Chapitre XVII. Sovjan et le lac Maliq en Albanie
Un site protohistorique dans son environnement
p. 237-246
Texte intégral
Introduction
1Le sud-ouest des Balkans est parsemé de nombreux lacs situés dans des bassins intramontagnards typiques de ces régions et dont les rives ont exercé un attrait tout particulier sur les populations dès la Préhistoire. Les lacs les plus fréquemment rencontrés (Fouache, 2006) sont de grands lacs comme ceux d’Ochrid, de Prespa ou de Jannina, qui sont installés dans des fossés d’effondrement modelés, à l’échelle du Plio-Quaternaire, en poljés par la dissolution karstique. Bordés de grands versants calcaires, ces lacs sont profonds – jusqu’à 280 m pour celui d’Ochrid, l’un des plus profonds d’Europe – et reçoivent peu d’alluvions et peu de matière organique. La relative stabilité du niveau de ces lacs et le faible développement des beines lacustres actuelles et fossiles expliquent peut-être que jusqu’à présent les rives de ces grands lacs n’aient pas livré de vestiges d’habitats préhistoriques particulièrement denses.
2Il n’en va pas de même des nombreux lacs-marécages, moins étendus et moins profonds, comme celui de Maliq qui, jusque vers 1960, occupait la partie nord du bassin de Korçë (Albanie), ou celui qui baignait le pied du tell préhistorique de Dikili-Tash dans la plaine de Drama, en Macédoine orientale (Grèce). De fait, les milieux humides de ce type, qui nous paraissent a priori moins hospitaliers, semblent avoir fortement attiré les populations préhistoriques, comme en témoigne la découverte de plusieurs sites lacustres depuis le milieu du xxe s. Certains d’entre eux ont fait l’objet d’investigations plus ou moins poussées, comme celui de Maliq (Fig. 1), dans le bassin de Korçë, qui a été fouillé dans les années 1960 par les archéologues albanais, ou encore celui de Dispilio, au bord du lac de Kastoria en Grèce septentrionale, où des fouilles systématiques sont menées depuis une vingtaine d’années par une équipe grecque de l’université de hessalonique. La découverte fortuite, à la fin des années 1980, d’un nouvel habitat lacustre à moins de 4 km au nord-est de Maliq, près du village moderne de Sovjan, tout comme celle, plus récente, d’un autre établissement du même type sur la rive orientale du lac Cheimaditis, près du village d’Anargyroi, à une trentaine de kilomètres au sud de Florina (Grèce), prouve que la liste est loin d’être close.
3Le bassin de Korçë est particulièrement riche en découvertes de ce type puisque, sur la vingtaine de sites qui y ont jusqu’à présent livré des traces d’occupation plus ou moins intermittente entre le Néolithique et le début de l’Âge du Fer, près de la moitié sont situés sur le pourtour de l’ancien lac Maliq. Parmi ces sites, trois au moins sont de type « palafittique » : Maliq – qui fournit la séquence chrono-stratigraphique de référence (Fig. 2) pour toute la région –, Sovjan et Dunavec ; on en connaît un quatrième sur la rive sud-ouest du lac de la Grande Prespa, près des villages de Kallamas et de Goritsa.
Le site de Sovjan, le programme de recherche et les méthodes d’étude
4Découvert fortuitement en 1988 lors du creusement d’un canal de drainage, le site de Sovjan fait l’objet, depuis 1993, d’un programme de recherche pluridisciplinaire franco-albanais associant exploration archéologique (codirigée par Gilles Touchais et Pétrika Léra) et études paléoenvironnementales (coordonnées par Éric Fouache). Il apparaît aujourd’hui comme le site potentiellement le plus riche pour l’étude de la dynamique des occupations de bord de lac dans les régions balkaniques. Les variations du niveau du lac et de son emprise, ainsi que les informations paléoenvironnementales fossilisées dans les sédiments lacustres, fournissent en effet l’une des clefs pour comprendre l’histoire des relations Homme-milieu dans ces régions depuis le début de l’Holocène.
5Une étude géomorphologique locale et régionale (Dufaure et al., 1999) a d’abord été menée parallèlement à l’exploration archéologique du site. Cette carte géomorphologique a permis de comprendre l’évolution des dynamiques géomorphologiques régionales depuis la fin de la dernière période froide et d’identifier les zones d’accumulation sédimentaires et les processus à l’origine de leur mise en place. Elle a aussi permis d’identifier les sites favorables à l’archivage des sédiments lacustres. On a réalisé ensuite un programme de carottages sur le lac Maliq et le lac d’Ochrid avec trois objectifs : 1) reconstituer les dynamiques végétales à l’échelle de la transition Tardiglaciaire/Holocène et de l’Holocène (Denèfle et al., 2000) ; 2) reconstituer la variabilité climatique à la même échelle de temps (Bordon et al., 2009 ; Magny et al., 2009) ; 3) reconstituer la variation du niveau du lac Maliq en relation avec l’occupation humaine (Fouache et al., 2001, 2010). Pour l’étude palynologique et paléoclimatique, un premier carottage a été réalisé au milieu du lac. Il a donné une série sédimentaire qui couvre les 15 000 dernières années. Un second, plus court et couvrant la période d’occupation du site, a été réalisé à proximité du Tell de Sovjan. Afin de reconstituer les variations lacustres, un transect de 10 carottages espacés de 10 m a été réalisé du Tell de Sovjan vers le centre de l’ancien lac. La reconstitution des paléo-niveaux lacustres repose sur une étude des variations dans la lithologie des sédiments. Les dépôts limono-argileux carbonatés correspondent à des sédiments lacustres, tandis que les sédiments organiques (argiles, tourbe, horizon pédologique de type « anmoor ») correspondent à une séquence de rive proche du littoral. L’estimation altitudinale moyenne attribuée à un paléo-niveau est fixée à l’altitude qui correspond aux plus fortes concentrations de marqueurs biologiques.
L’environnement du site
Les dynamiques géomorphologiques
6Le lac Maliq est situé dans la zone de subsidence maximale du fossé d’effondrement de Korçë (Fig. 3) depuis le Pliocène. À partir de l’Holocène, soit depuis 10 000 ans, le réchauffement climatique a fait que ce lac a fonctionné en tourbière, de sorte que la sédimentation tourbeuse y atteint jusqu’à 10 m d’épaisseur. La confluence du Devoll, qui vient de l’est, et du Dunavec, qui vient du sud, limite au nord du bassin la zone d’extension possible des eaux du lac, tandis que le Devoll poursuit sa route vers l’ouest jusqu’à l’Adriatique.
7Le lac Maliq était donc un lac peu profond, de quelques mètres au maximum, d’autant que la présence d’un exutoire assurait l’évacuation des trop pleins de crue. Ce lac, qui a été asséché au début des années 1960 dans le cadre d’un vaste plan de travaux de drainage (bonification), avait tendance à être comblé par les alluvions du Devoll, très chargées en période de crue car les bassins versants amonts sont riches en roches terrigènes, comme la molasse. Les surfaces inondées pouvaient cependant varier du simple au double entre l’hiver et l’été, comme le montre notamment la carte topographique de 1948.
La variabilité climatique et végétale
8Si les fluctuations climatiques se font nécessairement sentir dans la région, l’altitude moyenne du bassin, à 820 m, et l’apport de précipitations hivernales importantes, entre 600 et 800 mm, parfois sous forme neigeuse, assuraient au lac Maliq, même pendant les années sèches, un minimum de mise en eau. Toutes ces conditions expliquent la richesse de cet écosystème, caractérisé par une grande productivité naturelle, qu’il s’agisse de la biomasse ou de la faune. Le diagramme reconstitué à partir d’un carottage de 9,3 m réalisé dans la tourbe de l’ancien lac, montre que ces conditions favorables ont joué à plein, aussi bien pendant la dernière période froide – quand le bassin a servi de refuge aux espèces arborées – que pendant la première moitié de l’Holocène, quand s’est constituée une dense forêt de chênes qui, comme on peut le constater sur le site de Sovjan, ne commencera vraiment à être défrichée qu’à l’Âge du Bronze. Du point de vue du climat, les données palynologiques étudiées à partir d’un carottage réalisé dans les sédiments du lac Maliq ont permis aux équipes du Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (Gif-sur-Yvette) et de Chrono-Ecologie (Besançon et Dijon) de reconstituer les courbes d’évolution des températures et des précipitations depuis 15 000 ans (Fig. 4). Cette étude montre que, si les températures moyennes saisonnières ont été à peu près constantes depuis 10 000 ans, les précipitations moyennes ont connu plus de variabilité, notamment dans leur répartition saisonnière, et que c’est là sans doute la première cause de la variation du niveau des lacs.
Le site de Sovjan et son occupation
La séquence chronostratigraphique du site
9L’habitat protohistorique est constitué d’un tell très surbaissé de forme elliptique et de superficie assez modeste (environ 2,5 ha ; Fig. 5). Les fouilles, qui ont jusqu’à présent porté essentiellement sur le quart sud-est du tell (secteur A), ont permis de distinguer une séquence de 13 niveaux anthropiques, correspondant à plusieurs grandes périodes d’occupation (Fig. 2). Le premier établissement (couche 13) date apparemment du tout début du Néolithique (vers 7000 av. J.-C., d’après les datations 14C), tandis que le plus récent (couche 5), précédant l’abandon définitif du site, se situe vers 700 av. J.-C. : à cette époque, une montée du niveau lacustre eut pour effet de submerger le site, qui demeura englouti jusqu’au début des années 1960, période des grands travaux d’assèchement du lac. Pendant cette longue phase de submersion, qui dura près de 2 000 ans, il se forma au fond du lac une épaisse couche de tourbe (couche 4) qui scelle les niveaux archéologiques. Cette couche de tourbe est elle-même recouverte par des sédiments stériles (couche 3 : argiles de décantation ; couche 2 : dépôts de ruissellement), tandis que la couche 1 est constituée par les déblais du canal.
10La chronologie des niveaux d’occupation (couches 5 à 14) repose à la fois sur des données archéologiques et sur une série de 35 datations par radiocarbone dont certaines demandent encore à être confirmées. La dendrochronologie n’a pas encore fourni de datations absolues mais l’analyse des quelque 1 300 échantillons de bois prélevés sur le site offre déjà une séquence relative continue de plus de quatre siècles fortement individualisée.
11Les niveaux les plus riches du point de vue archéologique appartiennent à l’Âge du Bronze. Ils correspondent, d’une part, aux couches 7 à 9, attribuées au Bronze Moyen (phase Maliq IIIc) mais qui ne semblent guère antérieures aux derniers siècles du IIIe millénaire, donc à la fin du Bronze Ancien ; d’autre part, aux couches 5 et 6, datés du Bronze Récent (phase Maliq IIId, deuxième moitié du IIe millénaire). Les premières phases du Bronze Ancien ne sont jusqu’à présent représentées à Sovjan que par quelques tessons ; le Chalcolithique et le Néolithique Récent sont complètement absents (Bordon et al., 2009).
Les structures d’habitat
12Le site, fossilisé par un haut niveau lacustre au moment de son abandon, a permis la conservation de nombreux vestiges de constructions en bois qui constituent l’un des intérêts majeurs du site de Sovjan.
13Dans les niveaux néolithiques – qui n’ont été fouillés que dans des sondages de superficie très réduite –, ces vestiges se réduisent à quelques éléments en chêne ou en frêne (planches, fragments de perche, semelle de pieu perforée) dont certains seulement étaient en place.
14C’est dans les niveaux attribués au Bronze Moyen que les structures, souvent en place, sont les mieux conservées, aussi bien en plan qu’en élévation. Outre plusieurs planchers, qui diffèrent surtout par le choix des essences (Fig. 6), et d’innombrables pieux, presque tous en chêne, la structure la plus intéressante est une grande maison absidale de plus de 15 m de long sur 4 m de large, baptisée maison du Canal, dont l’élévation en clayonnage est conservée sur 0,5 m de hauteur environ (Fig. 6) ; à l’intérieur, un mur de refend sépare la petite pièce en abside, au nord, de la pièce principale, au sud, dans laquelle on pénétrait par une porte percée dans le long mur est, donc du côté du lac ; un lit d’écorce de plusieurs mètres carrés, qui avait sans doute une fonction isolante, s’étendait sous une partie du sol de la grande pièce. À moins de 2 m au nord de cette maison, un plancher de rondins posés sur de longues traverses a été interprété comme un chemin. De l’autre côté de celui-ci s’ouvrait une autre maison, dite maison du Pêcheur, dont on a dégagé seulement la porte et un petit segment de mur en clayonnage. On dispose donc ainsi des premières données non seulement sur les techniques de construction et sur la planimétrie des habitations, mais aussi sur l’organisation de l’espace bâti (Touchais, 2008).
Les interrelations entre le site et son environnement
15Favorisées par la bonne conservation de la matière organique, les études paléoenvironnementales permettent d’appréhender, pour la première fois dans cette région, l’impact de l’activité anthropique sur l’écosystème. Quoiqu’encore limités, leurs résultats fournissent de précieuses informations tant sur le milieu animal que sur le milieu végétal. D’une manière générale, il apparaît que pendant tout le IIe millénaire, l’impact de l’activité humaine se caractérise par des prélèvements relativement importants sur le milieu naturel mais sans transformation sensible de ce milieu, à la différence de ce que l’on peut observer, par exemple, dans le monde égéen. C’est-à-dire qu’à côté d’une économie de production survit une économie de prédation assez intense, mais que leur impact conjugué sur l’environnement demeure limité.
Le milieu animal
16Les premiers résultats de l’étude des restes fauniques recueillis à Sovjan montre que, si l’approvisionnement en viande est issu en majorité de l’exploitation des animaux domestiques – surtout des bovins, des ovins/caprins et des porcins, mais le chien est aussi consommé régulièrement –, la faune sauvage fournit, jusqu’à la fin de l’Âge du Bronze, un apport carné substantiel : parmi les mammifères, les cervidés et les suidés sauvages représentent en effet entre 8 et 9 % des restes et des individus – à quoi il faut ajouter les oiseaux, presque tous aquatiques (héron cendré, poule d’eau, foulque macroule), et les poissons (chevaine, bouvière, gardon), dont on a retrouvé des restes en grand nombre dans plusieurs secteurs de l’habitat, notamment dans la maison du Pêcheur qui leur doit son nom. L’étude de ces restes a montré qu’il s’agissait pour l’essentiel de déchets de préparation culinaire (Gardeisen et al., 2002).
Le milieu végétal
L’exploitation des ressources forestières
17Dans l’état actuel de l’étude dendroécologique, on ne peut guère faire état que de quelques observations préliminaires.
18La première, confirmée par les données palynologiques (Denèfle et al., 2000 ; Fouache et al., 2001) est la prédominance écrasante du chêne, et cela dès le Néolithique. Au Bronze Moyen, nombre de chênes utilisés par les habitants de Sovjan pour construire leurs planchers avaient plus de 350 ans d’âge à l’abattage ; ils proviennent donc, selon toute vraisemblance, des forêts primaires mises en évidence dans le diagramme pollinique (cf. supra).
19Parallèlement au chêne, les populations protohistoriques ont aussi utilisé comme bois d’œuvre, surtout au début du Bronze Moyen, un certain nombre d’espèces non dominantes. Ce sont pour la plupart des espèces de milieu humide, comme l’aulne, le frêne ou le saule, qui devaient abonder dans l’environnement proche du site.
20Enfin, le pin, qui appartient à la végétation des contreforts montagneux de la plaine, n’a été employé que tardivement pour la construction, à la fin du Bronze Moyen et surtout au Bronze Récent.
La cueillette
21Parmi les prélèvements opérés sur le milieu végétal pour l’alimentation, on a recensé diverses baies et fruits sauvages tels que la noisette, la faîne, la mûre, la framboise, la cornouille, la baie de sureau, la pomme et la poire, mais aussi, dans les niveaux du Bronze Moyen, d’assez fortes concentrations de glands (Allen, 2002). Ces derniers étant le plus souvent rôtis, on suppose qu’ils étaient consommés. Mais ils deviennent très rares dans les niveaux du Bronze Récent, ce qui peut s’expliquer soit par un changement dans l’écosystème, soit par une évolution des pratiques alimentaires. Rien ne permet actuellement de trancher entre ces deux hypothèses.
L’agriculture
22Dans ce domaine aussi, l’étude paléoethnobotanique permet d’ores et déjà de saisir certaines évolutions au cours de l’Âge du Bronze, aussi bien en ce qui concerne les espèces cultivées que les espaces mis en culture.
23Parmi les céréales, l’engrain (Triticum monococcum) prédomine pendant tout l’Âge du Bronze. Mais alors qu’au Bronze Moyen il est accompagné du blé amidonnier (Triticum dicoccum), de l’orge (Hordeum vulgare distichon) et du millet (Panicum miliaceum), au Bronze Récent on voit apparaître deux nouvelles espèces : l’épeautre (Triticum spelta) et le blé tendre (Triticum aestivum). Le spectre des légumineuses s’élargit aussi au Bronze Récent, le pois chiche (Cicer arietinum) venant s’ajouter à la lentille (Lens culinaris) et à l’ers (Vicia ervilia) qui étaient déjà cultivés précédemment (Allen, 2003).
24En ce qui concerne l’extension des terroirs agricoles et ses variations au cours de l’Âge du Bronze, c’est l’examen des plantes herbacées associées aux céréales qui fournit les premières indications. On constate en effet qu’au Bronze Moyen il s’agit de plantes de milieu humide, tandis qu’au Bronze Récent elles sont plus variées, incluant des graminées qui résistent à des conditions plus arides, comme l’ivraie par exemple. Cela suggère qu’au Bronze Moyen – comme sans doute au Néolithique, période pour laquelle nous n’avons malheureusement pas de données paléobotaniques –, l’aire cultivée se limitait en fait aux abords immédiats du site, tandis qu’au Bronze Récent elle s’étendait jusqu’au pied des versants (Allen, 2004), mais sans doute pas au-delà, si l’on en juge par l’absence d’apports terrigènes importants dans les niveaux du Bronze Récent. C’est seulement après l’Âge du Fer que les niveaux archéologiques furent recouverts par une épaisse couche argileuse, qui témoigne de l’érosion des versants consécutive à la mise en culture des collines molassiques. Il est difficile de dater précisément ce phénomène mais des études menées dans d’autres régions des Balkans ont montré qu’il n’était pas antérieur à l’époque romaine, voire médiévale ou même moderne (Fouache, 2002).
25Il semble donc que si, dans le bassin de Korçë, les défrichements débutent au Néolithique, lorsque des populations se sédentarisent autour du lac, ils demeurent très limités au moins jusqu’à la fin du Bronze Moyen, parce que jusqu’au milieu du IIe millénaire, les habitants se contentent de cultiver la zone humide proche du site. Une zone dont l’extension peut certes varier en fonction des oscillations du climat mais qui, même pendant les périodes de bas niveau lacustre, ne disparaît jamais complètement, au moins pendant une partie de l’année. Or, c’est là un mode d’exploitation des terroirs dont on a montré récemment qu’il était pratiqué par les populations néolithiques de la plaine de Drama (Lespez, 2003). Car contrairement à une idée reçue, il apparaît aujourd’hui que les Néolithiques des régions nordégéennes ne cultivaient pas les « sols légers » mais, au contraire, des sols très lourds, naturellement fertiles, comme ceux, sans cesse réessuyés, des zones marécageuses (Dufaure, 2003).
26Dans cette perspective, l’intérêt des fouilles de Sovjan serait de mettre en évidence la survivance de ce « modèle » nord-égéen jusqu’au milieu du IIe millénaire, alors que dans le sud de l’Égée, au contraire, l’exploitation des terroirs est marquée dès le IIIe millénaire, voire un peu plus tôt, par des défrichements importants qui ont marqué durablement les paysages (Zangger, 1992 ; Willis, 1994). Ce conservatisme des pratiques agricoles dans les régions septentrionales s’accorde bien, du reste, avec celui que l’on observe, à Sovjan comme à Maliq, dans tous les domaines de la culture matérielle, qu’il s’agisse de la céramique, de l’outillage ou de l’habitat (Prendi, 1966 ; Touchais, 2008). En d’autres termes, le Bronze Ancien et le Bronze Moyen d’Albanie méridionale présentent un faciès que l’on pourrait qualifier de subnéolithique, et dont il serait intéressant de préciser l’extension géographique.
L’impact du milieu sur l’évolution du site
27Les résultats des carottages réalisés dans le bassin, en particulier dans la zone de l’ancien lac Maliq et à proximité du site de Sovjan, couplés aux données issues des fouilles archéologiques, ont permis de proposer une reconstitution des variations du niveau du lac et d’observer leur impact à deux niveaux : 1) sur l’habitat de Sovjan durant toute la durée de son occupation, du début du Néolithique au début de l’Âge du Fer et 2) plus largement sur la dynamique de peuplement dans tout le bassin de Korçë depuis la fin du Tardiglaciaire jusqu’aux périodes modernes.
28On soulignera ici trois moments de la séquence pour lesquels il est possible de mettre en relation la dynamique de l’habitat avec les variations du niveau lacustre (Fig. 7).
29Le premier se place tout au début. Il semble bien, en effet, que la couche limoneuse atteinte au bas de la séquence (couche 14) et correspondant au niveau de battement de la nappe pendant tout le début de l’Holocène, s’étend partout sous le plus ancien niveau d’occupation (couche 13). Cela voudrait dire que l’Homme s’est installé à Sovjan à un moment où la superficie du lac s’était réduite, donc à la faveur d’une phase de bas niveau lacustre. Cette installation étant datée, par le radiocarbone et par quelques tessons à décor impresso, du tout début du Néolithique, son intérêt principal est de lever un coin du voile sur la question de la néolithisation dans le sud-ouest des Balkans. La présence de ce premier établissement, dont on a retrouvé quelques éléments de construction épars, prouve en tout cas que, dès la phase initiale du Néolithique, il existait dans le bassin de Korçë, à côté de villages implantés sur la terre ferme comme Podgorie ou Vashtëmi, des habitats de bord de lac.
30Le second moment, qui apparaît pour l’instant en négatif dans la séquence, correspond au Néolithique Récent, au Chalcolithique et au début du Bronze Ancien, périodes auxquelles on n’a pu encore assigner aucun niveau d’occupation à Sovjan. Il est certes possible que de tels niveaux existent dans des secteurs du site encore inexplorés où l’habitat se serait momentanément déplacé. Mais tant qu’on ne les a pas trouvés, on doit envisager la possibilité d’un hiatus, qui se situerait donc approximativement entre 5000 et 3000-2500 av. J.-C. Or à cette époque, le site de Maliq, distant de moins de 4 km, est florissant, comme l’attestent notamment les innombrables pieux de l’habitat chalcolithique (phases IIa et IIb) dont l’image a longtemps résumé la préhistoire albanaise. Étant donné la proximité des deux sites, il est certain que les conditions naturelles y étaient identiques. Si donc la poursuite des recherches à Sovjan venait à confirmer la réalité de ce hiatus, il faudrait l’expliquer autrement que par des causes naturelles.
31Le troisième moment correspond à l’abandon du site, qui est submergé au début de l’Âge du Fer, lorsque le lac connaît une extension très importante puisqu’il vient battre jusqu’au pied du Mali Thate. De cette phase de submersion témoigne la couche de tourbe (couche 4), qui scelle les niveaux archéologiques.
Conclusion
32Dans l’état actuel des recherches, on peut dire que le site de Sovjan fut occupé de façon continue au moins entre la fin du IIIe millénaire et le viie s. av. J.-C. La séquence de Maliq est très voisine, et en partie complémentaire. On connaît donc aujourd’hui en Albanie méridionale au moins deux sites lacustres à stratigraphie longue, qui prouvent que dans le sudouest des Balkans, ce type d’habitat a perduré pendant plusieurs millénaires, jusqu’à l’époque historique. On en trouve du reste un écho dans le fameux passage d’Hérodote sur les tribus de la région du Pangée et du lac Prasias dont certaines, écrit l’historien au ve s. av. J.-C., « bâtissent leurs demeures sur le lac même… sur une plate-forme qui repose sur des pieux élevés et qu’une étroite passerelle relie seule à la terre ferme » (V, 16).
33Depuis 2007, le programme de recherche PALM (Prospection Archéologique du Lac Maliq) a d’ores et déjà permis de localiser, sur le pourtour du lac ainsi que dans la zone de piémont, près d’une soixantaine de nouveaux sites dont la chronologie s’échelonne entre le Néolithique et l’époque médiévale et dont l’implantation est liée, comme à Sovjan, aux variations d’extension de l’aire lacustre. On sait donc aujourd’hui que le bassin fut occupé de manière dense et continue depuis le début de l’Holocène jusqu’à nos jours.
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La géoarchéologie française au xxie siècle
Ce livre est cité par
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La géoarchéologie française au xxie siècle
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