Une guerre de position
p. 89-94
Texte intégral
1Un an après l’audition de l’OPECST, nous avons jugé souhaitable de revenir sur « l’affaire Séralini ». Cette expression est évidemment loin d’être neutre et renvoie à la violence de la controverse autour de cette publication. Cette affaire a été explosive, mais avant de se pencher plus en détails sur ses ressorts, rappelons quelques éléments de base : en septembre 2012, la revue Food and Chemical Toxicology et Le Nouvel Observateur ont réciproquement publié une étude de l’équipe de Gilles-Éric Séralini et sa vulgarisation. Elle portait sur des rats nourris avec le maïs NK603 résistant aux herbicides. Le protocole de recherche portait sur les interactions entre ces OGM et l’herbicide auquel il est associé, le fameux Roundup de chez Monsanto, à base de glyphosate. L’étude concluait à des effets significatifs des OGM et de l’herbicide sur la santé des rats, notamment en provoquant l’apparition de tumeurs cancéreuses1.
2Les réactions scientifiques, politiques, médiatiques et publiques à cette étude ont été très nombreuses et très vives, ceci d’autant plus qu’il semble que celle-ci ait souffert de certaines défaillances du point de vue statistique et du point de vue des souches de rats utilisées. Il ne s’agit cependant pas ici de juger de la qualité scientifique de cet article, mais avant de proposer quelques lignes de réflexion sur les liens entre science et médias autour de cette affaire, restituons tout d’abord l’affaire Séralini dans le cadre plus large de la controverse autour des OGM.
3Plus que de la « controverse OGM », il faut d’ailleurs plutôt parler d’un enchevêtrement de controverses multiples, dont certaines possèdent un caractère très technique, mais dont d’autres présentent un caractère plus politique ou éthique. Ces différentes controverses, qu’il est possible d’aborder à travers la thématique des OGM, peuvent porter sur des questions aussi différentes que les droits de propriété intellectuelle, les modèles de recherche, la concentration des entreprises transnationales, les modèles d’agriculture, les modèles alimentaires, les risques sanitaires, les risques environnementaux, notre rapport au vivant et à l’environnement, etc. C’est dans l’accumulation de ces différentes manières d’aborder la controverse OGM – ce que l’on appelle en sociologie des « cadrages » – qu’on peut parler d’une controverse globale. Cette capacité à cristalliser autant d’enjeux de société explique en partie les passions que déchaînent les OGM, puisque prendre position sur cette question, c’est prendre position sur toute une série d’enjeux qui dépassent largement l’objet « OGM ». En contre point des questions plus techniques sur la représentativité statistique de l’échantillon de rats, ou plus généralement de la question de la dangerosité pour la santé des OGM – questions au cœur de l’affaire Séralini – c’est l’ensemble de ces autres questions qui est plus ou moins implicitement en jeu. Il ne faut donc pas perdre de vue que la controverse autour des OGM est « chargée » d’enjeux sociaux et qu’elle ne saurait être abordée d’un simple point de vue technique.
« Cette capacité à cristalliser autant d’enjeux de société explique en partie les passions que déchaînent les OGM. »
4Au-delà de cette dimension globale, une des autres particularités de la controverse OGM est qu’elle s’est largement polarisée et stabilisée. Polarisée, car il semble difficile pour les différents acteurs de la controverse de tenir une ligne médiane entre les partisans et les opposants aux OGM. Stabilisée, car les positions des acteurs évoluent très peu. Comme le souligne Francis Chateauraynaud2, c’est une controverse « sans événement », au sens où aucun événement majeur ne vient faire basculer vraiment le rapport de force comme cela a pu être le cas dans la controverse autour du nucléaire, dont la configuration a basculé après Fukushima. Elle évoque une « guerre de positions », dans laquelle il semble difficile de faire bouger les lignes. On peut ainsi se demander si l’affaire Séralini représente une sorte d’événement ayant modifié le cours de la controverse et les positions, notamment dans l’opinion publique.
5Dans cette guerre de position, il est évident que les médias jouent un rôle stratégique. Ils ne font évidemment pas que rendre compte des positions, mais participent à leur construction. L’AJSPI a beaucoup insisté sur la question de l’embargo vis à vis des journalistes scientifiques et des problèmes déontologiques que cela peut poser pour leur pratique professionnelle. Nous reviendrons certainement sur cette question particulière, mais je voudrais insister sur d’autres articulations entre sciences et médias en jeu dans cette affaire. Pour comprendre ces liens, je veux m’appuyer sur un précédent qui concerne une autre publication scientifique portant sur les OGM et qui a également fait l’objet d’une intense controverse au début des années 2000 : l’affaire Chapela. L’article de Ignacio Chapela portait sur la contamination de maïs locaux mexicains par des transgènes et a fait l’objet d’une publication dans la revue Nature avant d’être systématiquement attaquée. Il est possible d’établir de nombreux parallèles avec l’affaire Séralini et j’en retiendrai plus particulièrement trois.
« Dans cette guerre de position, il est évident que les médias jouent un rôle stratégique. »
6Tout d’abord, dans les deux cas, Chapela et Séralini ont mis en place une stratégie de « construction d’audience3 », au sens où ils ont cherché à maîtriser les conditions de diffusion et de réception du message qu’ils voulaient faire passer. Ignacio Chapela avait visé la revue Nature, dont l’impact est maximal, précisément parce qu’il était conscient de la portée politique de sa découverte, qu’il savait que les publications de Nature sont beaucoup plus susceptibles d’être reprises par la presse d’information et qu’il voulait donner à l’annonce de cette contamination un maximum d’audience. Gilles-Éric Séralini a adopté une stratégie encore plus élaborée en combinant publication scientifique, publication d’un livre, réalisation d’un film et publication dans Le Nouvel Observateur. Je ne veux en aucun cas dire que les scientifiques manipulent l’information via les médias mais, qu’ils sont bien conscients de leur dimension stratégique, surtout dans un contexte de controverse.
7Ensuite, dans les deux cas, on a assisté à une « réaction multimédia en chaîne ». Dans mon travail sur l’affaire Chapela4, j’ai comparé cette réaction avec la technique de PCR (Polymerase Chain Reaction) qui permet en biotechnologie d’obtenir une amplification de la chaîne d’ADN. Les médias ont joué un rôle d’amplification extrême de la controverse en reprenant les informations en boucle en les simplifiant et en la diffusant via toute une série de supports : Internet, presse écrite, radio, télévision, etc. Cette reprise de la controverse à travers plusieurs médias ne doit pas forcément être vue comme une distorsion, mais elle participe forcément d’une certaine montée en généralité des arguments.
8Enfin, dans les deux cas aussi, on peut distinguer deux formes d’engagement des scientifiques dans les controverses. Jason Delborne, qui a également étudié l’affaire Chapela, distingue la contestation régulière, par laquelle le scientifique s’engage dans les controverses en respectant les codes de bonnes pratiques de la science (via des publications, dans des colloques, dans des réunions d’experts, etc.), de la science dissidente5, où l’on observe une sortie du registre scientifique classique et l’emprunt aux registres d’action militants ou médiatiques. Chapela et Séralini ont fait tous deux le choix du passage d’une science régulière à une science dissidente où les chercheurs estiment qu’il est nécessaire de sortir de canons scientifiques jugés trop contraignants pour faire bouger les lignes politiques. Tous deux se sont presque fait excommunier pour avoir enfreint ces règles plus ou moins explicites de la bienséance scientifique. Gilles-Éric Séralini avait d’ailleurs déjà « enfreint » ces règles en déplaçant son différend avec Marc Fellous de l’arène scientifique à l’arène juridique des tribunaux. Là encore, je ne veux en aucun cas suggérer que ce mélange des genres correspond forcément à une stratégie de manipulation. Il paraît en effet plus judicieux de se demander si ce passage à une science dissidente n’est pas le résultat de l’épuisement des voies de l’opposition régulière dans le cadre de la science. Plus généralement, on peut même se demander si ces cas ne font finalement que rendre plus explicites les liens constants et plus ou moins assumés entre science, médias et politiques.
« Pour faire réviser les codes de l’expertise des risques au niveau européen, fallait-il enfreindre les règles de bonne conduite scientifiques et médiatiques ? »
9En tout cas, il semble que l’affaire Séralini témoigne d’une certaine escalade de la violence par rapport à l’affaire Chapela dans la guerre des OGM. C’est une guerre où, si l’on veut faire bouger les lignes, il faut préparer son offensive et être préparé aux contre-attaques, au moins tout aussi violentes. Mais la fin justifie-t-elle tous les moyens ? Pour faire réviser les codes de l’expertise des risques au niveau européen, fallait-il enfreindre les règles de bonne conduite scientifiques et médiatiques ? La question mérite en tous cas d’être posée.
Notes de bas de page
1 L'étude a été retirée par décision du comité de rédaction de Food and Chemical Toxicology en novembre 2013. Elle a ensuite été republiée dans la revue Environmental Science Europe (volume 26, no 14, juin 2014).
2 Chateauraynaud, Francis (responsable scientifique), Raymond (de), Antoine Bernard, Hermitte, Marie-Angèle et Tétard, Gilles, Les OGM entre régulation économique et critique radicale, Rapport final du programme ANR « Formes de mobilisation et épreuves juridiques autour des OGM en France et Europe », 2010.
3 Delborne, Jason, Pathways of Scientific Dissent in Agriculture Biotechnology, Thèse de doctorat de philosophie en science environnementale, Berkeley, Université de Californie, 2005.
4 Foyer, Jean, Il était une fois la bio révolution : nature et savoirs dans la modernité globale, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
5 Delborne, Jason, « Transgenes and Transgressions : Scientific Dissent as Heterogeneous Practice », Social Studies of Science, volume 38, no 4, 2008, p. 509-541.
Auteur
Chargé de recherche à l’ISCC
Docteur en sociologie de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL-Paris 3 Sorbonne Nouvelle). Sa thèse sur les controverses autour des biotechnologies au Mexique a reçu le Prix « Le Monde de la recherche » en 2009. Actuellement chargé de recherches à l’Institut des sciences de la communication du CNRS, il est responsable du pôle « Gouvernance environnementale et controverses sociotechniques ». Jean Foyer a également organisé, avec Gérard Arnold, le colloque « Les chercheurs dans les controverses » (Paris, 7 décembre 2011). Il a coordonné le projet Ecoverio qui propose une ethnographie collective du Sommet de la terre Rio+20, participe au consortium européen Engov sur la gouvernance environnementale en Amérique Latine. Il co-anime le séminaire « Gouverner le vivant » à l’ISCC. Spécialiste du Mexique, il y a passé trois ans et mené de nombreuses recherches de terrain.
Jean Foyer est notamment auteur de Il était une fois la bio-révolution : nature et savoirs dans la modernité globale (PUF, 2010), ainsi que de nombreux articles et chapitres d’ouvrages dont, avec Christophe Bonneuil et Bryan Wynne, « Genetic fallout in bio-cultural landscapes : Molecular imperialism and the cultural politics of (not) seeing transgenes in Mexico », Social Studies of Science, 2014 (à paraître).
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