Analyse des controverses : faut-il encore être symétrique ?
p. 31-34
Texte intégral
1Le changement climatique est un problème particulier, un peu à part. Il pose des questions à la fois stimulantes et difficiles aux chercheurs en sciences sociales et aux observateurs en général. Il peut apparaître semblable à d’autres problèmes de notre époque : c’est une question scientifique complexe, qui a des implications politiques importantes, en lien avec notre relation à l’environnement, notre foi dans les sciences et dans les bienfaits de la technique, notre modèle de croissance, les générations futures, etc. C’est un volet de la crise écologique, caractérisée par les controverses sur l’amincissement de la couche d’ozone, le nucléaire, les pluies acides, les OGM, et plus récemment les nanotechnologies et les gaz de schiste – entre autres.
2La question du climat s’en distingue. Cela peut être saisi à travers deux notions : celle de controverse, et celle de symétrie.
3La question de l’origine anthropique du changement climatique est-elle une polémique, une controverse, une dispute ? La réponse à cette interrogation est très politique. Le terme de controverse caractérise le fonctionnement normal de la science, et possède donc une connotation positive en indiquant un déroulement formel des débats. Selon le sociologue Cyril Lemieux, une controverse est une dispute qui se déroule devant un public de pairs. Ce n’est pas le cas de la controverse climatique. Des incertitudes scientifiques demeurent et il existe des controverses sur des aspects spécifiques, mais le rôle de l’homme dans les changements en cours est solidement établi. Ceux qui participent aux controverses médiatiques sur la question ne sont pas des spécialistes du domaine, et la dispute ne se déroule pas devant un public de pairs, mais directement dans l’espace public, devant un public non averti.
4En même temps, la définition de Cyril Lemieux reste étroite, car les sociologues des sciences ont étudié depuis longtemps des « controverses sociotechniques » qui débordent du domaine scientifique vers les domaines politiques, juridiques et économiques. Elles mêlent arguments scientifiques et techniques, et considérations politiques et idéologiques. Cela s’observe dans la controverse climatique, même si la métaphore du débordement n’est pas très précise puisqu’une partie du débat public porte sur des controverses aujourd’hui considérées comme closes. Pour résumer, la définition de ce qui peut être qualifié comme controverse fait donc partie du débat, ce qui complique le travail du chercheur.
5Le deuxième axe est celui de la symétrie, car les chercheurs en sciences sociales sont confrontés à un dilemme similaire à celui des journalistes. Faut-il, dans un souci d’objectivité et de neutralité, appliquer la symétrie dans le traitement des différents protagonistes des controverses climatiques ? En effet, tout un courant de la sociologie des sciences a à cœur de traiter toutes les parties prenantes d’une controverse à partir d’une même méthode, considérant que l’activité scientifique est une activité sociale parmi d’autres, en évitant de reprendre les frontières tracées par les acteurs eux-mêmes, par exemple entre bonne science et mauvaise science, entre volonté de trouver la vérité d’un côté et activité guidée par les intérêts de l’autre.
« […] les lanceurs d’alerte ne sont pas minoritaires : […] on trouve une minorité active qui fabrique de l’incertitude,… »
6Le cas du climat est, ici encore, spécifique. Il est aussi révélateur des difficultés de cette posture. La controverse se mène à front renversé, puisque les lanceurs d’alerte ne sont pas minoritaires : ils représentent l’état des savoirs formalisé dans les rapports du GIEC, et face à eux, on trouve une minorité active qui fabrique de l’incertitude, selon ce qu’ont montré les historiens et les sociologues des sciences. On pense ici notamment à l’ouvrage Les marchands de doute de Naomie Oreskes et Erik Conway, aux travaux de Robert Proctor sur l’Agnotologie, ou aux études sur l’offensive contre l’écologie politique des cercles néoconservateurs américains. Devant l’asymétrie de cet affrontement – spécialistes du domaine d’un côté et machine du déni de l’autre – il est malaisé d’appliquer une symétrie, même méthodologique.
7Il ne faut pas abandonner pour autant les notions de controverse et de symétrie. Parce qu’en décrivant les controverses sur le climat comme une simple affaire de doute fabriqué et une controverse artificielle, on néglige des éléments importants. En effet, le changement climatique n’est pas un problème simple qui pourra être résolu rapidement. Ce nouveau paradigme nous accompagnera dans les décennies et le siècle à venir, et il reconfigure déjà puissamment les domaines scientifiques et politiques, ainsi que l’espace social. Il est donc normal qu’il suscite des résistances, par exemple lorsque l’on utilise les sciences du climat modélisées pour aborder des questions que d’autres disciplines avaient coutume de traiter, ou lorsque des mesures politiques controversées sont annoncées au nom de la lutte contre le changement climatique.
« L’écho que rencontrent ces controverses médiatisées est révélateur du fossé qui sépare le savoir abstrait des sciences du climat et le monde vécu des citoyens. »
8L’écho que rencontrent ces controverses médiatisées est révélateur du fossé qui sépare le savoir abstrait des sciences du climat et le monde vécu des citoyens. Le succès (relatif) des « climatosceptiques » montre, je pense, les difficultés qu’éprouvent beaucoup de citoyens de faire sens à partir des modèles climatiques et des scénarios du GIEC. Face à cette situation, les journalistes scientifiques et les chercheurs en sciences sociales ont un rôle à jouer qui n’est peut-être pas le même.
Auteur
Politiste et sociologue des sciences. Après des études à Berlin et à Istanbul, il a obtenu son doctorat à l’EHESS Paris en 2012. Actuellement post-doctorant au LATTS (Université Paris-Est) et à l’IFRIS, il travaille sur les débats énergétiques en France, en Allemagne et au niveau européen, et s’intéresse en particulier au rôle joué par les scénarios dans la transition énergétique. Chercheur associé au Centre Marc Bloch de Berlin, il participe à divers projets de recherche, dont deux projet ANR : Innox, sur la modélisation et simulation comme innovations de l’action publique et Climaconf, sur la confiance dans les modèles et scénarios dans le débat climatique. Il est également co-directeur de la rubrique franco-allemande de l’Annuaire français des relations internationales et membre de l’AFSP, de l’Association allemande de sociologie (DGS) et de la Society for the Social Study of Science (4S).
Stefan Aykut est notamment co-auteur, avec Jean-Baptiste Comby et Hélène Guillemot, de l’article « Climate Change Controversies in French Mass Media 1990-2010 » (Journalism Studies, special issue on environmental journalism, volume 13, no 2, 2012, p. 157– 174) et plus récemment, avec Amy Dahan, de « La Gouvernance du changement climatique : anatomie d’un schisme de la réalité », dans l’ouvrage dirigé par Dominique Pestre, Gouverner le Progrès et ses Dégâts (La Découverte, 2014). Il est aussi l’auteur de « Gouverner le climat, construire l’Europe : l’histoire de la création du marché de carbone ETS » (Critique internationale, no 62, janvier-mars 2014, p. 39-56).
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