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Villes secondaires et métropolisation en Asie du Sud-Est

p. 9-23


Texte intégral

1L’Asie, et singulièrement sa façade maritime, s’affirme aujourd’hui comme une zone de forte polarisation de l’économie mondiale ; à son poids croissant dans les échanges internationaux – elle représente le quart du commerce mondial des marchandises – tend à faire écho une montée en puissance des territoires métropolitains (aires, voire régions métropolitaines ; carte 1.1). L’Asie du Sud-Est, extrémité méridionale de l’axe méridien de développement de l’Asie orientale qui, de l’Indonésie au Japon, structure des espaces littoraux de profondeurs variables, les plus insérés à l’économie mondiale, conserve certes un niveau d’urbanisation relativement faible (avec une population urbaine estimée, en moyenne, à 42 % de la population totale de l’Asie du Sud-Est en 2010), généralement associé à la primauté des grandes métropoles (toutes capitales nationales à l’exception de Hô Chi Minh-Ville et de Rangoon). Mais l’heure est à présent aux effets de rattrapage, ceux-ci contribuant, dans un premier temps, à la concentration économique et démographique sur les territoires métropolitains, ainsi qu’à leur expansion spatiale.

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Carte 1.1 : Les villes asiatiques.

2L’analyse des nouvelles configurations régionales en Asie orientale, résultant de l’insertion de cette zone dans les réseaux de flux mondiaux2 a notamment montré la pérennité de l’axe méridien de développement de la façade pacifique de l’Asie et des principales villes (carte 1.2), points d’articulation des flux plus que centres organisant des territoires, qui le structurent. Sans remonter aux époques lointaines, ce sont – dans la deuxième moitié du xixe siècle – trois pôles principaux qui jalonnent et organisent cet axe : Singapour, à l’entrée du détroit de Malacca ; Hong Kong, à l’entrée du détroit de Taïwan et à la jonction entre les mers de Chine méridionale et orientale, qui marque aussi la limite entre l’Asie du Nord-Est et l’Asie du Sud-Est ; Tokyo, qui donne accès à l’archipel nippon. Au cours de la seconde moitié du xxe siècle, cet axe de développement prend de l’épaisseur, l’insertion de la région dans le système-monde se traduisant par une intégration régionale croissante, complexifiant les réseaux et produisant des configurations urbaines particulières ; celles-ci semblent alors devoir singulariser plus encore les principales métropoles des villes de moindre importance par la taille et/ou le statut dans l’économie mondiale, régionale ou nationale.

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Carte 1.2 : Axe maritime de l’Asie Pacifique.

3Sur le plan de la configuration des réseaux et de leurs articulations, les nœuds principaux ont tendance à se dédoubler de part et d’autre des mers et des détroits stratégiques : Tokyo, devenue la mégalopole japonaise, partageant les fonctions nodales avec Séoul et Pusan de part et d’autre de la mer du Japon, Hong Kong avec Taipei et Kaoshiung de part et d’autre du détroit de Taïwan. Au sud, de grandes capitales, au premier rang desquelles Bangkok et Kuala Lumpur, disputent à Singapour, devenue ville mondiale, un certain nombre de fonctions stratégiques qui sont celles des plateformes logistiques mondiales d’aujourd’hui. Ces villes constituent les pôles majeurs de la métropolisation et l’expression des formes les plus manifestes de son développement.

Une Asie du Sud-Est construite par la mer

4Le caractère extraverti de l’Asie du Sud-Est, jadis ouverte aux flux et influences de ses voisins chinois et indiens, recherchant aujourd’hui son intégration par son insertion dans la mondialisation, directement et par la régionalisation, comme sa dimension maritime, rendent compte de la localisation des métropoles de premier et de second rang (carte 1.3). Les façades maritimes, en particulier les détroits internationaux, et, en parallèle, les axes méridiens continentaux de la péninsule indochinoise sont les zones de concentration des métropoles. Aujourd’hui fortement dépendante de ces dynamiques de mondialisation, la distribution des métropoles présente une organisation linéaire le long des littoraux ou des principales routes maritimes, et, en péninsule indochinoise, le long des axes méridiens qui structurent l’organisation des territoires nationaux.

5En Malaisie, outre la capitale, la dynamique de métropolisation touche Penang et Johore Baru qui bénéficient, comme Kuala Lumpur, de leur proximité de la ville globale de Singapour et de leur localisation sur le détroit de Malacca, détroit international et maillon incontournable de la route circumterrestre des porte-conteneurs, lesquels assurent le transport de la majeure partie du commerce mondial, et mer intérieure traversée par les flux régionaux de la mondialisation. En Indonésie, la taille de l’archipel, son insularité et la structure transversale de l’organisation du territoire rendent possible l’émergence de plusieurs métropoles, toutes situées à Java, de par la centralité politique et économique de l’île, à Bali directement branchée sur les flux internationaux par le tourisme, et à Sumatra qui borde le détroit de Malacca. À Java, en dehors de la conurbation de la région-capitale Jakarta-Bandung, Surabaya joue également de ses fonctions portuaires pour s’internationaliser, tout comme Medan et Palembang, situées aux entrées nord et sud du détroit de Malacca. Les autres grandes villes indonésiennes, Makassar, Banjarmasin ou Pontianak, certes côtières mais éloignées des grands détroits internationaux, ne connaissent pas les mêmes dynamiques de métropolisation.

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Carte 1.3 : Les villes d’Asie du Sud-Est.

6Sur des modalités et des temporalités autres, ce sont aussi les villes côtières ou fonctionnant en liaison avec leur port en eau profonde qui, au Viêt Nam, connaissent le processus le plus actif de métropolisation ; celui-ci concerne particulièrement Da Nang, placée dans la double dépendance de Hanoi et de Hô Chi Minh-Ville. Au Cambodge et au Laos, petits États encore peu développés et insérés dans l’économie mondiale, seules les capitales nationales présentent les signes d’un processus actif de métropolisation alors qu’en Thaïlande, le pays le plus riche de la péninsule indochinoise, l’hypercentralisation explique la primauté persistante de Bangkok, laissant peu de place à l’internationalisation de métropoles secondaires. Le tourisme, par ses capacités de branchement direct sur les flux internationaux, favorise cependant l’émergence de pôles internationalisés. Chiang Mai au nord, Phukhet au sud confirment l’organisation méridienne du territoire de la péninsule indochinoise, comme Mandalay et Rangoon au Myanmar.

7Cette construction par la mer singularise l’Asie du Sud-Est par rapport aux États-continents voisins. La Chine et l’Inde, pays longtemps fermés, sont traditionnellement plus auto-centrés et d’abord construits par l’intérieur. La Chine dispose d’un immense territoire, de son propre marché et de l’unicité de son dispositif de planification. Les processus de métropolisation, qui touchent une série de villes littorales mais également une dizaine de grandes villes de l’intérieur, commandant des bassins de fort peuplement, y reposent autant sur l’ouverture économique sur le littoral depuis les années 1980, que sur les politiques d’aménagement et de construction d’infrastructures favorisant l’intégration du territoire, Pékin pour le politique, Shanghai et Hong Kong pour l’économique commandant un vaste réseau de métropoles. En Inde, l’ouverture économique est plus récente encore, le pays est demeuré plus longtemps encore que la Chine centré sur lui-même, et dirigé à partir d’une capitale fédérale continentale, New-Delhi, relayée par une capitale culturelle, Calcutta et économique, Mumbai. La structure fédérale du pays limite plus qu’en Chine l’impact des politiques de planification à l’échelle nationale, bien que des programmes d’intégration du sous-continent par les infrastructures routières et ferroviaires aient été mis en place dans les années 1970. Ce n’est qu’au cours de la décennie 2000 que se déroule un processus de métropolisation qui touche essentiellement l’axe Delhi-Mumbai.

De nouvelles échelles de l’urbain, portées par l’internationalisation

8Sur le plan des aires d’expansion urbaine, l’intégration sélective et hiérarchisée des territoires urbains à l’économie mondiale produit de nouvelles échelles de l’urbain allant de la ville à la région urbaine, de nouvelles formes, à l’échelle urbaine, et de nouvelles configurations polycentriques, à l’échelle régionale. Dans le vocabulaire visant à caractériser ces configurations nouvelles et les processus qui en sont porteurs : régions méga-urbaines, mégalopoles, méga-projets, métapoles, l’approche en termes de « desakota » (néologisme issu de l’indonésien, associant village – desa – et ville – kota) introduite par Terry McGee pour rendre compte de l’émergence, autour des grandes métropoles asiatiques, de corridors d’urbanisation reliant plusieurs pôles urbains (Ginsburg, Koppel, McGee, 1991 ; McGee, Robinson, 1995), mérite une attention particulière, en premier lieu parce qu’il a été forgé en référence au contexte sud-est asiatique. Il présupposait, initialement du moins, une particularité des formes et des conditions de l’urbanisation actuelle dans les aires rizicoles de l’Asie des moussons. De fait, les conditions de formation de ces corridors tiennent aux fortes densités de population, spécifiques à l’Asie, à l’intensité de la circulation et à la superposition voire l’imbrication du rural et de l’urbain dans les utilisations du sol et les structures d’activité de la population, dans ces zones qui sont aussi des greniers à riz. Ces corridors d’urbanisation franchissent aujourd’hui les frontières. Le déversement transfrontalier, né de l’exploitation des complémentarités et des différentiels de niveau de développement économique entre territoires limitrophes, préfigurant les zones de coopération (ou triangles de croissance) (Toh and Low, 1993), tels qu’en témoignent les exemples de Hong Kong/Guangdong et de Singapour/Johore/Riau, concourt ainsi à l’instauration de ces nouvelles échelles et formes d’organisation urbaine propres à l’Asie (Rimmer, 1996).

9Ces spécificités, se rapportant aux échelles territoriales et aux excroissances relatives aux grandes agglomérations, aux modifications des usages fonciers qui se manifestent dans les périphéries, ne suffisent cependant pas pour caractériser les tendances de l’urbanisation actuelle en Asie du Sud-Est. L’exemple de Singapour qui, à bien des égards, joue un rôle matriciel, à l’échelle de la région sud-est asiatique, quant à l’évolution des autres grandes métropoles (Goldblum, 2008), montre que les transformations actuellement à l’œuvre dans ces grands pôles urbains affectent également leur dimension intra-urbaine, jusque dans la typologie des édifices. Ces modifications, leur articulation aux changements d’échelle et d’usages observables dans les périphéries des grandes agglomérations, ainsi que les effets systémiques se manifestant notamment à travers la question des infrastructures, nécessitent également d’être pris en compte pour appréhender les effets de métropolisation en Asie du Sud-Est au-delà des grandes métropoles, mais à partir des observations issues de celles-ci (Goldblum, 2000). La métropolisation telle que nous l’appréhendons, qu’elle affecte les villes de premier ou de second rang, est indissociable des processus d’internationalisation, du point de vue des déterminants économiques, des formes spatiales, des acteurs de la production urbaine.

10À cet égard, trois ordres de caractéristiques nous semblent devoir être retenus dans cette approche :

  • l’expression directe de l’internationalisation urbaine à travers les nouveaux ingrédients de la centralité urbaine que sont les tours de bureaux, les hôtels internationaux, les « complexes » commerciaux et les condominiums de luxe ; outre les éventuelles combinatoires entre ces édifices (notamment tours sur podium), une caractéristique commune réside dans leur verticalisation, une autre résidant dans la démultiplication des fonctions tertiaires supérieures marquées par des processus d’extension (les « marinas » de Singapour permettant de doubler la surface du Central Business District – CBD sur des terre-pleins) ou de production de nouveaux centres (tel Asoke/Sukhumvit à Bangkok, venant compléter les pôles tertiaires de Silom/Sathorn et de Siam square), l’exclusivité fonctionnelle des bâtiments se retrouvant dans la combinaison exclusive des groupements ou pôles centraux ;
  • à cette exclusivité croissante des pôles centraux fait écho le report de densités et de fonctions vers des périphéries de plus en plus lointaines, avec de nouveaux ingrédients des périphéries métropolitaines, eux-mêmes en liaison directe ou indirecte avec l’économie internationale : villes nouvelles et quartiers résidentiels aisés accueillant les cadres d’entreprises « expatriés » et les citadins aisés, ceux-ci tirant souvent eux-mêmes leurs ressources du secteur international ; équipements associés (grands équipements commerciaux présentant des enseignes et/ou des produits étrangers, écoles et universités internationales privées, terrains de golf…), mais aussi entreprises liées aux zones franches et pôles technologiques (issues au moins pour partie des investissements directs étrangers), et zones d’habitat collectif (grands ensembles publics à Singapour ; condominiums économiques du corridor nord à Bangkok) accueillant la main-d’œuvre ;
  • enfin, la liaison physique et fonctionnelle de ces composantes centrales et périphériques de l’espace urbain « métropolisé » fait l’objet de réalisations d’infrastructures de transport : voies express, autoroutes surélevées à péage (souvent concessions avec contrat de type BOT – build, operate, transfer), échangeurs et ouvrages de franchissement sur les voies d’eau, réseaux régionaux de transport collectif et systèmes légers de transport urbain en site propre qui deviennent des caractéristiques de ces métropoles et un « indicateur » de leur degré d’intégration dans l’économie mondialisée.

11L’approche de ces éléments de typologie relatifs aux édifices et aux espaces de l’internationalisation des fonctions urbaines conduisent également à prendre en compte la nature des opérations dont ils résultent (destination, envergure, localisation, implications foncières), les caractéristiques de leurs producteurs (promotion publique ou privée, origine des capitaux, logiques et stratégies – exogène ou endogène – dans lesquelles ces opérations s’inscrivent), ainsi que de leurs destinataires (ainsi de la législation, singapourienne et thaïlandaise, sur les condominiums de luxe, visant initialement les conditions d’accès des expatriés et entreprises étrangères à la propriété immobilière). Dans l’étude menée antérieurement sur des métropoles telles que Singapour et Jakarta (Goldblum, 1988 et 1998), ces considérations nous ont conduits à approcher les transformations urbaines et territoriales en termes de processus de « métropolisation » plutôt qu’en termes de desakota. Cette approche, prenant en compte les relations centre-périphérie et portant un intérêt particulier aux évolutions typomorphologiques intra-urbaines, a effectivement été élaborée relativement aux grandes agglomérations. Cependant, de nombreux indices relatifs à l’internationalisation de la production urbaine dans les villes de second rang, concernant non seulement les formes urbaines et les configurations spatiales produites, mais aussi les logiques qui les sous-tendent, nous incitent à penser que la métropolisation ne concerne pas les seules grandes agglomérations et n’a pas nécessairement pour aboutissement la constitution de métropoles. La démarche développée dans le présent ouvrage concerne les métropoles secondaires et villes de second rang ; elle repose sur l’hypothèse selon laquelle celles-ci manifestent des tendances d’évolution présentant des analogies avec les mutations observées dans les grandes métropoles. L’approche de la métropolisation en termes de processus s’impose plus encore dans la présente étude, avant tout en raison du caractère inachevé, voire embryonnaire, des processus et stratégies d’urbanisation à l’œuvre dans les villes de second rang qui font l’objet du présent recueil – volontairement, quoique paradoxalement placé sous le signe d’une métropolisation en tendance – pour l’étude desquelles les grandes métropoles mentionnées serviront, de ce point de vue, de clés de lecture.

Les villes de second rang, lieux mineurs de la métropolisation

12Les processus de métropolisation tels que nous les étudions s’inscrivent dans un contexte de mondialisation. Ils combinent des dimensions et facteurs multiples, au premier rang desquels des processus économiques : globalisation des marchés, internationalisation et amplification des échanges, notamment sous l’effet des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), nouvelle division internationale du travail et stratégies de localisation des investissements. Cette combinaison de facteurs intègre principalement des mutations technologiques, concernant tant les sphères de production que les formes de gestion du temps associées à l’accélération des échanges. Entrent également en jeu des actions volontaristes, menées tant à partir de la sphère privée, telles les stratégies de localisation des investissements et des entreprises développées par les firmes dans leur logique propre de développement, qu’à partir de la sphère publique : politiques volontaristes de développement de métropoles dans le cadre des constructions nationales, stratégies publiques d’aménagement visant au rééquilibrage des territoires aux diverses échelles, transnationale, nationale ou régionale, ou encore à leur adaptation à cette nouvelle donne internationale et aux compétitions auxquelles celle-ci donne lieu – en vue précisément de l’attraction des investissements industriels ou de la capture des flux touristiques, avec certains effets d’accompagnement, voire d’anticipation des processus.

13Ces processus et stratégies concernent avant tout, et en premier lieu, les grandes agglomérations, dans lesquelles les densités résidentielles et la compacité des surfaces bâties sont sources ou opportunités de connexion et d’échanges, sous réserve que les localisations ou facilités de branchement sur des circuits de flux s’y prêtent. Dans une perspective quelque peu décalée, répondant à l’hypothèse de « métropolisation secondaire » formulée plus haut, nous nous intéressons à l’impact de l’internationalisation de l’économie urbaine et aux effets locaux de l’ouverture – y compris à la faveur des évolutions géopolitiques qui, depuis la fin des années 1980, ont mis un terme à la politique des blocs en Asie du Sud-Est – sur des villes de second rang et des espaces périurbains, considérés comme lieux mineurs de la métropolisation.

14Sur le plan chronologique, ne serions-nous pas en présence d’une nouvelle étape dans le processus de métropolisation, qui concernerait non plus le (seul) réseau des grandes métropoles asiatiques mais gagnerait à présent des petites capitales nationales comme Vientiane, Phnom Penh, ou des grandes capitales régionales comme Da Nang, Penang ou Surabaya ? L’hégémonie des grandes métropoles asiatiques, le plus souvent en position littorale, a certes eu pour effet d’affaiblir les villes plus petites placées dans leur dépendance, mais ces villes acquièrent pourtant des fonctions internationales dans le cadre d’organisations transnationales polycentriques émergentes. Mais celles-ci sont des relais des grandes métropoles, se situant dans les interstices des espaces forgés par la mondialisation, participant à la densification du maillage de l’Asie par un semis de villes fortement internationalisées, et acquérant de la sorte les fonctions internationales qu’elles ne pouvaient exercer dans leur seule dimension nationale.

15La littérature scientifique décrit les grandes agglomérations métropolitaines comme relativement déconnectées de leurs territoires nationaux, préférant les relations avec les autres métropoles et l’intégration aux réseaux mondiaux (Scott, 2001 ; Veltz, 1996 ; Castells, 1996 ; Taylor, 2004 ; Sassen, 1991). Ce type de déconnexion s’observe-t-il, et selon quelles modalités, dans les villes aux marges de la métropolisation pour lesquelles l’ancrage territorial régional ou national est une caractéristique forte ? Ces lieux secondaires de la métropolisation ne font-ils qu’enregistrer en mineur des effets apparus plus fortement, ou plus tôt, dans les villes de premier rang ? Les modalités et les effets sont-ils spécifiques du fait de la triple articulation de ces villes décrite ci-dessus ?

16Un autre volet d’investigation porte sur la spécificité des échelles temporelles : s’agit-il d’une simple différence de rythmes des transformations et du renouvellement urbain ? L’ampleur et les manifestations de la métropolisation varient-elles selon la taille, la structure du peuplement et la situation géographique de ces villes ?

Catégories de villes étudiées

17Les villes étudiées ont été choisies, dans les domaines de compétence des membres de l’équipe, comme représentatives de localisations et de fonctions qui les placent dans la relation seconde à l’international exposée ci-dessus. Les catégories étudiées sont : la catégorie des petites capitales nationales, petites moins par leur taille que par leur faible puissance économique (Phnom Penh, Vientiane) ; celle des grandes capitales régionales (Penang, Da Nang, Surabaya) ; celle enfin de villes directement branchées sur les flux mondiaux par le tourisme (Denpasar). Les études de cas illustrant ces catégories sont mises en perspective par des ouvertures comparatives en contrepoint. Ces comparaisons portent sur les systèmes urbains d’États-continents voisins, Inde et Chine, afin d’évaluer les spécificités des tendances de l’urbanisation en Asie du Sud-Est. Nous essayons de vérifier si le contexte de transnationalisation, identifié en Asie du Sud-Est, trouve des analogies dans les dynamiques urbaines de ces deux États-continents. Partons de l’hypothèse que la continentalité de l’Inde et de la Chine, qui tranche avec l’organisation maritime ou sur les circulations maritimes de l’Asie du Sud-Est, et son caractère plus extraverti, a des conséquences sur le processus de métropolisation des villes de second rang. Les villes secondaires ont-elles le même statut, subissent-elles les mêmes processus, les formes produites par la métropolisation sont-elles identiques dans des configurations territoriales au départ si différentes ?

18Dans cette perspective, nous avons retenu trois niveaux de comparaison. Une démarche comparative à l’échelle de l’Asie du Sud-Est entre catégories de villes similaires ; une comparaison par sous-ensembles de l’Asie du Sud-Est, soulignant les spécificités des organisations urbaines des parties continentale et insulaire ; une confrontation comparative, à l’échelle de l’Asie orientale et méridionale.

19Vientiane, 376 000 habitants et Phnom Penh, plus d’un million d’habitants, sont deux capitales nationales placées à la tête de leurs réseaux urbains nationaux respectifs, mais leur taille comme leurs fonctions ne leur permettent pas de se placer dans le groupe des métropoles asiatiques dominantes. Elles participent toutes deux à l’intégration et à la mise en réseaux de territoires de l’Asie du Sud-Est continentale et du Yunnan, dans le cadre de l’aménagement de la Région du Grand Mékong financé par la Banque Asiatique de Développement. L’ouverture aux échanges internationaux du Laos et du Cambodge, au cours des années 1980, après une phase d’autarcie économique, permet d’évaluer les liens complexes qui s’établissent entre mondialisation économique et métropolisation. Peut-on dire que ces capitales reproduisent des situations qu’ont connues, depuis les années 1950-1960, d’autres métropoles asiatiques et bien des villes du Sud ? En tout état de cause, on peut constater que les réformes économiques de la fin des années 1980 leur ont permis de sortir de leur isolement pour entrer dans un cycle de transformations profondes ; en témoigne la multiplication des chantiers, au centre, au péricentre et parfois en périphérie, répondant à l’intention politique clairement affichée de renforcer leur fonction métropolitaine.

20La ville de Da Nang, avec 575 000 citadins sur une population administrative de 750 000 habitants, capitale régionale du Centre Viêt Nam, présente un cas particulier parmi les processus de métropolisation étudiés. En effet, depuis son élévation en 1996 au statut de « ville autonome dépendant du gouvernement central », statut partagé avec les métropoles des deux deltas vietnamiens, elle enregistre des transformations d’une telle ampleur et à un tel rythme que l’on peut les interpréter en termes de métropolisation où l’urbanisme de projet joue un rôle prépondérant. En moins de dix ans, les infrastructures physiques (création de routes, ponts et projet de tramway), mais aussi les infrastructures sociales (campus universitaires, lycées, hôpitaux, équipements sportifs et culturels) et économiques (zones industrielles, parcs technologiques, centres commerciaux) ont été entièrement reconfigurées. Cet urbanisme de projet présente la particularité d’avoir, jusqu’à une date récente, été principalement financé par l’État vietnamien, désireux de renforcer la structure méridienne du pays en dotant la région Centre d’une véritable capitale économique.

21Penang, avec 1,2 million d’habitants, est une ville du détroit de Malacca, l’une des principales voies maritimes entre l’Europe et les ports d’Asie du Nord-Est, zone majeure d’échanges et de transit du commerce international fortement polarisée par Singapour. Mais le détroit est aussi une mer intérieure au sein d’un espace malais composé des deux rives, appartenant aujourd’hui à des ensembles nationaux distincts, à l’intérieur duquel les relations commerciales et culturelles sont étroites. La ville de Penang se trouve donc à l’articulation de logiques propres à sa position périphérique par rapport à son territoire national malaisien, et de logiques transnationales qui jouent sur plusieurs axes, celui des liaisons transversales entre les côtes du détroit et celui des liaisons méridiennes internationales empruntant le détroit.

22Surabaya, qui compte 2,7 millions d’habitants, est aussi une ville secondaire par rapport au système urbain indonésien dominé par Jakarta. La ville joue cependant un rôle majeur à l’échelle nationale, comme relais de la capitale pour la desserte du Grand-Est indonésien. Fortement ancrée à son arrière-pays et principal pôle d’organisation d’une région centrale qui intègre progressivement l’espace de la province de Java-Est, c’est aussi un nœud national bien établi et un nœud international en devenir dans un contexte archipélagique. La ville cherche à valoriser son articulation à deux réseaux d’échanges grâce aux possibilités offertes par la décentralisation : celui des flux entre l’Australie et Singapour – deux pôles dominants des échanges internationaux dans la région, éloignés de Surabaya, mais qui développent actuellement leurs relations avec la ville ; celui des liaisons entre l’Australie et les pôles de la mer de Chine méridionale, flux susceptibles d’emprunter un deuxième axe méridien de l’Asie orientale, par les détroits de Lombok et de Makassar, axe secondaire par rapport à celui du détroit de Malacca et de la façade maritime de l’Asie orientale.

23Denpasar, 800 000 habitants, est représentative de la dernière catégorie des villes aux marges de la métropolisation. Capitale régionale de petite taille, dépourvue de capacités organisatrices au-delà des limites insulaires de Bali, son activité touristique l’insère néanmoins dans l’économie mondiale. Le tourisme international explique la croissance rapide de la ville, son expansion spatiale et son évolution morphologique, ainsi que les phénomènes d’hybridation et de réappropriation identitaire des formes architecturales de la modernité qui s’y observent.

Principes d’analyse de la métropolisation des villes de second rang

24Notre recherche prend pour hypothèse de départ l’idée que les mécanismes d’internationalisation relatifs aux grands pôles urbains mondiaux concernent aussi, fût-ce en mode mineur, les pôles secondaires de la métropolisation. C’est donc à partir d’une lecture (et d’une grille de lecture) concernant les processus à l’œuvre dans les pôles majeurs de l’économie mondialisée que nous avons tenté d’élaborer notre système de critères. Afin d’éviter d’introduire d’éventuels biais géo-culturels, c’est avant tout en référence aux grandes métropoles asiatiques (en particulier Singapour, Jakarta et Bangkok pour l’Asie du Sud-Est, d’autres situations urbaines de référence valant évidemment pour les « contrepoints » chinois et indien) que ce travail est engagé.

25Deux ordres de critères peuvent être proposés. Une première série de critères prend appui sur les observations et analyses de la métropolisation dans ses pôles avancés (notamment : internationalisation/verticalisation des centres, changement d’échelle des opérations d’aménagement, des opérateurs, des territoires urbains, nouvelles relations fonctionnelles centre-périphérie – liste évidemment non exhaustive). Pour cette première série de critères, nous privilégions dans un premier temps trois entrées, à savoir :

  • les processus spatiaux (verticalisation, densification, extension) et les échelles (centres, péricentre, périphéries, aires métropolitaines, régions méga-urbaines) ;
  • les édifices de l’internationalisation urbaine (formes, lieux et fonctions), les opérations (nature, envergure, implications foncières) et leurs producteurs (financement et origine des capitaux, promotion publique ou privée) ;
  • les principes et modalités d’action présidant ou contribuant à la métropolisation : logiques des acteurs privés de l’internationalisation (logiques exogènes : investissement tertiaire, délocalisation industrielle ; logiques endogènes : spéculation foncière et immobilière, investissement hôtelier) ; les stratégies d’aménagement (planification spatiale et fonctionnelle ; projets urbains, équipements, infrastructures) ; les dispositifs institutionnels et réglementaires de gestion urbaine (notamment en matière de transactions foncières, d’encadrement des mobilités et du peuplement et de décentralisation/déconcentration).

26Une seconde série de critères permet de rendre compte des spécificités urbaines de nos terrains d’investigation :

  • quant aux formes et modes d’insertion de ces villes dans les réseaux de l’économie mondialisée,
  • et quant à leur manière (physique, économique, sociale, administrative et politique) d’intégrer les « ingrédients socio-spatiaux » de la mondialisation, d’y adapter (au prix d’un éventuel recyclage) les formes et dispositifs spatiaux préexistants ou de s’en accommoder en inventant des succédanés aux formes « canoniques » de la métropolisation.

27Il s’agit donc, dans cette seconde série, de pointer, en regard des trois entrées mentionnées ci-dessus, les éléments substitutifs originaux identifiables dans les villes étudiées.

28C’est en référence aux catégories de villes mentionnées et à ces principes d’analyse que nous avons organisé le présent ouvrage, dans la perspective de contribuer à éclairer la façon dont les territoires et les sociétés enregistrent les tendances lourdes des évolutions asiatiques contemporaines, à partir de lieux mineurs de la métropolisation, hors des lieux où ces processus sont généralement étudiés.

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Veltz Pierre, Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris, PUF, 1996.

Notes de bas de page

1 Le présent ouvrage est issu d’une recherche, portée par le Centre Asie du Sud-Est (CASE) et intitulée « Villes aux marges de la métropolisation » ; celle-ci a été financée par l’appel d’offre « Recompositions transnationales dans la régionalisation du monde », émis par le Département des Sciences humaines et sociales du CNRS. La problématique comme la grille d’analyse des villes ont été élaborées collectivement, lors de séances de travail régulières organisées de 2006 à 2010. Les contributions y ont été présentées et discutées à plusieurs reprises, de même que les éléments de conclusion.

2 Cette orientation de recherche, précédemment développée par plusieurs auteurs du présent ouvrage, a fait l’objet de la publication d’un ouvrage en deux volumes : Philippe Pelletier (éd.), Identités territoriales en Asie orientale, Les Indes savantes, 2004 ; Christian Taillard (éd.), Intégrations régionales en Asie orientale, Les Indes savantes, 2004.

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