient si grotesque qu’il est difficile de surenchérir.
18Si l’appellation générique est renouvelée avec Faut pas payer ! pour la dernière fois, d’autres spectacles sont explicitement désignés par le terme « farce » dans les prologues, les didascalies ou le corps même du texte. Ainsi, les premières versions de Morte accidentale di un anarchico (Mort accidentelle d’un anarchiste, 1970) ainsi que sa dernière édition (2004) se concluent par la didascalie suivante : « Noir. Musique. Fin de la farce ». L’appellation est explicitée dans le prologue, qui revient sur les circonstances de la création du texte, à savoir sur l’enquête policière qui a suivi l’attentat à la bombe de Piazza Fontana à Milan en décembre 1969, l’enquête ayant mené à l’arrestation d’un cheminot anarchiste, Giuseppe Pinelli, sorti de sa mise en examen par la fenêtre du quatrième étage du commissariat. Le journal Lotta continua s’empare de l’affaire en s’attaquant au commissaire Luigi Calabresi, lequel porte plainte pour diffamation. C’est à l’occasion du procès opposant Calabresi aux responsables de Lotta continua que Fo écrit Morte accidentale : « Nous avons rédigé une première ébauche de comédie. De farce, même, tant les actes d’instruction et les contradictions dans les déclarations officielles apparaissaient péniblement grotesques14. » La farce caractérise plus ici le déroulé réel des événements que leur évocation théâtrale.
19Cette idée est développée de façon encore plus éclairante dans Pum, pum ! Chi è ? La polizia (Pan pan ! Qui est-ce ? La police, 1972), spectacle qui revient de nouveau sur la question du « massacre d’État » évoquée dans Morte accidentale. L’introduction de la troisième édition de Pum pum ! (1974) emploie l’expression « farce tragique » de façon récurrente pour désigner les événements politiques qui ont débuté avec l’attentat de Piazza Fontana, et revient sur la création de Morte accidentale, « farce grotesque sur une farce tragique », où la première est la réponse de l’homme de théâtre engagé à la seconde, orchestrée par un pouvoir répressif et policier :
Pourquoi une farce grotesque ? Nous faisons du théâtre populaire… – c’est ce que j’ai dit au cours d’un débat au terme d’une des premières représentations du spectacle – Le théâtre populaire a toujours utilisé le grotesque, la farce – la farce est une invention du peuple – pour développer tous les propos les plus dramatiques… Parce que l’éclat de rire demeure vraiment au fond de l’esprit comme un sédiment féroce et indétachable15.
20De cette explication ressortent trois directions vers lesquelles tend le comique pour Dario Fo : il établit un lien entre rire et usage de la raison, entre la farce et la réalité, et entre la farce et le tragique. Les termes farce et grotesque continuent à être employés pour parler d’événements réels tragiques, ou plutôt de la déformation subie par ces événements quand ils sont annoncés par les médias officiels : farcesque, le fait de différer, dans le but de calmer l’opinion publique, l’annonce de la mort d’un jeune garçon tué par les forces de l’ordre ; farcesque, la photographie étrange et visiblement truquée censée prouver que le policier qui a tiré se trouvait en situation de légitime défense ; grotesque, le fait que des témoins oculaires ne soient pas écoutés ; grotesque encore, la cascade de remplacements des juges qui tentent d’enquêter de trop près sur l’affaire.
21Dans une perspective militante, Fo reprend donc à son compte l’acception péjorative du terme farce, qui lui permet de faire le lien entre fiction et réalité. Il est particulièrement significatif que les versions de Morte accidentale qui se terminent par la didascalie « Fin de la farce » soient celles dont la fable se conclut par la possibilité d’une véritable nouvelle enquête sur l’affaire Pinelli ; la farce théâtrale prétend ainsi mettre fin à la farce du pouvoir et permettre, une fois la représentation terminée, l’avènement d’une vérité nouvelle dans la sphère de la réalité.
Extension du domaine de la farce
22Les expressions « farce grotesque » et « farce tragique » constituent, dans l’œuvre de Fo, ce que l’on pourrait considérer comme un retour à une qualification générique semblable à celle de ses débuts. Or, il n’en est rien, puisque justement ces deux expressions juxtaposent deux sens différents du terme farce. La « farce grotesque » renvoie toujours à une forme théâtrale, tandis que la « farce tragique » se joue dans la réalité. Au farcesque et au grotesque employés dans le sens courant – et péjoratif – des termes, c’est-à-dire respectivement un comique grossier et invraisemblable et une action ridicule, répondent la farce et le grotesque au sens théâtral.
23Parallèlement à cette extension de l’emploi du mot farce à un domaine non théâtral, on peut noter une extension au sein du théâtre même. Devient farce ou farcesque, pour Fo, tout ce qui se charge de contenus satiriques présentés sous un mode grotesque : de ce fait, l’idée de farce en vient à excéder les caractéristiques formelles et génériques et peut ainsi être appliquée à toute son œuvre.
24De fait, de nombreux motifs farcesques – grotesques – présents dans Non si paga ! se retrouvent dans d’autres spectacles de Fo, notamment dans les jongleries. Les inventions culinaires provoquées par la faim qui, dans Non si paga !, portent les personnages à se régaler de pâtée pour chiens ou de millet pour canaris, et inversement à s’inquiéter d’avoir avalé une olive qu’ils croient avoir mariné dans du liquide amniotique, sont à relier au morceau en grommelot La fame dello Zanni (La faim du Zanni, qui fait partie de Mistero buffo) : le personnage a tellement faim qu’il affirme qu’il se mangerait lui-même, qu’il mangerait le public, la terre entière et ses montagnes, et même Dieu, avec un « bel accompagnement de têtes de chérubins » ; il rêve de faire ripaille et finit, au réveil, par se délecter d’une mouche. La déformation corporelle des deux personnages féminins ainsi que du gendarme témoigne de cette inventivité populaire que Fo a plus tard exaltée dans Il tumulto di Bologna (Le tumulte de Bologne, 1982)16, où ce n’est pas directement le corps humain qui est transformé à des fins subversives, mais cette émanation du corps que sont les excréments, ou encore dans Arlecchino fallotropo (Arlequin phallotrope, 1985), où un sexe masculin, rendu démesuré par l’ingestion accidentelle d’une potion aphrodisiaque, est camouflé en chat, puis en nouveau-né dans ses langes. La forme « grossesse anormale » de ce motif de la déformation corporelle se retrouve d’ailleurs très souvent chez Fo : dans Fanfani rapito (L’enlèvement de Fanfani, 1975), le sénateur du titre, dont le ventre a brusquement gonflé sous l’effet de la peur, est emmené dans une clinique pour avortements clandestins où il accouche du fascisme – par césarienne ; dans Il maschio incinto (L’homme enceint, 1977), un industriel président de la ligue anti-avortement, à qui la femme et la fille ont peur de révéler qu’elles sont enceintes, apprend qu’il se trouve lui-même dans un état intéressant, à cause de modifications génétiques survenues parce qu’il a pris la pilule qu’il interdisait à sa femme ; dans La nonna incinta (La grand-mère enceinte, 1988), une grand-mère porte l’enfant de sa fille, dont le mari souhaite qu’elle évite de devenir grosse et flasque.
25Et surtout, la définition du comique satirique que propose Fo, et qu’il lie à la farce, a une résonnance dans l’ensemble de son œuvre. Le prologue de Non si paga !, par l’intermédiaire d’une citation (réelle ou inventée) de Mao, affirmait le lien entre rire et raison, lien réaffirmé dans les explications qui accompagnent Pum pum !. La farce – et plus généralement le théâtre comique satirique – est ainsi le lieu d’une prise de conscience appelée à avoir des effets au-delà du temps de la représentation. Les transformations grotesques que subit le réel ont pour but revendiqué de provoquer le spectateur à faire advenir des transformations dans le monde du réel, une fois sorti du théâtre, selon un processus que Fo définit comme anti-cathartique. À l’aide d’une formule attribuée non plus à Mao mais à Molière, Franca Rame et lui se plaisent à opposer leur politique du rire à une catharsis par les larmes qui favoriserait la digestion :
Molière disait : « Je n’aime pas la tragédie, parce qu’avec le drame, avec le désespoir, avec l’angoisse, on finit par obtenir un effet libérateur, de catharsis : les larmes arrivent et, en glissant sur le visage, elles effacent tous les ferments de la raison, tandis qu’avec la satire, dans la dérision, on rit, la bouche s’ouvre toute grande, mais en même temps le cerveau aussi s’ouvre tout grand et les clous de la raison s’enfoncent au fond du crâne pour ne plus en sortir17 ».
26Cette idée, récurrente dans l’œuvre du couple, n’est jamais véritablement théorisée plus profondément que par des métaphores : les larmes qui coulent sur les joues font glisser le propos politique comme de l’eau sur le dos d’une oie ou sur du verre, tandis que les éclats de rire s’enfoncent comme des clous. Cette image traduit bien une violence à l’œuvre dans le théâtre farcesque : violence du monde qui sert de point de départ, violence des moyens pour l’exprimer, violence assumée de la relation entre auteurs-acteurs et spectateurs. D’où l’absence d’apaisement libérateur dans la construction des fables de Fo : Non si paga ! se conclut sur l’expulsion manu militari de tout le pâté de maison des protagonistes, avec, selon les versions, un appel à la révolte ou un début d’insurrection ; Clacson, trombette e pernacchi (Klaxon, trompettes et pétarades, 1981), qui pousse le fil de la transformation physique jusqu’à donner, par chirurgie réparatrice, les traits d’un ouvrier au patron de Fiat Gianni Agnelli, finit par l’apothéose de ce dernier, tandis que l’ouvrier qui lui a laissé son identité, torturé par la police, agonise aux toilettes – et cela, sans que faiblisse le comique de la pièce.
27Faire mal, secouer le public, refuser de le caresser dans le sens du poil en concevant le théâtre comme un baume pour soigner les blessures du monde réel, voilà le but que Fo revendique pour la farce :
À propos du fait de plaisanter sur des choses très sérieuses, dramatiques, un camarade, hier, un avocat, m’a écrit pour me dire que ces allusions à des faits advenus récemment, résolus dans un éclat de rire, l’avaient blessé. Eh bien, c’est justement ce que nous voulions. […] Si je me bornais à raconter les vexations en utilisant le mode « tragique » avec une position rhétorique, mélancolique ou dramatique (la position traditionnelle, pour être clair), je ne provoquerais que l’indignation et tout, à coup sûr, glisserait comme de l’eau sur le dos des oies, et il ne resterait rien18.
28L’indignation, définie dans Non si paga ! comme « l’arme la plus redoutable du couillon » même si Dario Fo ne la récuse pas systématiquement, est présentée comme un exutoire politiquement inacceptable parce que trop convenu. Elle se distingue de la réaction du camarade avocat : sa colère est ce que cherche à provoquer le comique farcesque, en ce qu’elle traduit des remous de conscience préférables à un assentiment. L’inadéquation manifeste entre la forme comique du spectacle et la réalité peu riante auquel il renvoie est ce qui vise à rendre le morceau (de réel) plus difficile à avaler :
Sur la mort d’un camarade, il ne faut pas pleurer. En agissant ainsi, on risquerait de tout supporter. Puisqu’il s’agit d’un camarade tombé à nos côtés, nous devons ressentir fortement la signification de sa mort. Et il ne faut pas s’émouvoir parce qu’avec un acte d’émotion, on réussit à « digérer » le spectacle et à avoir irrémédiablement la conscience tranquille19.
29La farce serait donc cette forme théâtrale comique qui permet de résister à la tentation des larmes ainsi qu’à la tranquillisation de la conscience, et son mot d’ordre pourrait se résumer ainsi : faut pas pleurer !
30On le voit, le chemin parcouru par l’œuvre de Dario Fo a pris un tournant radical : si une définition générique de la farce, de ses ressorts et de ses traditions historiques demeure un point de référence chez lui, le type de rire qu’elle suscite est passé d’une forme de gratuité assumée à un sens très précis et particulièrement subversif. Subversif, non pas parce que la farce fait rire d’un pouvoir qui se prend au sérieux et que le théâtre permet de mettre à nu et de ridiculiser, mais surtout parce qu’elle a pour objet des faits sur lesquels son public n’est pas naturellement enclin à rire. Le Fo du début des années 1960 affirmait qu’il était techniquement plus difficile de faire rire que de faire pleurer ; celui des années 1970 corse encore la difficulté en prenant le contre-pied des sujets qu’on attend d’une comédie. Rire non pour oublier ses malheurs, mais au contraire pour se les remettre à l’esprit, voilà ce que, selon Fo, permet la farce.
Notes de bas de page
1 Le programme de Comica finale indique que Gianfranco De Bosio, alors directeur du Teatro Stabile de Turin, est le co-metteur en scène du spectacle ; son nom disparaît néanmoins dans les programmes du spectacle en tournée.
2 La farce Quando sarai povero sarai re (Quand tu seras pauvre tu seras roi) qui introduisait le spectacle n’a jamais été publiée, et le tapuscrit du texte ne comporte aucune indication générique. Hormis cette dernière, toutes les pièces sont publiées chez Garzanti en 1962 sous le titre Teatro comico di Dario Fo.
3 Dario Fo, Gianfranco De Bosio, « Note di regia », Programme du Teatro Stabile de Turin, in http://www.eclap.eu/4460. Toutes les traductions sont de moi.
4 http://www.treccani.it/vocabolario/farsa/
5 Gian Renzo Morteo, « Elogio della farsa », Programme du Teatro Stabile de Turin, op. cit.
6 Dario Fo, Gianfranco De Bosio, op. cit.
7 Ibid.
8 Voir Franco Fido, « Dario Fo e la commedia dell’arte », Italica, vol. 72, no 3, automne 1995, p. 298-306.
9 Voir Jean-Louis Rivière, « Farcir la farce », in Molière – Dario Fo, Le médecin malgré lui et Le médecin volant, Paris, Imprimerie nationale, 1991, p. 7-9 ; Laetitia Dumont-Lewi, « Molière à l’italienne ou les fourberies de Dario Fo », in Martial Poirson (dir.), Ombres de Molière. Naissance d’un mythe du xviie siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 2012, p. 331-345.
10 Dario Fo, Erminia Artese, Dario Fo parla di Dario Fo, Cosenza, Lerici, 1977, p. 102.
11 Valeria Tasca, « Préface », in Dario Fo, Faut pas payer !, Paris, Dramaturgie, 1997.
12 Non si paga ! Non si paga ! (Nota editoriale), Milan, La Comune, 1974.
13 L’ouvrage de Mikhaïl Bakhtine L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance n’a été traduit et publié en Italie qu’en 1979 (Turin, Einaudi), mais il était connu par la traduction française (Paris, Gallimard, 1970).
14 Dario Fo, Morte accidentale di un anarchico (prologue), Turin, Einaudi, 2004, p. 4.
15 Dario Fo, Pum, pum ! Chi è ? La polizia !, Vérone, Bertani, 1974, p. 11.
16 Sur ce texte, voir l’analyse de Mireille Losco-Lena dans « Rien n’est plus drôle que le malheur », Rennes, PUR, 2011, p. 171-176. L’ensemble de l’ouvrage traite du lien entre comique et douleur, particulièrement cher à Fo.
17 Dario Fo, L’anomalo bicefalo [2003], prologue, Milan, Fabbri, 2006, p. 10.
18 Dario Fo, Mistero buffo, Vérone, Bertani, 1973, p. 19.
19 Dario Fo, Morte accidentale di un anarchico, in Compagni senza censura II, Milan, Mazzotta, 1973, p. 139.
Auteur
Université Paris Ouest Nanterre – La Défense
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