Chapitre XIII. Alluvionnement, climat et peuplement dans la plaine du Roussillon (France) au cours du dernier millénaire
Une approche géoarchéologique
p. 185-194
Texte intégral
Introduction
1La géoarchéologie reste une discipline encore balbutiante en ce qui concerne les périodes récentes, i.e. le dernier millénaire. Pourtant, sur cet intervalle de temps, les transformations des paysages sous les effets conjugués des importantes fluctuations démographiques (croissance démographique du Moyen Âge central, puis crises démographiques du xive s.), des mutations techniques et territoriales, mais également des changements climatiques (Anomalie Climatique Médiévale puis Petit Âge Glaciaire), ont profondément modifié les relations entre les sociétés de ce passé récent et leurs environnements. C’est notamment le cas dans les basses plaines méditerranéennes, où les travaux pionniers de C. Vita-Finzi (1969) ont reconnu une évolution majeure au cours de la période post-romaine, le « younger infill ». Si d’importants progrès ont été accomplis pour la compréhension des premiers impacts anthropiques entre le Néolithique et l’Âge du Bronze, puis au cours de la période antique classique, force est de constater que les travaux concernant la période médiévale et le début de la période Moderne sont moins nombreux. Un recensement bibliométrique des travaux géoarchéologiques concernant le Moyen Âge dans les principales bases de données en ligne (Scopus, ISI Web of knowledge, Springer et Ingenta) montre une production annuelle faible, même si un léger frémissement est perceptible depuis le début des années 2000, soit avec un décalage de près de dix ans par rapport à la géoarchéologie dans son ensemble (Fig. 1). Si cette méthode ne permet pas d’apprécier à sa juste valeur l’ensemble des travaux qui sont menés notamment les travaux restés inédits réalisés dans le cadre de l’archéologie préventive en France, elle montre la part réduite de ces études dans le champ de la géoarchéologie académique. Ainsi, à l’instar du plaidoyer d’A. Durand (2010) pour la bioarchéologie médiévale, il semble que la géoarchéologie du Moyen Âge et de la période moderne reste une discipline à construire.
2Si la multiplication des sources écrites et iconographiques à partir du xiie s. ouvre de nouvelles perspectives sur l’histoire de l’environnement (Beck et Delort, 1993), elle est loin d’épuiser à elle seule cette thématique, d’autant que la partialité de cette documentation est souvent soulignée (Burnouf et al., 2009). Comme pour les périodes antérieures, la légitimité des approches de terrain reste entière. La géoarchéologie des périodes récentes doit cependant faire face à des difficultés spécifiques comme l’utilisation des datations radiocarbone. Mieux, la période des huit cents dernières années est la seule qu’il soit possible de documenter à la fois par les archives textuelles et parfois iconographiques et les archives pédo-sédimentaires, dans l’ensemble bien préservées. Si la richesse des croisements possibles entre ces types de sources conduit à un accroissement de la résolution spatiale et chronologique des restitutions proposées (Carozza et Puig, 2012), elle constitue également une opportunité pour tester, valider ou mieux contraindre les hypothèses sur les relations entre variabilité climatique, pression démographique, transformation des modes d’usage des sols et leurs impacts sur le fonctionnement des systèmes géomorphologiques d’une part et modalités d’adaptation des sociétés du passé aux transformations environnementales d’autre part. Cette méthodologie, qui couple approche géoarchéologique des formations alluviales récentes sensu largo, archéologie de terrain et histoire, a été appliquée pour mieux cerner l’évolution d’une basse plaine littorale méditerranéenne, la plaine du Roussillon sur le dernier millénaire. En particulier, nous avons focalisé notre travail sur la période de basculement entre l’Anomalie Climatique Médiévale (ACM, xe-xiiie s. apr. J.-C. ; Xoplaqui et al., 2011) et le début du Petit Âge Glaciaire (PAG, xive-xviie s., Le Roy-Ladurie, 1967).
3L’enjeu d’un tel travail est multiple. Tout d’abord, il examine l’impact possible de l’oscillation ACM/PAG comme facteur de contrôle principal de l’évolution géomorphologique des basses plaines. En ce sens, il ne s’agit pas simplement de décliner à l’échelle régionale un phénomène qui est généralement appréhendé aux échelles continentale voire globale, mais d’en déterminer l’ampleur, la chronologie et les effets à l’échelle locale. D’autre part, il s’agit d’envisager les processus de réponse des hydrosystèmes aval, en particulier au niveau de l’architecture des dépôts associés à cet événement climatique et l’impact potentiel sur l’organisation des paysages, des territoires et le fonctionnement des sociétés. L’émergence de nouvelles pratiques ou de modes de gestion des territoires, en particulier des espaces riverains, peut alors être appréhendée dans une perspective environnementale et non plus simplement socio-politique ou technique. Au final, il permet une relecture du phénomène de réorganisation des lieux de peuplement entre le xiiie et le xvie s. dans le cadre élargi à l’histoire de l’environnement.
Méthode
4Cette étude s’est appuyée sur des travaux au cadre chronologique plus large portant sur l’évolution de la basse plaine du Roussillon au cours de l’Holocène (Carozza et al., 2005 ; Carozza, 2011) pour lequel l’ensemble des données du sous-sol (BDGSS) ont été exploitées et une série de carottages réalisés. Ils ont permis de mettre en évidence l’existence d’un important recouvrement alluvial post-antique, quasi omniprésent dans l’ensemble de la basse plaine (Carozza et al., 2009). Son épaisseur semble très variable, comme l’indiquent les travaux antérieurs de P. Serrat (1999) dans la plaine de l’Agly, de R. Marichal et al. (1997) et de M. Calvet et al. (2002) sur la Salanque et la plaine du Tech (Carozza et al., 2011). De plus, son architecture sédimentaire ne semble pas s’inscrire dans un processus simple de progradation/aggradation de lobes alluviaux. Une première confrontation avec les données archéologiques de la Carte Archéologique Nationale (CAN) a ainsi permis de mettre en évidence de larges zones où les vestiges antérieurs à l’an Mil sont rares, inexistants ou bien enfouis (Fig. 2).
5Un suivi systématique des opérations d’archéologie préventive dans ces secteurs ainsi que le dépouillement a posteriori des rapports de fouilles anciennes ont été réalisés sur un secteur vaste de près de 400 km2. Ils ont permis d’identifier des zones clés en termes de dynamique fluviale, qui ont fait l’objet de carottages ou de tranchées géoarchéologiques visant à identifier et dater le fonctionnement des lobes alluviaux. La méthodologie retenue diffère de celle qui est généralement appliquée et qui œuvre par transects systématiques. Ici, compte tenu des surfaces à étudier et des difficultés de datation, elle a consisté à prendre appui sur des sites archéologiques connus en (sub-) surface, fournissant des jalons chrono-stratigraphiques et permettant de caler des niveaux de sols associés à ces occupations, puis à s’en éloigner de manière centrifuge. Il s’agit le plus souvent de sites d’habitats permanents ou d’édifices religieux sur lesquels il existe des données historiques. Ces dernières permettent de fixer un cadre chronologique provisoire aux occupations : date de fondation ou de première mention des édifices religieux, statuts successifs, recensement des feux, signes de déclin, éléments de localisation… qui doit être confirmé par des datations archéologiques ou 14C. La mise en contexte stratigraphique de ces sites permet ainsi une première approche de la chronologie des dépôts alluviaux. De plus, cette méthode place le site archéologique au cœur de la démarche en le replaçant dans son environnement. Les sources écrites permettent également de documenter certains traits des territoires, notamment ceux relatifs à l’hydrologie. Ainsi, la documentation médiévale fait parfois état de toponymes désignant des cours d’eau et des parcelles agricoles qui jouxtent le fleuve. Celles-ci sont facilement localisables sur le cadastre actuel. L’exploitation systématique de ces informations permet de proposer la reconstitution de tracés anciens et la dation du fonctionnement ou de l’abandon de ces chenaux. Ainsi, la mention d’une rivière comme confront d’une terre fournit un terminus post quem de l’abandon du chenal, que les travaux de terrain peuvent préciser. De la même manière, les mentions d’anciens chenaux, sous la forme Tech Vell ou Viel, fournissent une datation ante quem de l’abandon. La carto-interprétation réalisée à partir des cadastres actuels ou napoléoniens permet ensuite de restituer les tracés de ces chenaux qui peuvent être retrouvés sur le terrain et étudiés d’un point de vue géomorphologique, sédimentologique et/ou paléohydrologique.
Zone d’étude
6La plaine du Roussillon correspond à une zone d’élargissement des basses plaines littorales en relation avec le développement d’un bassin sédimentaire néogène de forme trapézoïdale (Calvet, 1994 ; Carozza, 1998). Au nord, la faille de la Têt met en contact le bassin avec les Corbières calcaires alors qu’au sud, la faille du Tech le sépare des terrains paléozoïques de la zone axiale. Entre les deux, se développe un paysage de collines entaillées dans des formations néogènes à pléistocènes. D’un point de vue fonctionnel, la plaine a été divisée en deux entités (Mussot et Benech, 1995). Dans la partie amont, la plaine fonctionne à l’érosion (i.e., les formes alluviales y sont étagées). À l’aval, elle fonctionne à l’accumulation (i.e., les formes alluviales aggradent et/ou progradent). La transition entre les deux domaines est matérialisée par l’intersection entre les profils en long de la terrasse pléistocène la plus récente et des formations holocènes (Carozza, 2011). Ce point d’intersection correspond généralement à l’apex du système de fandelta holocène. En revanche, il ne se confond pas avec le maximum transgressif holocène, qui reste localisé plus à l’aval et dont la position dépend principalement de l’importance de l’incision pléni-glaciaire. Vers l’amont se développe la plaine alluviale dominée par les processus fluviaux. Vers l’aval se développent les systèmes progradants et aggradants des basses plaines sensu stricto (Carozza, 2011).
7La plaine du Roussillon constitue l’exutoire de quatre bassins principaux d’importance inégale : l’Agly (1 045 km2), la Têt (1 550 km2), le Réart (160 km2) et le Tech (750 km2) qui forment deux grands ensembles sédimentaires. Au nord de Perpignan, l’Agly et la Têt construisent une vaste plaine commune dénommée Salanque. L’interfluve entre les deux cours d’eau est « construit » par l’interaction entre les deux lobes et difficile à identifier d’un point de vue topographique. En revanche, la signature pétrographique des apports de l’Agly par les « sables noirs » remaniés des marnes albiennes, constitue un critère fiable de délimitation de l’influence entre les deux systèmes fluviaux. Au sud, malgré la présence d’une zone de hautes collines, le Tech et le Réart développent une basse plaine commune entre l’étang de Canet et Argelès-sur-Mer. Au cours des huit dernières années, ces deux secteurs ont fait l’objet d’un suivi systématique de travaux, des opérations archéologiques et d’opérations spécifiques.
Résultats
Cartographie des dynamiques alluviales au cours du dernier millénaire
8La dynamique sédimentaire au cours du dernier millénaire peut être perçue à l’échelle de la plaine alluviale. Près de 23 sites répartis sur l’ensemble de la basse plaine permettent d’apprécier l’importance de l’alluvionnement post-xiiie s. (Fig. 3). Si l’importance des recouvrements apparaît fortement variable, sa logique spatiale peut être éclairée par une étude de la chronologie de leur mise en place à l’échelle de chacun des lobes.
Le secteur sud
9Nos travaux ont permis de mieux cerner la dynamique alluviale des basses plaines. Dans le cas du bas Tech, le site de Sainte-Eugénie-de-Tresmal est emblématique des villages médiévaux : situés dans l’actuelle plaine inondable, ils ont été abandonnés entre la fin du xiiie s. et le début de la période moderne (Carozza et al., 2008, 2011 ; Carozza et Puig, 2012). Ce site permet de reconstituer l’évolution du secteur sud au cours des deux derniers millénaires et particulièrement après la fondation, vers 951 apr. J.-C., du village médiéval, qui succède à une occupation antique entre le ier et le ive s. apr. J.-C. Le site permet également d’envisager le rôle possible des changements du fonctionnement hydrologique de la plaine dans ce processus d’abandon (Fig. 3). Au cours du Ier millénaire de notre ère, des conditions hydrodynamiques calmes indiquées par des dépôts alluviaux limoneux fins et des taux de sédimentation faibles (~ 1 mm/a) prévalent. Le développement de sols alluviaux cumuliques associés à ces deux phases d’occupation attestent des apports récurrents mais modérés. Le développement du village médiéval autour de l’église s’inscrit dans le prolongement de cette phase. Les premiers signes d’une transformation du fonctionnement du milieu sont antérieurs au creusement des tombes datées entre 1163 et 1284 apr. J.-C., qui s’ouvrent dans un premier niveau alluvial sablo-limoneux. Mais la rupture majeure dans la séquence sédimentaire est enregistrée postérieurement à cette date. Des niveaux de sables massifs (unités 4a et 4b puis 5 et 6 ; Fig. 3) se mettent en place ; l’interprétation d’une telle évolution en terme allocyclique (contrôle climatique) ou autocyclique (défluviation du chenal principal) est difficile à démontrer à l’échelle du site. En revanche, la datation de formations synchrones au nord d’Elne sur un lobe alluvial du Tech formé, à la même date, par progradation sur une zone palustre, indique bien un élargissement de l’emprise des dépôts et une tendance généralisée à l’aggradation (Carozza et al., 2011). Ainsi, à la rupture sédimentaire occasionnée par les crues s’ajoute une rupture géographique par les déplacement des cours d’eau par défluviation à l’occasion des ces événements brutaux.
Le secteur nord
10Dans la Salanque, les principaux résultats sont issus de la basse plaine de l’Agly, la dynamique de la Têt restant pour l’instant plus difficile à reconstituer. Le suivi des travaux de la RD83 a permis de suivre l’évolution du tracé de l’Agly entre le ive et le xive s. apr. J.-C. (Fig. 4). Au cours de cet intervalle de temps, l’Agly s’écoule au nord de sa position actuelle, entre Saint-Laurent-de-la-Salanque et Saint-Hippolyte. Il se jette dans la lagune de Leucate, alors nettement plus étendue vers le sud. Un premier lobe, associé à une occupation wisigothique (site de Figuera Mola ; Passarrius et al., 2010) se développe entre le ive et le ixe s. Puis, l’Agly connait une défluviation et prend un tracé de direction méridienne. Ce tracé est clairement exprimé dans le parcellaire par un tracé principal méandriforme dont le toponyme Agly vell (le « vieil Agly ») est explicite. Le recoupement de ce méandre n’a pas permis sa datation directe, mais le remblaiement post-abandon indique une date entre le xive et le xve s. Cette information est compatible avec les données historiques sur la position de l’Agly. Le lobe nord a donc été fonctionnel entre 1195 et 1279. La première mention d’un toponyme indiquant l’abandon du chenal de l’Agly vell est datée de 1280. Sur cette période, au moins quatre chenaux secondaires sont identifiés dont il n’est pas possible d’établir le caractère contemporain (Fig. 4).
Chronologie de la crise détritique
11La datation des défluviations majeures ainsi que la chronologie de l’édification des différents lobes alluviaux indiquent un changement de la dynamique sédimentaire qui semble s’esquisser vers 1260/1280 apr. J.-C., pour atteindre un premier paroxysme entre 1330 et 1380. Cette dernière phase est bien synchrone des méga-crues de la Méditerranée nord-occidentale qui caractérisent l’épisode du premier Petit Âge Glaciaire (Treton, 2007). Elle s’inscrit également dans la série de défluviations décrites en Languedoc central, notamment sur l’Aude aval (Verdeil, 1970) associé à la crue de 1316/1320. En Roussillon, l’initiation du changement de dynamique alluviale s’esquisse avant 1300, ce qui est atypique, mais s’inscrit dans une tendance au refroidissement observée aussi bien par les enregistrements lacustres en domaine continental (Magny, 2004) que Méditerranéen (Martin-Puertas et al., 2009). Une récente synthèse des données en Espagne (Morellon et al., 2011) confirme l’existence de cet épisode humide. À l’échelle des Pyrénées orientales, les données dendro-climatologiques d’U. Buntgen et al. (2008) indiquent clairement une phase froide sur cet intervalle, sans en préciser les incidences pluviométriques. Si la fin du xive s. et la première moitié du xve s. semblent être plus clémentes, une nouvelle phase de dégradation semble attestée vers 1450 puis peu avant 1600.
12Il semble donc qu’il faille relier de manière assez stricte les évolutions de la dynamique alluviale et la variabilité climatique au cours de cette phase de transition entre ACM et PAG, les dynamiques de peuplement y compris en montagne semblant se caler sur cette rythmicité climatique (Ejarque et al., 2009). En revanche, il est clair que ces changements qui affectent les hydrosystèmes ont eu des conséquences directes sur la réorganisation des réseaux de peuplement dans la plaine.
Impact sur le peuplement et stratégies d’adaptation
13La période comprise entre le ixe s. et le xve s. apr. J.-C. constitue une période charnière concernant le peuplement et son organisation territoriale dans les basses plaines, qui se manifeste en deux temps. Entre la fin du ixe s. et le xe s., les sources écrites indiquent une première étape de mise en place d’un réseau de peuplement de la plaine du Roussillon. Certains d’entre eux, notamment de petits établissements ruraux, semblent avoir disparu. La continuité de ces habitats avec les villae antiques est loin d’être systématique. Ce nouveau schéma de peuplement qui se met en place dans le très haut Moyen Âge inaugure une série de transformations d’autant plus importantes qu’elles s’accompagnent d’actions volontaires sur les hydrosystèmes (drainage, irrigation et assèchement des zones humides ; Caucanas, 1994) et de la mise en place de nouvelles structures agraires (Puig, 2003). À partir de la fin du xiiie ou du début du xive s., ce réseau subit une nouvelle phase de restructuration par abandon de certains lieux de peuplement. Les villages abandonnés ou désertés sont un phénomène ubiquiste qui n’est pas spécifique aux basses plaines. Ainsi, dans l’ensemble du Roussillon sensu lato, le décompte des églises dans Catalunya Romanica indique 230 édifices vers 1300, dont 90 (soit 40 % des habitats associés à des églises) disparaissent au cours des deux siècles suivants (Catafau et Passarrius, 2007). Ces abandons ont été attribués à des phénomènes politiques et démographiques qui marquent le début du xive s. et sont bien connus sous l’appellation de « crises du xive s. ». Cependant, dans la plaine, mais également en zone de moyenne montagne (Carozza et al., 2008), le rôle des facteurs environnementaux d’ordre hydroclimatique doit être examiné. Ainsi, dans le cas de la Salanque, le croisement des données archéologiques et historiques indique un taux d’abandon sur la même période de près de 65 %. L’ensemble des sites abandonnés se localise dans la basse plaine fonctionnelle au cours du Moyen Âge central. D’autre part, la chronologie de l’abandon semble montrer un cadre spécifique, certains villages déclinant précocement entre 1260/1280 et 1330. Le synchronisme avec les premières manifestations hydrologiques et leurs effets suggère qu’il pourrait y avoir un lien direct. Là également, le croisement des données géoarchéologiques, archéologiques et historiques permet de proposer des mécanismes d’abandon.
14C’est notamment le cas autour d’Alenya, où plusieurs opérations d’archéologie préventive ont permis de mettre au jour, à proximité du noyau villageois actuel, un parcellaire fossilisé sous les formations alluviales du bas Moyen Âge (Fig. 5). Ce réseau parcellaire est associé à un niveau de sol qui renferme des fragments de céramique non tournée proto-historique et du matériel antique qui suggèrent des pratiques d’amendement. Ce système fossoyé est abandonné et recouvert par près d’1,1 m d’alluvions sableuses entre la fin du xive et le du début du xve s. Ces recouvrements posent deux questions : celle de la pérennisation du parcellaire et celle de possibles impacts agronomiques. Si la première semble avoir trouvé des réponses par des pratiques de bornage spécifique (Carozza et Puig, sous presse), la diminution de la valeur des terres par les effets de l’alluvionnement semble avoir été une préoccupation constante et ce dès le xive s. Le problème semble général et est perçu dans les sources écrites dès le début des années 1330. Ainsi, à cette date, un texte indique un accord entre Pierre de Puig, seigneur de Mossellon (un des lieux de peuplement aujourd’hui disparu dans la basse vallée du Tech) et la population de Saint-Cyprien pour céder en franc-alleu des terres car les inondations du Tech rendent impossible l’exploitation de celles de leur finage (Alart, C. M., VII-31, cité par Cazes, 1973). Quelques années plus tard, en 1338, le moine Arnaud Tafanel cède à Sainte-Marie-de-la-Salanque, dans la basse plaine, une terre qu’il qualifie de « deteriorata et pauci valorus propter inundacionem aquarum » (Puig, 2009). Cette même préoccupation semble le moteur des premiers endiguements de l’Agly, de la Têt, du Réart et du Tech par Jacques II qui « détruisent les récoltes et stérilisent les terres » (cité par Aragon, 1919). Le danger immédiat représenté par les crues ne semble pas directement le moteur de l’abandon, comme l’atteste l’exemple de Saint-Martin-de-Tura. Sur ce site, dès 1332, les villageois demandent vainement le déplacement de leur village en raison des nombreuses crues mais le processus d’abandon s’est échelonné sur une période longue de près d’un siècle et demi (Puig, 2009).
Conclusion
15Cette première synthèse des données géoarchéologiques et historiques sur la plaine du Roussillon au cours du dernier millénaire montre l’ampleur des transformations des basses plaines. L’importance de ces changements à la fois en terme de paléogéographie mais aussi de dynamique alluviale, semble sans commune mesure avec les évolutions antérieures. Le passage à une dynamique fortement aggradante-progradante, au cours de la fin du xiiie s. et du début du xive s. apr. J.-C., constitue une rupture qui a fortement contribué à donner son aspect géomorphologique actuel à la plaine, les traits antérieurs étant largement oblitérés par le recouvrement sédimentaire médiéval. En ce sens, le paysage actuel est principalement hérité de cet épisode morphogénique inédit.
16Les sociétés du Moyen Âge central, du Bas Moyen Âge et du début de la période moderne ont du s’adapter à ces conditions nouvelles d’aggradation sédimentaire généralisée qui induit des difficultés à pérenniser la propriété et concourt à stériliser les terres par recouvrement ou par érosion lors de crues et instabilité des aménagements hydrauliques qu’il faut sans cesse adapter aux nouvelles conditions de l’écoulement. Ces difficultés semblent avoir été surmontées dans un premier temps, entre 1260 et 1330, qui pourrait être assimilée à une phase résiliente. À partir de 1332/1350, cette capacité de résilience des communautés semble dépassée et la société médiévale roussillonnaise entre dans une phase d’adaptation. Celle-ci se traduit par une série d’innovations aussi bien techniques (endiguements), législatives (mise en défens des ripisylves par la protection des bois-taillis) que politiques et territoriales (réorganisation du réseau de peuplement et des territoires à large échelle). Le phénomène d’abandon des villages doit ainsi être replacé dans un contexte d’histoire de l’environnement.
Bibliographie
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Références
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Auteurs
Maître de conférences HDR, Université Louis-Pasteur (Strasbourg), Unité Mixte de Recherche (UMR 5602) CNRS/Université Toulouse 2 (Géographie de l’Environnement – GÉODE), Toulouse, France (carozza@unistra.fr).
ACTER, opératrice agréée en archéologie préventive, Unité Mixte de Recherche (UMR 5136) CNRS/Université Toulouse 2 (France Méridionale et Espagne : Histoire des Sociétés du Moyen Âge à l’Époque Contemporaine – FRAMESPA), Toulouse, France (c.puig@free.fr).
Ingénieur d’études, Service Régional de l’Archéologie, Direction Régionale des Affaires Culturelles (Languedoc-Roussillon), Montpellier, France (thierry.odiot@culture.gouv.fr).
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