Présentation
p. 317-326
Texte intégral
1Ce quatrième Livre, intitulé « Traduttore/creatore », contient lui aussi les Actes de deux sessions. La première, intitulée « Adaptation / transposition », s’est déroulée sous la présidence de Claudine Le Blanc. Elle comprend les communications de Daniel Negers : « Poèmes de la relation amoureuse et problèmes de traduction – un exemple tiré d’un récit de burrakatha (genre narratif héroïque) » et Alain Porte : « Traduire Manas & Kâma : l’histoire de la reine Ahalyâ et du jeune Indra, fils de brahmane ou “La Dame de mes pensées” ». La deuxième session, intitulée « Traduction et transplantation », s’est déroulée sous la présidence de Jean-René Ladmiral. Elle comprend les communications de Julie Brock : « Nouer et dénouer la ceinture du kimono : analyse de deux poèmes du Man’yôshû, suivie d’une “rêverie sur le temps” », de Bona Kim : « Traduire les poèmes lyriques du Royaume de Silla – Les amours de la Princesse Seonhwa et du vendeur de patates douces : Seodongyo, “chant de Seodong” (599) » et de Daniel Negers : « Traduire des poèmes de la relation amoureuse – Un exemple tiré du burrakatha (ii) – La traduction impossible et l’ordre de la transposition : questions sémantiques1 ».
Session 1 « Adaptation / transposition »
2Dans āles années 1988-89, les recherches de Daniel Negers sur le genre poétique burrakatha l’ont amené à recueillir, de la bouche même de son auteur, Malyāla Jayarāmayya, le texte d’une pièce burrakatha composée au début des années 1960. Selon lui, même si elle est composée par un poète contemporain, cette œuvre comporte néanmoins les formes, les tournures stylistiques et toutes les marques du genre épico-mythologique qui caractérise la poésie en langue télougoue depuis le xie siècle. En choisissant de présenter un poème extrait de cette pièce, il poursuit un double objectif : en premier lieu, mettre en évidence les formes, images et expressions que le poète emprunte au répertoire ancien, afin de montrer comment la poésie travaille à sa propre survie, et en second lieu, mettre en évidence les figures de l’amour exprimé par ces formes, afin de montrer que cette thématique (le récit est centré sur une histoire légendaire) est à la fois une survivance de la culture ancienne et le creuset de nouvelles interprétations possibles.
3Par le choix du poème étudié, la communication de Daniel Negers introduit la problématique de l’adaptation, pour le théâtre contemporain, de la littérature ancienne. Comment les poésies classiques peuvent-elles féconder des œuvres modernes ou contemporaines ? Comment celles-ci peuvent-elles à la fois respecter les critères fondamentaux de la poésie classique et les renouveler ? À ces questions, l’auteur répond que l’œuvre de Malyāla Jayarāmayya est en elle-même une essence de la poésie classique. En effet, les critères de la forme et de la thématique, déjà présents dans les premiers textes en télougou, ne cesseront de se développer, dit Daniel Negers, à travers des contraintes de plus en plus maîtrisées. Aussi, un poète comme Malyāla Jayarāmayya, même si le hasard a fait qu’il nous est contemporain, n’en reste pas moins un digne successeur de tous les poètes qui ont marqué l’histoire de la littérature télougoue. Dans ce sens, dit encore Daniel Negers, il n’y a pas vraiment lieu d’ériger entre les poètes antérieurs et ce poète contemporain une barrière artificielle dénommée « modernité » ou « contemporanéité ».
4Préparant actuellement la traduction et l’édition de ce texte qu’il a recueilli oralement, Daniel Negers inscrit sa communication dans le cadre d’une problématique de l’édition. Concernant la traduction, dit-il, les difficultés se classent en deux catégories principales : celles qui sont dues à « l’absence de correspondance entre les systèmes de composition et les modèles culturels des langues d’origine et d’arrivée, et celles qui naissent de la diversité des modèles de versification inscrits dans le texte, en l’occurrence un long récit narratif dans lequel s’intercalent des poèmes courts. Pour présenter ces poèmes et leur transposition (terme qu’il préfère à celui de traduction) : les modalités, dit-il, peuvent être en partie conditionnées par la nature et les origines du texte, le genre dans lequel il s’inscrit, les particularités formelles, le caractère de l’auteur, etc. Par ailleurs, pour dévoiler la correspondance entre les différents poèmes intercalés dans la narration, il est nécessaire d’établir une stratégie dans le travail de traduction/transposition. Aujourd’hui parvenu à la phase ultime de l’édition du texte, il utilise l’occasion de cette communication pour s’interroger, dit-il, sur la traduction qui reste à établir.
5Or, cette interrogation sur le mode opératoire de la traduction est justement ce qui nous intéresse. La transposition, vue comme un mouvement de balancier qui va d’une culture à une autre, d’un système linguistique à un autre, d’un mode de représentation à un autre, de même que le questionnement poursuivi dans ce processus, en pratique et en théorie, constituent l’objet même de notre interrogation. Aussi, parce que Daniel Negers nous parle d’un moment de son travail en cours, nous voyons dans son sujet un instantané, une image, une projection de ce qu’il pense être « aujourd’hui » une traduction idéale. Nous résumons ci-dessous la substance des propos qu’il nous a tenus lors d’un entretien que nous avons eu quelques jours avant la session.
6Pour Daniel Negers, une traduction adéquate serait celle qui pourrait satisfaire au plaisir esthétique du lecteur. Lui paraît essentielle la volonté du traducteur de donner à voir et à aimer, non pas le texte de la traduction, mais à travers lui, par transparence, le texte original, voire la littérature de référence. En partant de ce point de vue, dit-il, la difficulté est double : d’une part, elle consiste à distinguer les éléments qui font la valeur esthétique de l’original, de l’autre, à rendre cette valeur dans une forme d’expression qui s’accorde avec les règles poétiques dans la langue de réception, en l’occurrence le français. À la recherche d’un canon pertinent qui permettrait de transposer, selon les règles de l’expression française, les modèles et les formes de l’original, il constate qu’il existe là une impossibilité.
7La manière dont il exprime cette impossibilité attire notre attention : « Il y aurait comme une impossibilité de la transposition réussie ». On voit que la visée idéale du traducteur s’exprime en termes de « réussite ». Employé ici dans le sens où l’on dit qu’une œuvre est « réussie », le choix du mot relève du point de vue de la réception. « Il est impossible de réussir une transposition, précise Daniel Negers, du point de vue du système des formes aussi bien que du système de référence qui les modèle depuis les origines des temps ». Or, les différences entre les différents systèmes de langue, de pensée, de langage, se creusent jusque dans les profondeurs de la psyché humaine. Comment amener à la surface d’un texte, en lui-même bien écrit, propice au bonheur de la lecture, des formes et des systèmes de formes qui n’ont rien d’équivalent avec les formes et les systèmes de formes du français ? « Il faudrait peut-être, poursuit Daniel Negers, apporter dans la composition un supplément de force, une puissance de création, une invention du langage. Peut-être faudrait-il s’affranchir de tout présupposé concernant “le cadre du poétique” pour arriver malgré tout à transmettre une image du poète, un reflet de la parole qu’il nous porte à travers le texte original ». Ainsi, c’est du côté de l’intentionnalité du poème, c’est-à-dire dans la visée même de l’acte poétique, dans la conception de la poésie comme acte de la parole, que se tourne Daniel Negers en vue de tenter l’impossible.
8Les principes qui fondent sa démarche de traduction sont empruntés à des textes et à des logiques littéraires (prosodiques, métriques, idéologiques) qui ont peu en commun avec les théories littéraires que l’on connaît en Occident. Par conséquent, c’est bien un univers civilisationnel qu’il convient d’avoir à l’esprit, non pour « transposer » le texte, mais, tout d’abord, pour « établir la conscience » du texte à transposer. Ce processus, préalable à toute transposition proprement dite, passe par une compréhension intime du texte.
9Daniel Negers divise cette étape en deux moments. Dans un premier temps, il s’agit de poser les données contraignantes du texte original dans la langue d’arrivée (le français). À cette fin, il convient de s’approprier « des mots et composants les plus infimes de l’énoncé : tous les éléments grammaticaux, syntagmatiques, lexicaux et paradigmatiques, doivent être passés au crible de l’analyse ». Cette étape, dit encore Daniel Negers, correspond au besoin d’assimilation des sens multiples inscrits dans le corps textuel. Le deuxième temps est celui où l’expression du sens s’établit dans la langue d’arrivée. À ce stade, il ne s’agit pas d’une restitution de la totalité du sens : nous en sommes encore au balbutiement où s’inscrivent seulement les prémisses du sens. À partir de là, selon Daniel Negers, les choses se compliquent singulièrement, au point que le niveau du sens que l’on est arrivé à saisir dans l’original semble quasiment impossible à restituer en français. Seule l’intuition, dit-il, « c’est-à-dire la recherche d’une inspiration qui prend d’abord en compte cet univers lexical, nous permet d’essayer de ciseler un texte qui, en français, s’inscrirait d’une manière ou d’une autre dans le champ “admissible” ». Mais la traduction, arrivée à ce stade, est éminemment discutable. Du point de vue du sens aussi bien que du style, elle présente de nombreuses approximations.
10À moins d’être soi-même un poète, conclut-il, il est impossible de restituer les jeux de composition ni de mettre en relation, dans la langue d’arrivée, les termes, les modalités d’expression ou les formes d’images qui jouent un rôle clé dans l’univers de signification du texte original. Ne pouvant établir une relation cohérente entre le système de composition du poème original et celui « qui constitue le fond stylistique de la traduction [en tant qu’elle serait régie par les modèles de composition] de la poétique française », le traducteur n’a pour seule perspective que d’admettre cette impossibilité.
11À en juger d’après ces propos, une transposition « réussie » résulterait d’une double négation, ou, pour le dire en termes affirmatifs : d’une possibilité qui n’existe que pour les poètes eux-mêmes, de pouvoir découvrir « en soi-même » ces correspondances qui n’existent nulle part ailleurs, et qui sont néanmoins cruciales pour le traducteur. On pourrait ajouter que la recherche de ces correspondances, dans leurs souvenirs de lecture, dans leurs rêves et dans leur imagination, constitue l’essentiel de la tâche des traducteurs, de même que la recherche des mêmes correspondances, en vue d’exprimer une pensée ou un sentiment, est également l’essentiel du travail des poètes.
12Pour en venir enfin à la communication de Daniel Negers, celle-ci est divisée en deux parties. Dans la première, l’auteur présente le milieu de composition et l’origine du texte, les formes de la composition, les critères prosodiques et métriques, ainsi que les spécificités du style de l’auteur. Dans la deuxième partie, il met en évidence les difficultés que rencontre le traducteur au cours de la « transposition », notamment pour rendre la variété lexicale des mots du télougou, ainsi que « les chevauchements du discours sémantique et du discours musical ». Les règles de versification des poèmes en télougou, l’univers sonore qui leur est spécifique, le mode de structuration des formes, tous ces éléments sont pour une large part indissociables du sens : ce sont ces chevauchements qui, selon Daniel Negers, constituent à proprement parler la nature de la composition originale. Par cette distinction naturelle, le poème original développe une pensée qui ne peut se survivre que dans sa propre langue. En le contraignant à accepter d’autres règles pour le revêtir des formes acceptables dans la langue de traduction, le traducteur commet une infraction, une violence.
13Cette violence, inhérente à toutes les traductions, n’empêche pas qu’on peut lire un poète en traduction dans n’importe quelle langue. La discussion portera donc sur les transferts civilisationnels portés par les poètes, les traducteurs et les lecteurs. Existe-t-il un espace entre les failles du système d’expression dans chaque langue ? Le cas échéant, est-il possible de construire dans cet espace une structure communautaire ? Nous ne pourrons évidemment pas ici répondre parfaitement à ces questions fondamentales, mais du moins pourrons-nous essayer de reconsidérer le rapport entre les œuvres originales et leur traduction. Que l’on dénomme celle-ci adaptation ou transposition, ou qu’il s’agisse simplement de lecture ou d’interprétation, chacune restitue l’une des facettes de l’œuvre, caractérisant tel « moment » de son existence dans une histoire traversée de nombreuses lectures et de nombreuses traductions (voire d’une infinité si l’on prend en compte les potentialités de l’avenir). Chaque traduction reflète une lecture particulière, et toutes sont contenues dans l’original qui constitue, de ce point de vue, le foyer d’un réfléchissement infini.
14Alain Porte, dans sa première communication (cf. supra, p. 173), avait présenté une strophe (shloka) tirée d’un hommage fervent au dieu Shiva. En marge de la journée d’études, comme nous discutions au sujet de son travail de metteur en scène (sa traduction avait récemment servi de livret dans un spectacle), il nous avait confié que ce travail de mise en scène constitue pour lui, en tant que traducteur, une épreuve nécessaire. « Il se produit rarement une adhésion totale à ce que l’on a fait », dit-il. C’est donc à travers la mise en scène, et notamment à travers la réaction des spectateurs, que se produit une sensation qui, pour le traducteur et metteur en scène, a valeur de jugement. Autrement dit, la traduction est sans valeur, dit-il, ou plutôt, il est impossible de parler de sa valeur aussi longtemps qu’elle ne s’est pas détachée de la personne du traducteur : c’est seulement lorsque la transmission s’est faite que celui-ci peut se détacher du rôle et de l’habit du traducteur. Tout en se dépouillant des attributs de sa fonction, il peut oublier le travail accompli pour arriver jusque-là, ou plutôt, il peut arriver à le compter pour rien, et parvenir ainsi à relire le texte de la traduction comme s’il le lisait pour la première fois sans en être l’auteur, et à en ressentir le charme et la fraîcheur. S’étonnant alors de ce que ce texte fût devenu totalement indépendant de lui, et ne se reconnaissant pas dans le miroir de la traduction, il gagne en contrepartie une liberté d’interprétation nouvelle, liberté qui se traduit par une nouvelle ouverture vis-à-vis du public, par de nouvelles possibilités d’adaptation et de mises en scène… Cette expérience n’arrive pas à chaque tentative, elle est même assez rare, dit-il, mais elle constitue néanmoins une récompense suffisante aux efforts nécessaires pour traduire.
15Sans entrer dans les détails d’une histoire complexe, disons que la communication d’Alain Porte nous amène à reconsidérer le paysage indien. En tant que traducteur et metteur en scène, il brosse en effet le décor, campe les personnages principaux. Ainsi, la culture sanskrite a placé au centre de sa mythologie Kâma, « le désir ». À l’origine, dit Alain Porte, sans en faire obligatoirement et de façon restrictive un appétit propre à générer des troubles ou des excès. Mais Kâma épouse Mana, et la pensée qui naît de cette union constitue la problématique d’une « maladie » (le désir est une fièvre, un symptôme, un délire, la manifestation d’une soif inextinguible) qui découvre son essence dans l’état de guérison où elle nous conduit. En effet, c’est justement parce que le désir est insatiable qu’il fournit l’énergie d’une évolution paradoxale, qui cherche à désamorcer les passions, sans répression morale et sans violence. Le désir apparaît ainsi, pour les hommes et les femmes, comme un feu purificatoire et libérateur.
Session 2 « Traduction / transplantation »
16Dans sa communication, Bona Kim présente sa traduction d’un poème coréen du vie siècle, dont la composition même, d’après ce qu’elle nous explique, vise à initier et propager la rumeur d’une « faute » commise par la princesse, rumeur ayant pour seul but de rendre accessible au vendeur de patates avec qui elle aurait commis cette « faute ». Or, ce vendeur de patates est lui-même l’auteur du poème et l’initiateur de cette rumeur. En définitive, la rumeur est fausse, la princesse n’a commis aucune faute. Mais le mensonge devient « vrai » grâce à l’existence du poème, qui, témoignant contre elle, force l’adhésion du lecteur. Quand on pense que cette dialectique se développera postérieurement bien au-delà des frontières coréennes, il nous semble que tout l’enjeu de la littérature est contenu en germe dans ce petit poème de quatre vers.
17L’intention du poète est donc d’attirer vers lui la princesse, cette femme inaccessible, et pour cela il imagine le stratagème du faux témoignage et de la calomnie. Cet enjeu de la création est connaissable, explique Bona Kim, par une introduction laissée par le poète. En tant que traductrice, il lui paraît donc essentiel de transmettre une forme assez ambiguë pour supporter à la fois la lumière (mensongère) jetée sur la conduite de princesse, et, dans la nuit transparente qui laisse entrevoire l’union de cette princesse avec le vendeur de patates, une zone encore plus noire que la nuit, plus épaisse, plus sombre et plus opaque : la fausseté du témoignage, la volonté de nuire, le stratagème dont la princesse est victime en tant que princesse. On remarque en effet le caractère subversif de ce poème. Revêtant l’aspect d’un pamphlet lancé contre le Palais et la société de la Cour, celui-ci menace la princesse dans l’honneur de son rang et de son statut social. Et cette menace sera suivie d’effet, du moins selon la légende qui raconte que la princesse sera chassée du Palais et sera (re) cueillie, une fois devenue simple femme parmi les autres, par l’auteur du poème… et l’auteur de sa destitution…
18Supposée dissimuler la rencontre des deux amants, la circonstance nocturne de la rencontre décrite par le poème ne fait que renforcer l’illusion de la vérité. Bona Kim souligne les images de la furtivité et du secret, qui servent cette intention. Habilement décrite comme étant « bien cachée », voire même « invisible » dans la nuit, cette union n’en semble que plus vraie. La rumeur lancée par le poème gagne ainsi une force proportionnelle au nombre des lecteurs qui se multiplient, tous illusionnés par le mensonge de la liaison de la princesse avec le pauvre vendeur de patates. À la fin de l’histoire, la princesse, une fois chassée du Palais, rencontrera le vendeur de patates, qui, plus tard, deviendra roi. On voit que le stratagème de la littérature procède d’une sorte de jeu susceptible de produire des effets dans la réalité !
19On croit tout d’abord que le poème en tant que tel ne peut pas mentir. Or, cette supposition s’avère non pertinente. Les lecteurs qui ont cru que le poèle dit la vérité (tous les lecteurs) sont obligés de se reconnaitre comme dupes : d’un mensonge, d’une fausse vérité, d’une vérité illusoire qui constitue cependant la vérité du poème proprempent dit.
20Lorsque Bona Kim, à la fin de sa communication, compare la traduction à une « transplantation », c’est probablement à ce type d’effets qu’elle veut faire allusion. Qu’il le veuille ou non, le traducteur de ce poème est aussi le colporteur d'une morale paradoxale, le propagateur d'un germe révolutionnaire, enfoui dans l'idée d'un amour qui ne peut s'accomplir qu'au prix de la critique sociale.
21Julie Brock, dans sa communication, montre que les exégètes apportent au traducteur des informations indispensables et un éclairage précieux. Cependant, ces derniers sont plus souvent soucieux d’établir des normes que de ressentir ou de susciter une émotion ou une sensation. Pour cette raison, dit-elle, l’expertise scientifique n’est pas suffisante en matière de traduction. Indispensables au métier de traduire, les études linguistiques, lexicographiques, philologiques, etc., ne permettent pas à elles seule de « traduire » un poème.
22En décembre 2010, Vasundhara Filliozat écrivait dans le résumé de sa communication : « Mon professeur me disait toujours qu’il faut d’abord lire attentivement le texte et ensuite, peindre mentalement un tableau de ce que le poète avait dans l’esprit et dans le cœur quand il écrivait ce poème. Une fois que l’image de ce tableau est bien clairement établie dans mon esprit, alors seulement je prends la plume pour la mettre noir sur blanc. » (infra., p. 450). Pour Julie Brock, le poème ressemble effectivement à un tableau dans la mesure où il emprunte à la réalité extérieure les formes, les couleurs et les reliefs d’une peinture qui décrit le paysage intérieur. Il est en même temps une pièce de musique : la partition d’un chant que le lecteur interprète pour lui-même. Cependant, aussi longtemps que le tableau reste un tableau et le chant un chant, la magie du poème n’opère pas : on reste dans le domaine de l’inanimé, du terre-à-terre. Ce n’est qu’en poursuivant l’analyse aussi loin que nous pouvons le faire que nous, traducteurs, pouvons analyser les impressions produites en nous-mêmes par la lecture et les éléments du texte qui en sont la cause.
23Réunir les impressions de lecture : cette part du travail relève du domaine intérieur. Elle consiste, pour le dire trivialement, dans l’assimilation du texte. En revanche, pointer les éléments qui en constituent la cause : cette activité ressortit au domaine extérieur. Le choix des mots, le registre du langage, les éléments du rythme et de la prosodie, etc., tous ces éléments constituent les indices objectifs que le traducteur peut et doit utiliser pour remonter le flux poétique jusqu’à toucher les points névralgiques, jusqu’à reconnaître les articulations, jusqu’à sentir les tensions, les flux, les oppositions, les contradictions de la pensée devenue texte. Ce n’est qu’une fois les manifestations rassemblées au point de gravité de la relation entre le poème et le lecteur que peut s’ouvrir une ligne d’horizon pour le traducteur, et en même temps, son plan d’action, la perspective d’une trajectoire à venir. Il s’agit moins de transposer ou d’adapter, selon Julie Brock, que de décrire un type de réalité dans laquelle peut se tenir un sujet vivant.
24Dans toutes les poésies – les traducteurs que nous sommes n’ont fait que répéter cela tout au long de ces travaux –, chaque caractère, chaque son, chaque mot, chaque image vise à créer une impression particulière. Les traducteurs utilisent souvent les termes du registre des sens pour dénommer cette expérience de la lecture : les images ont un parfum, une couleur, les paysages peuvent être brumeux, les sentiments brûlants ou apaisants. Rappelant des souvenirs de lecture, évoquant des paysages connus ou des scènes vécues, et suscitant une foule d’interprétations possibles, les sonorités des mots se bousculent en un carillon, se répètent en battant la mesure ou se prolongent en un point d’orgue ou en une résonance grave. Tous admettront, comme le disait Daniel Negers, que traduire un poème comporte nécessairement le sacrifice du poème en lui-même (de ses beautés, de ses richesses et de ses complexités). Et pourtant, quel traducteur se résoudrait à ne reconnaître son travail que pour une amputation, une trahison ?
25Qu’on l’appelle adaptation ou transposition, la composition effectuée par le traducteur comprend une part de création, et celle-ci se ressent dans l’impulsion qui donne à la composition une ligne de tension, une dynamique, une force et une orientation. Bien sûr, on dira que l’ensemble de ces éléments procède d’une nouvelle composition, d’un nouveau poème, lequel, à son tour, suscitera auprès des nouveaux lecteurs de nouvelles réactions, de nouvelles sensations. C’est sur le moteur qui engendre ou stimule cette activité en chaîne que nous voudrions poser notre regard au moment de terminer cette présentation.
26Les activités du traducteur, comme celles de l’écrivain, du poète ou du lecteur, ont en commun cette expérience de la création. Un élan psychique pourrait-on dire, se produit au terme d’une période d’assimilation, et la direction, la force et le sens de cet élan déterminent la valeur esthétique de la traduction : la potentialité d’une efficacité réelle et maitrisée. Cette efficace de la traduction prend sa source, pensons-nous, dans un phénomène quasiment physique, une attitude du traducteur qui consiste à se replier d’abord sur les effets qu’il ressent en lui-même en vue d’en découvrir les causes, et à se déplier comme un ressort au terme de ce processus.
27Une fois qu’il dispose des connaissances nécessaires, alors seulement le traducteur peut faire acte de création, et tenter de transmettre à son propre lecteur les sensations, les sentiments et les émotions qui ont marqué sa propre lecture. Lorsqu’il lui est donné de vivre cette expérience, les mots lui viennent naturellement, ou plutôt, ils répondent à son appel, dociles comme des animaux sauvages que l’on aurait apprivoisés. Des animaux invisibles, bien entendu. Des germes, inconscients d’eux-mêmes, et qui se déposent dans le texte de la traduction, créant les conditions de cet « effet dans la langue » dont parlait très justement Claudine Le Blanc. Cet « effet dans la langue », finalement, n’est-il pas un appât pour le lecteur ? Un filet que le traducteur, à l’instar du poète, place devant ses yeux pour lui donner l’illusion de voir le reflet inversé de son propre moi : son propre paysage intérieur comme s’il était à l’extérieur ?
Notes de bas de page
1 Nous remercions Gulnar Sarsikeyeva, spécialiste de littérature kazakhe, d’avoir collaboré à cette dernière session.
Auteur
Professeur, Institut de Technologie de Kyôto, initiatrice et coordinatrice du projet « Lire et traduire les poésies orientales » au Réseau Asie (CNRS/FMSH), directrice du programme « Réception et créativité » à l’Institut international des Hautes études de Kyôto (IIAS), esthétique, littératures japonaise et comparée, traductologie.
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