Chapitre 3. Cartographie des télévisions satellitaires arabes ou les faux-semblants de la dualisation du système télévisuel arabe
p. 75-114
Texte intégral
1On évoque souvent la Guerre du Golfe comme l’événement charnière qui a marqué une césure dans l’histoire des télévisions arabes. Après ce « temps fort », une transformation profonde se serait opérée dans le paysage télévisuel arabe, permettant à l’observateur de distinguer l’avant et l’après-guerre du Golfe. Après cette date, il est vrai qu’on s’est mis à aborder les télévisions arabes en discernant les télévisions d’État, publiques, et les télévisions commerciales qu’on a vu apparaître. Mais cette dichotomie est-elle pertinente ?
LA GUERRE DU GOLFE, CNNI OU LE GRAND TOURNANT
2Il faut rappeler que les pays arabes n’ont pas attendu la Guerre du Golfe pour autoriser la diffusion sur leur territoire de chaînes étrangères puisque les chaînes françaises, TF1, la Cinq et Antenne 2 (devenue France 2) ont été diffusées, via le satellite français Télécom, dans les pays du Maghreb dès la fin des années 1980, sans parler de la réception de la RAI Uno en Tunisie depuis le début des années 1960. De même, de 1984 à 1989, TV5 (chaîne qui reprend essentiellement les émissions des chaînes francophones) fut rediffusée dans quelques grandes villes marocaines sur le réseau hertzien1. Mais la couverture de la Guerre du Golfe par CNNI a déclenché de façon évidente la multiplication des antennes paraboliques. Plus, CNNI a été l’initiateur d’un nouveau type médiatique tant d’ailleurs en Europe que dans la région arabe.
3Il faut dire que, si la couverture du conflit par la télévision française fut critiquée par quelques d’intellectuels audacieux en France2, elle le fut davantage par les téléspectateurs Maghrébins. À ce propos, Lotfi Madani écrira :
Dès 1990-1991, manipulations, partialité et triomphalisme dans le traitement de la Guerre du Golfe ont soulevé méfiance, colère et soupçons. La relation des émeutes des banlieues de Vaulx-en-Velin puis l’affaire du « foulard islamique » en France, enfin le type de discours schématique et réducteur appliqué à la situation politique en Algérie ont entraîné une attitude de distance critique par rapport au contenu de l’information française des télévisions françaises3.
4À l’opposé, pendant la Guerre du Golfe, CNN fut la seule chaîne de télévision à être en mesure de proposer des images du conflit tel qu’il paraissait se dérouler en Irak ; elle fut la seule habilitée, sur autorisation du gouvernement irakien, à couvrir la guerre en Irak. Ses images furent reprises par les télévisions du monde entier, dont celles des pays arabes.
5Avant le conflit, une élite de diplomates et de nantis profitait déjà des services de CNN, alors sur un satellite soviétique (Gorizont) qui couvrait les pays arabes. Son intégration dans la région fut cependant plus décisive au moment du conflit, quand CNN proposa des informations alors inédites pour les populations arabes, leur permettant d’échapper aux monotones et affligeants journaux habituels. Des télévisions terrestres arabes comme la télévision égyptienne et la télévision saoudienne allèrent jusqu’à diffuser ses programmes sur leur chaînes nationales, directement pour le cas égyptien et après un passage à la censure dans le second cas4.
6Alors que le satellite Arabsat n’était utilisé qu’à hauteur de 25 % de ses capacités de télédiffusion, il ne suffit plus à combler la demande peu après la crise du Golfe. L’instigatrice de cette occupation subite des répéteurs, ou canaux, d’Arabsat a été l’Égypte qui fut réintégrée dans la Ligue arabe en 1988 après le boycott dont elle fut victime. L’Égypte est alors le plus gros producteur de programmes ; à partir de décembre 1990, et via la première chaîne arabe par satellite Égyptien Satellite Channel (ESC), elle peut les diffuser aux autres pays arabes, et notamment en direction de l’Arabie saoudite. Ceci lui permet de contrer l’influence médiatique irakienne, d’informer et de divertir ses troupes sur le terrain saoudien. Cette opposition n’est pas sans rappeler la guerre des ondes qui opposa dans les années 1960 la radio égyptienne La Voix des Arabes et Radio Baghdad.
7Depuis, les États arabes ont lancé leurs chaînes transfrontières, trois générations de satellites du système Arabsat ont été placées sur orbite pour satisfaire la demande croissante et l’Égypte a même lancé ses propres satellites. Les répéteurs de ces satellites sont loués par des organismes publics des pays arabes et non arabes (TV5, CFI) ou par des agents privés dont les chaînes proposées sont arabes (ART, MBC…) ou non (CNNI, First Net…).
8Nous pouvons classer les chaînes satellitaires en deux grandes catégories : les chaînes nationales (publiques ou privées) pour une diffusion satellitaire et les chaînes nationales sur le satellite appartiennent au premier groupe ; les chaînes arabes commerciales transnationales au second. Ces dernières ont fait leur apparition après la Guerre du Golfe, ce qui a donné lieu à une dualisation du système télévisuel arabe opposant les télévisions nationales aux télévisions dites indépendantes, et à l’émergence d’un véritable marché régional de l’audiovisuel. En effet, dopées par cette concurrence, les chaînes publiques terrestres réagissent souvent pour reprendre leur audience. Une lecture plus fine de cette configuration nous montrera que ladite dualisation n’est toutefois pas si nette.
9Après l’introduction de ESC (Egyptian Satellite Channel)5 dans le paysage régional en décembre 1990, les Saoudiens ont lancé leur réseau de chaînes satellitaires privées. MBC (Middle East Broadcasting Center) lancée en septembre 1991 depuis Londres est la première chaîne satellitaire indépendante : elle aspire à être une version arabe des grands réseaux américains. C’est la propriété privée de Walid Ibrahim, beau-frère du roi Fahd, qui a investi dans la société à travers sa compagnie World Space Corporation basée à Washington. Arab Radio and Television, ART, est créée en 1994 par le Cheikh Saleh Kamel. Elle émet depuis l’Italie à la périphérie de Rome – à Avezzano plus précisément – et propose un bouquet de chaînes thématiques. Son propriétaire, un homme « d’affaires internationales », est aussi partenaire de MBC qu’il a d’ailleurs contribué à créer. Le groupe Orbit enfin, introduit dans la région par le prince Khaled bin Abdel Rahman Al-Saud, émet depuis Bahreïn des dizaines de chaînes de télévision et de radio.
10Ces dernières chaînes privées n’ont pas le monopole de la voie satellitaire ; d’autres chaînes sont diffusées qui sont émises à partir des pays arabes. Elles traduisent parfois les réactions des États à cette déferlante d’émissions exogènes sur leur territoire et sont donc, dans les années 1990, toujours publiques à l’exception des chaînes libanaises créées en 1996, Future TV et LBC (Lebanese Broadcasting Corporation) qui serait la chaîne la plus populaire en Arabie saoudite. Parmi les chaînes de télévision publiques, nous pouvons aussi citer Bahreïn TV, Abu Dhabi TV, Emirates Dubai TV, Syria Satellite Channel, Oman TV, Kuwait TV, Al-Jazeera Satellite Channel, Jordan Satellite Channel, l’Entreprise nationale de télévision (ENTV, Algérie), 2M (Maroc), et bien d’autres. Au final, chaque pays arabe a au moins une chaîne sur satellite et accessible dans toute la région arabe. On dénombre actuellement plusieurs dizaines de chaînes satellitaires arabes. À côté de ces dernières, des opérateurs occidentaux à l’image de Rupert Murdoch et de Ted Turner ont imposé des dizaines de chaînes occidentales dans la région par le biais d’alliances diverses avec les opérateurs arabes, ce qui multiplie substantiellement l’offre de programmes pour les récepteurs. En février 2004, les États-Unis sont allés plus loin encore en lançant la chaîne arabophone Al-Hurra (« la libre »), pour laquelle le Congrès avait consenti au débloquage de 30 millions de dollars. La chaîne est, officiellement, destinée à promouvoir la démocratie dans les pays arabes. Elle fait surtout partie du dispositif médiatique mis en place dans la région pour redorer l’image des État-Unis auprès des opinions publiques arabes.
11Nous allons présenter successivement les chaînes transfrontières nationales puis les chaînes commerciales transnationales dites offshore. En attendant, le schéma de la page suivante illustre la dynamique d’ensemble que nous décrivons.
LES CHAÎNES ARABES NATIONALES POUR OU SUR LE SATELLITE
12Nous avons divisé l’espace géographique arabe en deux sous-ensembles : l’Afrique du Nord et la zone du Moyen-Orient (où nous inscrivons les pays du Golfe). Si les productions culturelles maghrébines n’ont pas connu le rayonnement des productions originaires du Moyen-Orient, ces dernières au contraire ont connu dès les années 1920 un vif succès. Elles continuent à être largement diffusées jusqu’à aujourd’hui au travers des chaînes satellitaires.
13Au Moyen-Orient, l’Égypte fut une plaque tournante et les artistes arabes prirent l’habitude de s’y installer pour espérer toucher le public le plus large. La structuration des industries culturelles lie l’Égypte à la zone moyen-orientale. En effet, l’Égypte exportait ses productions cinématographiques dans cette région et dans les pays du Golfe en particulier, et respectait par conséquent le goût et les normes de ces pays. En outre, les distributeurs de l’industrie cinématographique, qui étaient le plus souvent libanais, imposaient leurs conditions aux cinéastes égyptiens6 , enfin les pétrodollars ont contribué dans les années 1970 à la mise en place d’unités de production cinématographiques et télévisuelles en Égypte et dans les pays du Golfe. En somme, la concentration des talents et des capitaux ajoutée à des compétences commerciales ont favorisé l’émergence et l’expansion d’une industrie culturelle riche et unifiée et la diffusion des productions orientales dans toute la région arabe.
14Les publics maghrébins furent très réceptifs aux productions culturelles moyen-orientales et tout spécialement égyptiennes. Les comédies musicales égyptiennes de style hollywoodien des années 1930, la chanson grâce à de grands artistes tels que Umm Kalsûm, Mohammed Abd Al-Wahab, Farid Al-Atrache, Asmahan, Abdel Halim Hafez ou plus tard les feuilletons égyptiens, se sont vite imposés au Maghreb comme ailleurs dans la région. On peut trouver l’origine de cet attachement à la culture orientale dans le contexte colonial de la première moitié du xxe siècle. La construction d’une communauté d’audience autour des œuvres orientales tient sans doute autant à leur valeur intrinsèque qu’à la possibilité qu’elles offraient aux peuples du Maghreb d’affirmer leur identité face à la puissance coloniale. L’avis d’un musicologue marocain Ahmed Aydoun, doit trouver des échos similaires dans les autres pays maghrébins :
Auparavant, le disque, la radio et le film ont déjà balisé le terrain à la culture égyptienne. La visite des artistes d’Orient n’avait pas qu’une signification artistique. Elle permettait au peuple marocain, du temps du protectorat, de clamer haut et fort son arabité, d’opposer aux visées d’assimilation, un attachement à tout ce qui confirme une identité un peu mitigée […]
et de conclure : « aujourd’hui l’influence orientale est plutôt perçue comme une hégémonie, un frein au développement d’un style de chant moderne et vraiment marocain »7.
15Le manque de capitaux et d’un marché régional structuré fit défaut au Maghreb : la culture maghrébine ne s’est donc pas diffusée à une grande échelle. D’emblée, les Maghrébins recevaient les productions culturelles orientales plus qu’ils n’exportaient les leurs. Ce déséquilibre ne manque pas de nourrir des préjugés sur la culture des uns et des autres. Autre conséquence à cet état de fait : les chaînes maghrébines ne connaissent pas un grand succès auprès d’un public moyen-oriental, peu familiarisé aux dialectes maghrébins et doutant, peut-être, de l’intérêt de ce qu’elles ont à proposer.
16Il faut rappeler aussi que ces deux régions n’ont pas la même position géopolitique dans le monde et vis-à-vis de l’Occident. Plus précisément, le Maghreb a une relation historique avec l’Europe qui le place dans un espace intermédiaire, moins central par rapport au monde arabe. Les téléspectateurs maghrébins beaucoup plus massivement que les autres publics arabes se sont naturellement tournés vers les télévisions européennes, italiennes et surtout françaises qui ont diffusé en Afrique du Nord.
17Nous allons successivement nous arrêter sur les chaînes d’Afrique du Nord puis sur celles des pays du Moyen-Orient.
Les chaînes de télévision en Afrique du Nord
18Les populations du Maghreb sont arabophones, berbérophones et francophones. Les langues les plus employées à la télévision sont l’arabe et le français8. Dans ces pays, les chaînes satellitaires correspondent aux chaînes nationales jusqu’au milieu des années 2000. Le mode de diffusion n’est cependant pas le seul changement que les chaînes publiques ont connu : un soin particulier a été apporté au contenu et à la présentation des émissions depuis l’ouverture de l’espace télévisuel. Les chaînes telles que ENTV et 2M internationale, respectivement algérienne et marocaine, hésitent moins à soulever des problèmes de société jadis tabous et des émissions politiques à controverse viennent enrichir la programmation. Une ouverture dans le contenu des programmes est donc perceptible, même si, plus prudent, Mostefaoui préfère parler d’une « ouverture contrôlée » de la télévision algérienne à partir de 19899. Notre constat en 2002, après une enquête au sein de la RTM, est analogue s’agissant de la télévision marocaine.
19La multiplication précoce et accélérée des antennes paraboliques au Maghreb, plus qu’au Moyen-Orient, eut de quoi inquiéter les autorités publiques. Les chaînes concurrentes sont aussi bien les chaînes du Moyen-Orient, dites « orientales » (MBC, ART, ESC, …), que les chaînes européennes ou anglo-saxonnes. Il était donc devenu plus que nécessaire pour les télévisions nationales de préserver, à l’intérieur des pays d’abord, les téléspectateurs nécessaires à leur survie et surtout une certaine légitimité auprès de leurs publics. À l’extérieur, la principale vocation des chaînes satellitaires est de toucher les ressortissants Maghrébins qui travaillent en Europe. « RMF » est l’expression employée par les responsables de la télévision marocaine pour qualifier les ressortissants marocains qu’ils ciblent à l’étranger, et, selon un responsable de l’ENTV, l’audience de la chaîne à l’extérieur de l’Algérie est la « CAE » ou communauté algérienne émigrée qui est
principalement implantée en Europe occidentale (en France surtout et à un degré moindre en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, en Italie, en Scandinavie et en Grande-Bretagne) et éparpillée dans les pays du Maghreb, en Syrie et en Europe centrale. Le bassin de cette audience serait donc constitué de la communauté algérienne établie en France. Celle-ci n’est cependant pas homogène et peut être subdivisée, au moins, en trois segments : les émigrés dits de « première génération » (âgés, ouvriers et petits commerçants, vivant en famille ou seuls dans des foyers, attachés à leur pays qu’ils visitent régulièrement et à leur culture d’origine), les émigrés dits de « deuxième génération », ou « beurs » (plus jeunes, niveau d’instruction relativement élevé mais condition sociale généralement difficile, culture ambivalente forgée par l’écartèlement entre l’influence, émoussée, des parents et celle de la société dans laquelle ils évoluent, de nationalité française ils n’en nourrissent pas moins un rapport indicible avec le pays d’origine de leurs parents), les émigrés qu’on pourrait qualifier de « troisième génération » : ce sont les Algériens qui ont quitté leur pays pour diverses raisons à la fin des années 70 et dans les années 80 (étudiants et boursiers n’ayant pas rejoint le pays, regroupement familial, émigration clandestine, …) et depuis 1988 (professions libérales, intellectuels, journalistes, entrepreneurs, …).
20Mais, poursuit-il, « la chaîne s’efforce également de s’adresser aux publics maghrébin et surtout africain, apparemment délaissés »10.
21Le public extérieur est effectivement constitué essentiellement par cette audience d’émigrés de la première génération, pour les raisons linguistiques abordées ci-dessus, mais aussi pour le caractère local que ces chaînes ont su garder et qui est paradoxalement leur principal atout au moment où les productions culturelles arabes perdent un peu de leur spécificité culturelle. Il est peu probable cependant que les jeunes de la deuxième génération, qui ne fréquentent évidemment pas les Amicales, choisissent de regarder ces chaînes, pour des raisons linguistiques – tous ne parlent pas arabe – et socioculturelles – ne s’orientent-ils pas naturellement vers les chaînes françaises ? Ainsi, la télévision ne se regarde pas toujours en famille : le multi-équipement se généralise de telle manière que le poste familial puisse être branché sur le satellite tandis que les enfants, dans leurs chambres, choisissent de regarder les programmes nationaux.
22L’Algérie a placé sur orbite sa chaîne principale terrestre à savoir l’ENTV (Entreprise nationale de télévision), devenue Canal Algérie qui a progressivement plus d’émissions propres. Elle est sur les satellites Eutelsat W2 et sur Arabsat sur la bande Ku. En juillet 2001, l’Agerian Third Channel est placée sur Arabsat, elle est destinée aux ressortissants algériens à l’étranger et aux pays arabes et a vocation de « donner une image fidèle de l’Algérie11 ».
23Comme l’Algérie, la Tunisie lancera sa première chaîne sur le satellite, TV7, en 1992. Deux chaînes marocaines sont sur le satellite, la TVM et 2M internationale. TVM, depuis juin 1994, est sur Intelsat 2 qui couvre le bassin méditerranéen et l’Europe. Ses programmes, qui sont aussi ceux de la RTM, la chaîne nationale hertzienne, sont en arabe et en français. Ils sont diffusés 12 heures par jour. Dans la grille des programmes de cette chaîne qui se veut généraliste, les émissions de divertissement sont largement représentées.
24Fondée en 1989, la chaîne 2M internationale est à ses débuts une chaîne cryptée, la première à l’être dans la région arabe. Il s’agissait alors d’une joint-venture dont l’actionnaire principal, détenant un tiers du capital, était la société holding ONA (Omnium Nord Africain) largement représentée par la famille royale et dirigée par Fouad Filali, l’ancien gendre du défunt roi Hassan II. Les deux tiers restants étaient distribués entre la Banque marocaine pour le Commerce extérieur (BMCE), le groupe québécois Vidéotron et TF1 – d’où la prédominance du français. En 1996, plus d’un tiers des émissions était produit pour la chaîne. Privée à ses débuts et réalisant des pertes, cette chaîne a été reprise en 1996 par l’État12 à hauteur de 70 % du capital ; depuis elle n’est plus cryptée. En fait, la chaîne n’eut pas le succès escompté dans les pays d’Afrique et du Moyen-Orient et de 2M internationale, la chaîne fut plus modestement rebaptisée 2M13. L’évolution politique au Maroc, suite à l’intronisation de Mohammed VI en 1999, et notamment la révocation de Driss Basri, l’ancien ministre de l’Intérieur dont l’autorité légendaire pesait sur la RTM, n’ont pas été à l’origine de l’ouverture tant esperée. Il faudra attendre 2002 pour qu’une réforme de l’audiovisuel soit lancée. Une Haute Autorité de la Communication audiovisuelle fut instituée par un décret royal14, puis par le décret loi n° 2-02-663 du 10 septembre 2002 qui consacra la fin au monopole de l’État sur la radiodiffusion et la télévision au Maroc. La Haute Autorité se subdivise en deux instances : la Direction générale de la Communication a un rôle de conseil et le Conseil supérieur de la Communication est chargé d’étudier et de délivrer les autorisations requises à la mise en place d’une radio ou d’une chaîne de télévision privée. Il n’est peut-être pas inutile de préciser que sur les neuf membres du Conseil, le président et quatre membres sont nommés par le roi. Dans la foulée, en novembre 2003, le président tunisien annonce l’ouverture du secteur télévisuel national aux initiatives privées. C’est un Conseil supérieur de la Communication qui délivrera ou non les autorisations requises. La chaîne Hannibal TV sera la première à l’obtenir en février 2005. Propriété d’un homme d’affaires tunisien, Larbi Nasra, la chaîne propose des émissions de divertissement.
25Enfin la Mauritanie et la Libye diffusent respectivement la télévision de Mauritanie et Jamahiriyya Satellite Channel. Elles sont accessibles sur Arabsat et également pour la seconde sur le satellite égyptien Nilesat.
Les chaînes de télévision au Moyen-Orient et dans les pays du Golfe
26Les chaînes nationales, dans cette zone géographique, sont beaucoup plus nombreuses et, s’agissant des pays du Golfe, disposent d’importantes capacités de financement. D’autres pays comme la Syrie, le Liban et l’Égypte ont su faire « fructifier » leur savoir-faire et leurs productions sont appréciées à travers la région arabe. Ces productions sont diffusées sur leurs propres canaux mais aussi, exception faite de l’Égypte, sur ceux des autres chaînes arabes, dont celles du Maghreb. Invariablement, la deuxième langue employée est l’anglais, même si le français est employé ici et là dans quelques chaînes (au Liban, en Jordanie et en Égypte).
27Les chaînes égyptiennes sont remarquables par leur nombre et leur bonne renommée. Ce sont les seules chaînes nationales qui ont été d’emblée capables – avec les chaînes libanaises mais celles-ci sont privées – de rivaliser avec les chaînes transnationales arabes. Nous reviendrons plus longuement sur les chaînes égyptiennes dans les chapitres suivants. Simplement, nous les mentionnons ici en tant que composantes de l’espace télévisuel arabe.
28Les trois premières chaînes nationales égyptiennes sont sur le satellite égyptien Nilesat 101. D’autres chaînes ont cependant exigé plus d’efforts qu’une simple rediffusion sur le satellite. L’Egyptian Satellite Channel 1 (ESC1) est une chaîne publique égyptienne sur les satellites Arabsat, Eutelsat IIF3 et Nilesat 10115. Elle fait son apparition pendant la Guerre du Golfe, en décembre 1990. Depuis, elle est largement diffusée dans la région arabe et compte parmi les chaînes les plus populaires. Vitrine de l’Égypte, ESC1 est une chaîne généraliste qui propose principalement des émissions de divertissement et d’information et ne diffuse que des productions égyptiennes. Egyptian Satellite Channel 2 (ESC2), correspond davantage à la deuxième chaîne hertzienne égyptienne, elle diffuse des émissions culturelles et de variétés ainsi que des fictions arabes et surtout étrangères (américaines et britanniques, marginalement françaises).
29Nile TV a été créée expressément pour une diffusion par satellite (Eutelsat IIF3 et Nilesat 101), même si elle est également disponible sur le réseau hertzien en Égypte. Depuis sa création en 1994, elle propose des programmes, en anglais, en français et dans une moindre mesure en hébreu (à raison d’une demi-heure quotidienne), dans le but de promouvoir l’image de l’Égypte et ainsi de favoriser le tourisme qui est une importante source de devises pour le pays. Des programmes d’informations politiques et économiques, des programmes culturels et des émissions musicales se côtoient dans la grille des programmes. D’après une plaquette éditée par la chaîne, le public de cette chaîne est jeune – 30 % ont moins de 35 ans et 70 % ont moins de 45 ans – et aisé – 70 % de l’audience fait partie de la couche sociale supérieure dite « classe A ». Ce que nous montrent surtout la brochure promotionnelle et la programmation, c’est l’audience que la chaîne vise : jeune, active et solvable, un public idéal pour les annonceurs.
30Depuis 1998, un bouquet de chaînes payantes thématiques a été placé sur le satellite égyptien Nilesat 101 (Nile Drama, Nile Variety, Nile News, Nile Family, Nile Sports, Nile Culture). Il s’agit du bouquet Nilesat, auquel plus de 7 millions de foyers seraient abonnées en 2003. Au même moments, plusieurs chaînes éducatives ont été créées pour supléer le système éducatif égyptien, elles s’adressent donc en priorité à un public local.
31La mise en place d’une zone médiatique franche au Caire en 2000 a permis à l’État d’autoriser la mise en place de chaînes privées sans remettre en cause son monopole sur le réseau hertzien. Plusieurs chaînes privées verront le jour à partir de 2001 mais toutes ne survivront pas en raison de difficultés financières. Dream TV, propriété d’un riche homme d’affaires égyptien, Ahmad Baghad, semble perdurer. Dream 1 cible les jeunes à travers des émissions musicales tandis que Dream 2 est une chaîne de divertissement plus généraliste16.
32Le Liban apparaît à travers plusieurs chaînes satellitaires basées à Beyrouth17 dont les plus populaires sont LBC et Futur TV. D’autres chaînes libanaises, qui souvent furent à l’origine des chaînes communautaires, sont sur orbite depuis 2000. Future TV est une chaîne privée fondée par l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri en 1993, elle diffuse ses programmes grâce aux satellites Arabsat 2A (bande C) depuis 1996 et Nilesat 101 depuis 2000. Ses émissions de divertissement et de variétés sont très prisées au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Europe. En 2001, Rafik Hariri lance depuis Beyrouth la chaîne Zen TV, très attractive pour une audience jeune et émancipée.
33Ces chaînes demeurent derrière la LBC (Lebanese Broadcasting Corporation) qui s’est spécialisée dans les émissions de jeux. Avec ses 22 heures quotidiennes de programmes de divertissement – talkshows, émissions de jeux, de variétés, émissions sportives et clips vidéo – présentés le plus souvent par d’attrayantes animatrices, elle a la renommée d’attirer un public mâle dans la région18. On serait tenté de la comparer à la RAI Uno où le dynamisme, le charme et l’apparente bonne humeur associés aux paillettes font la joie d’un vaste public. Depuis 2003, Star Academy a été adapté par la LBC. À la différence de l’émission que nous connaissons en France, les dortoirs ne sont pas mixtes et les apprentis-artistes sont originaires de différents pays, arabes en l’occurence. L’émission a suscité la colère de téléspectateurs ou de représentants religieux à travers la région, mais c’est un succès commercial. D’autres chaînes arabes vont reprendre le même type de concept à l’instar de Futur TV (avec Superstar).
34On dit que Future TV est musulmane (sunnite) tandis que LBC est chrétienne (maronite) en raison de l’appartenance confessionnelle de leur direction respective. Cela n’apparaît pas dans la programmation et, nous l’avons déjà évoqué, LBC – la « chrétienne » – est la chaîne la plus regardée en Arabie saoudite. Dans ce cas précis, on attribue clairement sa popularité à la présence de ses animatrices, lesquelles se distinguent de leurs consœurs des pays voisins où le voile peut encore être de rigueur19. Depuis 1997, trois chaînes cryptées de la LBC ont été lancées sur la bande C (Arabsat 2A) : LBC Europe (également sur Nilesat 101), LBC Amérique et LBC Australie (diffusée en continu).
35À l’issue d’une alliance entre LBC et le journal arabe Al-Hayat, une nouvelle chaîne d’information, basée à Londres et alimentée par des capitaux saoudiens, fut créée au plus fort de la guerre en Afghanistan en 2003. La qualité de ses journalistes et les moyens dont dispose la chaîne la rendit très vite incontournable dans la région arabe.
36Présente sur les satellites arabes Nilesat 101 et Arabsat 3A et très différentes de ses deux consœurs, la chaîne gouvernementale Télé Liban est la chaîne grand public par excellence20. Depuis 2000, elle retransmet via le satellite les programmes arabophones de la chaîne nationale libanaise. Enfin, NTV (News Television), MTV (Murr Television), Al-Manar TV et NBN (National Broadcasting Network, aussi appelée Al-Mustakillah) sont des chaînes qui ont éclos en pleine guerre civile. Elles appartiennent ou ont appartenu à des communautés libanaises21, même si leurs appellations le plus souvent anglaises donnent à penser qu’elles versent dans l’idéologie du tout « global ». NTV a été créée par le parti communiste, elle appartient aujourd’hui à un opérateur indépendant. MTV représente la communauté chrétienne des Grecs orthodoxes22 tandis que NTV est une émanation de la communauté chiite. Enfin, Al-Manar a été fondée par le parti du Hezbollah. Toutes ont un canal sur Nilesat ainsi que sur Arabsat depuis 2000. Ajoutons à ces dernières une chaîne religieuse, Télé Lumière ou NourSat, qui représente l’Église maronite. On peut la voir dans les pays arabes, en Europe, en Amérique et en Australie.
37« L’affaire Al-Manar » a fait grand bruit en France. Accusée d’antisémitisme par les autorités françaises après notamment la diffusion d’un feuilleton syrien en novembre 2003, elle fut interdite par le Conseil d’État. Le 13 décembre 2004, Eutelsat est sommée d’arrêter la diffusion de la chaîne. La chaîne du Hezbollah se retirera d’elle-même, ce qui épargna aux autres chaînes du bouquet, dont elle faisait partie, d’être également pénalisées. Au délà du débat politique, l’affaire Al-Manar mérite une analyse approfondie. L’usage des outils juridiques et technologiques par les différents acteurs mobilisés, en fonction de compréhensions différenciées de la liberté d’expression, est certes ici singulière, mais elle peut constituer un cas d’école. Cet événement a aussi révélé les limites du dispositif juridique dans le secteur audiovisuel puisqu’une loi ad hoc sur les communications électroniques et les services de communication audiovisuelle a dû être adoptée pour permettre l’interdiction de la chaîne par le Conseil d’État.
38Dans un tout autre registre, la chaîne qatarie Al-Jazeera est venue en 1996 ébranler l’espace télévisuel arabe. Très rapidement, elle est devenue la plus populaire des chaînes arabes d’information arabophones. Les taux d’audience des chaînes arabes sont toujours approximatifs en raison d’une absence d’institut de sondage bien établi mais les sources les plus modérées font état de 50 millions de téléspectateurs. Elle plaît aussi bien à un public d’élite qui avait pris l’habitude d’écouter les programmes d’information des chaînes occidentales, faute de mieux, qu’à ceux qui ne comprennent que l’arabe et qui enfin ont accès à des informations, des reportages et des documentaires de qualité. En effet, ce qui fait la force d’Al-Jazeera est qu’elle est abordable au plus grand nombre pour deux raisons : elle est arabophone et elle n’est pas cryptée.
39Ses émissions d’information, parfois sensationnalistes23 il faut bien l’admettre, sont relativement indépendantes et jugées d’excellente qualité à tel point qu’elle est souvent considérée comme l’exception qui confirme la règle, la règle étant que les chaînes arabes sont le relais des autorités officielles. Et, pour cette raison, Al-Jazeera est aussi très controversée : ses émissions politiques par exemple ont souvent heurté les gouvernements des pays arabes, dont la plupart se sont plaint. Même l’ambassade des États-Unis à Doha (la capitale du Qatar) n’a pas manqué, en 1998, de manifester sa colère vis-à-vis de la chaîne, comme le précise un auteur24. La presse arabe, toutes tendances confondues, a été très prolifique et très contradictoire à son sujet25. On s’accorde sur un point cependant : Al-Jazeera se démarque des autres chaînes arabes. Il est vrai qu’elle n’hésite pas à interviewer les leaders politiques du monde entier, Israël compris, et à donner la parole aux opposants politiques des pays arabes dans le cadre d’une émission emblématique et très prisée, La Direction opposée (Al Ittijah Al-Mu’âkis) animée par le désormais célèbre Fayçal Al-Qassim ; Sami Haddad en anime une autre tout aussi connue Plus d’une opinion (Aktar min rayy). Les autorités égyptiennes ont soutenu que certaines émissions avaient offensé la mémoire de Nasser et de Sadate, le Koweït n’a pas apprécié qu’une émission fasse intervenir un officiel irakien, particulièrement éloquent, dans un débat qui l’opposa à un Koweïtien moins loquace, la Jordanie a fait fermer le bureau de la chaîne à Amman en novembre 1998 en réaction à un talk-show où des invités jordaniens défendaient le processus de paix israélo-palestinien, les Saoudiens et le Maroc refusent la présence de locaux de la chaîne sur leurs territoires, le gouvernement provisoire en Irak ordonne la fermeture de son bureau à Bagdad en 2004, etc.
40Sa couverture des conflits en 2001 et 2003, respectivement en Afghanistan – où elle était la seule présente à Kaboul avant la chute des Talibans – et en Irak consacra sa popularité auprès de l’opinion publique internationale. Ses images reprises par les télévsions du monde lui donneront une crédibilité qui la haussera parmi les chaînes transnationales les plus en vue. Pourtant le Qatar – petit pays de moins d’un million d’habitants – n’avait jusqu’alors pas fait parler de lui dans le domaine audiovisuel. Al-Jazeera a été créée par un décret de l’émir du Qatar le cheikh Hamad bin-Khalifa II, peu après qu’il ait détrôné son père en 1995. Il engagea alors le pays dans un processus de démocratisation dont le premier jalon fut l’abolition de la censure sur la presse locale en 1995 et la dissolution du ministère de l’Information et de la Culture. En novembre 1998, il alla même jusqu’à mettre en chantier une nouvelle Constitution permettant l’élection du parlement au suffrage universel direct. La même année les candidatures aux conseils municipaux étaient étendues aux femmes et à tous les autres candidats qui avaient la majorité. En dépit du fait que l’émir et quelques membres de sa famille fassent partie du conseil d’administration de la chaîne et que des fonds publics, soit 130 millions de dollars, aient servi à son financement, Al-Jazeera jouit d’une relative indépendance. Selon les prévisions, elle aurait dû être privatisée en 2001, soit cinq années après sa création. Or, en 2004, elle dépend toujours des subsides de l’État.
41Après la rupture du contrat entre le bouquet saoudien Orbit et une équipe de journalistes arabophones de la BBC26, ces derniers offrirent leurs services à Al-Jazeera, ce qui n’est sans doute pas étranger à la qualité de ses programmes. En outre, elle a un réseau de correspondants et des bureaux dans les principales capitales telles que Londres, Paris, Washington, Le Caire, Bagdad, Téhéran, Gaza, Amman, Rabat, Kaboul ou Beyrouth. La chaîne qatarie est sur les satellites Arabsat, Hotbird (qui couvre l’Amérique du Nord), Echostar. Elle débuta avec 6 heures de diffusion quotidienne sur le Moyen-Orient et via Arabsat en bande Ku. Depuis 1999 elle diffuse ses programmes en continu. En 2000, elle est finalement disponible sur toute la planète à l’exception de l’Amérique du Sud. Après la mise en service de son site internet d’information en arabe puis en anglais en mars 2003, Al-Jazeera prévoit le lancement de chaînes spécialisées et une chaîne d’information en anglais. La chaîne publique du Qatar, Qatar TV, est depuis 2000 sur les satellites Arabsat et Hotbird. Très différente d’Al-Jazeera, elle dispense des programmes pour la famille.
42Les Émirats arabes unis, une autre contrée riche du Golfe, disposent d’un réseau dense de chaînes satellitaires27. En plus des chaînes de l’émirat de Doubaï, d’autres émirats28 ont leur chaîne de télévision par satellite. Ajoutons que, depuis 2000, l’organisme des télécommunications des Emirats arabes unis, Etisalat, a lancé près de soixante chaînes numériques sur le câble, à travers la société E-Vision basée à Doubaï, parmi lesquelles figurent toutes les chaînes émiraties que nous allons énumérer ainsi que des chaînes étrangères29.
43À Doubaï, l’Emirates Doubaï TV (EDTV) – ou encore Space Network of Doubaï – dispose de plusieurs chaînes satellitaires non cryptées. Elles dépendent de l’Organisme de radio et de télévision de Doubaï et sont conçues pour une transmission par satellite. Lancées à partir de 1992, les chaînes EDTV (chaîne généraliste), EDTV2 Business news (chaîne des affaires et de la finance, en arabe et en anglais), EDTV Drama (fictions arabes) et la chaîne numérique EDTV Sport couvrent les pays arabes, l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Asie grâce aux satellites Arabsat, Hotbird, Galaxy 7, Eutelsat, Telstar et Nilesat 101.
44Abu-Dhabi TV, chaîne généraliste sur Arabsat depuis novembre 1992 et sur Nilesat 101 depuis 2000, proposait 19 heures d’émissions quotidiennes (de divertissement mais aussi pour le développement social et culturel, et éducatives). En 2003, elle devînt, le temps de la guerre en Irak, et jusqu’à la chute du régime baasiste, une chaîne d’information en continu. La qualité de ses images et le professionnalisme de ses journalistes en firent une chaîne de premier plan30. On s’étonne qu’elle ait renoncé ensuite à demeurer une chaîne d’information pour redevenir une chaîne généraliste avec, certes, 6 heures d’information quotidiennes. Depuis 1999, l’émirat d’Abu-Dhabi a également, sur Nilesat 101, une chaîne thématique dévolue aux affaires économiques : Abu Dhabi Business. Sharjah Satellite TV, lancée quatre ans plus tard, retransmet le programme de la chaîne hertzienne dans les pays arabes, en Europe et dans le sud asiatique (Arabsat 2A). Depuis sa création en janvier 1998, Ajman Satellite TV diffuse des émissions de divertissement à partir d’Arabsat 2A et de Nilesat 101.
45La chaîne jordanienne, la Jordan Satellite TV, a été mise en place en février 1993. La majeure partie de sa programmation correspond à celle de la principale chaîne terrestre. Elle assure 16 heures de diffusion par jour à travers le satellite Arabsat 1C. En 2001, Sport Channel 2 et Movie Channel 3 (dont une partie du capital est privée) sont venues enrichir le dispositif jordanien. La chaîne syrienne, Syria Satellite Channel, disponible dans toute la région, est appréciée pour ses émissions de divertissement et par les amateurs de fictions.
46La chaîne satellitaire du Bahreïn, Bahreïn TV, est depuis 1993 sur Arabsat (sur la bande C). Elle correspond à la chaîne hertzienne et couvre la région arabe.
47L’Arabie saoudite, en 1992, plaça sur orbite ses chaînes nationales, lesquelles comptent parmi les plus conservatrices. Saudi Channel 1 et Saudi Channel 2 reflètent les orientations idéologiques du régime saoudien. La deuxième chaîne, anglophone, s’adresse surtout aux expatriés arabes. En 2002, pour la première fois, deux chaînes privées sont lancées depuis Riadh : Al-Majd 1 et Al-Majd 2 qui est anglophone. Il s’agit de deux chaînes religieuses du groupe Al-Majd Satellite Broadcasting Limited, présent aussi à Dubaï et au Caire. Enfin le secteur public saoudien a ajouté en 2004 une chaîne d’information : al-Ikhbariya et Sport Channel. Toutes ces chaînes sont présentes sur Arabsat et Nilesat.
48Depuis 1993, le sultanat d’Oman est représenté par sa chaîne hertzienne, diffusée aussi depuis l’espace, Oman TV. Cette chaîne généraliste est sur Arabsat mais aussi sur Nilesat 101.
49Après la destruction de ses studios pendant la Guerre du Golfe, le secteur télévisuel koweïtien s’est vite relevé pour éviter une seconde fois d’être paralysé. Le Koweït semble opter pour une libéralisation de ses ondes ; pour preuve, les chaînes CNNI et ESC sont reçues sur le réseau hertzien depuis cette période. La Koweït TV qui est la télévision nationale, est diffusée sur le satellite Arabsat à partir d’octobre 1992 ; huit ans plus tard elle est aussi sur Nilesat 101.
50Le Yémen (Yemen TV), le Soudan (Sudan TV) et Djibouti (RTD Radio Télévision de Djibouti) ont placé leurs chaînes nationales sur Arabsat. Ces chaînes sont relativement peu étudiées. On peut émettre deux hypothèses à ce propos : la première est que la programmation peut-être jugée insuffisante. Il est vrai que les États ont des capacités de financement trop faibles pour investir davantage dans le secteur télévisuel, diversifier et enrichir la programmation. La seconde hypothèse est que l’audience n’est pas suffisamment solvable pour attirer les annonceurs, elle perd donc, d’un certain point de vue, de son intérêt. Pourtant, il serait intéressant de mesurer dans ces pays la réceptivité de l’audience par rapport aux chaînes transfrontières arabes et occidentales. Non moins modeste, la chaîne généraliste palestinienne avait réservé un canal sur le satellite égyptien depuis 1998 pour être opérationnelle en 2000. La Palestinian Satellite Channel est une chaîne généraliste qui dépend de l’autorité palestinienne. Avant 2003, l’Irak avait une chaîne sur Eutelsat, Arabsat et sur Nilesat, l’Iraq Satellite Channel. Comme les chaînes précédentes, elle ne s’est pas développée dans les années 1990 – l’Irak était sous embargo –, et demeurait monolithique. Ainsi, pour toucher les autres pays arabes, Saddam Hussein a choisi de s’exprimer sur la chaîne Al-Jazeera en janvier 1999. A contrario, dans l’anarchie la plus totale, une multitude de chaînes seront créées en 2003. On ne dénombrera pas moins de 21 chaînes aux identités politiques et communutaires plurielles, à côté de la chaîne hertzienne mise en place par les États-Unis31. La plus fédérative est, semble-t-il, Al-Sharqiya (« l’Orientale ») qui fut placée sur le satellite en 2004.
LES PREMIÈRES CHAÎNES ARABES OFFSHORE
51Les télévisions offshore, c’est ainsi que l’on désigne les chaînes satellitaires et les bouquets numériques constitués par des acteurs privés. Cette étiquette exprime que les chaînes en question, tout en étant affiliées à un pays, ne le sont pas de façon manifeste ou visible puisqu’elles sont implantées à l’extérieur de ces pays. Offshore renvoie à l’idée de délocalisation hors du territoire national32. Or les liens de parenté récurrents entre les propriétaires et gestionnaires de ces chaînes et l’Arabie saoudite – en l’occurrence – ne laissent aucun doute sur l’existence d’une connexion entre ce pays et ces chaînes. Nous avons déjà pu apprécier l’influence qu’exerce le régime saoudien dans le cadre de la presse offshore arabe éditée à Londres, nous allons voir maintenant que cette influence est tout aussi forte dans le secteur audiovisuel. Même si les rentes pétrolières ont globalement connu une baisse depuis les années 1980, elles participent largement au financement de cette industrie télévisuelle.
52L’influence du régime saoudien n’est un secret pour personne et René Naba rapporte, non sans humour, que l’on dit du royaume wahhabite qu’il est « l’unique entreprise familiale au monde à siéger aux Nations unies33 », mais en même temps son pouvoir sur le contenu de la programmation est informel. Cela rend son emprise d’autant plus efficace.
MBC, Al-Arabiya, MBC-Al-Hayat
53La création de MBC en 1991 fut l’initiative de Cheikh Saleh Kamel, le propriétaire d’ART. Elle appartient aujourd’hui aux frères Mohammed et Walid bin-Ibrahim Al-Ibrahim, ce dernier étant le beau-frère du roi Fahd. Middle East Broadcasting Center (MBC) est la première chaîne commerciale indépendante créée pour une diffusion par satellite. Déjà en 1991, les télévisions du Maroc et du Bahreïn avaient retransmis les programmes de MBC sur leurs réseaux terrestres34. MBC se voulait une chaîne d’information ; depuis son siège à Londres, elle gérait un réseau d’une cinquantaine de correspondants permanents et des bureaux d’information dans les grandes capitales.
54Plus tard, en mars 1995, les locaux de la chaîne ont été inaugurés en grande pompe par l’ancien Premier ministre britannique John Major.
55MBC est une filiale du groupe d’Al-Ibrahim soit l’ARA Group International Holding Company ; à ce titre il est important de préciser que cette multinationale, centre nerveux d’un véritable empire médiatique, est basée à Riad, la capitale saoudienne. Laissant penser que son groupe fut investi d’une mission dans le monde arabe, son président, Walid bin-Ibrahim Al-Ibrahim, n’hésitera pas à affirmer :
With our activities now covering broadcasting (both Radio and Television), Television Programming Production, News Agency, Media Agency, and Wireless Cable, we wish to bring to the Arab World expertise and commercial development. Conversely, we need to look outwards and to grow roots elsewhere : the world has become too inter-dependent to be isolationist or narrow in focus35.
56On remarquera au passage que le développement social de jadis fait place ici au développement commercial. Effectivement, l’ARA gère aussi l’illustre agence de presse, autrefois américaine, United Press International (UPI) acquise en 1992 pour quatre millions de dollars américains, deux sociétés de production de programmes télévisuels (l’ARA International Production Company et la société MISC), l’Arabic Network of America (ANA) ou Arab Net qui relaie les programmes de MBC en Amérique du Nord depuis Washington et l’ARA Media Services (AMS), une agence de publicité basée à Jeddah36. Enfin deux stations de radio complètent ce dispositif ; MBCFM est un service de radio en continu qui retransmet depuis les locaux de MBC à Londres des émissions de radio en Arabie saoudite. La deuxième station, Spectrum 558, basée au nord de Londres et multilingue, est toute dédiée aux minorités présentes sur le sol britannique.
57Ce réseau dense d’activités est schématisé ci-après :
Le groupe ARA International
58L’ambition démesurée de la multinationale est illustrée par les allégations de son président : « What started with ARA Productions in Riad, in the Kingdom of Saudi Arabia, is today a Group with components that cross geographic, political and ethnic boundaries throughout the World. Our mission has always been to be purveyor of clear and accurate information and discussion. We wish to promote inter-Arab dialogue both at home and abroad37 ». Fort de sa puissance dans l’espace médiatique arabe, il prône évidemment, comme son parangon américain, une diffusion de l’information par delà les frontières physiques et symboliques mais son affirmation quant à la qualité des informations et de la libre expression ne saurait masquer le conformisme de la ligne éditoriale d’une chaîne comme MBC. Afin de répondre à des objectifs de rentabilité, MBC a licencié plus de cent employés dans le courant de l’année 1998. Finalement Al-Jazeera ravit à MBC l’appellation de « CNN du monde arabe ». Pour cette raison, MBC se spécialisa davantage dans le divertissement, au point de diffuser des émissions telles que Who wants to be a Millionnaire ou Big Brother. En 2002, les locaux de MBC furent transférés à Dubaï, dans la zone franche Dubaï Media City.
59MBC est la chaîne transnationale arabe qui attire globalement le plus les annonceurs, attraction que l’on peut imputer au succès de ses émissions certes, mais aussi à la solvabilité du marché saoudien. En effet, ses parts sur le marché de l’audience sont, d’après les statistiques du Pan Arab Research Center, les plus élevées. Mais sa suprématie est mise à mal, elle est concurrencée par d’autres chaînes non cryptées à l’instar d’Al-Jazeera.
60MBC est partenaire de deux chaînes d’information créées au moment fort de la guerre en Irak en 2003 : MBC-Al-Hayat basée à Londres et Al-Arabiya qui partage ses locaux avec MBC à Dubaï. C’est sans doute pour s’aligner sur Al-Jazeera et revenir sur le créneau de l’information que le régime saoudien finance, indirectement, ces chaînes. Comme Al-Jazeera, elles se démarquent par la grande qualité de leur information et par une relative indépendance dans la couverture des événements.
ART
61Il existe plusieurs bouquets de chaînes payants destinés à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, deux sont arabes : Orbit et ART. Les prix prohibitifs des abonnements sélectionnent un petit nombre d’élus. L’Arab Radio and Television est une entreprise de l’audiovisuel privée, basée à Avezzano, non loin de Rome, dont le propriétaire et les capitaux sont saoudiens. Elle fut créée en 1994 par le cheikh Saleh Kamel, un homme d’affaires connu dans la région, et par le prince Al-Walid bin-Talal38, un des principaux actionnaires de la News Corporation and Netscape. Une grande partie des activités du groupe ART est délocalisée au Caire. L’essentiel des programmes qu’elle produit est, en effet, réalisé dans la capitale égyptienne où ART a accès à ses propres studios et plateaux, à moindre coût, aux services modernes de production et de post-production, ainsi qu’aux nombreux professionnels techniques et artistiques du petit écran présents au Caire.
62ART est une filiale du groupe Dallah Al-Baraka dont le siège est à Jeddah, en Arabie saoudite. D’une chaîne à ses débuts, elle se décline aujourd’hui en plusieurs bouquets numériques accessibles au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique, sur le continent américain, en Australie et même en Indonésie sur le câble. ART a tissé un véritable réseau autour d’elle, elle est partenaire de MBC et de groupes multimédias internationaux, possède des actions de LBC et a l’exclusivité de diffusion des chaînes égyptiennes Nile Drama et ESC2.
63Moyennant un abonnement mensuel, ART propose une vingtaine de chaînes thématiques39. ART 1 est une chaîne de variétés essentiellement dont les programmes sont diffusés en continu depuis octobre 1993 ; tout comme ART 2, la chaîne du sport. ART 3 cible un public d’enfants, c’est pourquoi elle ne diffuse que 14 heures d’émissions par jour. ART 4, depuis 1994, propose des films arabes et internationaux, ces derniers étant doublés ou sous-titrés en arabe. ART 5 est une chaîne musicale qui diffuse des chansons et vidéo-clips arabes et ART Shopping est, comme son nom le laisse entendre, une chaîne de télé-achat. Une chaîne islamique, Iqra (« Lis ! »), la première du genre, a été lancée en 1998 par la société ART.
64Des chaînes supplémentaires sont accessibles via un abonnement à ART, depuis l’alliance de la Gulf DHT-Showtime et ART. La Gulf DHT-Showtime est elle-même le fruit d’un partenariat entre la Viacom Inc., une multinationale américaine, et la Koweit Investment Project Company (KIPCO), un conglomérat koweïtien. Ce bouquet supplémentaire de 11 chaînes, dont ART a l’exclusivité pour la région arabe40, porte le nom de ART First-Net. Les chaînes proposées sont la VH-1 (rock), TV Land (divertissements), Paramount, Movie Channel, MTV (chaîne musicale), Nickelodeon (programmes pour enfants), Bloomberg Info TV, Discovery Channel, Hallmark (divertissements pour la famille), Showtime Sport, Music Choice, Style (mode), CNNI, Sony TV, TCM (ou Turner Classic Movies).
65Le nombre d’abonnés d’ART est encore moyen : en 2000, on dénombre 60 000 abonnés aux États-Unis, 25 000 en Europe (dont 12 500 en France sur TPS) et plus de 100 000 abonnés au Moyen-Orient (Égypte et Arabie saoudite essentiellement)41.
ORBIT
66Le bouquet de chaînes le plus riche est sans conteste celui d’Orbit. Accessible via le satellite Intelsat, Orbit s’est réservé pas moins de six répéteurs sur le satellite Arabsat 3A en 1999. Il s’agit du bouquet numérique arabe le plus important : il aura coûté un milliard de dollars américains. Les gestionnaires du bouquet comptent sur la vente des décodeurs et les abonnements pour rentabiliser un tel investissement. Cependant, le nombre des abonnés n’est pas à la hauteur de cette ambition puisqu’en 1998, on fait état de 180 000 abonnés. La tendance est à la hausse et tout n’est pas joué : 200 000 abonnés est le chiffre avancé pour 200042.
67À l’origine de cette chaîne, la mise en vente, par son fondateur Richard Li, de la chaîne Star-TV basée à Hong Kong. Le groupe saoudien Mawarid Investment qui appartient au prince Khalid bin Abd Al-Rahman Al-Sa’ud, cousin et beau-frère du roi Fahd, se montre intéressé. Ce dernier, à l’image du président d’ART, est un homme d’affaires connu dans la sphère économique arabe. Mais, comme chacun sait, Li vendit Star-TV à Rupert Murdoch. Le groupe Mawarid débaucha néanmoins un des responsables de Star-TV, Alexandre Zilo. En 1994, ce dernier en qualité de président mit en place Orbit, un bouquet numérique pour le Moyen-Orient. À l’instar d’ART et des autres entreprises transnationales de l’audiovisuel, les activités d’Orbit sont décentralisées. Afin d’accroître la productivité et augmenter la production de programmes télévisuels à moindre coût, Orbit a participé au financement de la société de production Media City au Caire, dont il détient une partie. Mais c’est à Bahreïn que Orbit élira domicile en 2002, après avoir débuté en Italie.
68Anglophones et arabophones, les chaînes transmises par Orbit correspondent à des chaînes américaines ou originaires de pays arabes et à celles du groupe Orbit. Une trentaine de chaînes au total, généralistes ou thématiques, qui sont entre autres Orbit 1 (cinéma arabe) et Orbit 2 (fictions et variétés en arabe), Orbit-ESPN (la chaîne américaine du sport), Music Now, Arabic Series Channel, America Plus (divertissement), Cinema City, CNNI, Orbit Express Shop (télé-achat), Orbit News (en anglais, ce sont des reprises des réseaux américains ABC, NBC, CBS, WSJ), Super Movies (films sous-titrés en arabe), Disney Channel, Fun Channel (programmes de divertissement et éducatifs pour enfants), Hollywood Channel, etc.
69Revenons sur une mésaventure du groupe Orbit qui rappelle l’allégeance d’Orbit à la monarchie saoudienne : Orbit s’associa à l’illustre BBC pour fonder une chaîne indépendante d’information en arabe, la World Service Arabic Television News qui donna beaucoup de crédit au bouquet. Seulement, la chaîne fut trop indépendante. Les « écarts de conduite » successifs de l’équipe de la chaîne s’avérèrent intolérables pour la monarchie saoudienne. Orbit rompit en 1996 le contrat qui la liait à la BBC et congédia les professionnels de la chaîne. La chaîne du Qatar Al-Jazeera aura la bonne idée de reprendre pour son compte l’équipe des journalistes arabes de la chaîne défunte.
70À la suite d’une plus heureuse alliance avec le groupe News Corporation de l’Australo-Américain Rupert Murdoch, Orbit introduisit dans son réseau en 1997 les chaînes Star-TV de la News Corporation. Ainsi, Doubaï/Star-TV Ltd. est en exclusivité sur le bouquet Orbit pour couvrir le Moyen-Orient ; même s’il s’agit de deux bouquets bien distincts. En sus d’être accessible sur Orbit, le bouquet Star-TV partage le même décodeur que son partenaire. Pour adhérer à Star-TV, l’usager doit payer une mensualité supplémentaire qui lui donne droit à Star Movies, Fox Sports, Star World, Sky News, CNBC (finances et affaires), National Geographic Channel, Computer Channel, History Channel, Viva Cinema, Channel International (chaîne musicale), Granada UK TV (chaîne généraliste).
ANN
71Comme MBC, la chaîne Arab News Network est une chaîne d’information dont le siège est à Londres. Elle fut fondée en 1997 par Sawmar Al-Assad, le neveu de l’ancien président syrien Hafez Al-Assad. Son père Refaat, ancien vice-président syrien ainsi que tout son entourage, furent arrêtés en octobre 1999 par les autorités syriennes à Lattaquieh. Cette arrestation était liée à la ferme intention du président syrien de protéger son propre fils Bashar désigné pour le succéder, mais elles sont aussi liées aux activités journalistiques de Sawmar Al-Assad. La nature du financement de la chaîne est obscure mais nombre d’auteurs parlent de capitaux versés par le prince saoudien Abdullah.
Une place de choix pour l’Arabie saoudite
72Les télévisions offshore qui viennent d’être présentées nous montrent la prédominance des capitaux saoudiens dans le système télévisuel arabe. Les oppositions télévision publique/télévision privée ou télévision nationale sur le satellite/télévision panarabe transnationale perdent leur pertinence à l’aune de ces télévisions privées, internationales et pourtant financées par le régime saoudien. Ces dernières sont dans le sillage de la presse dite indépendante qui a déjà été évoquée plus haut. Comme cette presse, elles dépendent trop fortement de la famille royale saoudienne pour être autonomes. Comme elle, elles sont tributaires d’une audience saoudienne mais aussi des annonceurs fortement intéressés par le marché de la consommation saoudien. La ligne éditoriale de la presse offshore comme les programmes de ces chaînes sont par conséquent fidèles à la politique de communication saoudienne.
73Rien ne permet d’affirmer, d’ailleurs, que les hommes d’affaires saoudiens à la tête de ces médias transnationaux ne sont mus que par des intérêts économiques privés. Leur solidarité vis-à-vis de la monarchie saoudienne tient le plus souvent à des liens familiaux. Il n’est toutefois pas question d’envisager un quelconque « péril islamique » ou tout autre forme de prosélytisme sans risquer de fausser l’analyse.
74Les programmes diffusés par MBC, ART, Orbit – ou même LBC dont la moitié des capitaux est d’origine saoudienne – ne correspondent pas aux normes de l’Islam wahhabite tel qu’il est pratiqué en Arabie saoudite (les animatrices ne sont pas voilées par exemple, les programmes Star Academy, Who wants to be a Millionnaire ?, ou ceux des bouquets Showtime et Star TV ne font l’objet d’aucune censure). La vigueur de la politique saoudienne réside justement dans le fait que ces télévisions sont privées ; l’Arabie saoudite assure ainsi son emprise sur le système télévisuel arabe sans que sa légitimité – basée sur des valeurs morales – ne soit remise en cause. L’enjeu véritable est de jouir du statut de groupe de communication d’envergure internationale, comme les multinationales avec lesquelles les opérateurs saoudiens n’ont pas hésité à contracter. Ces derniers adoptent les stratégies expansionnistes des plus grands réseaux : les bouquets ART et Orbit abritent des chaînes américaines ; ART est partenaire de MBC, a des participations dans LBC, et a l’exclusivité de diffusion de deux chaînes égyptiennes ; Orbit et ART ont participé à la construction du complexe de production Media City au Caire ; MBC et Al-Arabiya partagent les même locaux et la même régie publicitaire saoudienne, etc.
75L’emprise des Saoudiens sur les médias transnationaux arabes et l’importance du marché de la consommation en Arabie saoudite leur octroient une certaine autorité auprès des annonceurs. Leur politique de communication, toute la confiance des États-Unis. L’adéquation des intérêts des Saoudiens avec les uns et les autres (à supposer que ceux-ci ne se confondent pas) leur laisse toute latitude pour imposer leur vision où se mêlent conservatisme puritain et business. Toutefois, le succès d’une chaîne comme Al-Jazeera a révélé de façon très claire que les téléspectateurs n’adhèrent pas forcément à toutes les normes, même déguisées, qu’on tente de leur imposer.
UNE NOUVELLE ÉCONOMIE AUDIOVISUELLE
76La diffusion par satellite ajoutée à la technique de compression numérique ont entraîné la formidable multiplication des chaînes et l’effritement des monopoles. Elles ont surtout éveillé chez les opérateurs un vif intérêt pour le hardware (contenant) ; le software (contenu) n’avait qu’à suivre. Au niveau des programmes, pas de changements significatifs. Si certains s’accordent sur la prise en compte des téléspectateurs par les télévisions arabes, beaucoup émettent des doutes sur la qualité des nouvelles chaînes qu’on leur propose, ainsi que sur la teneur du pluralisme dans le système télévisuel arabe, compte tenu de l’écrasante suprématie des Saoudiens parmi les diffuseurs. À quoi bon tant de canaux pour si peu de participants ?
La multiplication des canaux satellitaires arabes
77L’avenir est au satellite et, pour qui en douterait encore, l’Égypte a lancé deux satellites nationaux et le système Arabsat est en pleine expansion. Ce qui représente au final un nombre illimité de canaux disponibles pour les chaînes arabes et étrangères. En définitive, les systèmes de satellite arabes sont Arabsat, Nilesat auxquels nous ajouterions le satellite émirati Thuraya s’il n’était exclusivement destiné aux télécommunications (téléphones mobiles, fax, etc.).
Arabsat
78Il faut savoir que toutes les chaînes satellitaires arabes énumérées plus haut sont au moins sur le satellite Arabsat.
79Les satellites Arabsat 1A, 1B et 1C ont été mis sur orbite respectivement en février 1985, juin 1985 et février 1992. La vie de cette première génération de satellites prend fin en 1992 (1A), 1993 (1B) et en 2002 pour Arabsat 1C. La deuxième génération, conçue aussi par la société Aérospatiale, comprend deux satellites. Ceux-ci, dénommés Arabsat 2A et 2B, ont été lancés en 1996, à quelques mois d’intervalle et sont censés durer jusqu’en 2012. Arabsat 2A permet la réception de chaînes de télévision sur la bande Ku, ce qui revient à dire que les antennes de petit diamètre suffisent à leur réception.
80Le satellite Arabsat 3A, unique représentant de la dernière génération, plus puissant que les précédents, est sur orbite depuis février 1999. Vingt transpondeurs sur la bande Ku peuvent, grâce à la compression numérique, supporter chacun dix chaînes de télévision. Ce satellite couvre tous les pays arabes, une partie de la Somalie et quelques autres pays africains (le Sénégal, le Tchad, le Mali et le Niger) et l’Europe.
81En 2003, un contrat est signé entre Arabsat, Alcatel Space et la société européenne de satellite EADS Astrium pour la fabrication de deux satellites de quatrième génération Arabsat 4A et Arabsat 4B. Le lancement des satellites est prévu pour 2006.
Nilesat43
82Nilesat est le système de satellite égyptien dont le premier engin, Nilesat 101, est sur orbite depuis avril 1998. Il est co-positionné au second, Nilesat 102, depuis son lancement le 17 août 2000. Ces satellites intègrent les dernières innovations technologiques et couvrent la zone arabe ainsi qu’une partie de l’Europe et de l’Afrique. Si l’on s’en tient aux discours officiels, les satellites sont des succès commerciaux : tous les canaux de Nilesat 101 et Nilesat 102 sont loués. Il faut dire que les bouquets ART et Orbit occupent un grand nombre de canaux, et la plupart d’entre eux sont occupés par les chaînes égyptiennes. On peut attribuer le succès relatif de Nilesat à la présence concurrente des satellites du système Arabsat et aux frais annuels élevés de la location. Le prix de la location d’un répéteur s’élève à 3 millions de dollars américains, celle d’un seul canal à un demi-million de dollars américains.
83Mais il ne faut préjuger de rien : le destin d’Arabsat, au départ largement sous-exploité, nous révèle que la structuration du système télévisuel arabe est un processus dynamique.
La télévision de marché à l’heure de l’extension des réseaux de diffusion
84L’extension des réseaux de diffusion entraîne une restructuration du domaine de la production étant donné l’accroissement de la demande de programmes. La denrée rare des industries de communication devient donc le contenu (software). On serait du point de vue de l’infrastructure technique (hardware) en situation de surcapacité par rapport aux productions. Néanmoins, plusieurs acteurs se positionnent dans ce segment de l’activité et les anciens majors comme l’Égypte ou le Liban doivent céder un peu de place à d’autres, tels la Syrie, la Jordanie ou le Qatar dont la chaîne Al-Jazeera vend des reportages et des documentaires à d’autres chaînes arabes. Les fonctions et les hiérarchies sont moins tranchées, les capitaux et les talents ne sont pas forcément intégrés à un même pôle. Pour être – à peine – schématique : les capitaux commandent, les talents (au moins : les produits) suivent. Les pourvoyeurs de fonds tiennent le haut du pavé et, par le biais d’alliances et de partenariats extensifs, sont les principaux moteurs des réaménagements dans le paysage télévisuel arabe. L’exemple du groupe ARA International (voir supra) est à cet égard éloquent.
85Sur un plan qualitatif, on observe deux grandes tendances : la spécialisation des chaînes d’une part, et l’effectivité du mécanisme de l’offre et de la demande d’autre part.
La spécialisation des chaînes
86Dans le but de fidéliser leur public, les chaînes arabes se spécialisent, investissent un « créneau » où elles entendent être les plus compétitives ; on appelle ce phénomène concurrence monopolistique car « chaque entreprise est assurée de sa clientèle, dans la mesure où elle est la seule à pouvoir satisfaire certains besoins bien spécifiques44 ». ANN et Al-Arabiya TV se partagent l’information, Al-Jazeera rivale de ces premières est aussi la chaîne du débat politique, la chaîne Iqra ! (du bouquet ART) attire une audience pieuse, Zen TV vise les adolescents, les chaînes égyptiennes, syriennes et jordaniennes sont appréciées des amateurs de fictions, LBC, MBC et Futur TV excellent dans les jeux télévisés, etc. L’enjeu de cette émulation est évidemment le marché de l’audience, qui selon ce principe est segmenté. Mais si l’audience est segmentée du point de vue des diffuseurs, dans les faits, cela revient à dire qu’elle est plus souvent sélective : elle peut passer d’un reportage sur Al-Jazeera à un tournoi sportif sur Abou-Dhabi Sport Channel.
87Cet ajustement des chaînes arabes au marché régional et international ne touchait pas les chaînes du Maghreb. Les téléspectateurs arabes étaient davantage tournés vers les chaînes moyen-orientales et transnationales, y compris les Maghrébins eux-mêmes45. La réforme du secteur de l’audiovisuel en Afrique du Nord donnera peut-être lieu à l’émergence de nouvelles chaînes, à la fois diverses et fédératives. Quoi qu’il en soit, les chaînes maghrébines ne sont pas, jusqu’à maintenant, pleinement intégrées au système télévisuel arabe, en ce sens que leur audience est faible à l’extérieur du Maghreb à l’exception de celle constituée par les ressortissants émigrés. Nous avons imputé cela au paramètre linguistique – le dialecte de l’Égypte s’étant plus largement diffusé que les dialectes maghrébins par le truchement des productions égyptiennes – ainsi qu’à la méconnaissance des Orientaux de la production culturelle issue des pays d’Afrique du Nord. Hélas, on est toujours plus sensible aux cultures que l’on connaît le mieux. Un exemple : les Égyptiens, nous avons pu l’observer, sont très friands de musique raï. Or, s’ils ont pu connaître ce genre musical, c’est parce que les tubes de la musique raï ont transité par la France ou les États-Unis avant de se faire connaître du grand public en Égypte.
L’effectivité du jeu de l’offre et de la demande
88Entre l’émetteur et le média télévision, un maillon autrefois invisible vient s’intercaler : le récepteur. La soudaine prise en compte du téléspectateur par l’émetteur est la deuxième tendance observable. Elle aboutit à des changements perceptibles dans les contenus de la programmation des télévisions arabes en général. « C’est la seule expérience où l’on respecte l’intelligence de l’audience arabe46 » dira le directeur de la chaîne Al-Jazeera, vantant les mérites de sa chaîne. « Les plateaux modernes ne suffiront jamais à cacher la censure » nous dira un étudiant égyptien. Les programmes de télé-réalité, inimaginables jadis, remportent un vif succès en dépit de la colère des conservateurs. Que l’on se félicite de la mue que les programmes connaissent ou que l’on trouve les changements décidément trop timides, ils se sont bel et bien opérés, stimulés qu’ils sont par le processus de libéralisation du secteur. D’un point de vue strictement économique, cette évolution est inéluctable ; les programmes d’une télévision doivent désormais capter le maximum d’audience, il en va de la survie de cette télévision. En effet, face à la faiblesse croissante du financement par l’État d’une part, et à l’accroissement des coûts dans le secteur audiovisuel d’autre part, la manne publicitaire aura un rôle décisif dans la structuration du système télévisuel arabe. Et cette « manne publicitaire » se soucie avant tout de marché potentiel, donc d’audience.
89Une nouvelle économie télévisuelle semble bien animer le système télévisuel arabe. La télévision dans les pays arabes atteint cette zone de tension, toute proportion gardée, que les télévisions européennes ont connue dans les années 1980. La genèse de la télévision conçue comme un service public laisse place à une télévision proposant des programmes assimilés à des marchandises, certes, mais des programmes que le récepteur regarde. Les responsables des nouvelles télévisions ont de quoi se justifier : quelle que soit la qualité des programmes, ils peuvent toujours arguer de la liberté et des exigences du téléspectateur. Ce qui n’est pas sans rappeler le credo américain autrefois hué entre les murs de l’Unesco. En définitive, on ne sait plus si ce sont les chaînes qui attirent les annonceurs ou les annonceurs qui agissent sur la programmation de certaines chaînes. Globalement on a le vague sentiment que les publicités sur Ariel, Coca Cola ou sur les téléphones portables Ericsson déteignent sur le reste des émissions.
90Cela est d’autant plus vrai que les plus grandes agences de publicité privées dans le monde arabe sont des sociétés partenaires des grandes agences américaines et anglaises. Elles tirent d’ailleurs beaucoup de fierté à être élues par ces dernières. Sans sombrer dans le manichéisme, il faudra bien admettre que ce partenariat s’accompagne du transfert d’un savoir-faire et de normes culturelles exogènes, peut-être la norme propre au marché publicitaire global. D’une certaine manière, les agences locales (arabes) sont soumises à la culture d’entreprise relayée par les agences internationales.
91Nous nous basons sur les travaux du PARC (Pan Arab Research Center) situé à Doubaï et qui est, pour le moment, la seule société d’études marketing de cette envergure dans la région. Le marketing publicitaire n’est en effet pas très développé dans la région arabe47. Les données du PARC nous éclairent sur un enjeu majeur de la globalisation des télévisions arabes : la régulation du secteur télévisuel par la publicité. Celui-ci ira dans le sens de mouvements de concentration – toucher le marché de l’audience le plus vaste possible – ou de spécialisation – toucher un public ciblé.
92Les dépenses publicitaires sont estimées à plus de 1,2 milliards de dollars américains en 1999. Le volume des dépenses publicitaires à la télévision a augmenté de 20 % entre août 1998 et août 1999 dans les pays du Moyen-Orient, ce qui est considérable. En outre, la part relative de la télévision dans l’ensemble des supports, entre ces deux années, a augmenté de 6 % et avoisine les 40 %. Ce média est du reste celui qui a connu la plus forte progression. Enfin, et ceci est une tendance fondamentale, la télévision est en passe de devenir le principal support aux dépens des journaux notamment.
93Tous les pays arabes ne connaîtront pas une égale augmentation de leurs ressources publicitaires. D’après les estimations, le marché le plus porteur est constitué par les économies pétrolières du Golfe, et plus particulièrement l’Arabie saoudite. L’économie saoudienne accuse pourtant le contrecoup de la baisse des prix du pétrole dans les années 1980. Ce phénomène remarquable est, observe un spécialiste48, un défi à une loi économique élémentaire selon laquelle l’évolution de l’industrie publicitaire est classiquement corrélée à la croissance économique.
94La multiplication des chaînes transfrontières et la fragmentation consécutive de l’audience profite aux chaînes panarabes privées qui recueillent les deux tiers de l’audience arabe à travers les continents. Elles sont donc idéales pour les annonceurs qui représentent eux-mêmes des multinationales et entendent toucher un vaste marché de consommateurs. Ainsi, elle seront à terme plus autonomes financièrement.
95Les grandes perdantes sont les chaînes de télévision publiques généralistes, qui voient leurs recettes publicitaires s’effriter au bénéfice des quelques chaînes qui ont les plus grosses parts de marché. Cependant, l’Égypte demeure en très bonne place. Avec ses 64 millions d’habitants c’est un « marché » potentiel attractif, même si l’audience n’y est pas aussi massivement solvable que celle des pays riches de la région.
96Si les principaux annonceurs sont des multinationales, il est donc bien évident que les produits ne seront pas locaux. Symboliquement et matériellement, ils ne véhiculeront rien de spécifiquement jordanien ou algérien. Il est vrai que les agences de publicité arabes, qui se sont formidablement multipliées ces dernières années adaptent quelquefois la publicité aux téléspectateurs locaux mais une Range Rover reste une Range Rover et l’imaginaire auquel on l’associe est le même partout. On pourra arguer du fait que le téléspectateur opère une lecture propre de la publicité mais cette liberté est bien relative. En réalité, les Range Rovers, dont le prix est pour le moins discriminatoire, plaisent à une élite à travers le monde qui partage une même « culture de consommation » ; et, fait curieux, ceux qui décodent de façon originale les messages publicitaires, ceux qui résistent, négocient, filtrent etc. sont ceux qui n’ont pas accès de toute façon à ces produits49. Sans nier les frontières culturelles, on pourra admettre que les frontières sociales sont souvent plus tranchées. Et les produits véhiculés par les annonceurs qui jouissent d’une position hégémonique sur le marché publicitaire arabe en disent long sur le public visé, comme le tableau ci-dessous le révèle de façon dramatique. En effet, le top twenty (ou le palmarès) des produits qui font l’objet des dépenses publicitaires les plus importantes est édifiant, il pourrait être identique aux États-Unis ou au Japon sans que cela n’étonne personne. On pourra toujours invoquer la résistance du (non-)consommateur pour dédramatiser l’influence des multinationales50. Cette liste varie peu d’année en année comme a pu l’observer Fakhreddine, directeur de recherche au PARC.
97Beaucoup de produits ne conviennent pas aux télévisions panarabes, ce qui est l’ultime atout des chaînes locales. Pour cette raison, les annonceurs ne dédaignent pas les télévisions nationales, qui sont en effet stratégiques pour qui veut toucher une audience locale pour les produits de consommation courante tels que les détergents, les cosmétiques ou les produits alimentaires (cf. tableau p. 113).
98En conclusion nous pourrions dire que la ressource du secteur télévisuel, c’est l’audience. Les fournisseurs sont les médias et les clients, les annonceurs. Ainsi va la transnationalisation des télévisions arabes. Tous les articles ne conviennent pas à la publicité par voie satellitaire, c’est-à-dire à trop grande échelle et auprès des seuls « parabolés ». De surcroît, les annonceurs devront opérer des choix parmi toutes les chaînes panarabes, ce qui pourrait à terme aboutir à une concentration des groupes de communication et à la disparition des plus faibles.
99Les agences de publicité arabes, de même que quelques chaînes de télévision arabes finissent ainsi par être tributaires de ces annonceurs et agences de publicité internationales avec lesquels elles contractent.
Un ordre de l’information et de la communication dans l’espace médiatique arabe
100Le déséquilibre des moyens d’information et de communication existe aussi au sein de l’espace médiatique arabe. Dans le territoire de diffusion, à savoir le réseau d’opérateurs ou de diffuseurs, les médias saoudiens sont largement hégémoniques. Une seconde inégalité se lit également dans la diffusion des productions culturelles arabes : les chaînes originaires des pays du Golfe et du Moyen-Orient exercent beaucoup plus d’attrait que les chaînes maghrébines. Au contraire, beaucoup de chaînes du Proche et du Moyen-Orient rencontrent un large public dans la région arabe et hors de celle-ci, tout comme d’ailleurs les chaînes à capitaux saoudiens.
101Tout aussi bien, l’inégalité transparaît dans le territoire de réception à un niveau infra-sociétal. Certes, l’audience a enfin le choix. En dépit du fait que les programmes répondent de plus en plus à un même modèle, ils sont plus soignés, et les informations semblent plus crédibles que naguère. Néanmoins, tout le monde n’a pas accès à toutes les chaînes qui ont émergé. Si l’antenne parabolique se banalise comme jadis le récepteur de radio devenu transistor ou le poste de télévision, les chaînes les plus prestigieuses sont celles des bouquets numériques, cryptées et multiples, qui s’adressent à cette élite à même de s’acquitter d’un abonnement mensuel, élite qui, on l’a vu, a toujours eu accès, et sans condition, à une ouverture sur le monde extérieur (par la radio et la presse notamment, sans parler des séjours à l’étranger). Heureusement, certaines chaînes comme MBC, Al-Jazeera, Nile TV, 2M parmi d’autres ont fait le choix d’être free-to-air, c’est-à-dire accessibles sans abonnement. Une petite antenne parabolique suffit pour les recevoir. Ce choix est moins guidé, semble-t-il, par la philanthropie des entrepreneurs de la communication que par la volonté de toucher le public le plus vaste.
102Ces premiers chapitres nous ont permis de décrire les télévisions nationales arabes comme faisant système. Cela est essentiel pour analyser la dynamique du sous-système télévisuel égyptien. Ignorer ce fait serait ignorer un ensemble de contraintes et d’opportunités qui déterminent les choix de l’émetteur État (égyptien) et l’évolution du système. C’est dans cette perspective que nous allons approfondir notre analyse du secteur télévisuel égyptien, resitué dans une perspective historique, afin de comprendre son organisation, la politique de communication qu’il incarne, et les défis qui lui sont posés par la globalisation des territoires de diffusion. À travers l’évolution structurelle du champ télévisuel égyptien, nous appréhenderons le repositionnement tactique de l’État égyptien dans un contexte médiatique international et régional en profonde mutation.
Notes de bas de page
1 Mostefaoui B., La Télévision française au Maghreb. Structures, stratégies et enjeux, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 49-53.
2 Comme Dominique Wolton, Wargame, Paris, Flammarion, 1991.
3 Madani L., « Les télévisions étrangères par satellite en Algérie : formation des audiences et des usages », Revue Tiers-Monde, t. XXXVII, n° 146, avril-juin 1996, p. 315-330, spéc. p. 324. Signalons d’emblée que cette méfiance vis-à-vis de la télévision française profitera à la chaîne satellitaire arabe MBC, sur laquelle nous reviendrons ; elle gagnera une grande partie de l’audience algérienne.
4 Weiseinborns Ray E., « Cool Media, the War, and then… CNN », in Weinensborn (éd.), Media in the Midst of War, Le Caire, Adham Center Press, université américaine du Caire, 1992, p. 3-13.
5 Sur le satellite Arabsat 1A, en continu.
6 Yves Thoraval rapporte qu’à partir des années 1960, les réalisateurs égyptiens demandaient souvent des avances sur les recettes, ce qui permettait aux distributeurs beyrouthins d’exercer un chantage sur le contenu des films, voir Thoraval Y., Regard sur le cinéma égyptien, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 103.
7 Aydoun A., « Aux sources orientales de la musique marocaine », Le Temps du Maroc, n° 171, 5-11 février 1999.
8 En dépit du fait que les berbérophones représentent 50 % de la population marocaine et 25,3 % de la population algérienne, Belkacem Mostefaoui rappelle qu’aucune émission régulière ne leur est consacrée à l’exception d’un journal télévisé en berbère à la télévision algérienne depuis 1996, suite aux pressions du mouvement culturel berbère (MCB). Voir Mostefaoui B., « Évolution de la grille de la télévision algérienne de 1978 à 1994 », Revue Tiers-Monde, t. XXXVII n° 146, avril-juin 1996, p. 305-314, spéc. p. 312. Ajoutons, en ce qui concerne la communauté berbère au Maroc, que les chaînes TVM et 2M diffusent un journal quotidien en berbère depuis 1995. Il est probable que des chaînes berbérophones – publiques ou privées – voient le jour très prochaînement compte tenu de la demande et de la libéralisation de l’espace télévisuel régional.
9 Mostefaoui B., La Télévision au Maghreb, op. cit., 1995, p. 220.
10 Benabi M., « La contribution de la télévision algérienne au colloque régional sur le monde arabe et la société de l’information, expérience de la chaîne diffusant par satellite », communication au colloque régional sur le monde arabe et la société de l’information, Tunis 4-8 mai 1997. Les résultats de l’enquête qu’une sociologue anglaise a menée sur la réception des chaînes arabes par les arabophones en Europe confirme cette constance, voir Kennedy S., « Navigating the Satellite Sky : watching Arabic-Language Television in Europe », communication au colloque Satellite Broadcasting in the Middle East and North Africa, organisé au Caire par l’organisation Article 19, les 20-21 février 1999.
11 Voir le site de la chaîne <http://www.thalithatv.dz/> (en arabe).
12 Cette reprise est financée par un prélèvement automatique sur les factures d’électricité.
13 Adghirni Z.L., « Les antennes diaboliques au Maroc », Revue Tiers-Monde, t. XXXVII, n° 146, avril-juin 1996, p. 331-338.
14 Dahir [décret royal] n° 1-02-212 du 31 août 2002.
15 Pour une analyse de cette chaîne et sur les conditions qui ont présidé à sa mise en place, voir el-Shal E., Qanawât al-tilifizion al-fadâ’iya fi-l-‘alam al-thâlith [Les chaînes de télévision satellitaires dans le Tiers-Monde], Dar Al-Fikr Al‘Arabi, Le Caire, 1994.
16 Osman A., « Rude Awakening : Dream Drops Top Talkers », TBS, second semestre 2004, n° 12.
17 Dajani N.H., Disoriented Media in a Fragmented Society, Beyrouth, Presses de l’université américaine de Beyrouth, 1993.
18 Une émission semble atteindre des records d’audience comme l’attestent les très nombreuses publicités qui la précède : Khallî bâlik min Haïfa (« Méfie-toi de Haïfa ») s’adresse a priori à un public féminin puisqu’il s’agit d’un programme quotidien matinal de gymnastique présenté par la sportive Haïfa. Ce programme receuille cependant plus de suffrages auprès d’un public masculin.
19 Un jeu de mot consiste à associer LBC et illbissi qui veut dire en arabe « habille-toi ! », conjugué au féminin singulier.
20 Il s’agit d’une chaîne à capitaux mixtes (51 % sont publics).
21 Dajani N., op.cit.
22 En 2002, Murr TV a été interdite d’émettre par la Haute Cour. Elle aurait violé l’article 68 des lois sur les élections libanaises qui interdit au média de défendre un candidat durant les élections. La position anti-syrienne de MTV n’est peut-être pas étrangère à cette décision.
23 La chaîne met en scène des débats particulièrement houleux, par exemple.
24 Naomi Sakr rapporte que « l’ambassade des États-Unis protesta quand un participant à une émission d’Al-Jazeera appela à des représailles contre ces derniers du fait de leurs actions à l’encontre de l’Irak », « The Emergence and Development of Satellite Broadcasting in the MENA Region : Structures and Actors », communication au colloque Satellite Broadcasting in the Middle East and North Africa, déjà cité.
25 Al-Jazeera a inspiré plusieurs auteurs dont les suivants : EL-Nawawy M., Adel I., Al-Jazeera : How the Free Arab News Network Scooped the World and Changed the Middle East, Cambridge, Westview Press, 2002 ; Lamloum O., Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe, Paris, La Découverte, 2004 ; Zayani M., op. cit..
26 Selon un article du Monde, l’origine de la dissension entre les journalistes arabes de la BBC et Orbit serait la diffusion des images des funérailles d’une princesse saoudienne, ce qui n’aurait pas été du goût des bailleurs de fonds. Voir Le Monde du 7 mars 2000. D’autres versions existent. Nous retiendrons celle de René Naba qui explique cette discorde par les interventions répétées à l’antenne d’Al-Massaari, opposant notoire au régime saoudien, voir Guerre des ondes… guerre des religions, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 108.
27 Ayish M., « The Regulation of Satellite Television in the GCC States », communication au colloque Satellite Broadcasting in the Middle East and North Africa, déjà cité.
28 Les Émirats arabes unis réunissent sept émirats : Abu-Dhabi, Ajman, Sharjah, Doubaï, Fudjaïra, Ras Al-Khayma et Oum Al-Qaywayn.
29 Parmi lesquelles plusieurs chaînes indiennes, Al-Jazeera, des chaînes arabes publiques (saoudiennes, tunisienne, jordanienne, soudanaise, syrienne…), ou privées (MBC, Futur TV), la BBC, CNNI, MTV, Deutche TV, TV5, les bouquets ART et Showtime, etc. Voir Shleifer A., « The Dubaï Digital Broadcasting Miracle », TBS n° 5, deuxième semestre 2000.
30 Schleifer A., « Interview with Ali Al Ahmed, Director, Abu Dhabi TV », TBS n° 10, deuxième semestre 2003.
31 Al-Qazwini Iqbal H., « The View of the Role of Media in the Current Transition Phase in Iraq », communication au coloque Cambridge Arab Media Project : The Media and Political Change in the Arab World, Cambridge, 29-30 september 2004.
32 Lemesle R.-M., La Délocalisation off-shore, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1995.
33 Naba R., op. cit., p. 75.
34 Boyd D., « The Impact of Satellite Television Broadcasting on Electronic Media Policy in the Arab World », communication au colloque Satellite Broadcasting in the Middle East and North Africa, déjà cité.
35 « Grâce à nos activités qui couvrent maintenant les médias (radio et télévision), la production de programmes télévisés, une agence de presse, une agence de média, et le câble, nous espérons apporter au monde arabe l’expertise et le développement commercial. Cela étant, nous avons aussi besoin de regarder à l’extérieur et de nous enraciner ailleurs : le monde est devenu trop interdépendant pour que nous soyons isolationnistes ou étroit d’esprit », ARA Group International, document inédit, 1997.
36 Dans ce groupe figurait aussi la Saravision, société de télécommunications basée en Arabie saoudite, mais elle fit faillite en janvier 2000. Avant cette date, MBC comptait pourtant exploiter le MMDS par l’intermédiaire de cette filiale en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe, mais très vite on estima cette technique de diffusion coûteuse.
37 « Ce qui a commencé avec ARA Productions à Riad, dans le royaume d’Arabie saoudite, est aujourd’hui un réseau avec des unités qui traversent les frontières géographiques, politiques et ethniques à travers le monde. Notre mission a toujours été de fournir des informations et des discussions claires et objectives. Nous espérons faire la promotion du dialogue inter-arabe chez nous et à l’étranger », ARA Group International, document inédit, 1998.
38 Le prince Al-Walid est d’après René Naba « à la tête d’un empire financier de onze milliards de dollars, […], couvrant toute la gamme des activités économiques », on se reportera pour une biographie sommaire du prince, à son livre Guerre des ondes… guerre des religions, op. cit., p. 99-102. Il est important de préciser qu’en 2003, le prince Al-Walid a acquis 49 % des actions de la chaîne libanaise LBC (Lebanese Broadcasting Corporation).
39 Forrester C., « Digital Platforms in the Middle East », Transnational Broadcasting Studies, n° 1, Le Caire, 1999.
40 Sur le principe de « One box, one card, one platform » (un décodeur, une carte, un bouquet).
41 Forrester C., « View from Doubaï », Transnational Broadcasting Studies, n° 4, Le Caire, printemps 2000.
42 Forrester C., « Digital platforms in the Middle East », art. cit.
43 Nous reviendrons sur les satellites Nilesat dans le chapitre suivant.
44 Balle F., Médias et Sociétés, Paris, Montchrestien, 1999, p. 186.
45 Mostefaoui B., « Le paysage télévisuel maghrébin : une offre concurrentielle structurée en quatre pôles », Dossiers de l’audiovisuel, n° 73, mai-juin 1997.
46 Middle East Times, 22-28 novembre 1998.
47 Les pays arabes n’ont pas mis en place de système de calcul d’audience, mais avec la concurrence accrue et le besoin des annonceurs de s’appuyer sur des études fiables, on remarque depuis peu la constitution de panels, ici et là, à l’instar de la société AGB Gulf qui depuis 1992 a établi un panel de 250 foyers aux Émirats arabes unis, cette initiative se généralise. Ayish M., communication citée.
48 Il s’agit de Jihad Fakhreddine, est directeur de recherche au PARC. Voir Fakhreddine J., « The Marketing of arabmedia.com », Middle East Insight, mars-avril 1999, p. 57 et suiv.
49 Pour une discussion sur le paradigme de l’audience active, voir Barker C., Television, Globalization and Cultural Identities, Maidenhead, Open University Press, 2003, p. 110 et suiv.
50 Voir à ce sujet Mattelart A., L’Internationale publicitaire, Paris, La Découverte, 1989.
Notes de fin
* Télévisions privées nationales : le nombre de pays arabes à autoriser la création de chaînes de télévision privées se multiplie dans les années 2000.
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