Synthèse commentée
p. 203-234
Texte intégral
1Une dizaine de personnes ont participé à cette deuxième rencontre qui s’est déroulée sur deux journées. La première, présidée par No Mi-Sug, fut consacrée aux poésies de l’Asie orientale : la matinée à l’étude de poèmes japonais (François Macé, Julie Brock) et chinois (Chantal Chen-Andro, Muriel Détrie), l’après-midi à une discussion sur le thème des spécificités japonaise, coréenne et chinoise. Etant donné que les participants avaient eu, lors de la précédente session, l’occasion de se familiariser avec la théorie münchéenne de la littérature (Marc-Mathieu Münch, L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, op. cit.), il fut décidé d’axer notre questionnement sur les éléments qui ressortissent à cette théorie, à savoir : l’ouverture, la cohérence, la pluralité du sens, les jeux sur les mots, le travail de la forme, etc. L’objectif était de mettre en évidence les aspects divergents ou convergents de ces différentes poétiques et finalement d’examiner s’il est possible de clarifier ce qu’il y a dans un poème (outre la langue) de spécifiquement japonais, coréen ou chinois.
2La deuxième journée se déroula selon un plan similaire. Présidés par France Bhattacharya, les travaux de la matinée portèrent sur les poésies en kannada (Claudine Le Blanc), en sanskrit (Alain Porte), en avadhi (Catherine Servan-Schreiber) et en ourdou (Alain Désoulières). La discussion de l’après-midi porta sur les divers aspects des langages poétiques dans ces différentes langues. Une table ronde, à laquelle participa Corinne Atlan, eut lieu à la fin de la deuxième journée, sur le thème « La part de création du traducteur ».
Première journée : les poésies de l’Asie orientale
Contenu
3Pour expliquer les difficultés que pose la traduction du Kojiki, François Macé s’appuiya sur le passage qui raconte la rencontre nuptiale entre le dieu Izanaki et la déesse Izanami. Rédigé dans une langue hybride, où les caractères chinois sont utilisés tantôt comme indicateurs sémantiques et tantôt comme signes phonétiques, le Kojiki est d’autant plus difficile à traduire que de nombreuses lectures appliquées aux caractères chinois sont aujourd’hui perdues. En outre, il existait dans la langue japonaise ancienne, à cette époque, plus de voyelles que dans la langue contemporaine, si bien que certains sons vocaliques se sont également perdus. Aujourd’hui, il est quasiment impossible de connaître les sonorités de l’original. François Macé souligna par ailleurs deux autres points : 1 °) les formes de politesse sont difficiles à rendre en français, notre langue étant de ce point de vue plus pauvre que le japonais ; 2 °) les aspects verbaux comprennent des nuances très subtiles qu’il est difficile de rendre même en japonais contemporain. Concernant les formes de politesse, intraduisibles en français, il les transpose en fonction du style de rapports interpersonnels qu’elles traduisent implicitement. Quant à la transposition des temps, celle-ci ne pose pas de problème insurmontable, dit-il, l’essentiel étant de respecter en français la règle de concordance des temps. S’efforçant de respecter le rythme japonais (les poèmes sont dans la forme classique de 5-7-5-7-7 syllabes), François Macé se fonde principalement sur le critère prosodique. Par ailleurs, bien que visant la traduction la plus fidèle possible, il supprime parfois des locutions telles que « ensuite… », « et puis… », « alors… », etc., qui émaillent le texte original. Il explique cette décision par le fait qu¹ il est impossible de les conserver dans l ¹ énoncé français sans en alourdir considérablement le style.
4Julie Brock examina l’emploi du verbe ai-miru, « se regarder mutuellement », dans l’expression kimo o aimite, intraduisible en français, puisqu’elle comporte à la fois une valeur transitive (avec pour complément d’objet kimi o : « je te regarde ») et une nuance de réciprocité (ai-mite : « nous nous regardons »). Comment traduire une action à la fois transitive et réfléchie, quand la langue française n’admet qu’un seul complément d’objet ? Pour répondre à cette question, Julie Brock porta son interrogation sur l’adverbe ohohoshiku placé devant le verbe. Tombé en désuétude aujourd’hui, cet adverbe signifie « vaguement », « indistinctement ». Il s’applique à un regard qui ne parvient pas à saisir nettement son objet, ou encore, sous la forme d’un mot de qualité, à un objet placé derrière un voile qui fait obstacle au regard, comme par exemple la lune voilée par les nuages. S’appuyant sur cette définition, Julie Brock posa que le verbe ai-miru, indiquant la réciprocité, induit une double fonction du regard. La poétesse qui regarde son amant (kimi o) devient à son tour objet du regard de l’amant (aimite). Autrement dit, le sujet prend potentiellement la place de l’objet et inversement. Par cette interprétation, elle en vint à proposer la traduction : « tout imprégnée de ton regard ». Sa communication fut complétée lors de la table ronde par un exposé portant sur la fonction de l’enclitique o devant le verbe kohi-wataru (dans l’expression hi o kohi-wataru). Faut-il traduire cette expression « passer [la journée] en aimant » ou « aimer la journée qui passe » ? Issue du projet Mitsubishi, cette étude complémentaire prend place dans les Annexes du présent volume (infra, p. 411.)
5La communication de Chantal Chen-Andro portait sur le poème « Adagio » de la poétesse Li Qingzhao. Partant d’une analyse sur l’emploi des tons « rentrants » dans la prosodie chinoise classique, Chantal Chen-Andro fit ressortir que l’emploi d’occlusives finales, dans un grand nombre des vers de ce poème, a pour effet, selon les commentateurs, de produire à la lecture une impression de halètement, au contraire de la plupart des poèmes de cette époque écrits sur le même air, et qui, pour chanter le motif de l’absence et de la séparation, préfèrent en général l’emploi des finales vocaliques et autres sons longs évoquant la plainte et le gémissement. C’est donc immédiatement sur le plan de l’effet de vie que se situe son interprétation. Ayant analysé chaque occurrence des tons rentrants et autres effets sonores produits par ce poème comme une « étude préliminaire à l’organisation de la parole », elle s’appuya sur les images, assez conventionnelles, de l’éploration, pour proposer une traduction qui s’efforce de rendre le caractère saccadé de l’original, notamment par l’emploi de consonnes occlusives et fricatives, et en évitant les « e » muets qui allongeraient les sons et donneraient aux sanglots du poème une tonalité plaintive qu’ils n’ont pas dans l’original1.
6La communication de Muriel Détrie portait sur un poème de Liu Yong. Non seulement Liu Yong vécut à la même époque que Li Qingzhao (première moitié du xie siècle), mais il composait comme elle des poèmes de forme irrégulière, appelés ci, lesquels constituaient pour ainsi dire des paroles à chanter sur un air de musique. En outre, le poème que Muriel Détrie avait choisi d’analyser était, comme celui de Li Qingzhao, un chant de l’absence et de la solitude. Mais au lieu d’un flux rapide et saccadé, il présentait une facture plus traditionnelle, notamment par les finales vocaliques qui allongent les sons et ralentissent le débit. Selon Muriel Détrie, ce chant de rythme lent se singularise par le fait que le sujet de la première personne est explicite, et qu’il est un sujet masculin. En cela, il se distingue de la plupart des autres chants de déploration, habituellement composés par des femmes, lesquelles expriment leur subjectivité de manière implicite.
7Un dialogue s’engagea entre Chantal Chen-Andro et Muriel Détrie au sujet de la biographie des deux poètes étudiés. Il en ressortit que Li Qingzhao, une femme de grande culture, musicienne accomplie, avait probablement composé le poème « Adagio » dans la maturité de l’âge, après avoir vécu la perte de son époux. Liu Yong, lui, était un poète très doué, mais qui avait échoué plusieurs fois aux concours mandarinaux. Il fréquentait les courtisanes et s’adonnait aux plaisirs davantage qu’au travail. Li Qingzhao, qui le respectait comme poète, lui reprochait, semble-t-il, une certaine vulgarité, une absence de noblesse.
8Dans sa communication, Muriel Détrie cita les traductions de Paul Demiéville et de François Cheng en exemple de deux types d’attitudes traductives, la première tendant à rendre le sens du poème dans une forme syntaxique, prosodique et rythmique, répondant aux critères esthétiques du français, la deuxième visant à préserver au mieux l’ordre des mots et les critères esthétiques de la langue chinoise : deux tendances que l’on peut nommer, pour reprendre l’expression de Jean-René Ladmiral, « sourciste » et « cibliste », et qui sont toutes deux, selon Muriel Détrie, pareillement inaptes à rendre la saveur et la valeur propres du poème original. Abordant la traduction d’un point de vue comparatiste, elle mit en parallèle l’évolution de la traduction et l’évolution de la création poétique elle-même. Partant de la constatation qu’il existe, dans la poésie chinoise classique, un critère systémique, elle expliqua que les ci se distinguent des shi non seulement par la forme (irrégulière ou régulière), mais aussi par les thématiques (plus lyriques dans le cas des ci et plus édificatrices dans le cas des shi). Par cette catégorisation même, dit-elle, les ci sont plus propices à l’évocation amoureuse. Bien que strictement codifiés, ils permettent en effet une expression lyrique, narrative, descriptive, dans laquelle les figures de l’amour se déploient plus à l’aise que dans les shi, réservés à un lectorat de lettrés et empreints d’un rôle édificateur. C’est donc sur la base de cette distinction empruntée au chinois que Muriel Détrie revendique la possibilité d’un choix de traduction « systémique ». S’appuyant sur cette possibilité, elle situe sa propre traduction dans une mouvance plus « cibliste » que « sourciste », et revendique ainsi la liberté de « traduire le sens » en donnant les formes qui conviennent du point de vue de l’expression française. Par l’affirmation du sujet, les marques de la subjectivité, l’explicitation des rapports de coordination ou de suspension, et le choix d’un lexique parfois trivial, dit-elle, sa traduction essaie de rendre le caractère réaliste et populaire de ce poème de Liu Yong.
Discussion
9Rappelant tout d’abord que l’effet de vie est le nom donné par Marc-Mathieu Münch à ce qu’il définit comme étant le dénominateur commun de toutes les littératures du monde : une aptitude à produire sur la psyché du lecteur un effet tel qu’il a l’impression de « vivre » l’expérience qui lui est décrite, Julie Brock énonça les principaux invariants qui en découlent : ouverture, cohérence, plurivalence, jeu et formes (sonorités, images, symboles, métaphores).
10L’objet de ce questionnement était une tentative d’ordonnancement des divers éléments traités dans les communications respectives : expression du sujet, phonétique, choix du lexique, syntaxe, ponctuation, prosodie, intonation, etc., selon l’axe fourni par la théorie de l’effet de vie. L’enjeu, cependant n’était pas tant d’établir une classification à proprement parler que de mettre en pratique la méthodologie qui ressortit à la théorie de l’effet de vie, et d’examiner en quoi cette théorie peut être utile ou pertinente dans les études de comparatisme. Une discussion très animée s’engagea entre les participants : Julie Brock, Chantal Chen-Andro, Alain Désoulières, Lee Bjoung-Jou (spécialiste de poésie coréenne), Claudine Le Blanc, François Macé, No Mi-Sug. Nous essaierons ci-dessous d’en reconstituer le fil.
Ouverture
11Selon Marc-Mathieu Münch, l’ouverture est une des découvertes les plus surprenantes de l’effet de vie. Cette « ouverture » est un principe affirmant que l’œuvre réussie « n’a pas seulement la puissance d’investir toutes les facultés de l’esprit, mais encore et inversement d’appeler à elle et de faire collaborer les richesses de la vie intime du lecteur2 ». Il ajoute : « […] l’art d’un auteur consiste à ménager dans son œuvre des “nids” donnant envie au lecteur d’y venir déposer ses œufs personnels, si l’on peut dire. C’est ce qu’on appelle souvent la co-création ; je préfère parler d’ouverture ».
12Chantal Chen-Andro déclara que la critique chinoise accorde une grande importance à la présence dans les poèmes d’un mot qu’on appelle « l’œil du poème » (ciyan 词眼) : un seul mot qui irradie tout le poème et en constitue la clé. L’employer, dit-elle, relève du même geste que celui de peindre les yeux du dragon (le dragon, alors, s’anime et s’envole). Alain Désoulières précisa qu’un phénomène similaire existe dans la poésie indienne, notamment en ourdou, où la répétition d’une rime, à la fin du premier hémistiche, crée une sorte de refrain à partir duquel le sens du poème se construit.
13L’« œil du poème », selon Chantal Chen-Andro, pourrait être rendu par la métaphore de la balançoire : il impulse dans le poème une force en direction de son « au-delà ». No Mi-Sug précise que la balançoire est une métaphore récurrente dans la poésie coréenne. Mais contrairement à la poésie chinoise où cette image évoque la pluie et la fête des tombes, la poésie coréenne l’associe au printemps. Lorsque les beaux jours sont venus, les filles utilisent la balançoire comme un instrument de séduction. L’emploi de cette métaphore dans un poème produit une sensation charnelle3. Pour Alain Désoulière, cette sensation est effectivement présente dans l’image de la pluie, évoquant un vêtement diaphane. Sur ce point, Chantal Chen-Andro voit la nécessité pour le traducteur d’en appeler à l’imagination du lecteur.
14Selon elle, l’« œil du poème » constitue le « cœur » du poème : son point d’épiphanie. Non pas le point sur lequel le poème donne son sens, mais une focale d’où rayonne le sens du poème lui-même. La vérité poétique éclate lorsque le poème remplit sa fonction essentielle, c’est-à-dire lorsqu’il donne « à voir ». Ainsi, la visée du poème serait de « donner à voir » une réalité qui se trouve au-delà de la représentation donnée par les mots.
15La discussion tourna ensuite autour des phénomènes d’évocation qui proviennent des comparaisons et autres mots allusifs. De même que l’œil du poème « anime » le poème dans la poésie chinoise, et de même que la rime, au milieu de chaque vers, éclaire le sens du poème dans la poésie ourdoue, les images codifiées produisent une profondeur allusive qui contribue au rayonnement du sens. Par ailleurs, les poètes japonais et chinois emploient volontiers une technique qui consiste à partir d’un vers emprunté à un poème ancien pour composer un nouveau poème. Pour les lecteurs de poésie qui, traditionnellement, sont des lettrés, il se crée ainsi un phénomène d’évocation.
16À ce stade de la discussion, les phénomènes d’évocation apparaissent comme des agents de l’ouverture, et le problème se pose de savoir comment le traducteur peut mettre en acte cette ouverture. Alain Désoulières préconise une traduction qui laisse entendre qu’elle est une traduction, mais sans substituer au poème une quelconque explication. Pour échapper au danger de se transformer en un pensum, tout en se montrant pour ce qu’elle est, la traduction, dit-il, comme l’original, doit incarner quelque chose. Pour lui, le langage poétique a le pouvoir de « faire transparaître » les choses sans les « faire apparaître » complètement.
17No Mi-Sug, qui traduit des poèmes coréens en collaboration avec Alain Génétiot, trouve beaucoup de points communs entre les poésies asiatiques et européennes, et se demande ce qui pourrait constituer – outre la langue – la spécificité des poèmes en coréen. Bien qu’elle ait lu diverses théories de la traduction, son approche traductive reste, dit-elle, « instinctive ». Dans la crainte de perdre les saveurs, les couleurs, les tonalités, les reliefs de l’original, elle se demande, devant un poème à traduire, « ce qu’elle pourra sauver ». La partie du poème qu’il lui paraît le plus impérativement nécessaire de sauver, c’est finalement, dit-elle, ce qu’il comporte de coréen.
18Alain Désoulières suggéra d’élargir la discussion au rôle de l’éditeur qui, souvent, impose des limites au travail du traducteur. De nombreux malentendus naissent, selon lui, d’une différence de points de vue entre traducteurs et éditeurs. Rappelant que la poésie ourdoue présente une rime riche à la fin du premier hémistiche de chaque vers, si le traducteur, dit-il, prend l’initiative de décaler le texte pour faire ressortir cette rime au milieu de chaque vers, il n’est pas évident, ni simple, de faire accepter à l’éditeur cette disposition typographique. « Les éditeurs, ajouta-t-il, ont une certaine idée que de ce qu’ils croient être l’idée que les lecteurs ont de la poésie, et ils tentent de nous l’imposer ». Cela vaut aussi bien pour le choix de la disposition typographique que pour celui des citations données en couverture, etc. Les choix de l’éditeur peuvent infléchir la disposition du lecteur, et créer des dysfonctionnements dans l’effet que le traducteur cherche à produire.
19Selon François Macé, la question se pose différemment lorsqu’on traduit un poème, un recueil de poèmes, ou plusieurs recueils de poèmes. Rebondissant sur ce point, Alain Désoulières développa son idée de disposer les poèmes « en miroir ». Si le lecteur rencontre plusieurs occurrences d’une même image dans plusieurs poèmes disposés en miroir, dit-il, son attention sera focalisée sur ce point. Les formes typographiques, ainsi que la disposition des poèmes, constituent par conséquent des indices que le traducteur, en accord avec l’éditeur, peut mettre sous les yeux du lecteur afin de lui permettre de découvrir par sa propre intuition les richesses et la profondeur du sens.
20Il ressort qu’une pluralité d’aspects – sonorités, images, allusions, formes typographiques, choix lexicaux, marqueurs syntaxiques, etc. – permettent d’accéder au sens dont l’unité, si elle existe, se trouve dans les profondeurs sous-jacentes. Comme le dit Claudine Le Blanc : « Les stratifications fonctionnent par rapport à des choses que l’on sait déjà ». C’est donc à la mémoire du lecteur que le traducteur fait appel. Pour cette raison même, dit encore Alain Désoulières, il est nécessaire de lui fournir l’éclairage suffisant. Cette idée de l’éclairage ramena la discussion à l’« œil du poème », métaphore d’une conception cyclique de l’univers qui se déploie dans le temps du poème.
Cohérence
21Selon Marc-Mathieu Münch, la cohérence est un principe affirmant qu’une œuvre réussie doit avoir de l’unité, c’est-à-dire que toutes ses parties et tous les éléments de ces parties doivent être liés entre eux et à l’ensemble de manière évidente. Julie Brock suggéra de rapporter cette notion à l’aspect le plus spécifique de la poésie, à savoir la prosodie et la rythmique. La communication de Chantal Chen-Andro, d’après elle, fournissait de ce point de vue un témoignage intéressant. En effet, c’est en ayant pris conscience, non seulement de la texture tonale du poème (les tons rentrants) mais aussi des effets qu’ils produisent (un débit saccadé, haletant), que Chantal Chen-Andro dit avoir découvert un fondement sur lequel elle a pu asseoir sa propre subjectivité et traduire le poème. Elle ne s’est pas mise à la place de la poétesse, remarqua Julie Brock, mais d’une femme qui clame sa solitude, son chagrin, sa tristesse, d’une voix à laquelle les occlusives finales donnent une tonalité rauque. Le débit accéléré de la voix, rencontrant sans cesse l’obstacle du larynx qui se ferme, du nez qui se bouche, de la gorge qui se serre, donne l’impression d’un sanglotement bref, d’un souffle court, d’une poitrine qui se soulève, d’un cri. Tous les choix concourent à produire une impression sonore, de sorte que les sons du poème traduisent en eux-mêmes un état de la psyché.
22Julie Brock proposa d’emprunter à Chantal Chen-Andro l’image d’une crête, portée, ou pour mieux dire, dressée par la manière de réciter le poème, de l’expulser de la poitrine, de la gorge et des lèvres. Dans cette notion empirique, dit-elle, réside peut-être le critère le plus fondamental de la cohérence en matière de traduction poétique. Où chercher, sinon dans l’air expulsé en même temps que les mots, les marques les plus subtiles et les plus réelles de la subjectivité que l’on doit d’abord saisir dans le poème original avant de lui donner forme dans une autre langue ? Les ondes propagées par le chant suivent un relief ciselé par les mots. Ceux-ci se transforment en paroles parce qu’ils sont portés par le chant, mais le chant lui-même est pour ainsi dire taillé à la dimension des vers, des hémistiches, des répétitions, de la rime, des rondeurs vocaliques ou des occlusions consonantiques, où vont se cristalliser les images et les métaphores, les choix lexicaux, les liaisons syntaxiques, et tous les aspects de la composition.
23Chantal Chen-Andro déclara que tous les aspects du poème se retrouvent en effet sous cet angle. Selon elle, la prosodie est une valeur de la subjectivité qui s’y exprime. Elle trouve sur ce point une concordance entre sa pratique de la traduction et la théorie d’Henri Meschonnic : « Ce que le poète fait à sa langue » est essentiellement quelque chose qui s’entend à l’oreille : une rythmique par laquelle une subjectivité se met en œuvre. Rappelant par ailleurs que, dans le cas du poème de Li Qingzhao, la peine exprimée par la poétesse est réelle, puisque le sujet de sa déploration est la perte de son mari, elle conclut que le phénomène poétique est parti du vécu pour aboutir dans un « effet de vie ».
24Pour Chantal Chen-Andro, l’articulation phonatoire, ressentie comme une violence faite à la langue, traduit en elle-même la difficulté que la poétesse éprouve pour s’exprimer. Cependant, pour François Macé, qui se confronte à un texte dont personne ne connaît exactement la lecture phonétique, cette « violence faite à la langue » se traduit par des répétitions, des rebonds de sonorités : la poésie devient plus à « voir » qu’à « dire ». Le Kojiki, expliqua-t-il, est un récit continu des événements qui se sont déroulés depuis les origines mythiques jusqu’aux faits historiques établis. On peut avoir tout d’abord l’impression qu’il s’agit d’un texte rédigé dans une prose simple et naïve. Mais quand on essaie de le traduire, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un ouvrage complexe, rédigé dans un style très élaboré, selon une composition soigneusement travaillée. Au premier regard, on a l’impression qu’il ne s’agit pas d’un poème. Mais quand on étudie le travail de la forme, on s’aperçoit que celle-ci comprend de nombreuses répétitions, avec des décalages ou des inversions qui créent des effets de rebonds. Ainsi, l’ouvrage dans son ensemble fonctionne-t-il comme un poème de grande amplitude et empli d’échos. Dans l’ordre des événements relatés, également, les thématiques du Kojiki évoquent des motifs poétiques : la mère brûlée à mort dans ses parties vives en donnant naissance au Feu, que son père tue et dépèce. Toute cette histoire constitue un immense poème. Comme rendre cette « poésie » dont les marques ne sont pas dans le poème (puisqu’il s’agit d’un texte en prose) mais dans les motifs et la manière dont ils sont dépeints ? Faire ressortir les échos et les résonnances du texte original, telle est la principale difficulté à laquelle, selon François Macé, le traducteur du Kojiki se trouve confronté.
25Pour préciser cette problématique, François Macé revint sur la question, qui semble anecdotique à première vue, des mots de liaison : « alors… » « ensuite… » « et puis… », etc. Ces mots, dit-il, ne sont pas utiles en français, et pourraient la plupart du temps être supprimés sans inconvénient. Cependant, on connaît la genèse du Kojiki par la préface dans laquelle il est expliqué que quelqu’un a été chargé de mémoriser le texte, puis de le dicter à une autre personne qui en est pour ainsi dire le scripteur. Bien que le texte soit écrit en chinois, il existe donc un travail d’orateur en japonais. L’oralité est au fondement de l’écrit, et transparaît dans les mots de liaison. Julie Brock lui demanda si ces mots de liaison ne relèvent pas de la logique du discours, mais François Macé répondit par la négative. Pour lui, il s’agit d’une trace laissée par la subjectivité de l’orateur qui a dicté le texte. En d’autres termes, la subjectivation du contenu s’opère notamment par ces mots de liaison, auxquels de nombreux traducteurs du japonais ancien ont d’ailleurs porté une grande attention.
26Revenant à l’extrait dont il avait donné l’analyse dans sa communication, François Macé expliqua qu’il avait supprimé un de ces mots de liaison afin de rendre la lecture plus supportable au lecteur français. Chantal Chen-Andro souligna que le traducteur n’est pas obligé de calquer l’original, et qu’il peut aussi transférer une forme d’insistance dans une forme de discours qui demandera moins d’effort au lecteur.
27No Mi-Sug souligna que de tels mots de liaison existent aussi en coréen, et qu’elle s’en sert généralement comme des marqueurs sur lesquels elle essaie d’articuler la traduction française. Pour elle, la traduction a pour enjeu de réaliser un équilibre entre la partie qui précède le mot de liaison et la partie qui le suit.
28Pour conclure provisoirement sur le thème de la « cohérence », Julie Brock proposa d’attacher cette notion à l’oralité qui sous-tend le travail de composition poétique. Faisant remarquer que François Macé aussi bien que Chantal Chen-Andro font état de la subjectivation que rendent perceptibles les marques de l’oralité, elle souligna que ce point est en parfaite concordance avec la théorie d’Henri Meschonnic.
Plurivalence du sens
29Pour Marc-Mathieu Münch, la plurivalence est un ensemble de techniques chargées de mettre en relation les différentes facultés de l’esprit. En effet, écrit-il, « le secret de l’art littéraire consiste à envahir la psyché du lecteur en y pénétrant plus profondément que dans la seule faculté qui décode les sens. En musique, on dirait qu’il faut “jouer plus que les notes”. En littérature, on dira qu’il faut écrire et lire au-delà du sens des mots ».
30François Macé fit état des mots à double entente qui sont employés très fréquemment dans la poésie japonaise, et impossibles à traduire en français pour la raison qu’on ne sait pas lequel des différents sens il convient de choisir. Bernard Frank, dit-il, avait pris le parti d’ajouter un vers supplémentaire pour traduire le deuxième sens. Julie Brock mentionna une traduction d’Emmanuel Lozerand dans laquelle il propose deux versions pour certains poèmes.
31En voici un exemple :
À la huitième heure,
Chez un marchand de shamisen,
On a sorti un koto
Et les flammes du grand incendie
Ont volé dans toutes les directions.
32La deuxième traduction du poème est celle-ci :
D’une peau de chat
À huit mamelles,
On a fait grand cas
Et, sur un air bien connu, on s’est mis à jouer – tralalalère –
La mélodie du grand incendie !4
33Nous citerons encore le passage suivant, extrait du même ouvrage :
« Le responsable du temple leur servit alors des pâtes de sarrasin qu’il leur présenta de manière bouffonne en disant : “Voici des pâtes fabriquées avec des œufs frais”, ce qui peut aussi s’entendre comme : “Voici une vengeance qui promet d’être saignante !” […]5. »
34De tels exemples sont fréquents dans la littérature japonaise. Même dans la vie ordinaire, les jeux d’homonymie occasionnent souvent les rires et les plaisanteries. François Macé et Julie Brock soulignèrent le fait que de tels poèmes se composent des deux sens possibles. Autrement dit, la dualité du sens est comprise dans l’unité du discours que la langue japonaise dénomme un poème.
Jeu sur les mots
35Pour Marc-Mathieu Münch, ce sont toujours des jeux qui sont à l’origine de la création. Mais le jeu des artistes n’est pas celui du divertissement ; il est proche de celui des enfants. « Là où les enfants jouent pour expérimenter la vie, les artistes jouent avec leurs matériaux pour expérimenter des formes capables d’être le support d’un effet de vie. Ce jeu consiste à manipuler, à travailler, à former, à déformer les matériaux qu’ils aiment. […] C’est un jeu formel ; on laisse aller la main, l’outil ou même le matériau ; on essaie de nouvelles combinaisons, on attend d’être surpris par une disposition parlante. En fait, c’est le processus primitif de la création ; c’est le jeu suprême de la fiction, s’affranchissant de ce qui est pour créer ce qui va être ! » Mais ce n’est pas tout, car le jeu, qui confère à chaque élément de l’œuvre un surcroît de valeur, « se prolonge ensuite dans la psyché du récepteur, où il institue à son tour un jeu des facultés, des sentiments, des pensées et des cultures entre eux ».
36Pour illustrer le phénomène du jeu, François Macé expliqua que, dans la poésie ancienne, on trouve des épithètes dont l’usage est fixé par le nom qu’ils accompagnent. Parfois, le sens de l’épithète est aisément saisissable. D’autres fois, il subsiste un doute. Le jeu se complique, selon François Macé, lorsque l’épithète est appelé, non par le mot porteur, mais par une simple syllabe… Cela donne une sorte de jeu sur les rimes, dit-il. Le lecteur, habitué à entendre une suite de mots, est ainsi appelé à recréer par lui-même, dans son for intérieur, la suite initiale. Ainsi le jeu se définit-il en japonais comme un jeu d’allusions. Anticipant les présupposés de la mémoire, le poète joue sur les habitudes de lecture pour renforcer l’impact des images qu’il cherche à engendrer, notons-le, dans l’esprit du lecteur.
Travail sur les formes
37Pour Marc-Mathieu Münch, une œuvre réussie doit satisfaire le sens humain de la forme en disposant ses matériaux avec art. En poésie, les techniques formelles comprennent de nombreuses composantes qui ont été traitées diversement par les contributeurs. Une attention particulière a été portée sur les mots, les expressions, les images et autres symboles qui pourraient définir une idée commune de l’amour dans les poésies de la Chine, de la Corée et du Japon.
38En chinois, dit Chantal Chen-Andro, le chant de l’amour est souvent triste et langoureux. Dans les gynécées, les femmes aux pieds bandés ne sont pas gaies… François Macé souligna que les poèmes d’amour en japonais ne sont pas non plus particulièrement gais.
39En Chine, le sentiment de la femme délaissée s’exprime par des symboles : une bougie rouge qui pleure, un oreiller mouillé de larmes, une femme accoudée à la balustrade, une parure délaissée, un store que l’on garde baissé… Au Japon, il était de coutume que les hommes adressent un poème à la femme avec qui ils ont passé la nuit… mais les femmes n’en demeuraient pas moins réduites à une attente qui pouvait demeurer vaine : leur sentiment s’exprime alors par l’image d’une manche de kimono mouillée de larmes.
40En outre, dit Chantal Chen-Andro, les exégètes chinois ont tendance à gommer la réalité de l’amour. Ainsi, la femme aimée devient un symbole du fidèle vassal, une femme délaissée le symbole d’un ministre banni… Tous les symboles de l’amour sont détournés au profit d’un code politique et moral. Julie Brock déclara qu’il existe probablement un processus semblable au Japon. Ainsi du poème qu’elle avait présenté dans la matinée : entendu comme une expression du point de vue féminin, c’est un chant vibrant de passion. Mais l’exégèse japonaise a tendance à gommer cette dimension au profit de valeurs plus viriles, telles que l’ambition sociale, etc.
41Une question de François Macé à Chantal Chen-Andro aiguilla la discussion sur la question de l’éducation sexuelle. En effet, on trouve dans une version du Nihonshoki la présence d’un oiseau. Au moment de la rencontre nuptiale, cet oiseau, un hochequeue, vient se poser près du couple novice. Comme son nom l’indique, le hochequeue est un oiseau qui a l’habitude d’agiter sa queue. Selon François Macé, la présence d’un hochequeue dans cette scène pourrait avoir pour fonction d’enseigner au couple divin ce que la nature attend de lui… Chantal Chen-Andro répondit qu’on trouve dans la poésie chinoise des canards mandarins, réputés pour former des couples inséparables. Que des couples de perdrix sont également très souvent représentés sur les paravents, mais que ces images exaltent davantage la fidélité du couple que le plaisir sexuel (qu’elles n’excluent cependant pas). Par ailleurs, des hochequeues sont représentés sur certaines porcelaines, mais leur symbolique n’est pas attestée6.
42En Chine et au Japon, il existait des manuels d’érotisme. Mais d’une manière générale, l’amour sexuel entre époux ou amants n’était pas très valorisé. La fraîcheur d’évocation est sans doute la plus grande dans le Man’yôshû, dont le dernier poème est daté de 752. Ce qui s’exalte postérieurement serait plutôt l’amour dans la séparation : l’amour d’une femme qui se languit pour un homme parti au loin, et rarement le contraire, sauf dans la poésie épique ou dans les poèmes de Cour.
43Concernant la poésie coréenne, dit No Mi-Sug, on trouve des peintures érotiques de l’amour du xe au xiiie siècle, mais à partir du xive siècle, les doctrines confucianistes gagnent les esprits, et les poèmes d’amour, tout comme en Chine et au Japon, ne chantent plus que la séparation et la solitude. Dans ces pays de l’Asie orientale, la complainte de la femme délaissée exalte la tristesse de la séparation.
44La discussion porta ensuite sur les mots qui servent à exprimer l’amour. Ainsi, No Mi-Sug précisa que le mot japonais koi (恋) existe sous la forme idéographique en Corée, mais qu’il se teinte d’une nuance plus sentimentale. D’un commun accord, les participants estimèrent qu’il serait intéressant de constituer un glossaire des mots le plus souvent utilisés pour dénommer l’amour dans ces trois pays qui utilisent en commun des idéogrammes auxquels ils attachent respectivement des nuances différentes.
45Lee Byoung Jou précisa que le résultat n’est pas le même si l’on traduit en français des poèmes à partir du chinois et du coréen. Selon elle, cette différence découle de la différence structurelle des langues, et notamment des marques syntaxiques qui rendent le texte coréen plus coulant. Se pose ainsi la question de savoir si les marques syntaxiques, différentes dans ces trois langues, indiquent une différence structurelle de la subjectivité qui s’y exprime.
Deuxième journée : les poésies de l’Inde
46Présidée par France Bhattacharya, cette journée regroupait quatre communications sur les poésies du sous-continent indien. Dans ses propos introductifs, France Bhattacharya résuma les grandes lignes de la thématique, à savoir que le dilemme du traducteur provient du fait que les mouvements de la passion – qui sont universels – ne s’expriment pas de la même façon dans les différentes langues. Avant même de commencer son travail, le traducteur doit donc résoudre ces questions fondamentales : « Faut-il privilégier le sens littéral, les données culturelles ou le charme exotique de ces tableaux vivants ? Et dans quelles proportions ? Ou bien faut-il, au contraire, faire abstraction de ces particularismes et traduire les étapes de la passion amoureuse que peuvent ressentir tous les humains ? Adapter, mais jusqu’où ? » « Pour traduire ces œuvres, poursuivit-elle, il faut être à la fois poète et un peu dévot. Un linguiste n’y parviendrait pas. »
Contenu
47Claudine Le Blanc présenta deux vacana de la poétesse du xiie siècle Akkamahâdêvi. Contemporaine des deux poètes chinois Li Qingzhao et Liu Yong, cette poétesse avait déjà fait l’objet d’une communication de Vasundhara Filliozat (cf. supra., p. 61). Pour cette raison, Claudine Le Blanc ne pas détailla ni la doctrine vîrashaiva ni la biographie d’Akkamahâdêvi. Comme l’avait déjà indiqué Vasundhara Filliozat, les vacana sont à la fois des œuvres artistiques et de dévotion. Les poètes qui en écrivent, les vacanakâra, dit Claudine Le Blanc : « travaillent à leur salut par la métaphore », qui leur permet de « dire ce qui ne peut se dire ». Alain Porte, citant Basavanna (1130 ?-1168), exprima ainsi la chose : « L’immobile se disperse et le mouvant demeure7. »
48Selon Claudine Le Blanc, l’amour intervient dans les vacana comme un motif permettant d’exprimer la relation entre le dévot et la divinité. La difficulté de la traduction est donc de rendre la duplicité du motif à la fois humain et divin, et la duplicité du vacana lui-même, lequel constitue en soi un objet littéraire paradoxal, à la fois vers et prose, s’opposant par sa conception même à la littérature, à la métrique, au rythme, à la musique et à l’architecture, et visant à exprimer l’« inaccessible en tant qu’inaccessible ». La valeur propre du vacana, pour elle, est cette force qu’il oppose – et qui l’oppose – à toute forme d’unité ou de finitude. La création apparaît paradoxalement comme un acte destructeur, cherchant par ses effets à détruire toute forme d’achèvement, y compris celui de sa propre forme.
49Dans sa communication, Claudine Le Blanc présenta deux poèmes dans lesquels la dévotion emprunte le visage de l’amour. Nous n’en retiendrons ici qu’un seul, le plus emblématique de cette force de renversement qui caractérise les vacana : le dieu y apparaît comme un époux, mais dans une sorte de conjugalité qui transfigure le lien conjugal humain. Il est un époux terrible, un débauché, un pervers, dont la fonction est de se retourner contre toute forme de conjugalité, et même contre toute tentation d’instituer l’amour comme une bénédiction.
50Sur le plan descriptif, les images de la réalité sont détournées au profit d’un monde fantastique. Pour ne donner ici qu’un exemple, le dais tendu au-dessus des époux lors de la cérémonie nuptiale est un « courant d’eau ». On voit dans cette image que « l’immobile se disperse » : les choses que l’on croyait solides s’évanouissent, et seule demeure l’onde mouvante. Claudine Le Blanc met en évidence ainsi le phénomène qui permet de transfigurer la réalité quotidienne et de figurer un autre type de réalité, métamorphosée, fantastique. Mais cette « onde mouvante » est elle-même surplombée par un « toit de feu ». En cela, la construction du poème rejoint une symbolique commune aux différentes mystiques de l’Inde.
51Rappelant que les vacana proviennent de la tradition orale, Claudine Le Blanc montra que le traducteur est en même temps un « interprète », et que les choix de traduction relèvent par conséquent de l’interprétation autant que de la traduction proprement dite. Elle pointa notamment les variations typographiques qui, d’une traduction à l’autre, permettent aux traducteurs-interprètes de rendre les « béances du sens » qui constituent la matière poétique elle-même, comme des « trous », dit-elle, signifiant qu’il demeure quelque chose de mouvant, une sorte de filtre séparant la réalité des humains et le feu.
52Dans sa communication, Alain Porte souligna d’abord que la traduction découle en grande partie de la représentation que le traducteur se fait de la manière dont les poètes vivaient et ressentaient les choses à l’époque où ces poèmes ont été écrits. En effet, dit-il, le seul point de contact que nous pouvons avoir avec ces poètes aujourd’hui est l’écrit. Or, les traducteurs montrent souvent une tendance à sacraliser les écrits de l’époque, et sans doute pour cette raison ils traduisent, par exemple, que Krishna tombe « assis dans son char » quand il est écrit dans l’original qu’il tombe assis « le cul dans la poussière ».
53De même que le sanskrit n’a pas de mot équivalent à notre concept de « sagesse » (ou qu’il n’en a que trop ?), il ne possède pas non plus un concept spécifique pour désigner l’« amour ». Dans la métaphysique Veda, c’est kâma, le « désir », qui constitue le premier germe de l’amour et le commencement de la pensée. Rappelant que le manas désigne selon les cas « le mental », « l’intellect », « l’insconcient », « la conscience ordinaire à l’état de veille » ou « l’ego », il expliqua que le manas n’est cependant pas une catégorie de l’esprit mais plutôt « un sixième sens », « un sens organique doué du pouvoir de verbaliser ». Ajoutant que la racine du mot signifie la colère, la fureur et l’orgueil : le siège des émotions, dit-il, se définit comme étant le foyer d’une pensée à l’état de germe ; et la conscience, à sa naissance, comme un sentiment qui traverse le cœur.
54Faisant un détour par le Kâmasûtra, une « arme de destruction lascive », Alain Porte expliqua que cet ouvrage ne décrit pas seulement une gymnastique du coït mais un art de vivre d’un raffinement très sophistiqué. Plus que de poésie, il s’agit ici d’un art de la conduite amoureuse. Il ressort de cet art une conception de la vie terrestre comme un jeu théâtral, une illusion : chacun joue son existence en sachant qu’il va la perdre. Brahmâ n’est pas le « créateur » de ce monde : il en serait plus exactement « l’ordonnateur ». En effet, toutes les créatures naissantes viennent au-devant de lui pour lui poser les trois questions rituelles : quel est mon nom ? que dois-je faire ? qui sera ma parèdre ? Or, expliqua Alain Porte, « les ennuis commencent lorsque vient se présenter devant lui Kâma, le désir ». Au commencement, Brahmâ fait semblant de ne pas le voir. Cependant, le désir est nécessaire : il est l’attachement dont il faut se détacher. C’est ainsi que les auteurs indiens « réussissent ce tour de force d’unir le renoncement et la jouissance ». Rhétoriquement du moins, puisque la parèdre du désir sera Rati : « la volupté ». Kâma décoche une flèche sur Shiva pour le rendre amoureux. Mais Shiva, tout à sa méditation, est fermé au désir. Sa volonté est de se concentrer sur l’Un (la réalité unique). Foudroyant Kâma de son troisième œil, il finit par le ressusciter. Alors le désir change de nom ; il s’appelle désormais « la mémoire » (Pradyumna, littéralement, ce qui traverse la faculté d’attention). En résumé, dit Alain Porte, le nom pour dénommer l’amour n’existe pas, mais la chose existe, magnifiée sous l’éclairage de la mythologie. Le désir est au cœur du problème. En tant que germe des comportements humains, il est aussi important que le fruit de l’action. Rentrer en soi-même, s’observer, telle est la voie qui permet de sortir du monde des concepts. Dans la philosophie indienne, c’est à l’individu seul d’inventer sa propre voie.
55Pour donner un exemple, il montre comment Arjuna réussit à créer sa voie par le dialogue avec Krishna : un jeu de questions-réponses où les réponses de Krishna paraissent toujours un peu décalées. Ainsi, comme Arjuna lui demande quelle est la force qui joue perpétuellement contre les hommes, Krishna lui répond que c’est le désir, qui éteint la conscience de la même façon que la poussière recouvre le miroir.
56Concernant la traduction de ce passage, Alain Porte soulève la question de la polysémie. Ainsi, le mot loba (parent de l’anglais love) signifie littéralement le désir, l’envie. Mais plus fondamentalement, il exprime une sensation de soif inextinguible, dévorante. De même, le mot mokshah signifie la libération, mais au sens métaphysique et religieux d’une délivrance des entraves qui font les hommes prisonniers du désir. Pour traduire ces concepts, selon Alain Porte, il est nécessaire de rendre profane le « sacré » de la langue. Ce qui est « sacré », dit-il, n’est pas la langue mais le contenu.
57Ainsi, « lâcher prise » signifie en termes profanes « faire déposer les armes au fameux manas, grevé de désirs ». Du mot prânân, « une sorte de plancton cosmique que chacun respire pour se régénérer », vient la notion de « force vitale » (en latin anima). Le mot prya, « le plus affectif de la langue sanskrite », désigne ce qui est « cher et précieux ». Bhaktih, que la plupart des traductions donne pour la « dévotion », signifie également le « partage », et par extension, dans nos langues, l’« amour ».
58En conclusion, Alain Porte expliqua que la traduction de Bhaktih par une idée de « dévotion religieuse » est un anachronisme dû au fait que les traducteurs ont tendance à sacraliser les textes qu’ils ont à traduire, et que si l’on s’en tient à une interprétation profane, on peut traduire ce mot par une idée de « partage », plus juste par rapport aux enseignements indiens, pour lesquels il est important de « prendre part » à quelque chose qui se passe dans la réalité physique, et pas seulement dans le domaine spirituel de la dévotion. Pour finir, résuma-t-il, « l’amour, c’est la conscience. Et la conscience, c’est le partage ».
59Catherine Servan-Schreiber, quant à elle, insista tout d’abord sur le « sceau » qui marque le poème du xive siècle qu’elle présentait : l’impression que le poète lui-même porte sur le sentiment amoureux. S’appuyant sur deux traductions antérieures (dont l’une en anglais), elle évoqua la nécessité des notes en bas de page, le recours à la syntaxe, le choix de certaines expressions qui réussissent ou échouent à exprimer le sentiment amoureux. Attirant l’attention sur le rythme particulier du poème médiéval indien, avec une rime interne, elle montra qu’il existe dans ce texte un contraste entre, d’une part, les voyelles finales, qui donnent au texte une certaine douceur, et, d’autre part, les consonances sifflantes, induisant une idée de division et de trahison.
60Parmi les références religieuses nécessaires pour traduire ce poème, elle mit en évidence la notion de rang, la « couleur », ou plus exactement la « teinte ». Cette notion, que l’on retrouve en sanskrit et en persan, exprime le « principe » de l’amour. Par ailleurs, la poésie populaire indienne utilise le motif de « deux couleurs (deux teintes) » pour faire allusion à la seconde épouse ou à l’adultère. Notant que des comparaisons sont établies entre le sentiment de souffrance engendré par la séparation (viraha) et la notion d’isqh (l’essentiel de l’amour dans les poèmes arabo-persans : exprimant le lien amoureux, mais comprenant une notion d’incomplétude, d’inassouvissement, de choc mental, de douleur sacrée), Catherine Servan-Schreiber voit, dans le jeu des « couleurs » pour désigner les dangers et les jouissances de l’amour, une différence entre la mystique soufie et la religion hindoue. En outre, dit-elle, on remarque des inversions sur les symboliques utilisées. Par exemple, dans la poésie dévotionnelle hindoue, la femme incarne le dévot et l’homme le créateur, tandis que dans la mystique de l’amour soufi, les rôles sont intervertis : la femme incarne le créateur, et l’homme joue le rôle du dévot. Or, dans le poème étudié (qui est un poème soufi), la femme aimée se montre très méchante, et elle est fréquemment décrite comme un serpent. Sa beauté fatale, dit Catherine Servan-Schreiber, est un symbole de la beauté divine. Pour expliquer cette symbolique, elle souligna le pouvoir maléfique du divin créateur, évoqué par la lumière de la lune (Candâ) qui éclaire le monde. Il y a dans ce poème, selon elle, tous les symboles du yoga et de la mystique soufie.
61Le passage examiné est celui où l’épouse de Lorik, Maina, prenant conscience de son statut de femme trompée, ne veut plus décorer sa maison, se maquiller, chercher de l’eau au puits ni allumer le feu. Curieusement, elle découvre une alliée dans la personne de sa belle-mère. Sermonné par sa mère, son mari va donc tenter de se réconcilier avec sa femme. Puis il sort de sa maison, et, selon les deux traductions française et anglaise, il « oublie », ou plutôt « il oublia » Maina. La proposition de Catherine Servan-Schreiber est ici de remplacer la forme du passé accompli (le prétérit anglais) par la forme du plus-que-parfait : « il avait oublié » Maina. Montrant que Lorik a oublié Maina si vite qu’il n’a même pas eu le temps de s’en rendre compte, cet aspect verbal, selon Catherine Servan-Schreiber, fait ressortir la cruauté de son entreprise, son cynisme, son hypocrisie, son minimalisme.
62Le poète a laissé un commentaire que Catherine Servan-Schreiber traduit de la manière suivante : « Ainsi est l’homme, ainsi est l’arbre/ainsi est Lorik, ainsi est la liane ». Son propos est de mettre en valeur l’aspect du présent pour produire un effet de généralisation qui constitue la visée du message final. Plutôt que la forme narrative à l’imparfait « il continuait de faire ses manigances », elle propose une interprétation qui signifie « nous sommes tous les mêmes », sous-entendu « tous des Lorik ». S’appuyant sur l’emploi d’un pronom démonstratif pour justifier sa proposition de scinder la phrase : « ainsi… ainsi… », elle souligne également l’emploi des consonnes sifflantes, induisant la menace du serpent qui s’introduit dans la phrase.
63En conclusion, Catherine Servan-Schreiber montra que ce poème évoque un amour transgressif et dévastateur, mais qui « colore » la vie. Du point de vue mystique, l’amour est nécessaire, car sans lui, le dévot ne rencontre pas le dieu, mais en même temps il représente une imprévisible menace. Pour finir, elle souligna que le ressenti de l’amour est rendu à travers un double jeu de mots, d’une part, entre Aher, « la chasse » et Aheriya, « le chasseur », et d’autre part, entre Tharharu, « le terrain de chasse » et tarhar, tharthar, « avoir peur, trembler de peur ». Elle expliqua que cet exemple fait partie des « jeux de mots égarants », très répandus dans la mystique médiévale.
64Alain Désoulières, dans sa communication, souligna d’abord que le ghazal est une forme prégnante en Inde où on le trouve encore partout de nos jours. Le sens étymologique du mot est « propos galant ». Reprenant la notion évoquée par Catherine Servan-Schreiber de rang, la « couleur (la teinte) », il expliqua que cette notion existe également dans la poésie ourdoue, où elle se connote d’une nuance musicale. Cette « couleur », dit-il, est mise en musique chez les Persans.
65S’appuyant sur trois poèmes respectivement de Vali, Siraj Aurangabadi et Mir Taqi Mir (xviie et xviiie siècles), Alain Désoulières proposa d’analyser les métaphores qui constituent le propre du ghazal, afin d’examiner comment elles peuvent être traduites. Dans le premier poème, dit-il, le ciel est une demeure obscure en même temps qu’une source de lumière et de vie. La métaphore du ciel est une coupe emplie de vin, et le vin est lui-même une expression métaphorique de la vie spirituelle, le nectar de la poésie. Le ghazal se caractérise également dans sa forme par un hémistiche ou matla (orient) comportant une rime interne qui donne à la fois l’unité rythmique et mélodique, et la clé d’interprétation du poème. Or, une de ces rimes évoque l’image d’un jardin planté. Représentant un décor organisé, l’image n’est pas sans rappeler le nom de Baghdad, en persan : « le jardin de la justice ». Lieu de justice et d’amour, le parterre de fleurs, le parc (bagh), le jardin, sont autant d’images qui, dans les poésies ourdoue et persane, représentent la poésie elle-même, et notamment la poésie lyrique, qui chante l’amour.
66Le ghazal est un art de l’ambiguité poétique, expliqua Alain Désoulières, pour qui la fonction du traducteur est de découvrir dans sa propre langue les analogies qui permettent d’incarner ce qui se montre à travers le voile métaphorique. Remarquant que le poète fait allusion à la mythologie arabo-persane avec le personnage de Khizar (en arabe al xidhar : « celui qui est vert et qui fait des miracles »), il choisit de remplacer ce personnage par celui de Narcisse, « épris de sa propre image reflétée dans une fontaine, et châtié par les dieux qui le transforment en une fleur éternellement renaissante ». Cette substitution, reconnaît-il, a l’inconvénient de faire disparaître un personnage mythique, mais elle a en revanche l’avantage d’éviter un commentaire savant.
67Pour introduire le deuxième poème, Alain Désoulières commenta tout d’abord le sens de l’original : de même que le Nirvana se définit par la négation, l’extase s’exprime par la négation de la conscience de soi. Par ce procédé d’effacement, la présence se définit comme « absence de l’absence ». La métaphore de l’amour suggérée par le terme majnoun, « [amoureux] ensorcelé », est une figure de l’éros qui habite le corps du héros, le passionne et le possède : le djinn. Le personnage de l’amante est alors symbolisé par la parī : « une fée » qui est aussi entrée dans les Mille et une nuits. Celle-ci est la divinité qui soulève le voile pour voir si le garçon lui convient – s’il est consommable, dit Catherine Servan Schreiber – et qui, le cas échéant, l’enlève. Mais la parī est également une méchante sorcière. Elle enlève le garçon et le met en prison, d’où l’anéantissement de sa conscience. De son côté, l’amoureux est habité par l’amour érotique. Il est fou d’un amour qui égare. Cette image conduit à l’éloge de la folie, qui est divine, et à la création du couple formé par la sorcière et celui qui est possédé par elle : ce que veulent rendre, dans la traduction d’Alain Désoulières, l’image et l’allitération de « la fée et le fou ». Comme le montrait également l’exposé de Catherine Servan-Schreiber, il est impossible de faire entendre raison à ce fou : en se retirant du monde, c’est là qu’il retrouve sa raison d’être, dans la présence de son bien-aimée.
68Dans le troisième poème, l’image de la caravane incarne le destin, avec ses haltes dont la dernière symbolise la mort. Ici, la rumeur du matin évoque le départ et la séparation amoureuse. On voit ainsi, dit Alain Désoulières, que les mots de la réalité servent à exprimer une philosophie de la vie. Le motif essentiel du ghazal est justement ce passage que la métaphore permet d’opérer entre l’expérience vécue et l’expérience spirituelle.
69Alain Désoulières souligna enfin que, dans les ghazals ourdou en général – lesquels imitent en cela le persan –, on ne trouve ni amant ni amante désignés comme tels (sauf exception, comme dans le cas de « la fée et le fou »), mais des personnages indéfinis qui, cependant, connaissent un amour sensuel.
Discussion
70Pour organiser la discussion, nous avons essayé de reproduire le modèle de questionnement que nous fournit la théorie de l’effet de vie. À vrai dire, la discussion passionnée, riche et foisonnante, échappa très souvent à l’ordre proposé. Mais nous emploierons néanmoins pour la synthèse les mêmes catégories que précédemment, en sorte de poursuivre notre réflexion sur l’utilité de ces catégories dans le domaine des études comparées.
Ouverture
71Julie Brock rappela que, dans la discussion sur les poésies de l’Asie orientale, le concept chinois de « l’œil du poème » était apparu comme une métaphore utile pour dénommer l’unité d’un regard comprenant à la fois la lecture du poème et la vision du monde que cette lecture englobe. La discussion avait débouché sur la conception d’un « au-delà » (sans majuscule) désignant une réalité qui n’est pas la réalité ordinaire mais une réalité psychique que le poème donne à voir et à sentir. C’est dans le fonctionnement du poème comme révélateur, au sens photographique du terme, d’une réalité qu’on ne peut voir et sentir qu’à travers le voile du langage, que les participants avaient fixé le principe de l’ouverture.
72Elle ajouta que, selon Chantal Chen-Andro, l’« œil du poème » est dans la poésie chinoise un seul mot qui irradie le poème et lui donne son sens « en tant que poème », tandis que, dans la poésie indienne, selon Alain Désoulières, l’éclairage se produit d’une rime à la césure interne du premier hémistiche de chaque vers. Il semblerait, dit Julie Brock, que la poésie indienne ne fixe pas une vision circulaire du monde et de l’univers, mais plutôt une vision fugitive et mouvante : « ce qui demeure, une fois que l’immobile est dispersé ».
73Enfin, elle revint sur un propos d’Alain Porte : le « désir » (kâma), avait expliqué ce dernier, cesse de s’appeler ainsi après qu’il a connu la volupté (sens donné par Alain Porte à l’idée de « violence retenue » personnifiée par Shiva). Alors, ayant changé de nom, il s’appelle « souvenir ». Si l’on en croit cette explication, résuma Julie Brock, le désir seul travaille au degré de l’expérience initiale. Ensuite, il est magnifié par le souvenir dont il porte le nom. Et parce que c’est une fatalité que la volupté « tue » le désir, on peut dire que celui-ci porte le germe de sa propre mort : un germe fécond, puisque la mort du désir initie le règne de l’amour. Dans ce sens, l’amour exprime une négation, ou plutôt un aboutissement du désir : il dénomme « ce qui existe » (existait ou existera) à la place du désir, une fois celui-ci assouvi.
74Pour en venir à la problématique de l’« ouverture », Julie Brock proposa de partir du schéma suivant : l’objet décrit dans le poème advient dans la médiation du souvenir que le lecteur puise dans ses propres réserves de mémoire. L’ouverture, selon cette hypothèse, procèderait d’un dispositif qui travaille au cœur de la psyché humaine, attachant des souvenirs à chaque sollicitation du présent, et permettant à la personne de décrypter le sens du moment qu’elle est en train de vivre en lui surimposant le souvenir d’un moment passé. La lecture symbolique n’est-elle pas accessible uniquement à partir d’un savoir antérieur ? Et le souvenir des lectures que nous avons faites n’est-il pas une source d’éclairage sur le texte que nous sommes en train de lire ? N’ayant aucun recul devant l’expérience immédiate, comment pourrions-nous interpréter les phénomènes si nous ne disposions des lumières du passé ?
75Reprenant la discussion de la veille à partir de ce point, Chantal Chen-Andro expliqua que l’« œil du poème », dans la poésie chinoise, représente ce que Valéry appelle des « germes de poème ». Paul Valéry écrit en effet : « Certains mots, tout à coup, s’imposent au poète […] ; ils exigent, appellent ou illuminent de proche en proche ce qu’il leur faut d’images et de figures phonétiques pour justifier leur apparition et l’obsession de leur présence. Ils se font germes de poèmes. » (« Autour de Corot », Œuvres, Pléiade, vol. II, p. 1320, souligné par nous). Valéry écrit bien que « certains mots s’imposent au poète », souligna Chantal Chen-Andro. Dans ce phénomène qui ne se produit pas de la volonté du poète se forme, selon elle, le « nœud » dans lequel viendront se couler tous les mots du poème. Cette part de création qui échappe à la volonté du poète est à l’origine de ce qu’elle appelle « la crête de sens8 ».
76Alain Porte répondit qu’il existe dans la poésie indienne une équivalence étymologique dans la notion de « rime-matelas » : cette rime riche dont parle Alain Désoulières est en effet dénommée « l’orient du poème ». Comme Chantal Chen-Andro lui demandait dans quelle acception il faut entendre l’« orient », Alain Porte lui répondit : « dans le sens où l’orient est le lieu de naissance de la lumière ».
77France Bhattacharya demanda à Chantal Chen-Andro si cette notion de « l’œil », centrale dans la poétique chinoise, ne proviendrait pas de l’écriture, c’est-à-dire des caractères idéographiques qui composent en eux-mêmes un spectacle pour l’œil. En effet, le « mot qui s’impose » pour former l’œil du poème est en même temps, dans le cas du chinois, une image. Or, la question soulevée par France Bhattacharya était de savoir si cette qualité de l’image n’est pas déterminante de la « vision » que l’on a du poème. Chantal Chen-Andro répondit que « l’œil du poème » se conçoit dans les poèmes rythmés qui constituent le genre noble de la poésie classique. Ce qui est fixé à travers ce mot ou cette image, dit-elle, c’est tout le sens du poème.
78Alain Désoulières intervint sur la question du rythme et des sonorités. Pour rendre compte de l’effet rendu par la rime riche qui termine le premier hémistiche de chaque vers, il redonna lecture du poème « Le jardin ». On regrette de ne pouvoir insérer dans ce volume un document audio qui permettrait au lecteur de doubler sa lecture d’une écoute des poèmes. Faisant ressortir dans le premier poème une rime formée par la « vie », il expliqua que c’est une rime riche : « la délivrance de la vie », « la coupe du vin de la vie », « la voûte céleste de la vie », « l’Éden de la vie » (« le jardin, symbole de la vie éternelle »), « le souci de la vie », « la lumière de la vie », « le soir de la vie », etc. Il fit observer cependant que, dans toutes ces occurences, la vie n’est pas une métaphore. Dans chaque vers, dit-il, on trouve la même locution, à une syllabe près, et cette variation minime est ce qui permet de lire chaque vers comme un poème indépendant. Chantal Chen-Andro fit alors remarquer que l’œil du poème, en chinois, n’est au contraire qu’un seul mot dont l’éclairage porte sur tout le poème. Pour elle, la chaîne sonore mise en évidence par Alain Désoulières serait plutôt de l’ordre de la cohérence, tandis que l’œil du poème en appelle à l’ouverture. Alain Porte souligna, dans le poème cité par Alain Désoulières, cette « rime-matelas » sur le mot « vie » a pour nom « le lever du soleil ». La rime elle-même définit un lieu illuminé, une « aube » éclairant de ces rayons l’ensemble de la construction poétique.
79France Bhattacharya souligna l’importance des paysages qui donnent leur place à l’amour : un jardin, le bord de l’eau. Ces paysages, dit-elle, établissent un rapport entre le monde extérieur et le monde intérieur. Il pleut, il tonne, il vente, il y a des tempêtes, des orages, des éclairs, mais aussi des moments où il fait beau, des printemps où les oiseaux chantent, des journées ensoleillées. Il y a aussi des forêts, où même le choix des arbres n’est pas dû au hasard.
80Chantal Chen-Andro appuya ce point de vue. Pour elle, le choix des paysages et le choix du lexique servant à les décrire sont une fonction essentielle du langage poétique. Ainsi, la jeune fille assise sur une balançoire évoque la solitude, tandis qu’une liane s’enroulant autour de l’arbre évoque un sentiment de désir et de proximité avec l’autre. « Et puis, ajouta France Bhattacharya, il y a ces nuits où l’amant ne peut pas venir parce qu’il pleut… ». Julie Brock ajouta que la description du paysage en tant que peinture du sentiment existe aussi dans la poétique japonaise depuis son origine.
Cohérence
81Pour Muriel Détrie, il est frappant de constater que les couleurs jouent un rôle important dans la représentation de l’amour en Inde. Citant notamment la communication de Catherine Servan-Schreiber, elle nota la notion de rang, « la couleur (ou teinte) ». Selon Alain Désoulières, cette notion, qui existe également en sanskrit, comprend en ourdou une acception musicale : la « couleur du son9 ».
82Déclarant que les poésies de l’Inde lui apparaissent comme un système d’images, Muriel Détrie insista sur le fait que l’utilisation des couleurs contribue grandement aux représentations de la beauté féminine ou de l’érotisme. Elle suggéra de consacrer une session ultérieure à une étude qui se donnerait pour objet d’examiner les associations des couleurs et des sensations qu’elles expriment. La question pourrait être par exemple de savoir quelles sont, dans les poésies asiatiques, les couleurs associées à la joie, au plaisir, etc.
83Alain Désoulières indiqua que le vert est souvent associé à la richesse et à la fertilité des terres nourricières. Il faut se souvenir, dit-il, que dans la poésie du désert, les « contrées verdoyantes » représentent l’oasis salvateur. Première condition de la vie, la végétation a une valeur symbolique très forte. Elle est souvent associée au jaillissement de la source ou de la fontaine, et par là, au miracle de la vie10.
84François Macé, la veille, avait souligné la valeur du rouge flamboyant comme représentation de l’amour. Pour Muriel Détrie, il est probable que la valeur attachée aux symboles a des implications dans le traitement du prisme des couleurs. Si l’on pouvait établir une série de métaphores s’attachant au concept de rang, il serait intéressant, dit-elle, de les inscrire dans une discussion plus globale. Cette proposition est vivement appuyée par Chantal Chen-Andro et Julie Brock. Celles-ci font remarquer qu’il existe en chinois et en japonais le terme 色, littéralement la « couleur », mais aussi fréquemment employé pour faire allusion à la beauté féminine, au désir charnel ou à la passion érotique.
85Alain Porte précisa que râga, terme souvent employé pour exprimer la passion, signifie étymologiquement « une teinture », « un bain ». Dans le sens métaphorique, la « couleur » symbolise les contradictions qui font le jeu de la passion : attraction / répulsion, plaisir/déplaisir, etc. Dans la mystique indienne, dit-il, les manifestations du monde se produisent à l’instar d’une projection de couleur. Il utilisa l’image d’une peinture appliquée par « spray » (l’image serait celle de la teinture imbibant un tissu). Comme une éclaboussure, la couleur se dépose sur la surface qu’elle recouvre. L’apparition des choses, leur venue dans le monde visible, est déterminée par ce phénomène. En outre, les couleurs étant projetées comme des nappes de brouillard, les valeurs symboliques qui leurs sont attachées sont essentiellement plurielles, changeantes et nuancées.
86Pour Alain Désoulières, la polysémie constitue pour ainsi dire le « cadre » du poème. Le sens que l’on attribue à chaque mot « dégouline », selon lui, de cette projection initiale, qui « révèle » (ici encore au sens photographique) la manifestation que le poème « donne à voir ». Autrement dit, le sens de chaque mot découlerait de cette « valeur première » qui indique pour ainsi dire une « couleur », un « principe » ou un « sens » fondamental. La forme d’expression symbolique se détermine par la manière dont le phénomène a été initialement perçu.
87Ainsi, poursuivit Alain Désoulières, toutes les existences : la terre sur laquelle on vit, cette table autour de laquelle nous sommes assis, représentent un état qui constitue leur condition d’existence propre. Mais cet état lui-même, essentiel à toute forme d’existence, n’a de réalité qu’à travers le « coup de spray » initial : cette projection de la lumière qui fait que la chose existe. Dans le monde musical, l’émotion peut être générée par la « couleur » d’un son. Dans ce sens, le poème donne à « écouter » en même temps qu’à « voir ». Les couleurs picturales et sonores sont liées dans un poème rimé, rythmé, dont l’existence elle-même vise à rendre manifeste la chose visible et perceptible, dépeinte à travers les mots.
88Julie Brock évoqua les « tapisseries de la chasse » dont parlait Catherine Servan-Schreiber à la fin de sa communication : ces tapisseries, dit-elle, représentent peut-être une métaphore du poème. On trouve souvent, dans les poésies et dans les études sur la poésie, au Japon, au Vietnam, et sans doute dans beaucoup d’autres pays, une symbolique attachant le langage à une « étoffe chamoirée », à un voile ou à un tissu.
89Les motifs imprimées sur ces tapisseries représentent des animaux sauvages (dam) et des chasseurs munis d’arcs et de flèches. Or, ces scènes ne sont-elles pas elles-mêmes un « piège », puisque le sens métaphorique de dam est celui de « filet illusoire » ? Dans la communication de Catherine Servan-Schreiber, poursuivit Julie Brock, on a vu que les scènes représentées sur les tapisseries sont paradoxales, puisque les rôles peuvent s’intervertir, le chasseur devenir une proie, et la proie se transformer en chasseur. Ce paradoxe reflète sûrement une vérité universelle. Cependant, aussi longtemps que cette vérité demeure sur la toile, elle n’est justement qu’un reflet. En cela, elle n’atteint pas directement le spectateur. Elle est séparée de lui par cette « projection de couleur » qui constitue une barrière entre l’existence des choses qui sont « dans » la peinture et celles qui se trouvent sur le plan de la réalité vécue par le spectateur du tableau. En jouant sur le double sens de dam, c’est-à-dire en donnant à la « bête sauvage » le nom d’« illusion », les poètes soufistes ajoutent un degré de complexité à la composition métaphorique : de même que la bête sauvage n’est qu’un leurre pour attirer le chasseur et le prendre à ses propres filets, le motif imprimé sur la tapisserie ne fonctionne-t-il pas lui aussi comme un leurre permettant d’attirer le regard du spectateur ? Comme si la partie de chasse se prolongeait au-delà de la représentation, elle en vient à se réfléchir dans la réalité du spectateur. Attiré dans le piège de l’illusion comme le chasseur affamé est attiré par la chair appétissante de l’animal, le spectateur du tableau n’est plus « extérieur » à la scène : c’est sa propre dualité que lui réfléchit la peinture du chasseur et de la bête sauvage. Il suffit de remplacer cette tapisserie par le poème pour se rendre compte que la fonction poétique vise pareillement à illusionner le lecteur, sans doute aux fins de le prendre au piège de sa propre lecture. De cette construction métaphorique à deux niveaux se dégage une conception toute métaphysique de l’art.
90Pour en revenir aux catégories de l’effet de vie, il faut remarquer que cette construction doublement paradoxale produit un effet de réfléchissement, amenant le spectateur ou le lecteur à regarder le tableau « de l’intérieur », à lire le poème comme s’il était « dedans ». Piégé par la réalité paradoxale de l’art, c’est en prenant conscience du piège en tant quel tel que le lecteur pénètre les arcanes de la création. Par ce phénomène qui transforme un lecteur avéré en un créateur potentiel, dit Julie Brock, la « couleur » semblerait un motif de l’ouverture plutôt que de la cohérence.
91Cependant, il ne fait aucun doute que l’utilisation des couleurs constitue une ressource importante pour les poétiques orientales, et sans doute pour bien d’autres poétiques à travers le monde. La « couleur » étant ce qui permet de discerner le monde et son principe, l’image et la chose, le mensonge et la vérité, l’illusion et la manifestation, la représentation et l’expérience elle-même, etc., cette notion possède indubitablement une valeur fondamentale dans l’ordre de la cohérence du poème, de son unité.
Plurivalence du sens
92Outre la couleur, un autre concept est apparu central dans nos travaux respectifs : celui du « cœur », siège de l’esprit, des sentiments et de la pensée. Cependant, si dans les langues indiennes, le « cœur » fait intervenir la sensualité et le sentiment religieux, en revanche, expliqua Muriel Détrie, les poèmes en chinois peuvent autoriser une lecture politique mais jamais une lecture religieuse. Ainsi, un « amant glorieux » peut, en seconde lecture, désigner le ministre souverain, une « femme délaissée » le ministre banni, etc., mais jamais aucun dieu ne vient se substituer ni à l’amant ni à la maîtresse.
93Chantal Chen-Andro précisa que le mot « cœur » (心 xin), sert aussi en chinois à former le radical des mots si « pensée » et nian 念 « mémoire, évocation » (entre autres), auxquels il apporte une nuance sémantique d’« affect ». Julie Brock ajouta qu’il en va de même en japonais, où les mots cités par Chantal Chen-Andro existent, mais se prononcent différemment.
94Cette double strate de sens donna lieu à quelques propos. Par exemple, Claudine Le Blanc résuma le cas de la poésie indienne en disant que « l’amour n’est pas forcément ce dont on parle, ou alors on en parle à un autre degré ». Comme Muriel Détrie lui demandait si cela signifie que l’on parle « d’une chose et d’une autre chose », Claudine Le Blanc lui répondit que, dans l’esprit indien, l’amour n’est pas une thématique mais un langage. France Bhattacharya renchérit : « L’amour n’intéresse pas les poètes indiens ». Alain Désoulières ajouta : « Ce qui intéresse les poètes indiens, c’est le passage au degré mystique ». Muriel Détrie répondit qu’il y a peut-être là une séparation entre l’Inde et la Chine, où l’amour est un langage qui permet de dire quelque chose tout en parlant d’une autre11.
95Elle posa ensuite la question de savoir s’il existe, en Inde, des chansons d’amour. France Bhattacharya lui répondit qu’il en existe au moins en sanskrit. Elle ajouta que le mariage en Inde était conçu comme une manière de continuer le monde, et que cette conception de la sexualité peut expliquer l’absence d’intérêt des poètes indiens pour l’amour.
96Alain Désoulières ajouta qu’en Inde, jusqu’à l’époque coloniale, les courtisanes étaient chargées de l’éducation des jeunes aristocrates. Ces courtisanes étaient des poétesses qui écrivaient des poèmes d’amour inspirés des poèmes classiques. Or, ces poèmes n’ont pas été conservés, sauf quand ils étaient transmis par des hommes. France Bhattacharya résuma ainsi le principe de la plurivalence dans la pensée indienne : « tout ce qui pouvait s’exprimer dans le langage des humains pouvait s’interpréter par sublimation ».
97Muriel Détrie posa ensuite la question suivante : « Tout le monde a bien compris que l’amour a une finalité divine, mais est-ce que l’amour divin peut colorer l’amour humain ? » Claudine Le Blanc donna l’exemple des rencontres amoureuses au théâtre pour montrer que la signification va dans les deux sens : si l’amour divin dépasse l’amour humain, celui-ci réalise l’amour divin. En d’autres termes, la rencontre amoureuse est emblématisée par la nature du divin, qui dépasse et précède l’ordre humain, et dans lequel elle se réalise.
98France Bhattacharya donna l’exemple d’un conte qu’on peut lire, au premier degré, comme étant l’histoire d’un roi qui part à la chasse, mais qui comprend un second degré, où l’objet est un homme égaré par la passion charnelle, et qui court à sa perte en cherchant à satisfaire son désir dans le monde humain.
99Muriel Détrie demanda alors si la femme âgée, la sœur, qu’on trouve souvent dans les poèmes indiens, représente également une figure mystique. France Bhattacharya répondit que, dans beaucoup de cas, mais surtout dans le cas de Krishna, la belle-mère est une observatrice du couple. Pas seulement la belle-mère, mais toute la société a les yeux tournés vers le couple de Krishna et de la bouvière Râdhâ. Ceux-ci sont un couple de villageois. Ils vivent sous le regard des autres, mais ils possèdent aussi le regard de la passion. La bouvière est une personne conformiste. Elle est libérée tout en ayant conscience de ses limitations sociales.
100Pour le lecteur qui se demande peut-être où est passée la plurivalence, nous soulignons l’idée de sublimation évoquée par France Bhattacharya. Il s’agit d’une double sublimation, pourrait-on dire, puisque la bouvière se délivre du regard des autres par la force de la passion qu’elle puise dans sa relation avec Krishna, et puisque la liberté qu’elle acquiert grâce à l’amour de Krishna lui permet de s’ouvrir au regard des autres et d’accepter ses limitations sociales. On voit quelque chose de subversif dans l’idée qu’un amour sans limite dépasse et englobe toutes les limites.
Le travail sur les formes
101« Comment rendre les rythmes et les rimes ? » Cette question fut posée de manière récurrente au cours de cette discussion. On se souvient que Catherine Servan-Schreiber avait relevé dans l’original l’emploi des sifflantes pour décrire l’atmosphère menaçante de l’amour. Or, Alain Désoulières avait fait remarquer que cet emploi n’est pas spécifiquement indien, ni même asiatique, puisqu’on le trouve également chez Racine : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (Andromaque, Acte 5, scène 5). Alain Désoulières fit également remarquer que le départ de la poésie, en Inde, est oral. La poésie est dite avant d’être écrite.
102Pour ce qui est de la poésie japonaise, dit Corinne Atlan, quand on lit par exemple un haiku, la densité de l’idéogramme fait obstacle à la réaction spontanée. L’effet que produit le haiku n’est pas immédiat, il est nécessaire de le relire plusieurs fois. À l’origine des haiku, poursuivit-elle, il y a des poèmes qui sont des incantations shintô. Dans une culture animiste, le langage invocatoire de la poésie servait à rendre grâce aux divinités immanentes. Si, en première lecture, le lecteur prête attention à l’écoute de la récitation, il sera incapable d’entendre en même temps toutes les connotations impliquées par les caractères graphiques. Pour se pénétrer du poème, pour en saisir pleinement les dimensions visuelle et sonore, plusieurs lectures sont nécessaires. L’effet produit par les poèmes japonais est donc forcément différé par rapport à la première audition (ou première lecture).
103En Inde, expliqua France Bhattacharya, on ne lisait pas de poèmes car il n’y avait pas de livres. Les dévots se rassemblaient dans un sanctuaire pour chanter les poèmes. Ou bien ils étaient chantés à la Cour par des courtisanes. Quelqu’un, dans l’auditoire, écrivait les paroles pour les conserver afin qu’elles puissent être de nouveau chantées à une autre occasion. Les plus anciens manuscrits conservés sont du xviie siècle, ce qui montre à quel point les écrits sont tardifs. Il était donc essentiel que les paroles des chants soient en vers, cela les rendait plus faciles à mémoriser.
104France Bhattacharya posa la question de savoir comment « entendre » le sens métaphorique d’un poème qui n’est pas écrit. L’oralité suffit-elle pour porter le sens métaphorique qui procède de l’écriture, et notamment, en Asie orientale, de l’écriture idéographique ? En posant cette question, elle faisait allusion à l’abstraction du langage conceptuel qui, dans une littérature exclusivement orale, a du mal à imposer sa place. Etablissant une distinction entre l’expérience concrètement vécue et l’expérience intellectuelle ou mystique, elle exprima l’hypothèse que les littératures orales, faute du support de l’écrit, privilégient le lien avec l’expérience mystique, tandis que les littératures écrites, qui disposent d’un « supplément de mémoire », peuvent approfondir une réflexion plus abstraite. Elle se tourna vers les spécialistes de littérature chinoise pour leur demander si, à leur avis, il est correct de penser que le support idéographique est à l’origine d’une évolution plus abstraite, plus intellectuelle (politique et morale), tandis que la littérature indienne, dont la littérature écrite est beaucoup plus tardive, a évolué dans le sens d’un approfondissement de la spiritualité et de la mystique.
105Cette question, très vaste, n’a bien sûr pas pu être traitée dans toute sa profondeur, mais nous avons noté la réaction de Corinne Atlan, qui insista sur la dimension artistique de l’écriture idéographique. En effet, qu’il s’agisse du chinois, du japonais ou d’une autre langue asiatique, les poèmes étaient calligraphiés au pinceau, et constituaient en eux-mêmes une expression du corps, et dans ce sens, pour ainsi dire, un prolongement de la voix. Selon elle, cette expression du corps qui prend la forme d’une calligraphie est à considérer comme le chant, comme la danse : elle est avant tout un art. Du reste, les poèmes sont également chantés en Chine et au Japon. Sur le plan de la création proprement dite, la calligraphie porte donc une possibilité supplémentaire par rapport à l’expression purement orale, mais ce supplément n’est à ses yeux qu’un instrument de plus dans les mains des artistes, dont la visée reste fondamentalement la même : exprimer une subjectivité qui cherche à se manifester au-devant des autres.
106Muriel Détrie rappela que la thématique amoureuse, dans la poétique chinoise, est plus souvent présente dans les poèmes à chanter (ci), qui offrent plus de liberté à l’expression lyrique que les poèmes de forme régulière (shi). Elle forma l’hypothèse que cette forme irrégulière découvre peut-être son origine dans le fait que les poèmes classiques formaient un cadre trop étroit, où l’amour ne trouvait plus sa place. Chantal Chen-Andro fit remarquer que les musiques « barbares », très en vogue à la fin des Tang, ont probablement exercé une influence sur les formes de ces « poèmes à chanter ». Corinne Atlan précisa qu’en japonais, le haiku est une poésie de l’instant, et que les règles classiques de la composition visaient probablement à rendre possible la capture de cet instant qui forme le « tout » du poème.
107Pour clore provisoirement cette question sur les formes, il nous revient à l’esprit une remarque faite par Chantal Chen-Andro sur la « circularité » des œuvres dont le sens est compris dans « l’œil du poème ». Comme le disait également Corinne Atlan, le « tout » du poème est « un instant ». Et cet instant, nous semble-t-il, est compressible dans l’œil du poème. Autrement dit, il est compris dans un système de discours qui embrasse la totalité du monde : le mouvement décrit par le langage correspond à l’horizon du regard. Pour risquer à notre tour une métaphore, l’« œil du poème » est pour ainsi dire un « obturateur photographique » qui capte, isole, et referme sur lui-même le « tout » de l’expression poétique et du monde qu’elle recouvre. En revanche, on a l’impression que les poètes indiens brisent les chaînes de cette logique qui attache le monde et le langage. Refusant l’unité entre le mot et la chose, ils créent la potentialité d’un univers plus grand que le « tout ». La projection vers l’infini, qui caractérise une pensée mystique, n’est-elle pas, justement, issue de cette valeur supérieure au « tout » ? Et au contraire, l’unité recherchée par le regard qui projette sur le monde sa propre conscience de la finitude, cette unité ne traduit-elle pas les limites d’une pensée qui conçoit l’unité comme un tout ? La capacité de rayonnement infini de la conscience, que l’on observe dans le miroir d’un haiku, résulte peut-être de cette réduction du monde à l’échelle de l’humain.
Le jeu
108Parmi les documents distribués par les intervenants, certains portaient des illustrations. Considérant notamment le document distribué par Catherine Servan-Schreiber, Alain Désoulières fit remarquer qu’il y voyait un arc, attribut de Kâma, le désir. S’engagea alors une discussion sur la valeur symbolique des mots. Il fut de nouveau envisagé de constituer un glossaire des vocables employés dans les différents poèmes étudiés pour exprimer l’amour. Cependant, les termes jumeaux sont très nombreux et les métaphores de l’amour requièrent beaucoup d’explications, aussi cette idée fut-elle finalement écartée afin de ne pas trop alourdir cet ouvrage. Nous le regrettons, car un tel glossaire eût été, nous semble-t-il, un apport majeur du point de vue des études comparées, et une base de travail concrète. Nous espérons qu’elle sera reprise par d’autres.
Conclusion
109Pour Marc-Mathieu Münch, l’effet de vie est « le résultat de la combinaison complexe de quatre séries de forces, comme s’il s’agissait d’un jeu joué par quatre équipes dans la psyché du lecteur ». La première équipe « contient tous les joueurs qui représentent les facettes de l’esprit de l’auteur, sans oublier toute la documentation rassemblée ». Dans cette documentation rentrent toutes les analyses effectuées par le traducteur, toutes les informations dont il dispose sur la vie et l’œuvre du poète, tous les savoirs qu’il a accumulés sur les langages poétiques en général, et sur la poétique chinoise, japonaise, indienne, persane, etc., selon la langue du poème qu’il traduit. La deuxième équipe « représente toutes les facettes du moment de civilisation qui a vu naître l’œuvre ». Dans notre application, cette deuxième équipe est celle qui se spécialise dans une aire culturelle.
110Pour citer encore une fois M.-M. Münch : « la critique littéraire ne s’intéresse en général qu’à ces deux premières équipes. Elle cherche essentiellement à connaître un écrivain et à le replacer dans son époque ». Son propos est donc de montrer l’importance des troisième et quatrième équipes. La troisième concerne le lecteur : « son équation personnelle, ses goûts, son horizon d’attente, son époque et sa civilisation ». La quatrième « représente homo sapiens, une espèce dont il ne faut pas oublier l’unité ». Les valeurs défendues par cette quatrième équipe sont celles que revendique la théorie de effet de vie : « base anthropologique de tous les arts et de toutes leurs esthétiques, ces valeurs sont celles que l’on oublie toujours de prendre en compte ».
111Si donc nous avons tenté d’aller jusqu’au bout de ce compte rendu en nous fondant sur les invariants mis en évidence par la théorie de l’effet de vie, c’est peut-être pour en arriver à cette conclusion que l’analyse littéraire ne suffit pas pour traduire un poème. En effet, ce qui intéresse le traducteur n’est pas seulement le sujet du poème ni les mots pour le dire. Ni l’ouverture, ni la cohérence, ni la plurivalence, ni le jeu des sonorités ni les formes ne suffisent à eux seuls pour produire un effet comparable à celui que produit le poème dans la langue originale. Selon Marc-Mathieu Münch, une traduction réussie est celle dont tous les aspects se conjuguent pour « investir la psyché du lecteur dans toute sa profondeur ». Aussi, une traduction réussie serait-elle, du point de vue de l’effet de vie, une traduction dont les choix ne se fondent pas seulement sur les critères techniques et ne visent pas seulement la qualité littéraire (ou esthétique), mais résultent d’une connaissance, au moins empirique, des effets que produiront ces choix sur la psyché du lecteur. Visant à toucher le lecteur aussi profondément qu’il a été touché lui-même en lisant l’original, la tâche essentielle du traducteur est ainsi de prendre la mesure de l’impact de l’œuvre sur lui-même. Son choix le plus fondamental ne peut s’établir qu’au critère de l’humain qu’il découvre en lui-même et qu’il projette vers l’autre, le lecteur.
Notes de bas de page
1 Dans la discussion qui suivit immédiatement cette communication, Muriel Détrie salua cette tentative, faisant valoir que la plupart des traducteurs du chinois renoncent à l’ambition de traduire le flux du poème, sa rythmique et sa prosodie.
2 Excepté pour le corollaire du « jeu » dont nous parlerons plus loin, toutes les citations et autres emprunts faits à Marc-Mathieu Münch sont tirés de « L’Effet de vie dans Les Feux d’Ôoka Shôhei », in Julie Brock (éd.), Réception et créativité – Le cas de Stendhal dans la littérature japonaise moderne et contemporaine, Berne, Peter Lang, 1993, p. 43 sqq.
3 Le thème de la balançoire n’est évidemment pas spécifique à la poésie coréenne. On pense aux tableaux de Watteau ou de Fragonard, ou encore aux travaux de Roger Caillois sur les « jeux de vertige ».
4 Yatsu jibun samisen-ya kara koto o dashi hinote ga chirite tonda ôkaji. Emmanuel Lozerand explique que le texte japonais comporte une série de jeux de mots intraduisibles qui portent sur yatsuji (huitième heure / huit mamelles), koto (instrument de musique/événement) hinote (flammèches/nom d’une mélodie) et chirite tonda (voler, se disperser / onomatopée imitative) », in Mori Ogai, Vengeance sur la plaine du temps Goji-in et autres récits historiques, trad. Emmanuel Lozerand, Éd. Les Belles Lettres, 2008, p. 22-23.
5 Kore ha teuchi no rangiri de gozaimasu. Emmanuel Lozerand explique que le jeu de mot porte sur teuchi (battu à la main/vengeance) in id., ibid., p. 29.
6 Dans sa fonction d’éducateur sexuel, le hochequeue pourrait venir d’un mythe polynésien qui se serait transmis au Japon. Ce serait dans l’île de Nias, au large de Bornéo, que le couple primordial aurait appris du hochequeue comment faire pour donner naissance aux humains. La présence du hochequeue, dans le mythe japonais, n’est attestée que dans une seule phrase d’une seule version du Nihonshoki. Mais cette phrase indiquerait alors une trace, dans la mythologie japonaise, des mythes indonésiens.
7 Basavanna (1130 ?-1168), Speaking of Shiva, trad. et intro. A.-K. Ramanujan, Penguin Books, 1979.
8 Chantal Chen-Andro appelle crête de sens « le lieu où convergent les éléments propres à dynamiser le poème et qui sont en lutte contre les éléments statiques de la syntaxe du nom. », cf. Id., « Peut-on restituer toute la richesse d’une “crête du sens” du poème original ? Quelques remarques sur la traduction en français d’un poème de Beidao. », communication donnée par Chantal Chen-Andro lors de la journée d’études « Comparatisme en traduction poétique » de juin 2006.
9 On se demande si ce n’est pas le cas également dans la musique indienne, où la tonalité (râga) est choisie en fonction du sentiment que l’on veut évoquer, et exposée, didactiquement, au début du morceau. Concrètement, le musicien fait entendre, avant de commencer à jouer le morceau, une suite de notes qui récapitule, pour ainsi dire, la tonalité dans laquelle le morceau va être joué, les écarts entre les notes, etc.
10 En français, on a aussi des expressions telles que le « Vert galant » et la « verdeur du langage ».
11 À la réflexion, pourtant, c’est le cas aussi en Inde, puisque l’amour ne peut être évoqué sans glisser aussitôt vers la mystique. Il est fort probable que les Indiens, tout en parlant de l’amour divin, n’en pensent pas moins aux amours humaines, à leurs propres amours…
Auteur
Professeur, Institut de Technologie de Kyôto, initiatrice et coordinatrice du projet « Lire et traduire les poésies orientales » au Réseau Asie (CNRS/FMSH), directrice du programme « Réception et créativité » à l’Institut international des Hautes études de Kyôto (IIAS), esthétique, littératures japonaise et comparée, traductologie.
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