Présentation
p. 33-37
Texte intégral
1Sur quels supposés se fonde l’exercice de la traduction, lorsqu’il s’agit de traduire un poème ? Existe-t-il un rapport entre le sens du poème et le ressenti du poète, du lecteur ou du traducteur ? Dans l’hypothèse où un tel rapport existe, d’après quelle valeur d’universalité peut-on dire qu’il est « objectif » ? Telles sont, en résumé, les principales questions qui s’étaient dégagées des travaux précédents1 (2005-2007) et auxquelles nous souhaitions apporter, à travers ce nouveau projet, un développement et un approfondissement.
2La perspective comparatiste s’impose dès lors qu’on se propose de faire dialoguer des spécialistes de différentes langues et cultures. Chacune des communications recueillies ici examine un poème composé dans une langue asiatique et traduit en français. C’est donc sur l’axiome de la communauté avec une langue – le choix du français est arbitraire – que nous posons le rapport entre les différentes poétiques de l’Asie orientale, de l’Inde et de la Perse.
3Cependant, comme nous l’avons indiqué en introduction, nous pressentions le besoin d’asseoir notre projet sur un vecteur commun. Supposant que l’amour est une source d’inspiration dans toutes les cultures du monde, notre choix s’est fixé sur cette thématique susceptible de se refléter dans tous les poèmes du corpus. En étendant notre étude à un vaste territoire, comprenant diverses langues et cultures, notre motivation était de multiplier les points de vue dans une perspective assez large pour favoriser une discussion générale sans pour autant négliger les détails.
4Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, nous nous appuyons sur les travaux d’Henri Meschonnic pour affirmer que la traduction poétique participe de l’élaboration d’un langage. Visant la ressemblance du point de vue de la forme, l’équivalence du point de vue du sens, l’exactitude du point de vue de la pensée, la fidélité du point de vue de l’intention, la justesse du point de vue des images, etc., l’exercice de traduire s’établit sur des critères objectifs. Mais la traduction veut aussi amener le lecteur à ressentir les effets produits par la lecture de l’original, et en cela, elle réalise une intention proprement subjective. Le paradoxe n’est-il pas justement dans le fait que la traduction, tout en s’appuyant sur les critères les plus objectifs possibles, vise en fin de compte une forme propre à altérer la subjectivité du lecteur ? Cherchant à nouer avec lui une relation subjective (ou intersubjective), toute la problématique du traducteur est d’organiser les conditions de cette relation avec le lecteur : n’importe lequel parmi tous les lecteurs potentiels. Cette double intention procède de toute tentative de traduire, particulièrement lorsque traduire signifie « mettre en œuvre ». Et probablement procède-t-elle du langage poétique lui-même.
5La double fonction du poème et de la poésie se pose dans l’hypothèse suivante : le même poème se donne sous les yeux de tous les lecteurs, mais chacun ressentira la poésie de manière différente. Loin de nous enfermer dans une problématique étroite, notre projet suppose que la fonction poétique travaille dans les soubassements de la relation humaine, au sens le plus large du terme. Dans la première session qui va s’ouvrir ci-après, nous nous proposons d’interroger le passage qui s’effectue entre les mots du discours et le sujet humain qui en est le creuset : entre les mots du poème et le lieu de la poésie.
6Le programme comprend une étude d’« anthropologie littéraire » d’Aoki Takako : « L’amour dans le Man’yôshû – Le fondement de la culture japonaise2 », ainsi que trois communications centrées sur la pratique de la traduction : « Kohi, un ancien nom de l’amour – analyse et commentaire de deux waka du Man’yôshû » (Julie Brock), « Les enjeux de la traduction – le cas des chansons populaires vietnamiennes » (Dang Tiên) et « De l’amour envers les dieux à l’amour envers les humains – L’exemple des vacana kannada » (Vasundhara Filliozat). Enfin, le commentaire de Bénédicte Letellier apporte un éclairage théorique sur le thème : « Peut-on transmettre le vécu de la lecture ? »
7En ce qui concerne l’étude d’Aoki Takako, elle s’appuie sur une vingtaine de poèmes d’amour du Man’yôshû3 pour montrer que la lecture même de ces poèmes très anciens nécessite des connaissances approfondies, non seulement sur l’histoire littéraire japonaise, mais aussi sur la culture du Man’yô4.
8Si l’on en croit Aoki Takako, ce qui importe, avant de traduire un poème, c’est de bien mesurer la distance qui nous sépare, nous lecteurs contemporains, de cette culture ancestrale n’ayant aujourd’hui d’autre réalité que les poèmes auxquels elle a donné naissance. Montrant que le mot kohi 孤悲 « amour » se compose des deux caractères indiquant la « solitude » et la « tristesse », ce serait une erreur, dit-elle, d’interpréter ce vocable comme une expression du désespoir. Placé dans le contexte de l’époque, il signifie tout au contraire la vivacité du lien amoureux.
9Montrant également que certaines expressions traduisent en même temps la crudité de l’appétit sexuel et la soif d’union spirituelle, la contradiction que l’on voit entre le charnel et le spirituel, explique-t-elle, n’est telle que pour nous, lecteurs contemporains. Elle est complètement étrangère à la culture des amants du Man’yô, pour qui, au contraire, le lien entre la chair et l’âme était le propre de l’amour. Ainsi, même si les chants de la séparation expriment une souffrance causée par l’absence de la personne aimée, cette souffrance procède d’un désir qui s’accomplit et ne peut s’accomplir que dans la fusion de la chair et de l’âme. Toutes les facultés du poète se concentrent pour invoquer la présence de la personne aimée. Ses plaintes et ses lamentations expriment son vœu le plus ardent, et son apparent désespoir n’est que la forme déguisée du désir qui contient toutes les forces de sa vie.
10La communication de Julie Brock porte sur deux waka dans lesquels on trouve le mot kohi 孤悲. Tout en procédant à l’analyse de ces waka en vue de les traduire, elle s’appuie sur une traduction en japonais moderne déjà existante pour mettre en évidence deux points. Le premier est que l’interprétation du traducteur relève d’un point de vue qui lui est personnel ; le second, que la forme choisie par lui n’est pas sans conséquence du point de vue du lecteur. L’une des caractéristiques de la langue japonaise est l’homonymie de nombreux termes qui permettent de jouer sur le sens des mots. Ainsi, dans le même poème, on peut interpréter les mots fumi-narashi de deux manières différentes (au moins) : « écraser les rochers que l’on foule du pied » ou « les faire retentir ». D’après Julie Brock, l’essentiel n’est pas de savoir laquelle de ces deux traductions est exacte, mais d’admettre que le poème comprend ces deux sens simultanément. Le propos de sa communication est de montrer que, devant les multiples sens que recèle, en japonais, un poème, le traducteur est confronté à un problème cornélien.
11La communication de Dang Tiên fait ressortir le caractère universel de l’amour dans son aspect vécu, notamment par les paysans vietnamiens à une époque où, en dehors des normes aristocratiques, morales et religieuses, les villageoises et villageois se rapprochaient librement, surtout à l’occasion des travaux saisonniers. Reconnues dans le patrimoine de la littérature nationale, les chansons médiévales qui ont le mieux résisté au temps sont justement celles qui parlent d’amour. S’interrogeant sur le phénomène qui a permis à ces chansons de rester vivantes jusqu’à nos jours, sans subir les aléas de l’évolution culturelle, sociale et politique, Dang Tiên voit un élément d’explication dans les jeux de sonorités et dans les rythmes. Cependant, d’autres chansons, également conçues comme des expressions mélodieuses et rythmées, se sont perdues. D’où son hypothèse que le germe de longévité de ces chansons réside dans l’universalité des sentiments vécus. Les premiers émois, l’éclosion de l’amour, les interdits, les déceptions, les séparations, etc., se moulent dans une forme de langage qui échappe à la norme esthétique et morale de la tradition confucéenne, et constituent ainsi le modèle d’une expression libre et indépendante, à la fois singulière et universelle, et procédant de la vie elle-même. Autrefois composées par d’humbles paysans, ces chansons ont une durée de vie qui dépasse aujourd’hui celle des poèmes élaborés selon les critères du goût aristocratique. Cette revanche de la vie champêtre sur l’existence raffinée des puissants est assez rare pour qu’on en souligne la cause. Selon Dang Tiên : l’authenticité du sentiment que chaque homme et chaque femme, à toutes les époques et dans toutes les régions, peut ressentir dans sa propre existence. En se fondant sur la même logique, Dang Tiên montre que les traductions contemporaines, visant à flatter le goût exotisant des Occidentaux, ne sont pas aussi fidèles au sujet de l’amour que ne l’étaient les traductions plus anciennes, moins élégantes, mais plus respectueuses de l’expression originale. Selon lui, une traduction poétique et rythmée n’est pas a priori une faute. Simplement, la réticence des traducteurs d’aujourd’hui devant le langage populaire fait obstacle à la production de ce qui serait, selon lui, une traduction idéale : mélodieuse et rythmée, et dépouillée des apprêts conventionnels.
12La communication de Vasundhara Filliozat fut suivie de la projection d’un film vidéo sur une scénographie d’un vacana du xiie siècle. L’auteure donna d’abord un aperçu de l’histoire de la poésie kannada, l’une des langues dravidiennes du sud de l’Inde, née entre le ve et le ixe siècle et théorisée pour la première fois au xie. Cette littérature est d’abord poétique, et les poèmes, appelés vacana (paroles), sont de forme courte. Vasundhara Filliozat cita le dicton : « économiser une demi-voyelle dans la composition d’un vacana donne au grammairien autant de plaisir que la naissance d’un fils. » La littérature vacana est aussi une littérature de dévotion, visant à l’édification du peuple à qui elle prêche une forme d’amour (prema) dépourvue de désir, d’appétence ou d’avidité. Présentant les critères du goût esthétique (rasa) des poètes kannada, Vasundhara Filliozat fit ressortir l’existence de deux sortes d’amour : « amour en union » (sařbhoga) et « amour en séparation » (vipralařbha). Mais, dit-elle, quelle que soit la forme de l’amour, il s’agit d’un amour dévotionnel, visant la paix et la libération. L’amour du dévot envers son dieu, dont Šiva est la figure la plus englobante, détermine par conséquent l’amour envers son conjoint, sa famille ou les membres de la société.
13Citant deux exemples de vacana qui chantent l’amour, dans l’original et dans la traduction, elle mit en évidence, enfin, quelques spécificités de la langue kannada : le fait que les locuteurs s’adressent les uns aux autres en se donnant mutuellement le nom de « frère » ou « sœur », qu’ils utilisent de nombreuses onomatopées, ou encore, que la langue possède l’expression « voir un rêve » (expression que Vasundhara Filliozat conserve dans la traduction).
14En clôture de ce programme, nous écoutâmes Bénédicte Letellier qui, dans un commentaire intitulé « Si traduire coule de source », expliqua que le lieu de la poésie est un acte de conscience.
15Les trois parties se déroulèrent sous la présidence respective de Jean Ehret, Bénédicte Letellier et Vasundhara Filliozat.
Notes de bas de page
1 Cf. Julie Brock (éd.), Les tiges de mil et les pattes du héron – Lire et traduire les poésies orientales, vol. 1. Paris, CNRS Éditions, 2013.
2 Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet Mitsubishi dont il a été question plus haut, c’est pourquoi elle figure dans les Annexes du présent projet.
3 Première anthologie de poèmes japonais, achevée autour de 750.
4 Nom donné à l’époque antérieure à l’achèvement du Man’yôshû, milieu viie-milieu viiie siècles
Auteur
Professeur, Institut de Technologie de Kyôto, initiatrice et coordinatrice du projet « Lire et traduire les poésies orientales » au Réseau Asie (CNRS/FMSH), directrice du programme « Réception et créativité » à l’Institut international des Hautes études de Kyôto (IIAS), esthétique, littératures japonaise et comparée, traductologie.
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