Synthèse
p. 307-309
Texte intégral
1Gilbert Lazard, qui présidait la session, rappela l’intérêt de la théorie littéraire pour pratiquer et pour penser la traduction. Selon lui, la linguistique peut s’approcher jusqu’à un certain point des sciences exactes. A ce propos, il signala la publication récente d’un ouvrage de Chloé Laplantine : Emile Benveniste, l’inconscient et le poème (éd. Lambert-Lucas, 2011).
2Après la communication de M.-M. Münch, la discussion s’engagea autour des questions de l’objectivité et de la subjectivité dans les sciences exactes et dans les sciences humaines. Gilbert Lazard dit que la traduction est une transposition, une recréation, et donc une expérience « littéraire et spirituelle ». M.-M. Münch répondit qu’une telle pensée va dans le sens de la théorie littéraire de l’effet de vie. Il précisa ainsi la définition de la subjectivité et de l’objectivité : « La subjectivité est une activité par laquelle le cerveau-esprit s’efforce de modéliser le monde et lui-même. Il y a objectivité lorsque cette modélisation approche le réel, le critère étant alors le consensus des cerveaux-esprits de l’espèce homo sapiens. » Selon M.-M. Münch, cette définition implique de distinguer le singulier de l’art : un consensus anthropologique définissant une aptitude des homo sapiens, et le pluriel du beau qui en étudie les diverses réalisations historiques. Cette distinction est, dit-il, un fondement de l’effet de vie.
3Selon Julie Brock, cette théorie nous amène à un moment charnière de l’évolution de la critique littéraire depuis le xixe siècle. Durant cette période, dit-elle, on s’intéresse d’abord aux relations entre l’auteur et l’œuvre, c’est-à-dire que le vécu de l’auteur est considéré comme un critère de lecture des œuvres de sa création ; ensuite, à l’époque du structuralisme, l’on s’intéresse à l’œuvre en elle-même. Il est frappant de constater à quel point il a fallu du temps pour arriver à prendre conscience de l’importance et du rôle du lecteur en tant que facteur de la création. Pour Julie Brock, si l’on appliquait le titre de la communication de M.-M. Münch à la littérature, on obtiendrait une définition très synthétique du fonctionnement de l’art littéraire, et cette définition recouvrirait probablement, ainsi que l’affirme M.-M. Münch, la totalité des œuvres. Évoquant un groupe de travail qui, à Kyôto, étudie la fortune de Stendhal au Japon1, elle précisa que cette recherche est organisée à partir de cette perspective globale. Celle-ci, dit-elle, offre un point de croisement fort utile lorsqu’on doit échanger sur des littératures éloignées dans le temps, provenant de cultures très différentes, et parfois même, comme le dit M.-M. Münch, de genre aussi différents que le haiku et le sonnet. Dans les études de littérature comparée, notamment lorsque les travaux portent des œuvres qui sont à grande distante les unes des autres, il est nécessaire que les chercheurs puissent s’accorder sur quelques critères fondamentaux, et la théorie de l’effet de vie lui semble assez englobante pour permettre ce type de travail, et néanmoins assez précise pour permettre de ne pas sortir du cadre qu’elle définit : celui de l’art littéraire.
4G. Lazard souligna que, s’il est difficile d’expérimenter dans les sciences humaines, on commence néanmoins à construire des modèles informatiques capables de faire évoluer virtuellement certaines variables. Il rappelle également la thèse de Gilles-Gaston Granger, professeur d’épistémologie au Collège de France, selon laquelle la science ne peut se développer que si le chercheur a d’abord fait un choix dans les apparences d’un phénomène car il ne peut tenir compte de tout ce qui se présente à lui. Dans les sciences humaines, en particulier, les phénomènes sont si complexes que l’on n’a pas encore réussi à définir les critères de ce que pourraient être les bons choix. Il faudrait, selon G. Lazard, tâcher de réduire les possibilités pour arriver, comme Saussure, à une vue abstraite d’un phénomène.
5M.-M. Münch abonda dans le même sens. Selon lui, les six corollaires qu’il a isolés comme étant les moyens de l’effet de vie : la cohérence, l’ouverture, la plurivalence, les formes, le jeu, les matériaux concrets, se retrouvent dans toutes les littératures du monde, indépendamment de la très grande variété des langues, des genres, des goûts, des styles, des sujets, des formes et des fonctions.
6La discussion reprit après l’exposé de C.-H. de Fouchécour. G. Lazard souligna combien la poésie persane est énigmatique et difficile pour les lecteurs étrangers. C.-H. de Fouchécour ajouta : « D’abord on ne comprend rien. Puis on se dit qu’il y a quelque chose. Alors peut naître l’extase, le transport de l’état poétique. »
7G. Lazard dit aussi que la poésie « transporte le lecteur ou l’auditeur dans un monde fictif, peuplé de tout un personnel et de tout un matériel entièrement symbolique. On rencontre des amoureux éperdus, des idoles irrésistibles, des gardes inflexibles, des jardins paradisiaques pleins de fleurs merveilleuses, etc. Il importe de n’y chercher rien de réaliste : c’est un langage que le poète lyrique doit aborder et qui s’est développé au cours de la tradition. » Evoquant sa propre traduction d’Omar Khayyam2, il ajouta qu’il y a chez ce poète différents niveaux de symboles. Pour chaque distique, il faut savoir à quel niveau on se trouve. On sait d’ailleurs peu de choses d’Omar Khayyam, sauf qu’il fut un grand mathématicien en même temps qu’un poète.
8C.-H. de Fouchécour rappela qu’une tradition de divination s’est installée autour de son œuvre, qu’elle a duré des siècles et qu’elle dure encore. Il répondit ensuite à une question de Julie Brock à propos des rapports entre la Perse et l’Inde. L’influence iranienne, dit-il, s’est imposée dès le viiie siècle. Elle est particulièrement forte aux xe et xie siècles, et se prolonge jusqu’à nos jours.
9G. Lazard et C.-H. de Fouchécour s’accordèrent pour dire que de nombreux éléments originaux se perdent du fait que la tradition poétique persane est très différente de la nôtre. La métrique persane est, selon eux, très proche de la tradition poétique arabe dont l’influence a été très forte des Balkans à la Grèce.
10Faute de temps, la discussion ne put aller plus loin. Mais un message d’Alain Porte nous parvint quelques jours plus tard, disant que le parfum de la poésie persane avait été transmis avec une subtilité pleine de tact par C.-H. de Fouchécour. Qu’il nous soit permis d’utiliser ces lignes pour lui transmettre le compliment.
Notes de bas de page
1 Allusion au projet de recherches « Réception et créativité – Le cas de Stendhal dans la littérature japonaise moderne et contemporaine ». Les Actes éponymes sont parus en français et en japonais. (Julie Brock (éd.), 2 vol., Berne, Éd. Peter Lang, 2011 et 2013 ; Jugyo kara sôzôsei e, Nihon kin-gendai bungaku ni okeru Sutandâru no baai, Julie Brock (éd.), Actes, no 1 202, Kyôto, Éd. Kokusai Kôtô kenkyû-jo, 2013.
2 Omar Khayyām (1048 ?-1131), écrivain et savant persan (son nom est parfois orthographié Omar Khayam).
Auteur
Professeur, Institut de Technologie de Kyôto, initiatrice et coordinatrice du projet « Lire et traduire les poésies orientales » au Réseau Asie (CNRS/FMSH), directrice du programme « Réception et créativité » à l’Institut international des Hautes études de Kyôto (IIAS), esthétique, littératures japonaise et comparée, traductologie.
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