Kohi, un ancien nom de l’amour – Analyse et commentaire de deux waka du Man’yôshû –
p. 41-53
Texte intégral
1Lorsque Aoki Takako m’a autorisée à publier la traduction de son article « L’amour dans le Man’yôshû – Le fondement de la culture japonaise » (cf. « Annexes », infra, p. 401), elle a soumis son accord à la condition que je traduise moi-même les waka en français et que je lui explique comment j’avais fait pour les traduire, car, disait-elle : « Je suis bien certaine que c’est impossible. » J’ai très volontiers accepté sa demande, et la présente étude a pour but de lui apporter un début de réponse à travers l’analyse des deux premiers waka, extraits du Man’yôshû, qu’elle cite dans sa communication pour illustrer la signification du mot 孤悲 ko-hi (citations 1 et 2 dans la communication de Aoki Takako).
2Les deux poèmes analysés et commentés ici comprennent par conséquant les syllabes ko et hi qui, dans la langue écrite, se décomposent en deux idéogrammes signifiant respectivement « seul » (孤) et « triste » (悲), et dans la langue parlée, se prononcent en un mot (kohi) pour désigner le sentiment d’amour. Pour les poètes du Man’yô1, « aimer » signifie, selon ces critères « se sentir triste dans une situation où l’on se trouve seul ». « Ne pouvant se réunir avec l’objet de son amour, le sujet prend conscience de son propre “moi” à travers les souffrances de la solitude » : telle est la modernité des poètes du Man’yô, selon Aoki Takako. Cependant, nous ne discuterons pas ici de cette thèse, l’objectif de notre étude étant simplement d’élaborer la meilleure traduction possible de ces waka.
Analyse et interprétation
Premier waka
孤悲死なむ後は何せむ生ける日のためこそ妹を見まく欲りすれ
(4-560)
Kohi shinamu / nochi ha nanisemu / ikeru hi no / tame koso imo o / mimaku horisure
Analyse
3Pour traduire un poème, nous avons l’habitude de regrouper les mots en séquences syntaxiques. Ainsi, la première séquence se compose des mots kohi shinamu nochi ha. Il est facile d’isoler cette séquence car elle se termine par l’enclitique ha, qui indique la fontion thématique des mots qui précèdent. Ce dont il est question dans le poème est donc explicité dans cette séquence qui signifie littéralement : « Après que je serai mort d’amour. »
4Intervient aussitôt la question : nani semu, « que faire ? » Puis nous sautons quelques mots pour saisir directement un autre indicateur syntaxique : no tame koso. Cette locution, encore employée de nos jours, signifie un renforcement de la cause : « parce que justement. » Le motif de la question est explicité dans les mots imo o mimaku horisu, « parce que justement je veux voir mon épouse ». On revient alors en arrière pour traduire les mots que nous avons sautés : ikeru hi, « pendant les jours où je suis vivant ».
5En première analyse, nous obtenons ainsi la traduction littérale suivante : « Après que je serai mort d’amour, que ferai-je, puisque mon désir est de voir mon épouse pendant les jours où je suis vivant ? »
Commentaire
6Comme nous venons de l’indiquer, dans le monde de l’époque du Man’yô, le nom de l’amour est kohi (dans la langue actuelle koi, prononcer koï). Ce mot peut s’écrire de deux manières différentes : soit en associant les caractères ko 弧 « solitude » et hi 悲 « tristesse », soit en utilisant un seul caractère : 恋 (auquel on ajoutait autrefois la syllabe hi ひ pour composer le son bisyllabique kohi). Dans le cas où kohi s’écrit avec deux caractères (弧悲), ceux-ci sont donc employés comme des signes phonétiques pour composer les sonorités du mot kohi qui, dans la langue parlée, signifie « l’amour ». Du point de vue sémantique, ce mot est alors entendu dans les deux sens connotés par l’écrit (solitude et tristesse). Mais il comprend encore un troisième sens indiqué par les sonorités, et ce troisième sens constitue l’acception fondamentale du mot kohi : sa signification majeure, sans laquelle la graphie 孤悲 n’aurait aucun sens.
7Le terme est employé sous la forme verbale kohi-shinamu : au sens propre, « mourir d’amour », cette forme étant elle-même employée dans un sens métaphorique : « aimer profondément. » La construction du poème joue ainsi sur les deux registres du sens propre et du sens métaphorique. Aimant « à en mourir », le poète s’écrie : « À quoi servirait de mourir d’amour, puisque l’amour est une chose qui se vit ? ». Une pensée abstraite se dégage de cette interprétation : « À quoi sert de dire qu’on veut mourir d’amour, puisque l’amour n’a de sens qu’aussi longtemps que nous sommes vivants ? ».
8Cependant, il nous faut encore prêter attention au mot hori-sure 欲りすれ, lequel exprime une idée plus forte que la volonté, un désir éminemment subjectif : « je veux. » Ayant traduit la réalité matérielle du désir par la forme personnelle : « je veux l’aimer pendant les jours où je suis vivant », il nous reste à faire ressortir l’opposition avec la symbolique de la mort, qui, métaphoriquement, désigne le point ultime de l’amour, et concrètement, marque sa destruction. Pour rendre ce degré d’abstraction, nous employons une forme impersonnelle : « à quoi servirait de mourir d’amour ? » Et pour ne rien perdre de la subjectivité qui s’exprime d’un bout à l’autre du poème, nous plaçons le marqueur interrogatif dès le début du première vers, en le renforçant de manière à rendre le sens de no tame koso : « À quoi donc servirait de mourir d’amour, puisque je veux l’aimer pendant les jours où je suis vivant ? »
9Il reste un défaut à corriger : la deuxième personne s’impose pour rendre la présence implicite du destinataire :
« À quoi donc servirait de mourir d’amour, puisque mon désir est de t’aimer pendant les jours où je suis vivant ? »
Deuxième waka
明日よりは我れは孤悲むな名欲山岩踏み平し君が越え去なば
(9-1 778)2
Asu yori ha / ware ha kohimuna / Nahoriyama / iwafumi-narashi / kimi ga koe-inaba
Analyse
10Ce poème comprend un toponyme : 名欲山, le Mont Nahoriyama3. Comme on le voit au premier coup d’œil, les caractères qui désignent le Mont Nahoriyama marquent exactement le milieu du poème. Dans la partie qui précède, on trouve deux mots marqués par la fonction du thème : asu yori ha, « à partir de demain », et ware ha, indicateur de la première personne, « je ». Le verbe de cette première proposition est kohimu, « je serai amoureuse », auquel s’attache une particule qui renforce la marque du sentiment : « comme je serai amoureuse ! ». Dans la partie qui suit : kimi ga koe-inaba, on comprend que l’amant (kimi) va traverser le Mont Nahoriyama, iwa fumi-narashi, littéralement : « en applatissant les rochers qu’il foule du pied. » Intervient ici un jeu sur le mot narashi, qui dans la langue parlée, évoque l’idée de « faire sonner4 », mais dont le sens indiqué par la graphie signifie « égaliser » ou « niveler5 » (平). Les mots iwa fumi-narashi ont ainsi une double signification. Selon que le poème est déclamé ou lu silencieusement, ils évoquent soit le bruit des pas qui sonnent dans la montagne soit le nivellement du chemin que se fraie le voyageur. Le verbe « traverser » est suivi du mot verbal inu à la forme mizenkei suivie de ba : après avoir franchi le Mont Nahoriyama6, l’amant s’en ira encore plus loin. Ainsi, le verbe de la première proposition s’attache à la temporalité du voyage, marquée par les pas du voyageur s’éloignant vers le lointain.
11Les yeux tournés vers le Mont Nahoriyama, qui marque la séparation, c’est une femme qui s’exprime dans ce poème. Ses pensées s’adressent à son amant : « Dès demain, je serai bien amoureuse, tandis que toi, ayant franchi le Mont Nahoriyama en nivelant les rochers sous tes pas, tu t’en iras au loin. »
12Cependant, la forme intransitive « je serai amoureuse » ne nous paraît pas très heureuse, et par ailleurs, nous n’avons pas bien saisi le moment de la réalité où la femme compose ce poème. Est-ce que son amant est déjà parti ? Ou bien se projette-t-elle en imagination vers le lendemain où il va partir ?
Traduction moderne et interprétation par un tiers
13Pour nous informer sur l’interprétation des spécialistes contemporains, nous avons consulté la traduction en japonais moderne de Nakanishi Susumu7. Dans cette traduction, nous observons trois différences importantes par rapport à l’original. D’abord, le mot kohi a disparu. Il est remplacé par le mot kurushimu, qui exprime une idée de souffrance. Ensuite, le traducteur a scindé le poème en deux propositions séparées par un point. La première partie est donc isolée sous la forme d’une phrase : « À partir de demain, je serai malheureuse » (souligné par nous). Enfin, le mot verbal fumi-narashi est remplacé par fumi-shimete, qui a le sens ordinaire de « fouler le sol », ce qui ôte l’idée que les rochers résonnent sous les pas du marcheur.
14Comme nous demandions à un lecteur japonais de quelle manière il interprétait ce poème à partir de cette traduction, il s’est fondé sur l’expression de « souffrance » pour imaginer la course de l’amant qui, « applatissant les rochers », c’est-à-dire « en marchant vite et sans peine, comme si les rochers n’existaient pas », s’enfuit par-delà le Mont Nahoriyama, pressé de s’en aller pour échapper à l’amour de cette femme, poussé par le désir d’éloignement. Pour ce lecteur, la vérité subjective du poème est la volonté de rupture de l’amant, une volonté unilatérale qui constitue justement le motif de la souffrance exprimée par la femme.
15Vérification faite dans la version des Éditions Shôgakukan (op. cit.), les commentateurs du Man’yôshû y interprètent le mot fumi-narashi comme une description de la marche pleine d’entrain. Ils utilisent le mot yorokobi, « la joie », pour qualifier l’état du cœur du voyageur qui s’éloigne, porté par le désir, non de rupture amoureuse, mais de promotion sociale (puisqu’il part de la région de Kyûshû pour aller vers la capitale). Dans l’original, la joie s’exprime dans les sonorités de fumi-narashi : « les pas retentissent sur les rochers. » Dans la traduction de Nakanishi, cette joie disparaît au profit d’une expression de la lourdeur, fumi-shimete : « les pas écrasent les rochers. » Dans la lecture de notre témoin, l’idée de rupture est née d’une association entre l’original et la traduction, opposant la joie de l’homme (fumi-narashi) au chagrin de la femme (kurushimi).
Discussion
16En remplaçant l’ancien kohi par le vocable moderne kurushimi, Nakanishi traduit en des termes contemporains le sentiment d’abandon que ressent une femme délaissée par son amant. Il nous rappelle ainsi que la poésie japonaise est peuplée d’amoureux esseulés qui expriment la souffrance de la solitude. En particulier, la thématique de l’amour sans retour occupe une place importante dans l’histoire de cette littérature. Sans doute s’est-il produit à travers l’histoire un glissement entre l’amour et les souffrances de l’amour, favorisé par l’association de la solitude et de la tristesse qui forme la racine du mot. La traduction de M. Nakanishi est donc parfaitement exacte, et rend bien l’allégresse triomphante de l’homme et la souffrance de la femme. Cependant, le mécanisme qui consiste, de la part du traducteur, à écrire kurushimi au lieu de kohi, en appelle à un autre mécanisme de la part du lecteur. N’ayant pas d’autre endroit pour poser les pieds que l’idée de souffrance qui s’exprime dans ce poème comme dans la plupart des œuvres de la littérature classique, celui-ci ne peut interpréter le poème autrement que du point de vue de la femme qui, le regard tourné vers son amour parti en conquérant, exprime la souffrance du chagrin à venir.
17Or, cette interprétation heurte notre sentiment de lecture. À l’inverse de ce lecteur japonais, nous avions imaginé une attente, certes pénible pour la poétesse, mais pénible justement parce qu’elle est une attente, c’est-à-dire un espoir de retour. Pour nous, la vue du Mont Nahoriyama fixe dans le paysage intérieur de la femme les délices de l’amour dont elle se souviendra, dès demain, quand elle n’entendra plus sonner les pas de son amant qui traverse aujourd’hui la montagne.
18On nous objectera que les aspects verbaux ne permettent pas de situer le départ « aujourd’hui », mais ils n’indiquent pas davantage que l’amant partira demain. Le seul renseignement que nous donne le poème, c’est que la femme reste seule à regarder la montagne tandis qu’elle entend ou croit entendre là-bas sonner les pas de l’amant qui s’éloigne… Dans la lecture de notre témoin japonais, l’amour s’enfuit, et c’est justement parce qu’il s’enfuit que la souffrance remplace l’amour. Mais allons jusqu’au bout de cette interprétation : on peut facilement imaginer, dans cette sorte de souffrance, les sentiments mêlés d’humiliation, de dépit, de colère et de désespoir. Nous sommes loin de la pureté du sentiment qui s’exprime dans la forme ancienne, où kohi désigne, selon Aoki Takako, un lien charnel et spirituel que la séparation ne peut détruire.
19Imaginons cette femme en contemplation devant la montagne. À son oreille résonnent les pas de l’amant qui s’éloigne, tandis qu’elle trace de son pinceau le mot narashi 平. En utilisant un caractère qui décrit le nivellement de la montagne, elle exprime un aspect de la réalité objective. Mais par le jeu des sonorités, pourrait-on dire, la poétesse vient au secours de la femme : la sonorité de narashi évoque en effet un autre mot, de graphie différente (鳴), et dont le sens est celui d’un retentissement joyeux. C’est ainsi que le paysage, qui apparaît, aux yeux de la femme esseulée, obstrué par les rochers de la montagne, devient, par la magie de l'effet poétique, une image du chemin : une ouverture par laquelle cette femme peut rejoindre son amant.
20En écrivant que les pieds du marcheur applatissent les rochers, la poétesse dessine en imagination le chemin qui lui permettra de s’élancer en un lieu appelé « demain ». Alors, la montagne sera entièrement traversée par ce chemin, permettant à cette femme d’accéder de l’autre côté, et peut-être de « voir » par l’imagination, comme si la montagne était devenue transparente, le versant qu’« aujourd’hui » elle lui cache.
Commentaire
21À nos yeux, la clé de l’interprétation poétique est donnée par le caractère narashi. Du point de vue sémantique, ce caractère évoque un relief que l’on nivelle en sorte de tracer un chemin à travers la montagne. Du point de vue phonétique, ce chemin est tracé par les sons qui retentissent à chaque pas. Cette image appartient bien entendu au paysage du monde intérieur : c’est dans son propre cœur que la femme croit entendre sonner les pas du voyageur. Associant les battements de son cœur à la course du voyage, elle reste attachée à lui tandis que la montagne, au lieu de les séparer, les rapproche et les réunit. C’est tout le sens que nous donnons au terme kohi, auquel nous restituons sa valeur initiale, c’est-à-dire la valeur de la subjectivité qui s’exprime à travers l’expression poétique. Nous sommes loin de penser que cette femme est malheureuse. Ne souffre-t-elle pas du souvenir et de l’attente des voluptés dont elle n’est que momentanément privée ?
22Pour traduire le poème, nous supposerons que l’amant est parti aujourd’hui. S’il était encore là, cette femme serait-elle en contemplation devant le Mont Nahoriyama ? Nous nous représentons le Mont Nahoriyama pour ainsi dire comme un avatar de l’amant dont la place habituelle est devant le regard de la femme amoureuse. La montagne aujourd’hui est tout ce qui reste devant son regard à la place de l’amant qui est parti hier. Elle symbolise la direction dans laquelle resteront fixés ses yeux et son cœur. C’est pourquoi nous oserons la traduction suivante : « Dès demain, que j’aimerai le Mont Nahoriyama ! »
23Cherchant à identifier la subjectivité qui s’exprime dans ce poème, on découvre une femme que le départ de son amant a laissée seule avec son amour. Cette découverte est importante, car elle nous permet de nous libérer du cadre de la phrase japonaise, et de laisser courir notre propre imagination en direction des « monts Nahoriyama » que nous, traductrice de langue française, pourrions trouver dans notre propre réserve de souvenirs. Ne dit-on pas en français que « la foi déplace les montagnes » ? Par association d’idées, il n’est pas difficile d’imaginer que l’amour apparaît aux yeux des amants du Man’yô comme une force capable de niveler les rochers d’une montagne. Du point de vue de la réalité intérieure, l’amour est une force travaillant à détruire la matière en sorte que les obstacles n’existent plus, les distances s’évanouissent et la séparation est impossible. On arrive à une vision paradoxale d’un obstacle qui rapproche les amants au lieu de les séparer. Notre proposition sera finalement la suivante :
« Que j’aimerai demain le Mont Nahoriyama ! Les rochers retentissent [aujourd’hui] sous tes pas. L’ayant franchi, tu seras loin de moi. »
Complément d’analyse et réflexion théorique
Quelques éléments supplémentaires en vue de l’interprétation
24Dans le deuxième poème, on trouve le verbe composé fumi-narashi, où fumi veut dire « fouler le sol de ses pieds » et narashi, dans la graphie du poème : « piétiner, applatir, niveler. » Dans une autre graphie, ce verbe signifie de « faire du bruit ». Les éditeurs du Man’yôshû, pour interpréter ce poème, font état d’une « joie » (yorokobi), mais ils ne précisent pas quelle expression du poème suscite une impression de joie. À l’analyse, on s’aperçoit que celle-ci ne peut venir que de l’évocation discrète des sons qui émanent de la montagne (narashi).
25Par ailleurs, narasu a aussi pour sens métaphorique : « déboiser, dominer, gouverner, se rendre maître. » Il semble que le nom de Nara, l’ancienne capitale impériale, s’est formé sur cette étymologie. Ce que les commentateurs perçoivent dans la sonorité de narasu est alors un écho du sentiment de l’homme, sa joie de partir en conquérant vers la capitale pour réaliser ses ambitions. Le Mont Nahoriyama possède d’ailleurs la signification de « désirer un nom ». On en déduit aisément que notre voyageur avance à grandes enjambées, traversant bruyamment la montagne qu’il veut quitter en quête de reconnaissance sociale. Il est clair que cette interprétation est dominante dans les commentaires des spécialistes aussi bien que dans la traduction de Nakanishi Susumu.
26L’élément-clé que nous apportons dans la présente analyse est une indication concernant la provenance de cette interprétation : celle-ci se fonde sur l’impression que procure la sonorité de narasu. En effet, la marche de l’homme ne serait pas tellement joyeuse si la montagne n’en renvoyait les échos. Sans les claquements sonores des pas sur le rocher, elle resterait silencieuse, et l’impression de joie serait étouffée. Or, en faisant ressortir le caractère viril de cette marche joyeuse, les commentateurs soulignent d’autant plus cruellement la souffrance et le chagrin de la femme qui, non seulement se trouve délaissée par son amant, mais délaissée « avec joie », comme un fardeau qu’on pose là pour s’en délivrer. Le sexe du commentateur a-t-il un rapport avec son interprétation du poème ? Dans notre lecture à nous, sœur de la poétesse, l’aspect conquérant de la marche en direction de la capitale n’est pas dissociable de l'image qui se profile dans notre imagination, d’une femme en contemplation devant le Mont Nahoriyama, songeant aux nuits d’amour et appelant au retour de son amant.
27On trouve dans les poèmes du Man’yô, dit Aoki Takako, un contenu invocatoire. D’autres commentateurs soulignent également le fait. Ce serait dans les rituels et autres incantations magiques que se serait formé le moule initial du langage poétique. En allant jusqu’au bout de cette idée, on pourrait imaginer que la poétesse dédie son chant à la divinité de la montagne : qu’elle la prie de lui rendre son amant. Sa prière est qu’il revienne par le chemin qu’il est en train de se frayer parmi les rochers. Dans notre lecture, le voyageur marche à la cadence des battements du cœur de son épouse qui l’accompagne par la pensée, et même, pourrait-on dire, qui le précède, puisque son imagination la porte vers le moment du retour de son amant, alors que dans la réalité il vient tout juste de partir.
Perspectives théoriques
28Sur le plan théorique, trois points ressortent de ce bref complément d’analyse.
Une note d’accord fondamental
29Narashi, « sonner », « retentir », procure une impression de joie, mais cette impression se produit uniquement de la sonorité du mot qui, du point de vue sémantique, n’évoque aucune manifestation de « joie ». Non écrit mais audible, et donc subjectif, le « sens » de la joie est interprété ainsi par les commentateurs : c’est en « écrasant les rochers » que le héros du poème s’éloigne, et si son pas marque une certaine allégresse, c’est parce qu’il est heureux de quitter la province pour aller « se faire un nom » à la capitale. On a vu que le lecteur japonais, influencé par ces commentaires, est tenté d’ajouter le corollaire : « il est heureux de se défaire du lien amoureux, et pressé de quitter la maîtresse qui essayait de le retenir. » Notre interprétation s’oppose à cette lecture. Nous nous plaçons du point de vue de la femme qui « entend » retentir les pas de son amant tandis que celui-ci s’éloigne en traversant le Mont Nahoriyama. Dans notre interprétation, la première partie du poème : « Ah ! que j’aimerai/Le Mont Nahoriyama » sous-entend la réalité sonore de l’expérience vécue par la poétesse : « rempli de l’écho de tes pas. » Le rythme est donné par la percussion qui se produit au cœur de la montagne. Tel est l’accord fondamental qui, à nos yeux, réunit deux amants que la réalité sépare. On se souvient ici de la théorie de Henri Meschonnic, qui fonde l’interprétation des poèmes sur le rythme.
L’éternité sonore
30Dans l’interprétation ci-dessus, on a une répétition du Mont Nahoriyama. Cette répétition est due à l’interprétation elle-même : nous avons remarqué que les mots qui désignent le Mont Nahoriyama se trouvent exactement au milieu du poème. Cette position symbolise parfaitement la situation des deux amants qui se trouvent respectivement d’un côté et de l’autre de cette montagne. Comme nous l’avons déjà mentionné, c’est une hypothèse assez courante parmi les commentateurs du Man’yô que les poèmes étaient à l’origine des chants invocatoires. Dans cette hypothèse, la montagne serait présente dans le poème sous la forme substantielle des mots qui la désignent et lui donnent sa place : entre elle et lui, mais aussi entre « hier » et « demain ». Selon notre interprétation, c’est « aujourd’hui » que symbolise la montagne. Le moment qui passe, marqué par les pas de l’homme et par les battements du cœur de la femme, s’étire au son des coups qui résonnent. On retrouve l’idée de Katô Shûichi, d’une percussion sonore marquant une durée indéfinie. Toutes les nuances du sentiment oscillent dans un « présent » sans fin ni commencement, marqué seulement par l’émission sonore que le poème transmet jusqu’à nos jours. Symbolisant l’« aujourd’hui » du poème, le Mont Nahoriyama marque parfaitement l’éternité des pas qui résonnent à l’oreille des lecteurs à travers toute l’histoire.
L’échange épistolaire comme une émanation de la poésie
31Dans une autre graphie : 文 fumi a le sens d’« une lettre » et 慣 narasu (verbe transitif), celui de « donner l’habitude », « habituer ». Un nouveau jeu de sonorités pourrait se construire à partir de ces deux caractères. L’expression fumi-narashi 文慣 aurait alors le sens approximatif d’un « échange épistolaire ». Disons-le tout de suite : cette interprétation n’est attestée par aucun dictionnaire8 et demeure donc une simple imagination de notre part. Cependant, notre poème est effectivement adressée par la poétesse à son amant comme une lettre, et, dans le Man’yôshû, le poème suivant constitue la réponse que lui fait son amant. Nous donnons de ce deuxième poème une traduction faite à main levée : « Je veux que tu prennes soin de ta vie. Je reviendrai encore maintes fois en me frayant un chemin à travers les rochers du Mont Nahoriyama9. »
32Ici éclate la vérité du rapport entre l’homme et la femme qui échangent ces poèmes. Sur le plan de la géométrie, les pas entendus par la femme sont des pas qui s’éloignent, mais les pas qu’elle met dans le poème sont des pas qui reviennent. Cette lecture est attestée par la réponse que lui fait son amant. Le demi-tour explicité à travers la réponse est déjà contenu implicitement dans le premier poème. Enfermé par la poétesse dans le poème qu’elle adresse à son amant, un vœu secret se révèle (comme on dit que l’encre sympathique se révèle) à travers la réponse que lui fait celui-ci. Et ce vœu se révèle également au lecteur, si toutefois celui-ci est pourvu d’une oreille intérieure assez fine pour l'entendre et d'une âme assez tendre pour le concevoir.
33On touche ici le nerf de l’« effet de vie », nom donné par Marc-Mathieu Münch10 au phénomène de la littérature en tant que telle. D’après le concept qu’il a mis en évidence, la visée du traducteur ne se définit pas seulement dans un sens objectif, saisissable à travers les formes concrètes et se prêtant à toutes sortes de gloses, mais aussi dans un sens plus difficile à saisir, car il comporte une part de silence, d’attente ou de non-dit, un sens qui nous indique la direction d’un domaine intime, secret, subjectif : celui du « vouloir » qui porte les humains à correspondre par l’écriture et la lecture. Un désir ineffable se communique à travers le poème, et lui échappe : les sons, les rythmes, et l’interprétation d’un monde dont les anciens poètes partageaient la cosmologie.
Conclusion
34À la première lecture que nous avions faite de ces poèmes, notre intuition était celle d’un « amour » dont le souvenir rappelle les délices de la volupté. À travers l’analyse que nous développons plus haut, cette intuition est devenue une véritable hypothèse. Pourquoi ? Nous avons montré que, dans la traduction de Nakanishi Susumu, le mot « amour » (kohi) a disparu au profit du mot « souffrance11 » (kurushimi). Cette substitution n’est pas sans conséquence, puisqu’elle entraîne une interprétation de la « souffrance » comme expression d’un mal sans remède. Cette interprétation ferme la porte à la possibilité de regarder l’amour comme un remède aux souffrances qu’il procure.
35Si nous nous sommes efforcée de clarifier le rapport entre l’« amour » et la « souffrance », c’est pour nous donner la liberté de redonner à l’amour sa première définition, comme source de soufffrances, certes, mais de souffrances qu’il a lui-même engendrées par les jouissances qu’il procure. Les souvenirs de la volupté ne sont pas absents de cette « souffrance » dont le remède existe, puisque kohi, comme l’indique Aoki Takako, est synonyme d’espérance. « La tristesse du poète, cet amoureux solitaire, ne vient pas de son dégoût de la vie, mais de l’attirance qu’il éprouve pour la personne aimée, de son désir de la retrouver, et de la volonté ardente de lui attacher toutes ses pensées » (Aoki Takako, infra, p. 404).
Pour finir
36Nous devons reconnaître qu’il est impossible de traduire toutes les significations possibles d’un waka. À chaque caractère, à chaque son correspondent une foule d’interprétations possibles, qui font la joie des lecteurs et le désespoir des traducteurs. Mais puisqu’il faut néanmoins traduire le poème, même en sachant qu’il est impossible de le restituer dans son intégralité, nous nous attachons pour notre part au sujet qui parle à notre cœur. Pour cette raison, nous ne prétendons pas ici présenter « la » traduction la plus exacte ou la plus fidèle des deux waka cités en exemple. Nous ne prétendons pas non plus opposer notre traduction à celle de Nakanishi Susumu. Celle-ci, comme nous l’avons montré, procède uniquement de ce qui est écrit. Restituant le sens sémantique, elle traduit fidèlement la réalité objective dépeinte par le waka : il s’agit bien du départ conquérant de l’homme et du chagrin de la femme. Par rapport à cette traduction, la nôtre veut redonner à cette femme la consolation d’un poème qui fonctionne comme un poème. Le besoin d’un remède pour apaiser les souffrances de l’âme, ce besoin n’est-il pas la raison même pour laquelle le poème est écrit ?
37Sans doute, il serait vain de discuter de la fidélité de la traduction de M. Nakanishi ou de la nôtre, puisque les deux points de vue coexistent dans le poème original, et que la plurivalence des points de vue possibles est justement le caractère essentiel des waka. Placés devant un choix cornélien, les traducteurs sont forcés de prendre parti. La différence entre leurs traductions reflète une différence de lecture, et cette différence est contenue en germe dans le poème lui-même.
Notes de bas de page
1 Le Man’yô est le nom donné par convention à l’époque de la compilation du Man’yôshû. Cette époque couvre une durée de 450 ans, qui commence avec le règne du xvie empereur, l’Empereur Nintoku (313-399), et se termine à la troisième année du règne de l’Empereur Jun’nin (759) (donc peu avant le début de l’époque de Heian, qui commence en 794). Elle se divise en quatre parties, soit en fonction de l’histoire politique : 319-672 (cette dernière année est marquée par des troubles politiques appelés Jinshin no ran) ou 673-710 (710 marque le commencement de l’époque de Nara), soit en fonction de l’histoire littéraire : 711-733 (qui marque la mort de deux grands poètes, Ôtomo no Tabito et Yamanoue no Ôkura) ou 734-759 (année de composition du dernier poème du Man’yôshû). D’autres systèmes de classification existent, mais celui que nous mentionnons ici est généralement retenu aujourd’hui. Il est dû à Sawagata Hisataka et Morimoto Haruyoshi, Sakusha ruibetsu nendai-jun Man’yôshû (Chronologie des auteurs du Man’yôshû), éd. Nensei, 1984.
2 Ce poème correspond à la citation 2 dans la contribution d’Aoki Takako (infra, p. 404).
3 Certains commentateurs l’associent au Mont Kiharayama 木原山 (préfecture d’Ôita dans la région de Kyûshû). Mais il ne s’agit que d’une hypothèse. À notre connaissance, il n’existe pas de Mont Nahoriyama dans la topologie japonaise. On verra plus loin que l’emploi du mot est métaphorique ; on pourrait dire qu’il est « purement métaphorique ».
4 Dans la graphie du poème, le verbe narasu signifie « niveler ». Dans une autre graphie, il a le sens de « faire sonner, faire retentir » (cette interprétation n’est pas attestée par les éditeurs du Man’yôshû, mais ces derniers font état d’une « joie » (yorokobi) (cf. Man’yôshû, tome 2, Kojima Noriyuki, Kinoshita Masatoshi, Satake Akihiro (éd.), Nihon koten bungaku zenshû, éd. Shôgakukan, 1972, p. 426), qui ne peut venir que de la sonorité de narasu. Par ailleurs, il existe dans le Man’yôshû des poèmes (par ex. le poème no 1 700) qui contiennent naru, sonner.
5 Dans certains poèmes, narasu est employé en composition avec fumu (fouler) au sens littéral de « fouler du pied ». Il a également un sens métaphorique : « déboiser, dominer, gouverner, se rendre maître » (d’où viendrait le nom de Nara, l’ancienne capitale impériale, selon Hashimoto Masaharu, Nagashima Fukutarô, cf. Sekai Daihyakka jiten (Grande encyclopédie mondiale, publication Internet).
6 Le nom même de la montagne, Nahoriyama, signifie « désirer se faire un nom ». Métaphoriquement, Nahoriyama o fumi-narasu peut signifier l’idée de « réaliser ses désirs ou ses ambitions ».
7 La voici : « Ashita kara watashi wa kohi ni kurushimu deshô ne. Naoriyama no iwa o fumi-shimete anata ga koete itte shimattara. » (Man’yôshû, vol. 2, édité par Nakanishi Susumu, éd. Kôdansha, 1980, p. 279).
8 Nous avions pensé que l’expression fumi-narashi 文慣 « échange épistolaire » serait attestée postérieurement, par exemple dans des poèmes de l’époque de Heian. Cependant, nous n’avons trouvé aucune mention de cet emploi dans aucun des dictionnaires que nous avons consultés.
9 Inochi o shi masakiku mogamo Nahoriyama iwa fumi-narashi matamata mo komu.
10 Marc-Mathieu Münch, Le Pluriel du beau – Genèse du relativisme esthétique en littérature – Du singulier au pluriel, Presses de l’université de Metz, 1991 ; et L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, Paris, Champion, 2004.
11 Nous soulignons encore une fois que cette traduction est parfaitement exacte, puisque la souffrance traduit le sens étymologie de l’amour qui s’écrivait « solitude » et « tristesse » dans le lexique ancien. Par ailleurs, l’interprétation de fumi-shimete au lieu de fumi-narashi semble indiquer que le traducteur a mis l’accent sur le désir de « se faire un nom ». Cette interprétation est induite par la signification du nom Nahoriyama (cf. supra, p. 45, note 5) et la volonté de domination indiquée par shimeru. Elle pourrait être rendue en français par l’expression : « en écrasant les rochers à chaque pas. » On voit que le choix du traducteur joue un rôle capital dans la réception des poèmes anciens.
Auteur
Professeur, Institut de Technologie de Kyôto, initiatrice et coordinatrice du projet « Lire et traduire les poésies orientales » au Réseau Asie (CNRS/FMSH), directrice du programme « Réception et créativité » à l’Institut international des Hautes études de Kyôto (IIAS), esthétique, littératures japonaise et comparée, traductologie.
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