La dilapidation des dépouilles du Mandat : la Palestine sans les Palestiniens
p. 487-498
Texte intégral
1Le présent article traite de deux questions liées à la Grande-Bretagne et à la fin du Mandat de Palestine. Il consiste pour la plupart en une analyse de l’évacuation britannique de la Palestine. Ce qui mène Rees Williams, sous-secrétaire d’État aux Colonies, à déclarer devant la Chambre des Communes :
Le 14 mai 1948, le retrait de l’administration britannique a eu lieu sans qu’aucun des actifs des propriétés ni des dettes du gouvernement mandataire ne soit transmis à une quelconque autorité responsable. La manière dans laquelle s’est produit ce retrait n’a pas de précédent dans l’histoire de notre Empire1.
2La dernière partie de la contribution tente d’estimer brièvement ce que l’on peut appeler l’héritage britannique en Palestine. Cette question ne pourra être abordée ici qu’en passant et mériterait bien entendu un ouvrage entier ; mais cette problématique met en avant la responsabilité britannique dans la Nakbah, la catastrophe des Palestiniens, qui constitue un aspect majeur de l’héritage britannique en Palestine.
3Les deux aspects sont liés entre eux, représentant la complexité de la politique britannique envers la Palestine d’une part, et sa responsabilité globale pour la tragédie qui se déploie là en 1948, d’autre part.
L’évacuation de la Palestine
4Au cours de son règne mandataire, le gouvernement britannique tente en vain de résoudre la question de la Palestine. Il est préoccupé par d’autres aspects de la vie en Palestine, mais à la fin de sa présence dans ce pays, la tentative de concilier les deux parties belligérantes absorbe toute l’énergie et le temps des décideurs britanniques à Londres et à Jérusalem.
5La dernière véritable tentative date de janvier 1947. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Ernest Bevin, et le gouvernement travailliste essaient de convaincre l’Agence juive et plusieurs des États arabes à négocier sur la base d’un nouvel ancien projet, consistant à diviser la Palestine en quatre cantons : l’un juif, l’autre arabe et deux autres plus petits sous contrôle britannique (autour du port maritime de Haïfa et de l’aéroport de Lydda [Lod]). Comme il en fut pour toutes les autres propositions, celle-ci est également rejetée par les deux parties. Comme c’est également le cas depuis 1939, cette fois aussi les responsables arabes palestiniens ne sont pas invités – leur absence en rajoutant à la futilité de cette dernière tentative de résoudre la question de Palestine.
6Un hiver particulièrement froid en Grande-Bretagne, aggravé par une crise de l’impôt affectant l’économie britannique, convainc de son côté un grand nombre de décideurs anglais, parmi lesquels le Premier ministre Clement Atlee, que la présence britannique en Palestine est désormais superflue. Atlee a dirigé le plan de retrait à partir des Indes, et il considère comme obsolète la présence britannique en Palestine à partir du moment où doit avoir disparu l’Empire britannique en Orient2.
7Sur le terrain en Palestine, les fonctionnaires et commandants militaires locaux remarquent qu’ils ont sous leurs ordres un contingent militaire plus important que toutes les forces militaires britanniques du sous-continent indien, et cela dans un pays qui ne présente que peu d’intérêt en matières de ressources naturelles et d’importance stratégique.
8En ce qui concerne la décision historique de la part du cabinet britannique, la voie s’ouvre au début de février 1947, avec la résolution de confier la question de Palestine aux Nations Unies. Cette manière de procéder permet à l’avenir d’éviter tout enchevêtrement britannique sur le terrain avec des plans de l’ONU pour la Palestine mandataire. Dans cette logique, toute tentative de la part de l’ONU d’impliquer les Britanniques est sèchement rejetée au point de faire échouer certains des préparatifs nécessaires à la passation des pouvoirs entre la Grande-Bretagne et l’ONU. Il en va ainsi, par exemple, lorsque l’ONU souhaite envoyer un comité ayant pour mission de préparer la période transitoire : le gouvernement mandataire refuse alors l’arrivée de ce comité avant le départ du dernier soldat anglais de Palestine. Nul besoin de préciser que la Grande-Bretagne n’est pas impliquée dans les délibérations sur l’avenir de la Palestine, entre février et novembre 1947. Les discussions ont lieu au sein de la Commission spéciale des Nations Unies sur la Palestine, l’UNSCOP, et aboutissent à la célèbre résolution 181, qui en appelle à la partition de la Palestine en deux États, l’un juif, l’autre arabe, unifiés économiquement et placés sous l’étroite supervision de l’ONU, avec Jérusalem comme capitale internationalisée3.
9Certes, le gouvernement britannique peut ne pas être à l’origine de la résolution de partition de l’ONU, mais il doit encore se confronter à ses répercussions sur le terrain. La partition décide de mettre un terme au Mandat, à la date du 15 mai 1948, et l’armée britannique se rend alors compte qu’elle ne peut achever son propre retrait qu’en août. Malgré la dégradation de la situation après l’adoption de la résolution de partition, celle-ci accélère de manière significative le rythme de l’évacuation.
10Le lendemain de l’adoption de la résolution de partition, une guerre ethnique débute en Palestine. Elle commence par de petites escarmouches dans des villes mixtes, mais elle devient rapidement une guerre de milices ayant pour principaux enjeux les nœuds de circulation et les routes. Les deux parties adverses tirent indistinctement sur les passants, prenant pour cibles des civils innocents, attaquant des fermiers et des paysans, posant des bombes dans des endroits fréquentés. En un court laps de temps, il est clair que la partie palestinienne, à part quelques appuis consistant en des volontaires arabes venus de l’étranger, est surpassée en nombre par les unités paramilitaires mieux organisées de la clandestinité juive. Elle ne peut pas non plus rivaliser avec l’organisation et le degré de préparation (même s’il est également médiocre) des forces juives4.
11En mars 1948, ces groupes débutent des attaques plus systématiques à l’encontre des villages et des quartiers arabes. Une purification ethnique commence, au cours de laquelle environ deux cent mille Palestiniens sont expulsés ou acculés à la fuite. Ces attaques sont accompagnées çà et là de massacres ; le plus connu d’entre eux est celui de Der Yassine, au début d’avril 1948. Mais celui-ci n’est ni le seul, ni surtout le plus important5.
12En parallèle au nettoyage ethnique, un retrait progressif britannique commence à partir de certaines installations et de certains camps. Il n’existe pas alors d’instructions claires de la part de Londres sur la manière d’agir dans ces cas précis. L’initiative est laissée aux commandants locaux pour décider à qui telle ou telle position doit être remise : qu’il s’agisse d’un hôpital, d’un camp militaire, d’une station de radio ou d’un centre de télécommunications. Cela dépend en fait en grande partie des sympathies des commandants locaux : les uns sont pro-Juifs, les autres pro-Palestiniens. Certains s’en vont sans prévenir. La partie juive est bien mieux organisée et préparée et ainsi s’empare de la plupart des places fortes abandonnées par les Britanniques6.
13Le gouvernement britannique dans ces derniers mois du Mandat est encore, aux yeux de la communauté internationale, responsable du droit et de l’ordre. Dans une certaine mesure, elle empêche une purification ethnique et des bains de sang de plus grande ampleur ; mais elle le fait de manière très limitée, permettant le début de la dépopulation de la Palestine par ses habitants autochtones, et cela au moment même où elle est encore la puissance souveraine dans le pays. Sa préoccupation principale, et probablement unique, est le retrait sans dommages des troupes et des fonctionnaires britanniques. Tout acte qui met en danger ces troupes est exclu. Cela signifie dans de nombreux cas l’immixtion dans des confrontations entre les deux parties. Dans certains cas notables et exceptionnels, les Britanniques servent de médiateurs, comme à Haïfa et à Jaffa. Avec une médiation britannique, les quartiers arabes palestiniens de ces cités ont fait l’objet d’expulsions, ont été vidés, puis recréés pour devenir des localités juives.
14De plusieurs points de vue, on peut dire que jusqu’en mars 1948 le gouvernement mandataire empêche la détérioration de la situation en s’impliquant dans les zones les plus perturbées. Cela change toutefois lorsque, le 22 mars 1948, le gouvernement britannique à Londres ordonne à l’administration de Palestine d’adopter un profil bas. Le cabinet émet alors deux séries d’instructions générales relatives à la conduite britannique à adopter en Palestine7. La première est de ne pas permettre aux Juifs de proclamer un État en propre avant la fin de l’évacuation britannique. En l’occurrence, la crainte est que les États arabes, même s’ils ne sont en aucun cas prêts pour une confrontation militaire réelle avec l’État juif, se sentent obligés d’entrer en Palestine et d’accroître davantage la gravité de la situation. Le gouvernement prend plusieurs mesures strictes à l’encontre de toute tentative significative de la part des Juifs visant à proclamer leur indépendance.
15La deuxième série d’instructions vise à empêcher toute escalade d’un autre point de vue. Le gouvernement britannique en Palestine redoute en effet que, dans certaines circonstances, quelque gouvernement arabe décide de faire entrer ses troupes en Palestine avant la fin du mandat. Le gouvernement britannique ordonne aux autorités de Jérusalem de ne pas permettre des incursions d’armées ou de volontaires arabes à grande échelle en Palestine. Dans les faits, c’est ce qui se passe à plusieurs reprises, avec l’aide du roi Abdallah de Transjordanie, pays qui a la plus longue frontière avec la Palestine et qui peut contrôler les flux d’armes ou de personnel dans sa direction.
16Pour les Palestiniens, le moment choisi par les Britanniques pour prendre cette nouvelle décision est, pour le moins, malheureux. Il coïncide en effet avec une nouvelle stratégie adoptée par les forces militaires juives, dans l’objectif de débuter une campagne plus active de contrôle, d’expulsion et de destruction de zones arabes à l’intérieur du territoire alloué à l’État juif par les Nations Unies. Les responsables juifs considèrent la résolution de partition comme lettre morte et, en conséquence, permettent à leurs forces de se préparer à s’emparer de zones stratégiques vitales, et cela même si celles-ci sont localisées dans la partie vouée par les Nations Unies à être intégrée dans un État arabe.
17Ainsi, alors que l’objectif principal d’un retrait britannique en toute sécurité est dans les faits réalisés, les Palestiniens arabes paient le lourd tribut résultant de la diminution du rôle des Britanniques dans le pays. Le gouvernement britannique en Palestine et à Londres ne ressent en effet aucunement l’obligation d’empêcher d’abord un conflit ethnique et ensuite l’épuration ethnique des Palestiniens telle qu’elle s’engage à partir de mars.
18Mais la politique britannique au Moyen-Orient est plus compliquée que cela. Tandis que le ministère des Colonies (Colonial Office), celui de la Défense et l’armée agissent directement dans l’évolution de la situation sur le terrain, le Foreign Office joue un rôle plus actif dans le jeu politique constituant à imaginer la Palestine post-mandataire. Le ministère soutient de toute son énergie une initiative émanant de son plus loyal allié dans le monde arabe, le roi Abdallah de Transjordanie, désireux d’être directement impliqué dans l’avenir de la région. Dès la fin de 1946, Abdallah mène des négociations secrètes avec les responsables juifs de Palestine. Après la décision britannique de quitter les lieux, ces pourparlers sont intensifiés et aboutissent à des conclusions claires après la publication du plan de partition de l’ONU.
19Les Hachémites de Transjordanie et les responsables juifs de Palestine s’entendent sur une division de la Palestine mandataire, aux dépens des Palestiniens arabes. L’idée est de permettre à la Transjordanie d’annexer les régions allouées aux Palestiniens arabes de par la résolution de partition de l’ONU, en compensation d’un engagement hachémite de ne pas envahir le futur État juif. Les deux parties échouent toutefois à s’entendre sur le destin de Jérusalem et doivent plus tard se battre à propos de la ville. De manière ironique, à la fin des combats, elles réservent à la ville ce qu’elles avaient fait pour le pays – elles la divisent en deux. Cet accord tacite se concrétise après la guerre. L’armée jordanienne, la Légion arabe, entre dans ce qui est aujourd’hui la Cisjordanie sans tirer un seul coup de feu, et ces troupes ne pénètrent pas dans l’État juif, y restant confinées à la région de Jérusalem. Il s’agit en l’occurrence d’une importante réalisation stratégique de la part de l’État juif. La Légion est alors la seule armée dotée d’une véritable expérience militaire, et elle aurait en effet pu aisément couper en deux le futur État8.
20Après la guerre, l’équilibre des forces penche clairement en faveur d’Israël, l’État juif n’étant en aucune façon tenu par toutes les promesses faites au cours des négociations secrètes. Mais il faut remarquer aussi que pour leur part les Hachémites ne sont pas complètement engagés par l’accord tacite, ni qu’ils sont plus loyaux envers ses principes de base. Dans tous les cas, le nouvel État d’Israël possède la capacité militaire de déterminer quelle part de la Palestine arabe selon l’ONU serait sous administration jordanienne et celle qui serait sous contrôle israélien. De cette façon, notamment en vertu de considérations démographiques, le Premier ministre israélien ne souhaite pas contrôler la rive occidentale du Jourdain, et annexe en revanche à l’État juif la Galilée. Plus tard, au cours des négociations d’armistice, le gouvernement israélien force la Jordanie à céder à Israël un morceau de la Cisjordanie – ce qui est fait par l’exercice de la menace d’une utilisation de la force au cas où les Jordaniens ne céderaient pas. Cette partie est désignée aujourd’hui sous le nom de Petit triangle, et s’étend d’Afoula, à l’est, à Hedera, à l’ouest9.
21Les décideurs britanniques en matière de politique moyen-orientale sont très impliqués dans ces négociations, avant et après la guerre, et ils contribuent au nouveau découpage de la carte de la Palestine. Les officiers supérieurs de la Légion, y compris son chef, Glubb Pacha, sont tous des officiers britanniques. Ils s’assurent que la Légion se tient à l’accord tacite conclu avec l’État juif. De plus, le gouvernement britannique ne retire pas les unités de la Légion postées en Cisjordanie, alors qu’il y est obligé par la résolution de l’ONU. Il en résulte une forte présence militaire transjordanienne et un affaiblissement des forces palestiniennes indépendantes, dirigées par la famille Husseini, désormais confrontées non seulement aux ambitions juives mais aussi à celles des Transjordaniens10.
22Du point de vue de Londres, une présence transjordanienne en Palestine est une autre manière de revenir par l’arrière porte dans le pays évacué peu auparavant. La Grande-Bretagne dispose d’une alliance militaire forte avec la Transjordanie et sent que, par le biais de cet allié, elle peut sauvegarder ses objectifs stratégiques en Palestine, au cas où une Troisième Guerre mondiale devait éclater, contre l’Union soviétique, et où le Moyen Orient deviendrait un théâtre d’opérations (ce qui correspond aux prévisions de l’OTAN au cours de ces années11). Non moindre est la crainte que les Britanniques ressentent à l’égard de l’ex-grand mufti de Palestine, Hadj Amine al-Husseini, considéré comme l’ennemi numéro un de la Grande-Bretagne dans la région. Les experts du ministère britannique des Affaires étrangères prévoient ainsi qu’un État palestinien indépendant serait ni plus ni moins un « État du mufti » – une entité qui selon eux deviendrait rapidement un bastion communiste ( !) minant l’Empire britannique au Moyen-Orient12.
23L’épisode trouve son aboutissement lorsque, au début 1949, la Grande-Bretagne accorde à Israël une reconnaissance de facto,se rendant compte que l’État juif est non seulement sympathique à ses intérêts dans la région, mais aussi très avide d’entrer dans l’OTAN dirigée contre l’Union soviétique13.
24C’est ainsi qu’après 1948 la Palestine est divisée entre ceux qui à cette époque semblent être trois alliés de la Grande-Bretagne. Deux pays arabes, l’Égypte et la Transjordanie, qui occupent respectivement la bande de Gaza et la Cisjordanie, et qui ont des accords militaires avec Londres. Le reste, c’est-à-dire près de trois quarts du pays, est le nouvel État juif pro-occidental. Le fait que la portion la plus grande tombe aux mains d’Israël est aussi indirectement dû au gouvernement britannique de Londres. Sa politique de livraisons d’armement influe sur l’équilibre des forces. Tandis que l’armée juive contourne l’embargo des Nations Unies en important des armes en provenance du bloc de l’Est, les armées égyptienne et jordanienne souffrent du même embargo, puisqu’elles dépendent exclusivement des livraisons d’armes britanniques. Les Britanniques respectent à leur tour l’embargo et font donc pencher l’équilibre des forces en faveur d’Israël14.
L’héritage britannique
25L’héritage le plus important du Mandat britannique est sans aucun doute qu’il permet au projet sioniste de réussir. Si les Britanniques avaient décidé plus tôt de ne pas soutenir les aspirations sionistes en Palestine, le projet aurait échoué. Mais le fait est qu’ils l’ont soutenu. Entre 1918 et 1929, avec l’aide et le consentement britanniques, la communauté juive de Palestine s’est accrue et a renforcé un « État dans l’État » au cœur de la Palestine mandataire. Sous des auspices britanniques, les autorités juives ont mis en place l’infrastructure d’un futur État. Les premiers sionistes ont établi au sein de cette enclave une autonomie économique, éducative, sanitaire, sociale, dans les secteurs de l’emploi et militaire15.
26Au même moment le gouvernement britannique traite la grande majorité de la population de la même manière qu’il agit à l’égard des populations indigènes de son Empire. Il limite son expansion et son développement et les infléchit en fonction des besoins économiques et stratégiques de l’Empire. Tout est accordé et permis de manière limitée : la terre, l’éducation, et même la santé. Toute tentative arabe palestinienne d’aller au-delà de ce que les décideurs politiques britanniques jugent utile pour l’Empire est totalement réprimée – par exemple la demande arabe palestinienne d’ouvrir une université nationale est rejetée, alors que l’Université hébraïque est inaugurée en 1925.
27Peut-on porter le blâme sur la Grande-Bretagne, en lui attribuant la responsabilité de ce que ce projet s’achève avec pour résultat la catastrophe arabe palestinienne de 1948 ? Ce n’est pas là une question à laquelle on peut répondre aisément. D’une part, à la veille de la guerre de 1948, il n’existe pas d’indication selon lesquelles les hommes de Londres sur le terrain n’ont pas conscience de la détermination sioniste à créer un État juif quasiment exclusif ; d’autre part, si l’on retourne aux années 1930 et aux négociations de cette époque relatives à l’avenir de la Palestine, les principaux décideurs anglais apportent leur soutien à ce que le mouvement sioniste désigne alors sous le terme de « transfert volontaire » des Arabes palestiniens à partir de tout futur État juif, ce qui est selon lui une solution politique raisonnable au conflit de Palestine. Dans ces conditions, il est possible de dire que les Britanniques sont coupables de complicité, mais ne sont pas les principaux responsables.
28Le blâme que l’on peut leur porter est ailleurs. De manière tout intentionnelle, ils ne permettent aucun développement rural ou urbain en Palestine, alors qu’ils apportent toute assistance aux colonies juives, leur permettant de s’étendre et de prospérer. Dans une perspective purement financière et économique, aussi longtemps que la Palestine fait partie de l’Empire britannique, c’est la manière la plus profitable d’agir en Palestine. Les Juifs semblent plus contribuer au bien-être du gouvernement local de Palestine et sont, jusque dans les années 1940, moins hostiles aux intérêts britanniques au Moyen-Orient. Mais si l’on écarte les considérations purement financières, la politique britannique semble contribuer directement à la désintégration économique et sociale de la communauté arabe palestinienne, la laissant totalement sans défense et paralysée face à un mouvement sioniste ambitieux et expansionniste.
29Ce traitement dual émane de deux perceptions très différentes et opposées des deux communautés de Palestine. Les Arabes palestiniens sont les indigènes « noirs » qui doivent être ignorés, exploités, assistés de temps en temps, mais plus habituellement opprimés, notamment lorsqu’ils montrent des signes de résistance. Les Juifs, d’autre part, sont les « colons blancs », comme le sont les Boers en Afrique du Sud ou les Pieds noirs en Algérie. Les capitales métropolitaines peuvent avoir eu de réelles confrontations avec eux à propos de questions politiques ou économiques, mais cela se passe sans exploitation ni oppression. Ils sont reconnus comme égaux sur une base culturelle, et cela même si la vision politique n’est pas la même16. Ainsi, les Britanniques permettent à une infrastructure indépendante juive de se développer aux dépens de la population autochtone, et cela même lorsque les Juifs représentaient moins de 15 % de la population. Lorsqu’ils commencent à réfléchir à cet égard, il est alors trop tard. Cette faveur a été accordée à la fin des années 1930, alors qu’il est moralement difficile d’arrêter une immigration juive provenant d’une Europe progressivement soumise aux nazis, et lorsque la communauté juive possède déjà des capacités autonomes de prospérer, avec ou sans l’aide britannique.
30De plus, exactement au même moment, le gouvernement britannique en Palestine contribue encore davantage à l’incapacité arabe palestinienne à résister au mouvement sioniste, puisqu’il déporte ses responsables – à la suite de la révolte palestinienne ratée de 1936-1939. L’exil ruine la structure politique et laisse la société sans responsables au moment où la catastrophe de 1948 – la Nakbah – s’abat sur elle.
31La destruction de l’infrastructure politique palestinienne donne naissance à un vide dans lequel s’engouffrent les responsables politiques des pays arabes voisins. Ceux-ci prennent bien soin de leurs propres intérêts personnels, et parfois même nationaux. Ils ne se soucient que très rarement de la Palestine elle-même, contribuant à leur manière à la catastrophe de 1948.
32L’application de la politique britannique de représailles et de punition au cours de la révolte [de 1936-1939] laisse derrière elle un autre héritage amer, celui de la cruauté et du dénigrement de l’image britannique dans la mémoire collective palestinienne, dont les relations anglo-palestiniennes ne se sont remises que récemment.
33Mais le pire héritage est que la Palestine et les Palestiniens, après trente ans de souveraineté britannique, sont en ruine. La catastrophe survient alors que les Britanniques sont encore au pouvoir et responsables de la sécurité du peuple palestinien. Le Mandat britannique s’achève avec la destruction de près de 400 villages palestiniens et le déracinement de près de la moitié de la population indigène palestinienne. Cela peut s’accorder avec ce que les Britanniques avaient promis aux Juifs dans la déclaration Balfour de novembre 1917 – avec la création d’un foyer national juif en Palestine ; mais cela vient en opposition à la dernière partie de cette promesse historique, à savoir l’engagement de sauvegarder les intérêts de la population locale en même temps que d’accomplir la promesse faite au mouvement sioniste. La manière dont le Mandat s’achève n’est rien d’autre que la totale violation de l’obligation que la Grande-Bretagne avait décidé d’assumer en tant puissance mandataire. En cela, elle était supposée mener le pays au progrès et au développement futurs, et non le conduire à une destruction totale.
Notes de bas de page
1 Hansard, Débats de la chambre des Communes, vol. 461, p. 2050, 24 février 1949.
2 Pour une description détaillée, voir Ilan Pappe, Britain and the Arab-Israeli Conflict, 1948-1951, Londres, St. Antony’s Macmillan Series, 1988, pp. 1-21.
3 Voir Ilan Pappe, The Making of the Arab-Israeli Conflict, 1947-1951, Londres et New York, I. B. Tauris, 1992, pp. 16-46 (version française : La Guerre de 1948 en Palestine, Paris, La Fabrique, 2000, pp. 34-73).
4 Ibid, pp. 47-86 (version française : pp. 74-123).
5 Benny Morris mentionne au moins 13 cas de massacres tandis que les sources palestiniennes font habituellement référence à environ 40 cas. Voir Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. Pour la version palestinienne, voir Salman Abu Sitta, « The Feasibility of the Right of Return », in Ghada Karmi et Eugene Cortran, The Palestinian Exodus, 1948-1998, Londres, Ithaca Press, 1999, pp. 171-196.
6 Pour une description détaillée, voir Pappe, Britain, pp. 21-37.
7 Public Record Office (par la suite : PRO), PREM 8/860, ministère de la Défense au ministère des Colonies, 22 mars 1948.
8 On peut trouver une explication détaillée in Pappe, Britain, pp. 1-21, 38-48.
9 À propos des négociations d’armistice, voir ibid., pp. 162-184.
10 L’ambassadeur britannique à Amman s’étend sur cette politique dans une interview qu’il accorde à Elizabeth Monroe en septembre 1959. Voir les papiers de Monroe, dépôts privés déposés à St. Antony’s, Oxford.
11 Voir Michael Cohen, Fighting World War Three From the Middle East, Londres, Frank Cass, 1997.
12 Cela est déjà compris dans un mémorandum interne de Harold Beeley, premier conseiller de Ernest Bevin – qui plus tard change d’avis à propos de l’indépendance de la Palestine et passe en sa faveur. Voir son mémorandum in PRO, FO 371\68364, E504, 22 décembre 1947.
13 Voir Ilan Pappe, « From Open Confrontation to a Tacit Alliance », Middle Eastern Studies, 26/4, octobre 1990, pp. 43-67.
14 Ilan Amitzur, The Origin of the Arab-Israeli Arms Race : Arms, Embargo, Military Power and Decision in the 1948 Palestine War, Londres, St. Antony’s Macmillan Series, 1996.
15 Voir Barbara Smith, The Roots of Separatism in Palestine, New York, Syracuse University Press, 1992.
16 On peut trouver une très bonne description de ce dilemme in Smith, ibid.
Auteur
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