Postface
p. 199-205
Texte intégral
1Régis Debray évoquait ainsi, dans son récent Éloge des frontières, l’ambivalence de nos aspirations contemporaines :
« On cajole une planète lisse débarrassée de l’autre, sans affrontement, rendue à son innocence, sa paix du premier matin, pareille à la tunique sans couture du Christ (…). C’est un fait. Il en est un autre, concomitant du premier : des frontières, il ne s’en est jamais tant créé qu’au cours des cinquante dernières années »1.
2Des ponts donc, mais des murs aussi : nous serions partagés entre le dessein d’abolir les séparations et celui de les renforcer. En appui sur une série d’enquêtes localisées, qui installent leur lecteur dans les communautés religieuses du Caire et de Mexico, de La Havane et d’Oslo, de Sidney et de Beyrouth, les Actes qu’on vient de lire, issus d’un colloque porté par quatre doctorants du Groupe Sociétés, Religions et Laïcités, confirment ce constat : ils signalent, en la reliant à la globalisation, que notre époque est travaillée par une tension en effet. Ils pointent, d’un côté, l’existence d’un vaste phénomène de dissolution (progressive) des frontières historiquement établies. Ils indiquent, de l’autre, que ce processus ne débouche nullement sur la cosmopolis dont rêvaient, au temps des Lumières, les théoriciens de la paix perpétuelle. D’autres démarcations surgissent. Elles ne sont pas guerrières nécessairement : la frontière est aussi le lieu du passage et de l’échange2. Elles nous renvoient simplement à ce principe anthropologique – rappelé, de la Bible à l’Enéide, par tous les grands récits de l’humanité – selon lequel il n’est pas d’identité qui puisse se construire indépendamment d’une définition préalable d’une altérité3.
3Mais d’où venons-nous ? Plusieurs contributions restituent les traits du monde d’hier. Il faisait fond sur le paradigme de l’unité. Les espaces politiques et religieux se superposaient : à l’intérieur des limites géographiques qu’il dessinait, le pouvoir n’admettait qu’une seule foi. Émile Durkheim l’expliquait de la sorte :
« Parce que toutes ces masses sociales étaient formées d’éléments homogènes, c’est-à-dire parce que le type collectif y était très développé et les types individuels rudimentaires, il était inévitable que toute la vie psychique de la société prît un caractère religieux »4.
4L’Occident médiéval répond à ce schéma. Les royaumes en son sein, sous l’égide de Rome, ne se conçoivent pas autrement que dans l’homogène de la vérité religieuse. Ils tolèrent certaines minorités, les juifs notamment dont la présence est réputée faire mémoire de la passion du Christ. C’est en les situant aux périphéries de la société, et en les soumettant de temps à autre à une violence purificatrice. Ce monde-là se gère par la frontière, poreuse encore dans l’espace, non point dans les esprits. Ordonner et exclure : à partir de la Réforme grégorienne surtout, la Christianitas fixe les principes de sa définition, et condamne ceux – les juifs, les mahométans, les hérétiques – qui persistent à vouloir se tenir en dehors de son enclos symbolique5. Ce n’est pas le propre de l’Occident. Le monde musulman se structure pareillement dans l’unité de foi. Le statut de dhimmi, consenti aux gens du Livre dès les premiers moments de l’islamisation, circonscrit certes un espace de protection. En imposant aux infidèles des règles de conduite spécifiques (en matière vestimentaire ou fiscale notamment), il rappelle cependant que la plénitude des droits ne peut être accordée qu’à ceux qui se soumettent à la vraie foi. L’entreprise des Safavides en Iran au début du XVIe siècle en faveur du chiisme illustre, à sa manière, ce projet d’homogénéisation politico-religieuse. L’entrée dans la modernité ne va pas, immédiatement, modifier ce système d’orthodoxie. Les États peuvent bien s’affranchir de toute loi extérieure à eux-mêmes. Ils n’en continuent pas moins, en prenant la religion non plus comme source certes, mais comme ressource, à vouloir adosser le vivre ensemble sur une communauté partagée de croyances religieuses. Annoncé par la paix d’Augsbourg (1555) qui déchire la chrétienté romaine, le moment westphalien se construit autour de ce que l’historiographie allemande a appelé la « confessionnalisation » des espaces politiques : des confessions particulières – le gallicanisme en France, l’anglicanisme en Angleterre, bientôt l’orthodoxie en Grèce – se trouvent requises de soutenir les appareils politiques qui s’installent. Cette trajectoire est celle, tendanciellement, des sociétés musulmanes. L’accès à l’indépendance ne s’est pas opéré dans l’effacement de la foi : quoique s’affirmant souverains, les États ont maintenu des relations de coopération avec la religion traditionnelle, à laquelle ils ont conféré, telle l’Égypte ici évoquée, un statut officiel, et, sous leur contrôle, un rôle effectif dans la régulation des existences sociales. Cette pression en faveur de l’unité politico-religieuse a laissé sa marque, même après la reconnaissance par les pouvoirs du droit à la liberté de conscience : par un effet d’hysteresis, renforcé par la fermeture des sociétés sur elles-mêmes jusqu’au milieu du XXe siècle et par la survivance souvent de liens institutionnels entre l’État démo-libéral et l’Église dominante, les ensembles sociétaux, si l’on excepte les « sociétés d’immigration » comme les États-Unis, ont, jusqu’à ces dernières années, reconduit leur singularité monoconfessionnelle6.
5Le propre du moment contemporain est d’avoir remisé ce paysage unicolore, où les communautés politiques se construisent à partir d’une population homogène. Roberto Cipriani l’avait noté en 1993 dans un livre collectif intitulé Religions sans frontières :
« La nouveauté tient dans la mobilité territoriale et sociale croissante à la fois, liée au phénomène de migration et de changement sociopolitique. Tout cela donne naissance à un mélange considérable et inégalé de fois et de pratiques religieuses, là même où l’on observait auparavant la dominance presque exclusive d’une Église ou d’une affiliation unique »7.
6Ce livre fait le même constat : les religions ont franchi les frontières où l’histoire les avait fixées. Les croyances du nord continuent, même après les Indépendances, à pénétrer les pays du sud : les chrétiens gagnent des terres en Afrique, et, de manière sans doute plus résistible, au Moyen-Orient. Les croyances du sud, le bouddhisme ou l’islam, trouvent à s’implanter, soit par l’immigration, soit par la conversion, dans les pays du nord. Et il arrive aussi que les échanges symboliques se fassent horizontalement. On repère des flux sud-sud et des flux nord-nord : on voit ainsi les christianismes africains s’implanter en Égypte ; et les évangélismes anglo-saxons gagner la vieille Europe. Cette circulation des énoncés religieux affecte les territorialisations établies : unifiées jusqu’alors par des croyances communes, les sociétés accueillent dorénavant des myriades de familles spirituelles, intégrées de plus en plus fréquemment dans des réseaux transnationaux. Comment expliquer cette mutation ? Nos contributions s’appuient sur un même principe généalogique : c’est à la « globalisation » qu’on doit cette luxuriance d’appartenances. Le concept décrit, selon l’expression de Roland Robertson, un phénomène de « compression du monde »8. Sans doute les échanges symboliques entre les grandes aires culturelles ont-ils toujours existé. Ces partages d’expériences, qui se faisaient dans la durée le plus souvent, n’empêchaient nullement que les sociétés s’agencent à partir de patterns profondément différents. On n’en est plus là : les chaînes d’interdépendances se sont allongées, impliquant la plupart des nations dans le même maelström civilisationnel. Ce processus de compression se repère à trois niveaux. Géographique, d’abord. Les déplacements de populations sur longue distance se sont multipliés ; dès lors qu’ils offrent des niches de prospérité, les territoires se peuplent désormais d’éléments exogènes en quête de sécurités matérielles. Rien ne demeure du coup, sauf aux marges du monde, des idiosyncrasies d’hier : les univers sociaux prennent partout, sous l’effet de ce mouvement diasporique, la forme d’ensembles mosaïques. Culturel, aussi. La globalisation se fait sous le signe du référent individualiste. À travers le développement des échanges économiques, et des flux d’informations (portés par les médias internationaux), se répand, ici et là, un univers commun de sens fondé, en rupture avec les schémas propres au monde traditionnel, sur la systématique du sujet. Nourries par le dessein de se distancier de lignées communautaires jugées aliénantes, les expériences de conversion rapportées dans cet ouvrage expriment, dans leur champ propre, cette substitution des logiques d’autonomie aux logiques d’appartenance. Juridique, enfin. Fondé sur la « charismatisation de l’État-nation », le monde westphalien était celui de la juxtaposition des souverainetés. Ces dernières décennies nous ont installés dans l’ère de l’intégration : les droits étatiques se trouvent référés, de plus en plus, à des règles supérieures, régionales ou universelles, dont la singularité est de placer au centre de leur dispositif la protection de la liberté du sujet. Voilà qui n’est pas, non plus, sans effet sur le religieux : ces nouveaux dispositifs viennent conférer aux organisations confessionnelles de nouvelles possibilités d’intervention sociale, et même de prosélytisme, où s’origine, pour une part, la recomposition des partages politico-religieux établis.
7On a parfois analysé la globalisation comme un facteur d’uniformisation du monde. « Sous l’effet de l’expansion du marché et des institutions juridiques et humanitaires de la démocratie capitaliste »9, l’univers se serait départi de ses singularités constitutives : plus de limes marquant la différence des peuples ; demeurerait simplement l’indifférenciation du métissage. Certains sociologues ont, dans cette perspective, émis l’hypothèse d’une convergence des régimes de croyances, qui pourrait bien aboutir demain à l’avènement d’une religion universelle10. Cet ouvrage propose une autre vision de notre actualité spirituelle. On y lit certes que les communautés de foi partagent aujourd’hui nombre de traits communs : s’installant en dehors des cultures qui les ont vues naître11, recrutant plus qu’auparavant auprès des individus atomisés12, reliées de surcroît par des moyens rapides de communication, celles-ci se constituent souvent en réseaux transnationaux. Mais on y voit aussi que cette proximité organisationnelle ne fait signe vers aucune unification substantielle : le monde des religions persiste à s’organiser sur le fondement de la séparation des affiliations. Deux types de clivages sont ici pointés. On insiste, d’une part, sur les clivages ethniques. L’École de Chicago avait relevé l’importance des « Eglises ethniques » dans l’Amérique du début du XXe siècle. Nos auteurs retrouvent cent ans plus tard le même phénomène, consolidé sous l’effet de l’amplification des mouvements migratoires. Les Antillais convertis au judaïsme, relèvent-ils, ne rejoignent pas d’emblée les dénominations ordinaires, orthodoxes ou libérales, de leur nouvelle religion : il leur faut, à travers la Fraternité judéo-noire, un monde d’entre-soi, où puisse se cultiver, en écho à la geste du peuple élu, la mémoire de l’esclavage. Les Turcs musulmans de Strasbourg ou les Africains chrétiens du Caire se tiennent à part également, en s’installant dans des espaces croyants où ils demeurent en connexion avec leur pays d’origine13. On insiste, d’autre part, sur les clivages spirituels. À la suite de Peter Beyer, les études ici rassemblées mettent en évidence deux grandes stratégies de réponses à la globalisation. Certains groupes, minoritaires dans le champ, se sont développés autour d’un modèle « libéral » d’accommodement : invoquant la conscience plus que la règle, ils défendent une religion de la subjectivité, ouverte au dialogue des croyances. L’islam soufi, le bouddhisme occidentalisé, le protestantisme mainline, le catholicisme conciliaire répondent à cet idéaltype. D’autres groupes, plus dynamiques aujourd’hui, se sont construits autour du modèle « conservateur » - de la résistance. Relèvent de cette catégorie, par exemple, l’évangélisme dans le monde chrétien, le salafisme dans le monde musulman, l’hassidisme dans le monde juif. Vomissant les tièdes, leur Dieu ne veut connaître que les « purs », qui acceptent de se donner intégralement, dans toute leur vie, à sa loi. Ces communautés ne laissent, quant à elle, de marquer les distances : elles se défient des mélanges œcuméniques ou interreligieux où se perdraient leur vérité, et imposent à leurs membres, jusque dans l’ordre vestimentaire ou alimentaire, des codes de conduite fortement distinctifs 14. Confronté à cette marqueterie d’appartenances segmentées, l’observateur ne peut qu’assentir à l’appréciation de David Lehmann :
« Dans ce processus, se redessinent de nouvelles frontières, parce que les communautés religieuses ou rituelles ne peuvent exister sans dessiner des frontières. Le concept de globalisation évoque non point l’homogénéisation, mais plutôt le réaménagement des frontières sociales15 »
8Les théoriciens de la religion contemporaine ont donné son congé à l’État. En connivence avec les sociologues de la politique, ils le décrivent comme un acteur second désormais, submergé à la fois par les dynamiques transnationales et les cristallisations infrapolitiques. Dans ce mouvement post-westphalien, ajoutent-ils, la question des allégeances reçoit de nouveau une réponse « médiévale » : les solidarités religieuses l’emportent dorénavant sur les affiliations politiques. L’analyse n’est pas fausse. C’est une tendance de notre monde en effet, que décryptent aussi, à juste raison, nos jeunes chercheurs, que de libérer les identités culturelles et religieuses. Peut-être aurait-il fallu cependant, en faisant droit aux arguments de la pensée réaliste, adjoindre à l’analyse ce contrepoint : l’effacement des territorialités politiques est plus résistible qu’on ne le croit. Un peu partout, en effet, les États tentent de contrarier ce processus d’émancipation. D’un côté, ils s’emploient à soumettre les croyances par tout un appareil de surveillances, ce dont témoigne, par exemple, la votation suisse sur les minarets. De l’autre, ils s’attachent à les enrôler au service de la consolidation de l’identité nationale, comme on le voit avec le discours sarkozyste sur les « racines chrétiennes » de la France. Régime de l’État ou régime de l’Église ? Les deux probablement. Voilà bien qui exprime la complexité de nos temps ultramodernes : non point tant la fin des territoires que leur multiplication dans un enchevêtrement des séparations.
Notes de bas de page
1 Debray R., Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010, p. 18.
2 Balibar E., Très loin et tout près. Petite conférence sur la frontière, Paris, Bayard, 2007
3 Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
4 Durkheim E., De la division du travail social, Paris, Puf, 1960, p. 154.
5 Iogna-Prat D., Ordonner et exclure, Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’Islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998.
6 Casanova J., Public Religions in the Modern World, Chicago, Chicago University Press, 1994.
7 Cipriani R., Religions sans frontières, Rome, Presidenza del Consiglio dei Ministri, 1993, p. 7.
8 Robertson R., Globalization. Social Theory and Global Culture, Londres, Sage, 1992.
9 . Fukuyama F., La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.
10 Beyer P., Religion and Globalization, Londres, Sage, 1994. L’auteur n’y voit, il est vrai, qu’un scénario parmi d’autres.
11 Roy O., La sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.
12 Beyer P., Religion and Globalization, op. cit. Voir aussi id., Religions in Global Society, Londres-New York, Routledge, 2003.
13 Adogame A. et Spickard J. (dirs.), Religion Crossing Boundaries. Transnational Religious and Social Dynamics in Africa and the New African Diaspora, Leyde-Boston, Brill, 2010.
14 Sur les plans alimentaires ou vestimentaires parfois, mais plus globalement existentiels. Rappelons que ces codes de conduite tendent aussi à durcir la frontière entre les sexes.
15 Lehmann D., « Religion and Globalization », dans Linda Woodhead, Hiroko Kawanemi et Christopher Partridge, Religions in the Modern World, Londres-New York, Routledge, 2008, p. 412.
Auteur
Directeur d’études (EPHE), Section des sciences religieuses, Directeur du GSRL.
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