Le Désir, « un feu à jamais insatiable » – variation autour d’un quatrain sanskrit (shloka) qui évoque la soif inextinguible des sens
p. 173-178
Texte intégral
1Transcription
nāstyanyā tr̥ṣṇayā tulyā
kā citstrī subhagā kva cit
yā prāṇānapi muñcantī
bhavatyevādhikapriyā
2Traduction
Nulle part n’existe une femme
Aussi aimée que la luxure :
Même en nous vidant de nos forces
Elle reste la bien-aimée.
3Quand on lit un texte sanskrit (poésie, épopée, contes, métaphysique…), et que l’on choisit comme dictionnaire le contexte, on est immédiatement saisi : traduire apparaît impossible, la seule issue honorable est de transposer. Il s’agit sûrement d’un phénomène commun à tout passage d’une langue à l’autre. Ce qui est vécu, senti et exprimé relève plus d’une vibration que d’une signification, et le mot qui l’incarne prend figure de métaphore rationnelle. Le lexique est alors tout autant un thesaurus qu’un laboratoire onirique. La sécurité qu’il offre sert la prépondérance des concepts. Avec le mot, on croit tenir la chose.
4Il n’existe pas en sanskrit un terme qui puisse exactement coïncider avec le mot « amour ». Pas plus d’ailleurs qu’on ne trouvera un équivalent de « sagesse » dans le vocabulaire pléthorique de cette langue. Sans doute nos propres racines sont-elles plus profondes que celles des vocables qui nous servent à communiquer ou à tenter d’exhumer de l’indicible une vérité qui ne fréquente que son alter ego du silence.
5Kâma est le mot-clef. Dans le panthéon mythologique de l’Inde, c’est une divinité, l’énergie même de la vie. Il est né de lui-même. Il est en somme sa propre preuve. Aucune théorie ne saurait l’émasculer. Nous le traduisons couramment par : Désir. La polysémie occupe un champ très vaste. Il peut même s’apparenter au vouloir-vivre de Schopenhauer. Dans la pensée indienne, il est une évidence, il est tout à la fois le moteur de la manifestation du monde, et l’obstacle à franchir pour échapper aux vicissitudes du naufrage de vivre, pour gagner le… nirvâna.
6Les mots font affleurer à la conscience un antagonisme que la réflexion ne saurait résoudre. Ou un joyeux paradoxe. Comment trancher ?
7Prêtons l’oreille à ce fragment de dialogue entre Krishna et Arjuna (Bhagavad Gîtâ, III – 36 à 39, tr. Alain Porte, éd. Arléa, 1992) :
Arjuna:
Mais alors, O Krishna,
qu’est-ce qui pousse l’homme à mal faire,
même contre son gré,
comme si une force
pesait sur lui ?
Krishna :
C’est le Désir, le tout-puissant Désir,
le grand vorace,
le grand malfaisant,
le désir né de toute action.
Comme la fumée noie le feu,
et comme la poussière
recouvre le miroir,
de la même façon, le désir
occulte l’univers.
C’est lui notre ennemi juré,
lui qui éteint notre conscience,
Arjuna,
le désir,
ce feu à jamais insatiable !
8Or ce désir – Kâma – qui vient de subir les foudres sans équivoque de Krishna, apparaît sous un jour différent dans le chant VII, 11, et dans la bouche même de Krishna :
Dharma – aviruddho bhûteshu kâmo’smi bharatarshabha //
Chez les créatures, je suis le Désir en harmonie avec l’Ordre éternel.
9C’est assez suggérer le « dilemme » qui travaille des consciences habitées par la non-dualité, poussées à ne pas discriminer entre les deux catégories du bien et du mal, rétives à l’idée d’émettre des jugements de valeur, ce qui reviendrait à se soumettre à la juridiction de la pensée, l’organe de l’intellect posé comme un cerveau émotionnel.
10L’hymne 129 du mandala X du Rig Veda (1500 ans avant notre ère, environ) a posé le désir (kâma) comme le « premier germe de pensée (manas) ». Ce fondement métaphysique va irriguer la sémantique dans ses recoins les plus reculés. Parmi les dérivés de la racine man, « penser », nous le retrouvons bien vivant. La simple étymologie ne nous apprendrait pas que mânah signifie « orgueil », que mânyuh signifie « rage, fureur ».
11Dans le travail d’élucidation de la strophe que nous avons donnée en ouverture, que se passe-t-il ? La pulsion amoureuse – comment dire autrement ? – est nommée : trishnâ. Une variante du kâma, le « désir primordial ». C’est concrètement la « soif », qui brûle, dévore et consume. En contrepoint, c’est un attachement, et l’on sait que l’un des leitmotiv les plus entonnés par la pensée indienne est celui des « liens » (bandha) dont il faut se défaire pour s’affranchir des vicissitudes de la psyché. Nous proposons : « concupiscence » ou « luxure2 ».
12Cette « soif », sensuelle et sexuelle, est élevée au rang… d’« épouse » (strî3). Mais nous optons pour le mot « femme », qui permet d’afficher tout autant le caractère féminin que le lien conjugal. Un adjectif la qualifie : subhagâ. Celui-ci est composé de deux éléments. Le premier, su-, est un préfixe, qui, dans le cas présent, accroît la valeur du vocable auquel il est accolé, « très », si l’on veut. Le second, -bhagâ, dérive d’une racine bhaj, très féconde en sanskrit. Le sens premier est « partager, avoir part ». Dans le panthéon védique, Bhaga est le dieu distributeur de richesse, celui qui partage. On pourrait donc voir dans l’adjectif composé subhagâ le sens de « ce qui est très généreux, qui accorde toutes les faveurs ». Mais les dictionnaires font état des sens suivants : « favorisé par la Fortune, chanceux, beau, charmant & aimé ». C’est cette dernière connotation que nous retiendrons. Signalons aussi que le sens entendu dans cette racine bhaj, bhaktih, signifiant « le partage », s’est probablement diffusé, par une sorte d’empathie mystique, jusqu’à donner son sens à la dévotion religieuse elle-même. Dans nos langues, nous avons simplement ajouté « amour » aux divers équivalents de bhaktih.
13Il faut naturellement rapprocher de subhagâ le dernier terme de la strophe (shloka en sanskrit) : adhika-priyâ, littéralement, « cher » au-delà de tout. Adhika implique une surabondance, d’où une valeur adverbiale : « excessivement ». Priyâ, lui, parle de plaisir, de délices : ce serait plutôt l’anglais « darling », « dear ». Le dictionnaire sanskrit/anglais de Monier Williams (l’autorité en la matière) enregistre aussi : « beloved, liked », etc.4
14Dans la proposition relative (qui commence par yâ, et qui a donc pour antécédent notre… luxure-amour), le syntagme prânân api muñcantî mérite un sort.
15Api est adversatif : « même si, quoique », etc.… ; muñcantî est un participe présent accordé au nominatif féminin (trishnâ appartient au paradigme féminin associé à la dérivation nominale thématique). Il est formé sur une racine elle aussi extrêmement féconde, et riche par ses emplois, et notamment à travers le substantif mokshah, « la libération ». Très peu dans le sens français de 1945… on l’aura deviné. Il s’agit, avec la racine muc de « lâcher prise », aussi cette « libération » s’applique-t-elle à une flèche qu’on « décoche », tout autant qu’à l’abandon des « attachements » divers, ceux qui sont au menu de la condition humaine : « l’argent », « le désir », « le cadre de son destin terrestre ». La métaphysique indienne ne relève pas de l’évaporation immatérielle, elle postule que quelque chose de concret doit se passer dans le temps limité de l’incarnation. Ici, dans notre contexte, il est intéressant de voir ce qui est « lâché » : prânân. Ce mot (à l’accusatif pluriel) provient de l’association d’un préfixe de manifestation, d’extériorité : pra, et d’une racine an, qui signifie « respirer », celle que l’on retrouve dans le latin anima. Le prânah (au singulier) est le souffle, la vitalité, l’oxygène subtil pourrait-on dire qui nourrit la vie, avec cette nuance indienne qui va au-delà du biologique, c’est à dire la manne spirituelle que nous inhalons. Au pluriel, prânâh, et ici prânân, l’interprétation sémantique nous suggère prosaïquement qu’il s’agit simplement de nos forces vitales.
16Tout cela pour suggérer que, dans cet emploi bien spécifique, trivial pourrait-on dire, de mots majeurs en sanskrit, le parfum général de toutes leurs valeurs potentielles s’inscrit de façon éclatante dans leur utilisation.
17Nous avons opté pour : « même en nous vidant de nos forces ».
18Une version littérale donnerait ceci :
Il n’existe (na asti) nulle autre (anyâ), égale à la concupiscence (trishnayâ tulyâ),
femme (kâcit strî), aussi adulée (subhagâ), nulle part (kvacit)
elle qui (yâ), même (api) en nous vidant (muñcantî) de nos forces (prânân),
demeure (bhavati) en vérité (eva) notre plus qu’aimée (adhikapriyâ).
19Chemin faisant, il nous est apparu qu’il serait tentant de se glisser dans le moule des quatre octosyllabes traditionnels qui forment la structure la plus classique du verset traditionnel appelé shloka. D’où la version que nous avons donnée au début de cet article.
20Pour finir, empruntons un provisoire point d’orgue aux avancées ultimes de l’exploration non duelle de la Réalité :
S’il est posé que la Pensée est Désir,
C’est la Conscience qui est… Amour.
Notes de bas de page
1 On peut supposer que cet aphorisme provient du Pañcatantra, les Cinq Livres, recueil de contes du ve siècle, leçons incomparables de sagesse buissonnière, où une verve satirique de bon aloi n’épargne aucun puissant de ce monde, que ce soient les brahmanes, les rois, les moines, que ce soit le monde des hommes ou celui des animaux.
2 Il existe d’autres termes dans la tribu affiliée au Désir-Kâma : Lobhah, « la convoitise », Sprihâ, « l’envie », Snehah, « la lubricité ». Il va de soi que les équivalents français proposés sont approximatifs.
3 Il est nécessaire de souligner que dans l’inventaire indien des forces à l’œuvre dans le monde manifesté, la « parité » entre le féminin et le masculin est idéalement représentée dans la mythologie des déités : chaque dieu est flanqué, si l’on ose dire, de sa parèdre ; ainsi Shiva est associé immanquablement à une Shakti, « énergie », qu’elle se nomme Parvatî ou Satî. Il ne faut pas y voir une raideur théologique systématique. Bien des récits « romanesques » mettent en scène les cas de conscience qui peuvent traverser l’esprit des dieux devant le caractère inéluctable d’une union des deux principes masculin et féminin. La « passion » est vue comme un obstacle à la « réalisation », ce qui veut dire, dans le contexte indien, devenir ce qu’est notre vraie nature, l’Être (Sat), qui ne connaît ni naissance ni mort.
4 Le dictionnaire, quand cela est crédible, fournit les mots parents dans les langues indo-européennes. Ici, il avance l’anglais friend, comme issu de la même racine.
Auteur
Metteur en scène, traducteur du sanskrit et de l’anglais.
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