Mise en image des controverses
p. 107-113
Texte intégral
1Les images, y compris les images scientifiques, sont des constructions et des représentations. Elles ne sont pas la chose même et une image de rat n’est pas un rat.
2Ce que représente l’image est induit par la légende ou le titre plus ou moins précis qui l’accompagne, et le savoir que l’on a de ce qui est représenté. Mais les traces de la construction des images peuvent aussi être plus ou moins cachées, plus ou moins accessibles. Et l’on peut avoir soi-même une connaissance plus ou moins grande des processus de construction de l’image et des instruments qui ont permis sa matérialisation.
3Dans de nombreuses controverses se pose la question de la mise en visibilité très concrète du problème : les radiations, les phtalates, les dioxines sont invisibles par exemple, et il faut passer par des instrumentations techniques complexes pour rendre visible « le mal » que l’on veut caractériser. On a recours à diverses modélisations et visualisations issues d’imageurs variés utilisant la diffraction des rayons X, l’échographie, la microscopie électronique, l’accélération de particules, la spectrométrie, la résonance magnétique nucléaire… des procédés et des méthodes qui nécessitent des connaissances appropriées pour relier l’image au réel.
4Pour rester à nos échelles spatiales et nos modes très humains d’appréhension du réel, il est aussi possible de rendre compte non pas du mal lui-même mais de ses causes ou de ses effets : les rats vecteurs de la peste bubonique, la fumée noire d’un incinérateur, le nuage qui suit l’avion épandeur de pesticides, des malformations, des maladies, l’enceinte éventrée d’une centrale nucléaire…
5Mais que ce soit pour caractériser le mal lui-même, ses causes ou ses conséquences, l’allégorie et la métaphore pour développer un imaginaire du monstre se rencontrent fréquemment : le visage du malin, du génie malfaisant, s’incarne et se visualise dans les volutes des fumées noires des usines (paréidolie), dans les trous noirs « qui avalent tout », dans les ectoplasmes (manifestations fantomatiques) des photographies d’Hippolyte Baraduc et des radiographies, dans les représentations imagées du virus du sida, véritable mine anti sous-marine, ou encore dans les malformations des fœtus qui renvoient directement au domaine des dieux (les sirènes, les cyclopes, les Janus, les chimères), toutes engeances mal finies mi-dieu mi-homme, mi-animal mi-homme. La chimie est entourée depuis longtemps de cette aura sulfureuse de « science des métamorphoses », des changements d’état, des poisons qui nous transforment ; mutations qui s’étendent aujourd’hui à d’autres domaines comme ceux des biotechnologies et des nanotechnologies avec la biologie de synthèse, le clonage, les cyborgs…
6Je me suis intéressé à l’image qui montre trois rates atteintes de tumeurs spectaculaires de leurs glandes mammaires. Une image qui a beaucoup circulé dans les médias avec des légendes et des copyrights différents, et qui a très souvent été brandie comme une icône associant OGM et poison, tout en étant présentée comme une preuve scientifique de cette association. Cette image fait partie, dans la publication d’origine1 d’une planche plus complexe comprenant d’autres représentations des foies des rats, de leurs reins et de leurs hypophyses.
7Si cette image scientifique fonctionne comme la mise en évidence d’un résultat, elle fonctionne aussi, dès l’origine, avant toute circulation dans les médias, comme une image « de communication » qui ne renvoie que très peu au processus de sa construction et représente avant tout, dans une quasi allégorie, « les dégâts des OGM ».
8Cet usage « en communication » de l’iconographie associée n’est pas spécifique de cette publication. Il est de plus en plus courant dans les publications scientifiques de trouver des images d’illustration séduisantes (l’horreur étant une forme de séduction) dont la fonction première est d’accrocher le lecteur, voire de le convaincre par l’émotion. Je veux pour preuve de cette absence de scientificité de l’image et de son fonctionnement allégorique le fait qu’il n’y a pas de renseignements complets portant précisément sur les trois rats présentés, notés 9255, 9344 et 9202 (ou J, K, L,). De quel groupe viennent-ils par exemple ? Inversement, l’article journalistique du Nouvel Observateur qui annonce la sortie de la publication, dans une nouvelle légende de l’image, est beaucoup plus précis et concerne spécifiquement ces trois rats-là (adénocarcinome mammaire au 497e jour après un régime constitué de 11 % de maïs OGM pour le rat noté 9255, fibroadénomes aux 525e et 577e jours pour le rat noté 9202 avec une eau contaminée à 0,5 % de Roundup.
« Il est de plus en plus courant dans les publications scientifiques de trouver des images d’illustration séduisantes […] dont la fonction première est d’accrocher le lecteur, voire de le convaincre par l’émotion. »
9Ces renseignements n’existent pas dans la légende de la publication et ne peuvent être reconstitués à partir du seul texte de l’article scientifique ou du tableau no 2 auquel renvoie la planche présentée. Il est d’ailleurs étonnant que les scientifiques qui se sont penchés sur la qualité des données (pour souvent les critiquer) ne se soient pas prononcés sur la qualité scientifique, la véracité, l’intérêt de ces images au sujet desquelles Cédric Villani dit qu’il « a été choqué… » par « ces photos de tumeurs parlant directement aux émotions2 ». Ces images de rats étaient-elles nécessaires, au-delà de l’émotion qu’elles véhiculent ? Inversement et pour exemple, la publication souvent citée3, qui traite du fait que ce type de rats déclenche fréquemment des tumeurs avec l’âge, ne contient aucune image de rat avec des tumeurs.
10Si ces rats ne sont donc pas caractérisés individuellement dans la publication, ils ne sont pas non plus des « résultantes statistiques ». Ces rats « représentent », ils sont des représentants de l’association : OGM et/ou Roundup = poison, et en ce sens ce sont des allégories. Sous forme de dérision, certains blogueurs font circuler sur l’internet cette même image des trois rats augmentée d’un quatrième, un rat « contrôle » qui n’aurait pris ni OGM, ni Roundup ; et toujours par esprit de dérision, ce rat « contrôle » est représenté porteur d’autant de tumeurs mammaires que les trois autres4.
11Par ailleurs ces images des trois rats sont l’œuvre d’un journaliste-photographe de l’Agence France Presse, Charly Triballeau, et se trouvent à disposition sur la plateforme de l’AFP5, AFP Forum, donc avec le statut d’image journalistique : crédit AFP, source CRIIGEN (avec le droit d’auteur et le droit moral afférent appartenant au photographe). Quel est donc le statut de ces images : scientifique ou journalistique ?
« Comme toute image, il y a toujours « mise en scène »[…] »
12En circulant dans les médias, l’image, privée de l’histoire de sa construction ne signifie que ce que notre propre culture induit. Pour certains l’image renverra à leur aversion envers l’expérimentation animale et ils y verront des rats qui souffrent6 ; d’autres, inversement, projetteront leur aversion aux rats « qui mordent et transportent des maladies », et pour la majorité, parce que c’est ce qui est le plus souvent indiqué en titre, l’image renverra aux effets des OGM : le poison, le cancer, la maladie.
13Dans les journaux et sur différents sites internet, les modalités d’inscription des légendes et des titres donnés à ces images sont néanmoins fort variables. Bien souvent l’incrustation spécifiant le nourrissage des rats : OGM seul, Roundup seul et OGM+Roundup est coupée, et le type de tumeurs (bénignes ou malignes) non renseigné. Cela peut notamment s’expliquer par le fait qu’en maintenant en place ces renseignements dans la légende des images, de nombreuses interprétations peuvent surgir, allant parasiter la simple égalité : OGM = poison. D’autres interprétations deviennent possibles :
le Roundup ne fait pas plus de dégâts que les OGM,
le Roundup + les OGM ne font pas deux fois plus de dégâts,
les tumeurs ne se développent que chez les femelles, les mâles ne risquent rien.
14Par ailleurs, en maintenant la légende qui indiquait la nature des tumeurs (pour le rat OGM seul, ce sont des adénocarcinomes = tumeurs cancéreuses. Pour les rats OGM+R et R ce sont des fibroadénomes = tumeurs bénignes), on pourrait ainsi signifier que l’ajout de Roundup à l’OGM ou le Roundup seul ne donne lieu qu’à des tumeurs bénignes.
15Un autre problème des images, données à voir dans les médias comme étant des images de science, est qu’on les assimile à des images « vraies » ; par opposition, comme je le disais précédemment, à des images construites. On a d’autant plus tendance à confondre l’image et la chose représentée que l’image est connotée « scientifique » et donc estampillée image indiscutable. Comme toute image, il y a toujours « mise en scène », à commencer par le cadrage en gros plan et le choix de ces trois rats là ; une mise en scène des rats, ici d’autant plus facile qu’ils sont plus dociles que des souris et se prêtent au jeu de la manipulation par le chercheur qui met les tumeurs en évidence. Les rats photographiés autrement, en cage par exemple, leurs tumeurs auraient été présentées de manière beaucoup moins spectaculaire.
« […] la production des savoirs scientifiques n’échappe pas aux enjeux culturels, économiques, politiques, industriels… »
16C’est ce côté indiscutable de l’image qui en fait une image sidérante (thème cher à Marie-José Mondzain7). Elle ne peut plus être le vecteur d’un dialogue. C’est le moment où l’écran fait écran à toute communication. Il n’y a plus rien à dire. C’est épouvantable, horrible… définitif. Les grands lobbies biotechnologiques font de même avec de belles images de maïs et des champs splendides de pureté, pour caractériser l’effet bénéfique de leurs herbicides.
17Alors pour répondre à la question « David contre Goliath ? » : « David » (l’équipe de Gilles-Éric Séralini – le CRIIGEN), a-t-il raison d’utiliser les même armes « communicationnelles » que « Goliath » (les lobbies pro-OGM) ? Peut-être qu’après la sidération vient le temps du dialogue, et qu’en définitive l’écran ne fait pas écran longtemps. Mais je ne suis pas autant choqué que certains chercheurs par cet usage, en communication, d’une image – résultat scientifique. Je ne pense pas qu’il existe une « pureté » de la publication scientifique. Qu’on le veuille ou non, la production des savoirs scientifiques n’échappe pas aux enjeux culturels, économiques, politiques, industriels… Dans les sciences cognitives par exemple, l’usage des images d’IRM fonctionnelles sont souvent tout aussi allégoriques que ces trois rats, et prétextes à dire que l’on comprend les mécanismes les plus intimes du cerveau, comme le coup de foudre, la dépression… toutes assertions plus marketing que scientifiques. Et que dire de l’impact factor tant recherché d’une publication scientifique quand l’image elle-même par son aspect spectaculaire et la controverse qu’elle installe peut faire augmenter son audience ?
18De la même manière je ne pense pas qu’il existe une « pureté » de la publication journalistique. De l’investigation au publi-reportage en passant par le dossier de presse, la chronique, le documentaire… il existe de nombreuses formes d’écritures journalistiques où les plus objectives ne sont pas forcément les plus pertinentes.
19Je pense que la lecture d’une information (scientifique ou journalistique) relève d’une éducation du lecteur à la fabrique d’un texte (qui parle, qui écrit, dans quel journal, revue, blog, ou livre… comment se fabriquent les métaphores ?), mais aussi d’une éducation à la fabrique des images (comment sont-elles construites, qui parle, que veut-on me dire avec ces images ? pourquoi…) et à la fabrique de la science (comment s’élabore un savoir scientifique, quel rapport entretient la science avec la société, qu’est-ce qu’une publication scientifique, comme cela fonctionne-t-il ?) Une image, en définitive, n’est qu’un outil de dialogue (entre un radiologue et un chirurgien du cerveau pour savoir ce que l’on fait au patient, entre un scientifique et un amateur de science, entre une institution scientifique et un citoyen pour choisir la société dans laquelle on veut vivre…). Mais plus on a la culture de la construction de l’image et de ce qu’elle représente, meilleur est le dialogue. Je place donc la résolution du problème dans le champ de l’éducation, plus que dans celui moralisateur de l’intention journalistique ou scientifique.
« […] il existe de nombreuses formes d’écritures journalistiques où les plus objectives ne sont pas forcément les plus pertinentes. »
Notes de bas de page
1 Séralini, Gilles-Éric, Clair, Émilie, Mesnage, Robin, Gress, Steeve, Defarge, Nicolas, Malatesta, Manuela, Hennequin, Didier et Spiroux de Vendômois, Jean, « RETRACTED : Long Term Toxicity of a Roundup Herbicide and a Roundup Tolerant Genetically Modified Maize », Food and Chemical Toxicology, volume 50, no 11, 2012, p. 4221–4231. doi:10.1016/j.fct.2012.08.005
2 Assemblée nationale, audition publique du 19 novembre 2012, rapport no 759. Disponible sur : <http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-off/i0759.asp>.
3 Prejean, David J., Peckham, John C., Casey, A.E et al., « Spontaneous Tumors in Sprague - Dawley Rats and Swiss Mice », Cancer Research, no 33, 1973, p. 2768-2773.
4 Exemple : <http://www.biolyrics.be/>
5 Agence France Presse. Référence document PAR7319356, date de création 19.09.201.2 Crédit AFP. Source CRIIGEN (consulté le 16 Janvier 2013. Le nom du photographe a disparu.)
6 http://animaux.blog.lemonde.fr/2012/10/31/ce-que-ne-montrent-pas-les-rats-de-seralini/
7 Mondzain, Marie-José, L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2002.
Auteur
Enseignant-chercheur à l’Université Paris-Diderot. Docteur en histoire et philosophie des sciences, il enseigne au sein du Master journalisme et médiation scientifique (http://sciences-médias.fr/blogs/equipe/jean-francois-ternay/). Ses recherches portent sur l’utilisation de l’image et du film dans la communication institutionnelle et dans la vulgarisation des sciences. Il est notamment l’auteur de plusieurs articles dont deux dans la revue Cinémaction (no 135, Du film scientifique et technique, 2010) : « L’image et la recherche : voir-mesurer-simuler », (p. 28-31) et « Quand l’imagerie scientifique entre en communication » (p. 102-105). Il est également co-auteur, avec Baudouin Jurdant, de l’article « Du scientisme dans les médias, la double réduction » (revue Alliage, no 71, Cinéma et science, 2012-2013, p. 12-25).
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