Poèmes de la relation amoureuse et problèmes de traduction – un exemple tiré d’un récit de burrakatha (genre narratif héroïque)
p. 329-341
Texte intégral
1Transcription
1. gangāśantanulirvuru,
śṛngārārṇavamanduna,
pongiporleḍu mōhambutō – anta
rangammulupponga kūḍiri – « bhaḷā naṃṭi bhāy tammuḍū dēva bhaḷānōy dādāna »
2. ennenni janmala nunḍiyō
ēkammukanencu kāmkṣatō
minnantunājanṭa hāyiga
mēnulēkamu gāga kūḍiri – « bhaḷā naṃṭi bhāy tammuḍū dēva bhaḷānōy dādāna »
2Chant Récitant
Gangā et Śantana tous deux
Plongés en un océan de sensualité
D’aveugle jouissance submergés
Mêlaient à l’unisson leur passion2. – « Réjouis toi frère Ô divin frère cadet bhaḷānōy dādāna »
Depuis tant et tant de renaissances
Le désir de complète union en l’esprit
Ce couple voulait jusqu’à la fin du ciel
Leurs corps plaisamment unir en un seul.
– « Réjouis toi frère Ô divin frère cadet bhaḷānōy dādāna »
3Pour répondre à la thématique du projet, voici ce que nous offre d’emblée sur l’expression de l’amour en pays télougou le très bref extrait d’un long poème épico-narratif construit autour de la figure mythique, religieuse et mythologique, de Bhīṣma. Nous en approfondirons le sens dans la deuxième partie de notre exposé : « La traduction impossible et l’ordre de la transposition : questions sémantiques » (cf. infra, p. 383).
4Le texte, intitulé « Mahātma Bhīṣma (Bhīṣma caritra) », « La grande âme Bhīṣma (Histoire de Bhīṣma) », n’est pas issu de la « poésie classique » ou de ce qu’on pourrait appeler ainsi, mais du genre burrakatha3, une forme littéraire populaire contemporaine de la seconde moitié du xxe siècle, plutôt déconsidérée pour son caractère irrégulier et « non savant » au sein de sa culture de référence. Par contraste avec le style générique habituel, on trouve dans ce burrakatha d’ordre pouranique, « histoire mythologique », tous les ingrédients de la poésie narrative ou théâtralisée de bonne facture. Le texte marie en effet une grande rigueur prosodique avec des choix lexicaux et des modes grammaticaux extrêmement riches qui puisent tous deux dans les racines anciennes et relevées de la langue.
5Double versant d’une même unité esthétique et sémantique, les deux quatrains du chant ci-dessus ne s’inscrivent pas dans la catégorie des « poèmes » (singulier padyam, pluriel padyalu) mais répondent au régime moins strictement codifié du « chant » (singulier pāṭa, pluriel pāṭalu), lui aussi diversifié en des types bien repérables. Ces « chants » se définissent de fait par un respect majoritaire des normes applicables aux « poèmes », bien qu’ils s’en affranchissent de maintes manières, parfois en répondant à des logiques de composition étrangères à la poésie écrite. Ils manifestent cependant des caractéristiques formelles que l’on associe assez spécifiquement à la poétique du télougou, héritée en partie de principes tirés de la tradition sanskrite, mais bien plus grandement encore des modes de composition issus de l’héritage dravidien et āndhra.
6Par le style de la composition, le texte d’ensemble du récit présente à la fois les caractères et le type de la poésie télougoue telle qu’on la connait depuis le xie siècle : de nombreux poèmes y présentent des formes régulières et savantes. La structure globale du texte original repose sur une grande diversité de modes d’énonciation où alternent des passages en prose et des poèmes ciselés selon divers modèles de composition et de versification. La plupart obéissent à des règles formelles strictement codifiées, définissant la nature même des poèmes courts qui se suivent ou alternent avec l’expression de commentaires ou de développements narratifs en prose. Bien qu’une technique d’écriture aussi achevée soit totalement inhabituelle dans le burrakatha, l’usage des modèles stylistiques les plus relevés de la poésie demeure cependant toujours présent dans les créations littéraires de l’époque moderne parmi des genres et des thématiques variés. Il implique une connaissance approfondie des règles et des styles de la prosodie et de la métrique. Au-delà du cas particulier, nous sommes là en présence d’un phénomène de reproduction et de perpétuation d’un modèle spécifique associé au pays télougou dans la longue histoire.
Milieu de composition et origine du texte
7À ma connaissance, le texte « Mahātma Bhīṣma (Bhīṣma caritra) burrakatha » existe uniquement sous forme manuscrite et demeure inédit4. Écrit au tout début des années 1960, il émane d’un lettré Brahmane, de section (ou « sous-caste ») āruvēla niyōgi [il s’agit du nom même du groupe social], Malyāla Jayarāmayya, érudit, littérateur et poète de grand prestige local, décédé en mai 19985. Cet auteur a composé une douzaine de textes poétiques qui incluent plusieurs burrakathas, des pièces de théâtres mythologiques (nāṭakams) ou à caractère contemporain et social, parfois de type humoristique (nāṭikas, hāśyanāṭikas), de même que des livrets de poésie du genre supérieur kāvyam. Il aura publié une dizaine de textes littéraires dans les années 1950 et 1960, tandis que plusieurs de ses compositions narratives ou théâtrales non publiées – ce fut le cas du texte de « Bhīṣma » – circulaient sous forme manuscrite auprès de troupes choisies dans les milieux régionaux6.
8Dans son ensemble, le texte témoigne d’un référentiel esthétique, éthique et idéologique marqué par les idées classiques de l’hindouisme, mais aussi, plus marginalement, par le contexte ambiant qui entoura la vie de l’auteur. D’un point de vue anecdotique, le choix du terme mahātma, « grande âme », dans le titre, fait directement écho à la grande figure de Gandhi, qui exaltait en premier lieu les idées de justice et de vérité contenues dans l’ordre moral hindou et réactualisées avec des connotations modernes. Les références essentielles aux valeurs ainsi qu’à des notions spécifiques de l’hindouisme classique, leur agencement et les modes de formulation qui apparaissent dans ce texte, le situent par contraste avec la production des récits dans le genre. La composition inclut toutefois des passages humoristiques de style oral et des commentaires critiques à connotation sociale, intercalés dans le corps du récit narratif principal, à l’instar des textes typiques du répertoire. Il fut d’ailleurs interprété près de trois ou quatre années en tant que burrakatha par plusieurs troupes de la localité de résidence de l’auteur, avant d’être abandonné en représentation, considéré comme infiniment trop compliqué de langage.
9Dans ce long « poème narratif » en vers et en prose, les quelques poèmes qui décrivent l’amour passionnel d’un roi pour des femmes qu’il veut épouser afin de satisfaire un désir charnel, ne restituent pas l’idée que l’amour se comprend, en Inde, exclusivement dans la relation avec la divinité. Bien que l’identité des protagonistes soit construite sur l’ambiguïté et joue sur les deux registres de la vie en ce monde et d’une antériorité céleste dont ils ont ici-bas pour charge d’expier une faute, il y a là peut-être une cécité de notre part vis-à-vis de larges ensembles de la poésie narrative indienne quelque peu distanciées de la relation à la religion, du moins lorsqu’on la comprend dans le rapport exclusif aux divinités, hors de l’idée du modèle fait à l’humain à travers des personnages qui s’incarnent dans une dimension humaine.
La séquence narrative du poème
10J’ai voulu brièvement présenter l’auteur, les caractéristiques générales du texte de burrakatha « Mahātma Bhīṣma (Bhīṣma caritra) » et les circonstances de son recueil, afin que l’on puisse apprécier plus finement l’arrière-plan des choix de traduction du poème soumis à l’observation : nous verrons au final qu’ils engagent essentiellement une détermination sémantique, quand bien même celle-ci s’appuie aussi sur un souci de cohérence et de suggestion esthétique. Remarquons préalablement que je m’inscris ici dans une démarche de réflexion pragmatique qui vise à fournir les éléments pertinents à l’évaluation du bien-fondé et des limitations de la traduction.
11Dans cet esprit, et en raison même de la nature des choix opérés, fortement conditionnés par les singularités textuelles du genre burrakatha, il me paraît donc indispensable de pouvoir comparer d’abord – sur un trop bref extrait – quelques modes de composition qui alternent avec celui du poème que nous avons donné plus haut. Voici le segment narratif dans lequel il s’insère et que l’on peut extraire du texte d’ensemble (le fragment de traduction sur lequel portera notre attention par la suite est le « chant récitant » D., en deux quatrains, ci-dessous7) :
12A. Chant Récitant
vinarā sōdara ! Parākumāni vīnulāra nīvu
ghanuḍagu bhīṣmuni saccaritramunu karṇaparvamuganu.
1. candrānvayamuna kuruvamśamulō janma dālcināḍu.
śantanuḍanu noka sārvabhaumuḍu satkīrtini gānce
2. kannabiḍḍalavōlē prajalanēlucu ghana yaśassu gānce
vanne deccen ā narapati kaurava vamśa gauravamunakē
3. ataḍoka dinamuna gangā tīramunandu tirugucunḍa
angana rūpamu dālci krummaru ganganu darśincē.
13B. Prose Récitant
Śantana mahārājunaku gangāsundari navalāvanya khaniyey sakṣāt-karincinanta.
14C. Poème Récitant (mode prosodique et métrique : mattēbham)
apurūpambagu āpe rūpugani mōhambāpagālēka ā
nṛpacūḍāmaṇi, ā satīmaṇini « nan benḍlāḍumā » yanna mō
hapu kākan gamaninci, « nākedurulēnandākanē yundunan »
viparītampu nibandhanāvaḷi payin, benḍlāḍen, ā pimmaṭan.
15D. Chant Récitant
1. gangāśantanulirvuru,
śṛngārārṇavamanduna,
pongiporleḍu mōhambutō – anta
rangammulupponga kūḍiri
2. ennenni janmala nunḍiyō
ēkammukanencu kāmkṣatō
minnantunā janṭa hāyiga
mēnulēkamu gāga kūḍiri
16E. Chant Récitant
puṭṭina biḍḍala gangādēvi neṭṭe gangalōna,
guṭṭuga lōlōkumilenu rāju kaṭṭaḍi talapōs ;
biḍḍalēḍguranu boṭṭa beṭṭukonu priyurālini gānci,
aḍḍujeppina vīḍipōvunani alamaṭince rēḍ ;
kanulan grammina mōham janamē karigipōyēnēmō !
manasuna dhairyame tōceno nṛpuni kaḍaku mārpu cende nēḍu.
17F. Prose Récitant
kaḍasāri kannabiḍḍanu kūḍa ganga gangārpaṇam cēya samakaṭṭu samayāna śantanuḍāmetō,
18G. Poème Récitant (mode prosodique et métrique : mattēbham)
mana sandhāna pavitra cihnamula campan jētuleṭlā nī
kana » – ā jāhnavi navvunavvukoni, « rājā ! Nēṭitō cellipō
yenu dāmpatyapu dharmam ī sutuni nīkē yiccedan, benci prā
jñyuni gāvinci » yaṭancu palki sutu gocun bōye venvenṭanē !
Considérations formelles (prosodie et métrique)
19Je ne m’arrête pas aux questions de la métrique qui nous entraîneraient trop loin8. Précisons uniquement que nous avons ici des poèmes à mètre fixe mattēbha (C., G.)9, structurés en quatre vers semblables, sur le modèle de formules en pieds trisyllabiques. Respectueux de la poétique télougoue, ils relèvent de la tradition sanskrite mais manifestent des traits prosodiques (prāsa) d’origine dravidienne et sont parfois porteurs d’irrégularité minime, tolérée jusque chez les meilleurs auteurs. D’autres poèmes de même type, mais de mètres variés, sont également présents dans le texte d’ensemble, qui recèle aussi des poèmes savants de formes variables (originaires de la poétique télougoue dravidienne), ainsi que des formes codifiées de prose rythmée (exemple d’un poème lyrique danḍakam particulièrement émouvant), à côté d’un grand ensemble de chants10. Il est clair que les « chants » eux-mêmes répondent à des impératifs stylistiques d’ordre métrique et prosodiques, qui ne sont ni formulés explicitement ni théorisés mais suivent des logiques de composition évidentes11.
L’importance du prāsa et le style allitératif.
20Je soulignerai l’existence de deux traits stylistiques extrêmement représentatifs du rythme et de la recherche des effets sonores (harmonie ou contraste) dans la poésie télougoue, et diversement présents dans l’extrait ci-dessus, le prāsa et le style allitératif.
21Le prāsa correspond à un procédé de versification dans lequel la valeur consonnantique de la seconde syllabe initiale de chaque vers doit être identique à celle du précédent, avec même durée métrique pour la syllabe antécédente. Il doit en principe s’appliquer sur quatre vers successifs, au sein d’unités prosodiques régulières, comme le sont par excellence les mètres fixes et uniformes, qui constituent la catégorie supérieure de la classe des « poèmes ». On en constate pourtant bien l’usage en distiques dans le « chant » E., et une forme relâchée dans le « chant » D. : le second quatrain est très irrégulier pour sa consonne de deuxième syllabe, et pour la durée de la première12 ; un modèle d’irrégularité très présent dans le « chant » A., où le prāsa est inexistant sinon dans le couple de vers en A.2. Ce sont des licences, extérieures au système poétique, qui ne peuvent s’appliquer aux mètres de statut supérieur, encore moins ceux du rang le plus élevé, mais que permet exemplairement le caractère populaire du burrakatha pour des compositions de ce type.
22Pour ces raisons mêmes, malgré l’évidence de la versification et d’une stylisation parfois sophistiquée, du point de vue télougou, la catégorie diversifiée des « chants » ne répond pas à la définition de « poème ». Les contraintes de la régularité métrique ou de l’usage de procédés prosodiques réguliers et fixes n’y sont pas obligatoires, s’appliquent de manière lâche ou inexistante, selon le niveau de composition, et n’impliquent pas l’emploi supérieurement valorisé du prāsa.
23Cette règle est pour beaucoup à l’origine d’enjambements extrêmement fréquents13 : dans notre extrait, on les constate tout spécialement là où le prāsa est obligatoire, dans les quatrains à mètre fixe. Ils portent sur les mots, mais entraînent aussi la coupe des syllabes au sein d’un même mot14. On observe par exemple dans le poème : « chant récitant » D. 1, sur lequel nous expliciterons nos choix de traduction, le mot pluriel antarangammul(u), « “intérieurs corporels”, “cœur et esprit” », scindé sur deux vers (anta-rangammul), et dont l’enjambement permet le prāsa régulier15.
24Dans le « poème » C., seul l’article démonstratif ā, « ce », du groupe syntaxique ā nṛpa cūḍāmaṇi – : « ce / “Diamant des souverains” », est porté en fin du premier vers ; le substantif composé qui désigne le roi est rejeté au second vers, où il apparaît en opposition, plus fortement contrastée encore par l’apposition des termes, avec sa contrepartie, ā satīmaṇini – : « cette “féminine perle” ». On y note également un seul rejet syllabique sur deux vers, qui enjambe l’un des mots-clés (mō-hapu<mōhamu16) de la séquence narrative. Le rejet est plus systématique dans le « poème » G. : ses trois premiers vers sont régis par l’enjambement intra-lexical, à chaque fois pour assurer la règle du prāsa.
25Notons par ailleurs que les procédés allitératifs sont extrêmement prégnants dans la poésie télougoue17. Ils visent la fluidité, le rythme ou l’expression renforcée du rasa ou « sentiment esthétique ». Le premier vers du « poème » C., apurūpambagu āpe rūpugani mōhambāpagālēka ā, en fournit une illustration remarquable. Il est à peine besoin d’y mentionner la récurrence de mêmes suites de consonnes (p, r, p ; p, g) dont l’effet sonore s’appuie sur l’impact d’une alternance vocalique comparable (base /a/ et /u/), avec variations de durée et autres échos consonnantiques (p/b/ ; p/g) et se renforce encore de l’emploi concurrent de groupements similaires de phonèmes (pamba/hambā). De tels procédés induisent à solliciter l’emploi de termes rares (āpe au lieu de āme, « elle, celle-ci, cette dame-là » (pronom personnel féminin, troisième personne du singulier, deuxième degré de respect, seul usuel), souvent inconnus du public, même lettré, mais pourtant signifiants dans le cadre de l’expression des poèmes, tout particulièrement lors du déroulé narratif de la représentation. Il me paraît important de souligner ces aspects prosodiques pour nous interroger sur la probable impossibilité de pouvoir refléter de quelque manière dans le texte de traduction l’existence de ces jeux sonores, pourtant essentiels.
Conclusion Un
26Remarquons alors que la quasi primauté donnée de manière générale à l’élément sonore dans la constitution du texte original façonne un univers sémantique où le choix lexical s’organise dans un paradigme esthétique étranger au seul ordre de la signification linguistique, pourtant paradoxalement indépassable. En traduisant, il ne s’agit donc pas de reproduire le sens littéral de l’expression verbale mais un univers de signification suggestif, bien évidemment conforme à l’idée originale dans ses traits et concepts essentiels. Dans cette hypothèse, la traduction poétique retrouve cependant une marge de manœuvre créative par laquelle le traducteur n’est plus contraint à établir des équivalences strictement bornées mais se doit au contraire de rechercher les jeux de correspondances les plus à même de transposer le donné originel, en un équivalent calibré sur les mêmes référents et intentionnalités, dans un contexte radicalement différent.
Les modes de la trahison
27J’indique ci-dessous la traduction provisoire de la séquence pour donner une idée du contenu narratif, sans m’attarder aux explicitations pourtant bien indispensables :
28Chant Récitant
[Oyez Frères !] Écoute Frère ! Écoute donc sans distraction
Ce délice des oreilles, l’histoire sans tâche de l’éminent Bhīṣma.
1. Admire la gloire impeccable d’un Empereur Universel du nom de Śantana
Qui prit une renaissance dans le lignage lunaire [du clan Manu] des Kuru
Admire l’extrême prestige à régner sur le peuple comme sur ses propres enfants
Le lustre que ce souverain amena à la grandeur du lignage des Kaurava.
Un jour comme il se promenait sur la rive du Gange
Il eut la vision de Gangā qui s’en retournait revêtue d’une forme corporelle.
29Commentaire Récitant
La grâce délicieuse de la belle Gangā se dévoila18 au Mahārāja Śantana.
30Poème récitant [Mattēbha]
Sans pouvoir réfréner sa passion à la vue de cette beauté d’exception, ce
Diamant parmi les souverains dit « Épouse-moi » à cette féminine perle,
Observant l’embrasement de son amour [elle lui] répondit qu’elle
L’épouserait à la terrible condition de ne rester avec lui
si longtemps qu’il ne s’opposerait pas à elle. Par la suite,
31Chant Récitant
Gangā et Śantana tous deux
Plongés en un océan de sensualité
D’aveugle jouissance submergés19
Mêlaient à l’unisson leur passion20. – « refrain »
Depuis tant et tant de renaissances
Le désir de complète union en l’esprit
Ce couple voulait jusqu’à la fin du ciel
Leurs corps plaisamment unir en un seul. – « refrain »
32Chant Récitant
Dans [l’eau du] Gange la Déesse Gangā jetait [ses bébés] nouveau-nés
Ressassant son engagement le rāja se consumait en secret dans son for ;
Tout en voyant son aimée faire engloutir ainsi par les flots les sept enfants21
Le roi se désespérait qu’elle l’abandonnât s’il disait mot pour y faire obstacle ;
Peut-être l’infatuation qui avait envahi ses yeux allait-elle se dissoudre !
Finalement le roi changea ce jour où lui vint enfin l’audace en pensée.
33Commentaire Récitant
Au moment où Ganga s’apprêtait une dernière fois à dédier [en sacrifice] au Gange son nouveau-né Śantanuḍu [il l’interpella]
34Poème Récitant
[Eût-il] dit « comment peux-tu mettre les mains à tuer les traces de notre union pure » –
[Ganga] riant aux éclats, cette Jāhnavi22 [lui répondit] « Ô roi, de ce jour l’harmonie de notre état conjugal est rompue, Je te donnerai ce fils, après l’avoir élevé et rendu accompli en tout » [et] disant cela, s’en fut dans l’instant emmenant [leur] fils.
Conclusion Deux
35À la seule lumière des indications parcellaires données sur les particularités du système poétique télougou, on aura compris qu’elles sont trop éloignées des codes de la langue de traduction pour chercher à établir des correspondances formelles sur le plan esthétique entre les deux textes. On soulignera que la quête de l’harmonie ou des effets sonores guide le processus de création verbale dans l’original et qu’elle prime sur toute fidélité à une unicité de l’exactitude orthographique ou grammaticale, à toute rigidité ou fixité lexicale. Au-delà de la marge de la licence poétique, c’est un principe bien éloigné de la conception française, et qui ne permettra pas d’y chercher des équivalences à réaliser. C’est donc plutôt dans l’ordre sémantique et dans une logique interne à la langue de réception que l’on cherchera à construire la validité de la traduction, finalement conçue en tant que forme de transposition de l’intentionnalité discursive et poétique.
Notes de bas de page
1 Ce chant fait l’objet d’une analyse sémantique détaillée : Voir la discussion : « Traduire des poèmes de la relation amoureuse – Un exemple tiré du burrakatha (ii) – La traduction impossible et l’ordre de la transposition : questions sémantiques », infra, p. 383.
2 Variante : Gangā et Śantana tous deux / Dans un océan de sensualité/De passion d’amour submergés / Joignaient (le transport de) leurs cœurs débordants. Pour le dernier vers, plus littéralement : le cœur et l’esprit / les intérieurs soulevés [d’émotion] à explose ; joignaient leurs cœur et esprit soulevés de joie à l’extrêm ; joignaient leurs (membres) intérieurs soulevés de joie à l’extrême (antarangammul upponga kūḍiri).
3 « Récit au burra », une forme narrative théâtralisée. Pour complément d’information, cf. « Procédés mis en œuvre pour traduire la poésie télougoue populaire : un travail sur le terrain », cf. Les tiges de mil et les pattes du héron, vol. 1, p. 115, note 3.
4 J’ai recueilli le texte sous la dictée et correction de son auteur (10/11/1988-01/02/1989) et fait vérifier mon manuscrit télougou original, sur une copie de nouveau écrite de ma main (mars 2005), puis sur une transcription informatique (2010) par des érudits de même milieu social. J’ai réalisé également avec l’auteur un enregistrement audiophonique de l’essentiel du texte, qui reprend tous les chants et poèmes.
5 Malyāla Jayarāmayya est un vieux monsieur âgé de 77 ans, presque aveugle de cataracte, dans les premiers temps où je le fréquente assidûment dans les années 1986-1990. En termes indiens, c’est l’un de mes plus chers gurus, un véritable maître d’école, aux sens propre et figuré. Instituteur et directeur d’école le plus réputé de la localité sur laquelle je conduis mon étude de terrain, il est alors encore précepteur des enfants des notables de tout premier rang ainsi que ceux des brahmanes très instruits ou de rang social élevés. C’est grâce à un ami brahmane de grand prestige savant que je fais sa connaissance lorsque je m’inquiète initialement de trouver un maître de télougou.
6 Monsieur Jayarāmayya bénéficiait d’une excellente réputation pour son style. Un magazine littéraire prestigieux en télougou (Bhārati, 11/1989) lui a accordé un long article élogieux et le poète fut sollicité dans les annéees 1950 par l’industrie du cinéma pour la composition de chants de type théâtral qui accompagnaient les films mythologiques, l’un des types de production pour lequel le cinéma d’Inde du Sud, télougou et tamoul, fut particulèrement fameux dans le sous-continent jusqu’aux années 1970 et presque au-delà.
7 Je note les unités narratives (commentaires en prose et chants/poèmes) de A. à G., pour faciliter la lecture de l’analyse.
8 Sachons seulement que l’ensemble des normes et contraintes stylistiques du système télougou diffère de manière à répondre précisément à la classe hiérarchisée spécifique à laquelle appartiennent les poèmes
9 Formule du mètre mattēbha (U bref, — long ; l’astérisque indique la place de la voyelle allitérative de la voyelle initiale, après la pause ou yati : U U — — U U — U — U U U — *— — U — — U —
10 Tous les poèmes, y compris les « chants », sont chantés.
11 Je donnerai le seul exemple de l’organisation métrique du « chant récitant » D., dont l’objet de traduction nous intéresse plus particulièrement. Voici comment les deux quatrains pourraient se scander :
1. — — — U U — U U / — — — U U — U U / — U — U U — — U — — U / — — — — — U — U U
2. — — U — U U — U — / — — U — — U — U — U — / — — — — — U — U U / — — — U U — U — U U
12 On rappellera que les unités stylistiques dénommées « chants » (pāṭalu) ne relèvent pas de la (théorie) poétique dans la culture de production. Par définition, ils y échappent à la catégorie des « poèmes » (padyalu). Pour le chant D. (1 et 2) l’analyse rigoureuse exigerait ainsi de ramener les deux quatrains à une lecture en distiques (1. gangāśantanulirvuru, śṛngārārṇavamanduna/pongiporleḍu mōhambutō — antarangammulupponga kūḍiri ; 2. ennenni janmala nunḍiyō ēkammukanencu kāmkṣatō/minnantunā janṭa hāyiga mēnulēkamu gāga kūḍiri), par laquelle on s’apercevrait de la régularité du prāsa, « répétition de la seconde syllabe initiale du vers qui précède », couplée à une dissymétrie du mètre.
13 L’enjambement permet aussi plus aisément de pouvoir respecter une autre contrainte des mètres fixes, qui doivent se terminer par une syllabe longue.
14 Il est vrai que l’enjambement se réalise aussi entre deux poèmes dans une dimension de rejet qui crée une coupure sémantique au sein d’une même unité stylistique : l’unité sémantique homogène du poème C., qui décrit le coup de foudre du roi pour la femme de beauté aperçue, s’achève sur le verbe « benḍlāḍen – « il la maria. » L’expression « intercalaire » introductive « ā pimmaṭan – par la suite », qui clôt le poème C., relève déjà de l’unité sémantique suivante, qui fait l’objet du poème D.
15 Au-delà de ces astuces typographiques, précisons que la forme écrite apparaît mieux comme instrument de convention que comme restitution du procès oral, dans lequel la chaîne verbale réunit les coupes finalement artificielles.
16 mōhapu, forme oblique de mōhamu, « passion sexuelle », « désir sensuel irréfréné », « soif d’amour mondain ».
17 Le yati est un procédé allitératif extrêmement codifié de pause à la césure qu’il conviendrait d’expliciter pour donner une image plus complète de l’importance de l’allitération.
18 Plus littéralement, « se révéla à la vue du mahārāja ».
19 Problème de la traduction de mōhambu, plus communément écrit mōham. Cf. p. 12 sqq.
20 Variante du chant 1 : Gangā et Śantana tous deux/Dans un océan de sensualité/De passion d’amour submergés/Joignaient (le transport de) leurs cœurs débordants. Pour le dernier vers, plus littéralement : « le cœur et l’esprit/les intérieurs soulevés [d’émotion] à exploser » ou « joignaient leurs intérieurs soulevés de joie à l’extrême » (antarangammul upponga kūḍiri).
21 Image de la déesse Gange/Gangā qui « met dans [son] ventre (poṭṭa peṭṭukonu) », c’est-à-dire qui verse dans le fleuve Gange les bébés auxquels elle a donné naissance.
22 « Libérée de l’oreille du ṛṣi/muni Jahna ». Le nom renvoie à un épisode de la légende mythologique, familière ou non aux auditeurs eux-mêmes.
Auteur
Maître de conférences, INALCO, ancien membre de l’EFEO, rattaché à HSTM (EA4511, associé CERLOM (Inalco), CEIAS, ethnologue, spécialiste des formes littéraires et culturelles télougoues.
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