Une forme d’organisation « traditionnelle »
p. 231-272
Texte intégral
1Les petites entreprises industrielles de milieu rural constituent un cas de figure où la production industrielle, capitaliste, est orientée par des logiques traditionnelles. Cette combinaison dessine une forme d’organisation singulière du point de vue des logiques productives, organisationnelles et relationnelles. Le paternalisme, qui peut être rapporté ici à la catégorie du « paternalisme réel », est au cœur de la relation salariale.
2Caractéristiques d’activités productives implantées de longue date dans les territoires ruraux du fait de la présence initiale de ressources naturelles ou de matières premières, ces unités démontrent une grande permanence dans le temps. En effet, et bien que perçues comme des réminiscences d’un passé révolu, condamnées par les politiques industrielles des décennies 1950 et 1960, ou encore invisibilisées dans les modèles scientifiques, elles ont en quelque sorte « survécu » aux différentes phases de développement du capitalisme. Plus largement, au-delà de ces capacités de « résistance », elles ont été en mesure de s’adapter de façon efficiente à des contextes socio-économiques changeants, dessinant ainsi une forme particulière d’insertion dans le capitalisme rationnel. Différents travaux permettent d’en témoigner. S’étant intéressés à ces entreprises à des époques et dans des contextes différents, ils attestent tout à la fois de leur permanence et d’un ensemble de traits qu’elles ont en commun. Ce faisant, ils font la démonstration du caractère général que possède cette forme d’organisation. Ils apportent la preuve, par ailleurs, que leurs dynamiques peuvent être rapportées aux tensions qui résultent du développement du capitalisme rationnel et de l’approfondissement de la domination rationnelle-légale dans les rapports sociaux, dans la relation de travail ou dans la société en général. Ils témoignent aussi de leurs capacités à s’adapter.
3On peut dater des premiers temps du capitalisme l’intérêt pour une forme d’industrialisation qui se fonderait explicitement sur des organisations composant avec les principes du traditionalisme, généralement perçue comme une alternative au développement de la manufacture. Cette perspective est développée par Charles Dupin dans les premières décennies du XIXe siècle à travers le modèle d’industrialisation diffuse qu’il propose, puis plus tard chez F. Le Play à travers son projet de patronage. M. Weber lui-même, dans la fameuse enquête sur la situation des ouvriers agricoles à l’Est de l’Elbe qu’il dirige au début des années 1890, fait de la transformation d’organisations productives traditionnelles confrontées à la pénétration de logiques capitalistes et des principes de la domination rationnelle-légale un objet d’étude majeur. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, c’est surtout chez des auteurs anglo-saxons que l’on retrouvera cette problématique, explicitement située dans une filiation avec l’œuvre de Weber. À la fin des années 1940, dans une étude qui va devenir un « classique » de la sociologie des organisations, Alvin Gouldner analyse le processus de bureaucratisation d’un site de production de petite taille situé en milieu rural aux États-Unis. Dans le courant des années 1970, des chercheurs britanniques engagent une série d’études visant à éclairer les conditions qui président au maintien d’une domination traditionnelle dans un contexte où le capitalisme se généralise. Un peu plus tard, Peter Doeringer s’interroge sur certaines particularités de petites entreprises industrielles de milieu rural nord-américaines et fait ressortir ce que leurs logiques productives et organisationnelles doivent au caractère paternaliste de la relation salariale. Enfin, à partir de la fin des années 1980 et tout au long de la décennie 1990, la France est le théâtre d’un nouvel intérêt pour tout un ensemble de formes d’organisation productive ayant conservé des traits traditionnels, qu’il s’agisse de PME, de systèmes productifs localisés ou encore de différentes formes d’industrialisation diffuse, autant de recherches qui apportent un éclairage sur les dynamiques récentes de ces organisations1.
4On s’inscrit ici dans une filiation directe avec ces auteurs, pour conduire cependant une réflexion qui nous mène jusque dans la période la plus récente. Ce chapitre s’appuie sur certains de ces travaux. Il s’agit de systématiser les observations d’études restées éparses et le plus souvent à caractère monographique. Dans un premier temps, elles nous aideront à caractériser cette articulation particulière. Dans un second temps, on s’intéressera à ses dynamiques autour d’une clé de lecture privilégiée, celle des tensions entre logiques de développement du capitalisme rationnel et principes traditionnels. Enfin, le cas des petites entreprises provençales de transformation des fruits et légumes fournira une bonne illustration des processus qui se sont joués dans les années 1960.
Une forme d’organisation productive ancrée dans le traditionalisme
5Toutes les petites entreprises industrielles de milieu rural ne peuvent pas être rapportées de façon systématique à une même et unique forme d’organisation productive. On le sait, l’univers des PME est extrêmement hétérogène2. Parmi elles, cependant, se dégage un vaste ensemble dont une littérature développée depuis les années 1980 a particulièrement fait ressortir les spécificités : ancienneté de l’implantation locale de l’entreprise elle-même ou de l’activité, imbrication de la production industrielle et du territoire (ressources naturelles, approvisionnements agricoles, traditions de terroir), forte inscription dans la société locale, dimension familiale, secteurs de la « vieille » économie avec simplicité des procédés, des produits et des qualifications, petite dimension impliquant certains modes d’organisation et de division du travail, relations interpersonnelles au sein de l’entreprise.
6Bien qu’elles émanent le plus souvent d’études monographiques qui n’entretiennent pas de relation explicite entre elles, les observations faites par les uns et par les autres montrent une grande convergence. Ces entreprises partagent un ensemble de traits qui, au-delà de la singularité de chacun des cas étudiés, renvoie à une forme d’organisation à laquelle on peut accorder une certaine généralité. L’association de ces traits révèle en effet l’existence de logiques productives, organisationnelles et relationnelles qui sont spécifiques à ces entités et qui ont leur propre cohérence d’ensemble. Par ailleurs, des travaux réalisés à des périodes et dans des pays différents viennent attester de la permanence de ces observations et conforter cette idée d’une structure commune à des entités dispersées dans l’espace et dans le temps. Ces travaux témoignent de l’existence d’une forme d’organisation productive qui a pour particularité que la production industrielle est réalisée par des entreprises qui, bien qu’insérées dans la logique capitaliste, possèdent de nombreux traits traditionnels. Ce faisant, ils rendent compte de l’existence, et du caractère général et durable dans le temps, d’une combinaison singulière entre capitalisme et principes issus du traditionalisme.
7Nous nous attacherons ici à caractériser cette forme. Il s’agit d’en proposer une construction idéale-typique reposant sur une lecture transversale de travaux monographiques. Cette lecture a une double visée : tirer de connaissances produites de façon éparse la dimension générale qui leur fait défaut ; faire ressortir en quoi et comment le traditionalisme se traduit et joue particulièrement dans ces organisations productives : quelles en sont les implications du point de vue de la logique capitaliste et du point de vue de la relation salariale ?
L’expression d’un capitalisme modeste et tempéré
8Ici, les principes traditionnels orientent tout à la fois les comportements, les relations et les rationalités économiques des acteurs. Ils modèlent la façon dont la logique capitaliste elle-même est mise en œuvre dans les entreprises. À l’inverse, le traditionalisme est modifié dans cette relation, il n’est plus pure reproduction d’une routine, d’une coutume ancestrale mais intègre des composantes de la logique capitaliste (progrès et savoirs techniques, calcul…). On en trouve la formulation dès les premières décennies du XIXe siècle.
9Les petites entreprises de milieu rural entretiennent une filiation avec les modèles qui, au cours du XIXe siècle, ont explicitement pensé le développement du capitalisme via son insertion dans des valeurs et des rapports sociaux inspirés du traditionalisme. On trouve cette ambition chez F. Le Play avec son projet de patronage. Dans tous les cas, cette proposition se fonde sur une critique du régime manufacturier et se présente comme une alternative à ses conséquences jugées néfastes : critique d’une conception purement marchande de la relation salariale, lutte contre le paupérisme et la misère morale des ouvriers… Dans tous les cas, aussi, le traditionalisme est revisité et renouvelé à l’occasion : nous l’avons vu, F. Le Play voit avec le patronage volontaire l’émergence d’un nouveau type de rapport social qui se distinguerait tout à la fois des « rapports forcés » de l’Ancien Régime et des « engagements momentanés » du régime manufacturier.
10Charles Dupin, « ingénieur, savant, économiste, pédagogue et parlementaire du Premier au Second Empire », exprime très clairement dès les premières décennies du XIXe siècle les termes de cette combinaison à travers sa vision d’une industrialisation diffuse3. C. Dupin défend un projet industrialiste, mais qui repose explicitement sur une critique de la grande industrie et de la manufacture au profit de la petite dimension. Ce faisant, il contribue à l’élaboration d’une « version tranquille » de l’industrialisation qui, d’un côté, puise dans des visions et principes issus d’un « premier libéralisme » et, de l’autre, exprime la possibilité d’une association entre capitalisme rationnel et certains principes du traditionalisme, cependant renouvelés pour l’occasion. À travers elle, Dupin formule l’ambition de ce qu’on pourrait appeler un capitalisme à la fois modeste et tempéré.
11Ce capitalisme est modeste car il repose sur des entreprises de petite taille. La petite unité dirigée par un patronat proche de ses ouvriers est en effet au cœur de cette vision. C. Dupin voit là une formule qui possède certains des avantages économiques qui font défaut à la grande dimension : plus de flexibilité, une gestion directe qui permet de tirer un meilleur parti de la main-d’œuvre, une plus grande capacité de résistance aux aléas conjoncturels… Il ne défend pas pour autant une conception qui figerait l’entreprise dans la répétition du passé. Au contraire, dans ses écrits et dans ses cours, C. Dupin s’adresse particulièrement aux petits entrepreneurs pour les inciter à adopter des postures nouvelles et à rompre avec les routines. Il veut participer à la promotion et à la diffusion d’idées nouvelles concernant tant les aspects techniques que la gestion économique et sociale de l’entreprise. Les petits entrepreneurs sont invités à mobiliser un savoir rationnel et à améliorer les compétences techniques de leurs ouvriers.
12Cette formule est congruente avec un éthos particulier du chef d’entreprise tel que l’imagine Dupin. Il conjugue en effet une capacité à s’insérer dans la logique capitaliste et un comportement orienté par des principes traditionnels. Dans ses textes, cet éthos s’exprime particulièrement à travers la figure de Monsieur Lerond, petit fabricant français qu’il décrit dans le tome III d’un de ses ouvrages, Le petit producteur français, édité en 1827, qui se veut œuvrer pédagogique et de vulgarisation. D’un côté, Monsieur Lerond est calculateur,-avant de lancer son affaire, il fait des calculs sur le meilleur lieu d’implantation, le prix du travail et des matières premières ; il calcule le prix de ses fabrications et son bénéfice-, et il mobilise un savoir rationnel autour de connaissances en géométrie, arithmétique, mécanique… De l’autre, c’est un homme simple et modeste, qui n’a pas fait de grandes études, il n’a pas de goûts dispendieux et il est prévoyant. S’il cherche à tirer profit de son affaire, il s’agit toutefois d’un bénéfice « raisonnable » et c’est en cela qu’on peut évoquer l’expression d’un capitalisme modéré. Par ailleurs, Monsieur Lerond entretient une relation paternaliste avec ses ouvriers. Le petit patron est proche de ses ouvriers car il travaille à leurs côtés dans l’atelier. Il ressent à leur égard une responsabilité qui dépasse le seul cadre professionnel, il contribue notamment à leur « éducation morale ». Il leur apporte protection et stabilité avec la fourniture d’un logement et d’un jardin dont ils pourront devenir les propriétaires grâce à l’épargne qu’il réalise pour eux en plaçant une partie de leur salaire.
13Deux autres éléments découlent particulièrement de cette vision du capitalisme : la taille de l’entreprise, qui est et restera modeste (volonté du dirigeant de conserver la maîtrise de tous les paramètres, de maintenir une proximité avec les salariés, d’éviter les effets de seuils juridiques…), de même que les capacités de production (on reste dans de la petite ou moyenne série) ; la fourniture de l’effort et sa mesure : les exigences de productivité formulées à l’égard des salariés s’accordent aux rythmes de production, elles sont relâchées quand l’activité est basse, élevées en période de pointe.
14Faut-il voir dans le petit entrepreneur promu par C. Dupin « la figure idéale-typique du capitalisme libéral », comme le suggère F. Vatin et/ou l’expression d’un certain « esprit du capitalisme » qui, parce que combiné avec le traditionalisme, en défendrait une version tempérée et modeste ? Les petites entreprises industrielles de milieu rural s’inscrivent dans une filiation directe avec le modèle proposé ici, elles sont les héritières de cette formule particulière. Nombre des arguments avancés par C. Dupin, comme l’attachement à l’indépendance et à la gestion directe de l’entreprise, le refus de l’immixtion d’intermédiaires dans ses propres affaires, la critique de la réglementation et de la législation, la valorisation de l’effort et du travail, sont d’ailleurs encore mobilisés aujourd’hui par le petit patronat et pour défendre les « vertus » de la petite taille.
Paternalisme « réel » et multiplicité des encastrements sociaux
15Les pratiques paternalistes accompagnent, nécessairement pourrait-on dire, les logiques productives décrites dans le modèle d’industrialisation diffuse de C. Dupin et on les retrouve largement dans les petites entreprises industrielles de milieu rural. Elles correspondent ici à la catégorie du « paternalisme réel ». Comme nous l’avons déjà vu, celui-ci se différencie par de nombreux aspects des autres orientations du paternalisme. Il n’a pas le côté artificiel et construit des pratiques observées dans les grandes entreprises industrielles, il revêt un caractère plus « spontané ». La relation salariale s’inscrit de facto dans des rapports traditionnels qui sont en continuité avec les autres rapports sociaux. De ce fait, la domination traditionnelle y revêt un caractère relativement « naturel » et légitime, en quelque sorte allant de soi, qu’elle n’a pas ou moins dans les autres orientations. L’entreprise y constitue un cercle familial élargi réel, ce qui rend inutile le recours à une éventuelle métaphore du patron comme père et chef de famille et la construction de symboles ad hoc. De ce fait, les pratiques paternalistes ne peuvent y être assimilées à une pure stratégie de gestion à visée manipulatrice.
16L’implantation rurale des entreprises renforce en quelque sorte ce caractère légitime de la domination traditionnelle. Elle s’inscrit dans une continuité avec le passé, les valeurs et principes traditionnels orientent les comportements des populations qui peuvent « assez naturellement » s’inscrire dans ce type de rapport social. Mais, pour différentes raisons, on peut dire que la domination traditionnelle est elle-même tempérée dans ce cas de figure particulier. Elle l’est parce que les entreprises sont insérées dans sociétés qui sont peu différenciées. On est ici dans des cas très différents de ce que Norris décrit à travers sa notion de paternalisme à base territoriale, lui aussi très imbriqué avec les rapports sociaux des sociétés locales dans lesquelles il s’insère. Le patronat n’émane pas d’une bourgeoisie locale, il ne constitue pas une élite politique ou même sociale et économique et, d’une façon générale, il ne cherche pas à contrôler tous les aspects de la vie des salariés4. Ici, il existe une proximité entre employeurs et salariés, qui est à la fois spatiale et sociale. Proximité sociale, car ils sont issus de groupes sociaux proches et, de ce fait, ils partagent certains points de vue et valeurs. C’est une caractéristique de l’industrialisation diffuse en milieu rural, ou de ce que J.-P. Houssel5 dénomme « l’industrie autochtone », que d’être à l’initiative des classes moyennes et modestes vivant dans la localité, dont des ouvriers et des travailleurs d’origine immigrée, à la recherche d’une ascension sociale. Elle correspond à des formes d’entrepreneuriat propre au milieu rural. M.-F. Raveyre et J. Saglio6 confortent ce point de vue avec le cas du système industriel localisé d’Oyonnax qu’ils étudient. Si les différences de statut y sont faibles c’est à la fois à cause des origines sociales modestes des premiers entrepreneurs et parce que, jusque dans les années 1950, le système se caractérise par un mouvement permanent d’ascension sociale auquel participent des ouvriers immigrés. Proximité spatiale car, dans bien des cas, ils sont allés à l’école ensemble, ils résident dans les mêmes communes et sont amenés à se côtoyer au quotidien en dehors de l’entreprise. Dans ce contexte, la société locale apporte certaines limites à l’exercice de la domination patronale : les patrons sont aussi sous contrôle.
17La domination traditionnelle peut être dite modérée, d’autre part, parce que la relation salariale s’encastre dans une multiplicité de rapports sociaux qui dépasse le seul cadre professionnel. Dans la société locale se nouent des relations de voisinage, de familiarité et d’interconnaissance qui influencent la relation salariale. La sphère du travail et la sphère familiale sont fortement imbriquées : les familles des employeurs et des salariés se connaissent et se côtoient ; les entreprises ont un caractère familial, le patron y travaille avec plusieurs membres de sa famille ; les familles d’ouvriers entretiennent, avec la même entreprise, des relations qui concernent plusieurs générations7. Le rapport salarial dépasse ainsi le seul contexte interindividuel pour concerner des groupes familiaux dans leur ensemble8.
18La petite taille des entreprises est un facteur structurant de cette orientation du paternalisme. Elle favorise la proximité entre patrons et salariés, dans la mesure où ceux-ci se côtoient dans les ateliers et se sont souvent formés ensemble, sur le tas. Elle favorise les relations et interactions personnelles, en face à face, avec une fréquence élevée, et permet au contrôle de rester direct et personnel. Comme le souligne Newby, cette caractéristique aide à comprendre pourquoi le paternalisme réussit à se maintenir dans ce type d’organisation productive quand il disparaît dans les plus grandes. Pour lui, cependant, la petite taille ne suffit pas en elle-même pour expliquer le fait que les salariés s’identifient à l’entreprise et considèrent qu’ils ont des intérêts communs. C’est aussi le contenu des relations qui importe9. Dans les petites entreprises industrielles de milieu rural, la relation salariale paternaliste s’encastre dans l’ensemble des rapports sociaux locaux, s’imbrique avec eux. Ils s’influencent mutuellement. Le cas du site de production étudié par Alvin Gouldner10 à la fin des années 1940 aux États-Unis fournit une bonne illustration de la façon dont joue cette imbrication.
19Entre 1948 et 1951, A. Gouldner et son équipe enquêtent dans un site de production de plâtre de petite taille, situé en milieu rural. Ce site est composé de deux établissements : la mine en sous-sol d’où la matière première (le gypse) est extraite ; le site en surface qui en opère la transformation (la fabrication de plâtre). En 1948, 250 personnes sont employées dans cet ensemble, dont 75 à la mine et 150 dans l’établissement de surface. Le sociologue et son équipe investissent le site au moment où il est l’objet d’un processus de rationalisation qui fait suite à l’arrivée d’un nouveau directeur. Pour saisir l’ampleur et les implications des changements, et plus largement à travers ce cas singulier pour étudier la phénomène de bureaucratisation en milieu industriel, il va s’attacher à décrire les caractéristiques de cet établissement au moment où le changement se produit. Bien que certaines des pratiques de l’entreprise s’en rapprochent (arrangements personnels, fourniture d’avantages divers, entreprise perçue comme une grande famille…), le terme paternaliste n’est pas explicitement utilisé, et notamment parce que cet établissement n’est pas familial, il est inséré dans un groupe et son directeur est un cadre salarié. Par ailleurs, l’étude de la domination traditionnelle n’entre pas dans le propos de cet ouvrage puisque l’accent est, a contrario, placé sur la diffusion des modalités de contrôle bureaucratique. La dimension traditionnelle y est cependant très prégnante et l’étude de A. Gouldner montre particulièrement la façon dont l’insertion de l’établissement dans des communautés villageoises fondées sur des valeurs traditionnelles structure les relations de travail dans un contexte industriel.
20Les travailleurs rencontrés dans la recherche appartiennent pour la plupart à de petites communautés rurales aux valeurs desquelles ils adhèrent et conforment leurs attitudes, nous dit l’auteur. Le site est situé dans une zone rurale, la présence de l’établissement est liée à la ressource naturelle extraite du sol, la transformation se fait sur place. La majorité des ouvriers vit dans les villages et petites villes alentour, dont aucune ne dépasse les 5000 habitants et dans le village du site lui-même, dans lequel ne résident pas plus de 700 personnes. A. Gouldner souligne que, dans ces communautés, la famille traditionnelle constitue l’unité sociale structurante : ses membres lui sont subordonnés, l’homme le plus âgé possède l’autorité, l’unité de la famille et le bienêtre familial sont recherchés en premier lieu. Les familles sont associées via les mariages et sont peu mobiles, les salariés déclarent travailler dans l’établissement en raison de sa proximité avec leur domicile. Ces communautés villageoises sont peu différenciées, le niveau de vie de tous est proche, mais le statut des familles est associé à différents facteurs comme l’ancienneté de la résidence, la rectitude morale, la profession et la possession de terres agricoles. Des populations immigrées d’Allemagne sont à l’origine du peuplement de ces villages et les valeurs morales attachées au « modèle nordique » restent prégnantes : populations économes et religieuses, importance de la famille, importance de la valeur du travail… Bien que la plupart des emplois relèvent d’activités non agricoles, la population entretient des liens étroits avec l’agriculture : les habitants résident dans des fermes dont certains sont propriétaires ; ceux qui n’y résident plus sont nés dans une ferme ou y ont passé leur enfance ; de nombreux résidents sont économiquement dépendants des agriculteurs locaux. Les loisirs sont ruraux : sport et chasse. Les salariés de l’entreprise partagent nombre de ces traits. Inscrits de longue date dans ces communautés, ils sont insérés dans des liens profonds qui dépassent le seul cadre du travail : la famille, le voisinage, la localité… Ils maintiennent des liens avec l’agriculture : nombreux sont d’anciens agriculteurs qui souhaiteraient revenir à cette activité. Ces travailleurs sont proches, ils résident à proximité, ils ont de nombreuses occasions de se rencontrer hors de l’entreprise.
21Cette double proximité, sociale et spatiale, et l’insertion des travailleurs dans la société rurale ont des implications directes sur les relations de travail. Elles orientent les relations entre les contremaîtres et les ouvriers, qui sont qualifiées d’égalitaristes et d’amicales. Contremaîtres et ouvriers entretiennent des relations au sein des communautés villageoises. Ils se connaissent de longue date, ils ont grandi ensemble, ils ont des amis et des souvenirs communs. Ils partagent les mêmes activités : ils se retrouvent au bar et au restaurant, ils chassent et pêchent ensemble. Ces liens communautaires se reflètent dans des relations personnalisées et informelles dans le travail. Selon les propos d’un salarié qui critique ce comportement, les contremaîtres ne sont pas assez stricts avec les ouvriers, ils font preuve de laxisme et la discipline est relâchée. Par ailleurs, les contremaîtres ont eux-mêmes été ouvriers, ce qui accroît leur proximité professionnelle avec cette catégorie. Pour A. Gouldner, l’inscription communautaire des relations de travail contribue aussi à atténuer les pressions et les tensions du travail au quotidien. Ainsi, tout travailleur mécontent peut exprimer son insatisfaction de façon directe, immédiate, et il peut aussi le faire en dehors du travail, à une tout autre occasion. La nature des liens sociaux locaux influence les modalités de recrutement. Les candidats sont d’abord connus en tant que membres des sociétés villageoises et évalués sur cette base. Par ailleurs, les clivages au sein de l’établissement reproduisent ceux qui structurent ces communautés villageoises : jeunes/vieux, expérimentés/non expérimentés, agriculteurs/non agriculteurs…
Implications de l’orientation traditionnelle des comportements
22Cette même étude est l’occasion de souligner une autre caractéristique importante de cette forme d’organisation productive : l’influence de l’orientation traditionnelle des comportements des acteurs parties prenantes sur les modes d’organisation et de contrôle au sein de l’entreprise.
23L’orientation traditionnelle du dirigeant transparaît dans les caractéristiques d’un mode de direction que les ouvriers considèrent comme « indulgent » (« lenient »). Ce comportement est observé sur plusieurs plans. Il concerne les modes de contrôle. Le directeur n’accorde pas d’importance à la hiérarchie et aux statuts formels et entretient des relations directes avec les ouvriers. Il est laxiste avec les règles : les règles sont rares et peu appliquées, les contrôles sont faibles. La direction est tolérante sur les heures d’arrivée et de départ, sur les pauses, des arrangements sur les horaires sont acceptés en fonction de convenances personnelles. Il concerne les exigences de productivité : ici, point de contrôle autoritaire du travail et pas d’exigence disciplinaire pure, en dehors de la réalisation des objectifs de production. La direction n’exerce pas de pression au travail et au rendement quand la production ne le nécessite pas. Enfin, il concerne une attitude plus générale de la direction vis-à-vis des salariés : ceux-ci ont la possibilité de changer facilement de poste, ce qu’ils apprécient particulièrement car le travail est plus varié ; malades ou accidentés, ils se voient offrir des postes moins fatigants leur permettant de gagner plus que le montant des indemnités sociales ; très peu de salariés sont licenciés et ceux qui l’ont été ou qui ont démissionné bénéficient d’une « seconde chance », ils sont réembauchés facilement ; enfin, la compagnie apporte son aide aux salariés pour les travaux qu’ils ont à faire chez eux (plâtre gratuit, utilisation du matériel de l’entreprise, bricolage sur le temps de travail…).
24Ce qualificatif « indulgent » renvoie plus particulièrement à certains types de comportements, d’autres pouvant être considérés comme normaux ou, à l’inverse, condamnés (les comportements jugés trop tolérants par exemple) par les ouvriers. Il est employé à plusieurs occasions : quand la direction fait quelque chose qu’elle n’est pas obligée de faire ou qui n’a pas été demandé, ce qui signifie qu’elle ne campe pas sur ses droits (« did not stand on its rights »), ne s’en tient pas à ses seules obligations légales ou bien n’est pas guidée par le seul souci d’un retour sur investissement ; quand le comportement de la direction est en conformité avec les sentiments des salariés (ils ont l’impression d’être traités humainement) ; quand la direction tempère son rôle en agissant d’une façon qui serait pertinente dans un autre contexte de relations que celui de l’entreprise industrielle, comme par exemple entre amis ou entre voisins.
25À cette orientation traditionnelle du comportement du directeur font écho les représentations et comportements au travail des salariés, et particulièrement des mineurs. Leurs croyances s’ancrent dans la coutume : rapports négatifs à l’introduction de machines, à l’expansion du site, à l’introduction de méthodes rationnelles de production. En matière de productivité, ils se conforment à l’idée qu’ils se font d’une juste journée de travail ; en matière de gain, leur préoccupation est plus de maintenir un niveau de vie que d’avoir toujours plus. Le comportement de la direction fait écho à la conception qu’ils ont eux-mêmes de la discipline (légitime lorsqu’elle a à voir avec la production, rejetée lorsqu’elle est exercice d’une pure autorité) et de la qualification (la facilité à changer de poste est particulièrement appréciée par ces ouvriers ruraux).
26Au-delà de cette illustration offerte par l’étude de A. Gouldner, l’orientation traditionnelle des comportements renvoie à des caractéristiques que l’on retrouve de façon plus générale dans ce type d’organisation productive. Les organisations sont peu formalisées. L’orientation traditionnelle met à distance le droit et les règles à visée universelle. Les relations sont personnelles et individualisées, les modes de contrôle directs, les règles formelles peu présentes et/ou peu respectées. Les modes d’organisation et de division du travail sont peu rigides, la polyvalence et la rotation des salariés sur les postes sont privilégiées, servant un double objectif : faire face aux fluctuations de l’activité et assurer de l’emploi toute l’année. Les comportements sont eux-mêmes dans une relation distendue par rapport aux normes et règles formelles. L’attitude du dirigeant et des salariés renvoie à l’idée d’un capitalisme modéré : ici, comme dans le cas du petit entrepreneur capitaliste qui limite son attente de gain dans le modèle de l’industrialisation diffuse, le dirigeant tend à limiter les exigences de productivité vis-à-vis des ouvriers ; ceux-ci mesurent leur effort à l’aune de ce qu’ils considèrent comme une juste journée de travail, d’un point de vue éthique et au regard de l’engagement qu’ils ont vis-à-vis de l’entreprise.
Paternalisme et sources traditionnelles de la flexibilité : l’expression d’un compromis salarial
27Un texte de P. Doeringer11 nous permet de faire retour sur la relation salariale paternaliste pour en souligner un autre aspect propre aux petites entreprises industrielles de milieu rural. Dans ce texte, l’auteur décrit le marché du travail de ces petites entreprises aux États-Unis (conditions d’emploi, conditions de travail, caractéristiques de la main-d’œuvre, relation salariale). Il observe que les emplois qui y sont offerts ont des caractéristiques proches des emplois du segment secondaire du marché du travail et de ceux qu’offrent les entreprises de même taille en zone urbaine. Cependant, les relations entre employeurs et salariés s’y différencient totalement. Dans les zones urbaines, ces emplois sont occupés par des salariés insatisfaits de leur travail, peu engagés dans des entreprises où le turn-over est élevé. À l’inverse, dans les zones rurales, les salariés sont loyaux et s’identifient aux buts de l’entreprise, ils travaillent dur. En fait, ces salariés ont les conditions de travail et les salaires de ceux des entreprises les moins attractives des zones urbaines et le comportement de ceux qui sont employés dans les entreprises les plus attirantes. Ces observations conduisent P. Doeringer à s’intéresser aux spécificités de ce marché du travail. De son point de vue, le modèle du capital humain comme les approches en termes de segmentation sont inapplicables. Pour lui, il s’agit d’une véritable différence de nature et c’est avant tout le caractère paternaliste de ces entreprises qui permet d’expliquer ce phénomène.
28P. Doeringer souligne les nombreuses manifestations de « bienveillance » de l’employeur vis-à-vis des salariés par lesquelles se traduit ce caractère paternaliste : il connaît chaque travailleur et l’appelle par son prénom, l’atmosphère des relations de travail est en général décontractée, les membres de la famille sont privilégiés dans le recrutement, les tâches et les horaires sont adaptées aux situations individuelles…
29Les relations reposent ici essentiellement sur des engagements réciproques et des contrats tacites entre employeurs et salariés. De son côté, l’employeur s’engage à fournir la sécurité de l’emploi et du revenu. Il assure à ses salariés du travail tout au long de l’année. La pratique d’une rotation systématique des travailleurs sur différents postes permet de les maintenir en activité dans les périodes creuses. Ceci constitue aussi une façon d’assurer à certains le nombre de jours de travail nécessaire pour ouvrir leurs droits à l’assurance chômage. Ces pratiques sont d’autant plus importantes que l’activité de ces petites entreprises connaît des fluctuations. Par ailleurs, il existe toute une panoplie d’avantages délivrés à titre individuel, discrétionnaire et en tant qu’usages propres : avances sur salaire, prêt en cas de besoin, absences payées pour raisons familiales, autorisation d’emprunter les outils et équipements de l’entreprise pour une utilisation personnelle… qui viennent compenser les bas salaires. À l’inverse, peu d’avantages sociaux relevant du droit sont offerts (au mieux les congés payés et la couverture maladie). Enfin, la préférence d’embauche donnée aux enfants et aux proches des salariés participe au revenu global des familles. Il est fréquent que plusieurs membres d’une même famille travaillent dans l’entreprise, donnant aux liens que les salariés entretiennent avec elle une dimension intergénérationnelle et de parenté. Avec ces différentes pratiques, les employeurs sont en mesure d’attirer une main-d’œuvre particulière, celle qui est disponible pour occuper des emplois à bas salaire tout en s’identifiant aux buts de l’entreprise et prête à travailler dur pour les réaliser.
30Ces engagements réciproques sont une source essentielle de flexibilité. Les employeurs sont ainsi en capacité de s’assurer de la disponibilité et de la fiabilité d’une main-d’œuvre que, par ailleurs, ils peuvent traiter comme un facteur variable de production. Les attachements paternalistes perdurent aux licenciements : le travailleur loyal retournera dans l’entreprise quand celle-ci aura à nouveau besoin de lui ; l’employeur paternaliste s’arrangera pour que le futur licencié bénéficie au mieux des indemnités chômage. L’employeur peut ainsi s’assurer de disposer en toute période d’une main-d’œuvre spécifiquement formée et productive et de répondre sans plus de frais aux fluctuations du marché et de la demande. Pour le salarié, un comportement déloyal a ici un coût sur le marché du travail local : quitter une entreprise paternaliste est perçu comme un signe négatif (déloyauté, manque de fiabilité) et les chances de réembauche dans le même type de structure seront quasi nulles. De leur côté, les employeurs paternalistes éviteront de débaucher le salarié d’une entreprise similaire.
31On peut dire que, en définitive, P. Doeringer décrit à travers ces caractéristiques les termes de ce qu’on peut appeler un compromis salarial. Cette notion est reprise de celle que l’École régulationniste a essentiellement forgée pour rendre compte du rapport salarial dans sa version la plus institutionnalisée de la période dite fordiste (voir chapitres précédents), transposée ici à d’autres réalités. L’idée générale sous-jacente est que de tels compromis sont nécessaires pour « faire tenir » la relation salariale sur la base de termes qui font, peu ou prou, l’accord des deux parties et qui sont légitimes à leurs yeux. Cet usage revient à considérer l’existence d’une diversité des contenus et manifestations du compromis salarial. Dans le cas qui nous intéresse, les engagements réciproques, informels, entre employeurs et salariés en constituent les principaux termes. La relation paternaliste fonde un compromis salarial basé sur un système d’engagements réciproques et tacitement établis : l’employeur s’engage sur la stabilité de l’emploi, la fourniture d’avantages divers dispensés à titre discrétionnaire et des arrangements liés aux situations personnelles ; en contrepartie, les salariés font preuve d’attachement et de loyauté vis-à-vis de l’entreprise, ils sont disponibles et s’adaptent aux contraintes de l’activité. Ce compromis est la principale source de flexibilité pour des entreprises qui, de tous temps, ont connu et géré des fluctuations d’activité. Ici, ce compromis permet de conjuguer la flexibilité avec certaines formes de stabilité et de sécurité de l’emploi.
32Ces trois auteurs nous aident à bâtir une construction qui se veut idéale-typique. Comme l’exige cet exercice, certains des traits de cette forme d’organisation productive sont ici « poussés à la limite »12. Ce faisant, il s’agit d’en faire ressortir les traits qui peuvent être considérés comme structurants, d’un double point de vue : parce qu’ils vont être particulièrement mis en tension dans la période récente ; parce qu’ils serviront de référence pour mesurer la nature et l’ampleur des changements qui s’en suivront. Comme dans toute construction de ce type, on observera dans la réalité de nombreux écarts et de nombreuses variations par rapport à ce schéma de base. Par ailleurs, il ne s’agit pas ici de décrire une situation idéale en restituant avec nostalgie la vision d’un passé révolu où travailleurs et patrons pouvaient vivre dans une certaine proximité et partager le sentiment d’un intérêt commun. Comme dans toute relation salariale, il s’agit bien aussi de subordination et de domination sociale. P. Doeringer et H. Newby voient dans les particularités du marché du travail rural qu’ils observent les principales conditions à cette relation : rareté de l’emploi et faible mobilité des salariés ; dépendance de familles entières par rapport à l’emploi offert par l’entreprise… Observons que cette situation tranche avec l’ambition du paternalisme des périodes antérieures, celle qui fut a contrario de stabiliser une main-d’œuvre volatile. P. Doeringer insiste sur le caractère inégalitaire des engagements réciproques. Ce sont les dirigeants qui contrôlent les emplois, les avantages discrétionnaires (ils ne peuvent en aucun cas être réclamés au titre d’un droit) et qui décident des termes de l’échange ; le salarié est plus dépendant de son employeur que l’inverse. H. Newby a tendance à voir dans ce paternalisme de petite entreprise un caractère essentiellement manipulateur ou résultant d’une stratégie explicite des employeurs qu’il décèle dans le type de contrôle exercé, mettant à profit l’isolement et la dépendance des travailleurs. Il minore par-là deux aspects qui ressortent de nombreux travaux : le caractère « réel » du paternalisme ; le caractère « tempéré » de la domination traditionnelle, nous l’avons vu. Par ailleurs, la relation salariale s’inscrit dans un capitalisme dans lequel la recherche du profit et les exigences de productivité restent limitées. Comme le montre A. Gouldner, les travailleurs ne sont pas nécessairement déférents. Il observe, au contraire, que les mineurs sont peu enclins à se soumettre à l’autorité13. P. Doeringer, de son côté, souligne que les travailleurs ne sont pas systématiquement et partout déférents. Quand ils sont embauchés dans les grands établissements, ils sont en capacité de se couler dans les termes d’une relation salariale régie par la négociation collective et les conflits sociaux.
Dynamiques des organisations traditionnelles
33Après l’avoir caractérisée, intéressons-nous maintenant aux dynamiques de cette forme d’organisation productive. La lutte entre les logiques de développement du capitalisme rationnel et les principes du traditionalisme est ici considérée comme une clé de lecture privilégiée : ces dynamiques en sont tout à la fois redevables et révélatrices. L’intérêt pour l’étude de la pénétration des logiques du capitalisme dans des organisations traditionnelles n’est pas nouveau. Cette problématique a alimenté toute une tradition de travaux réalisés à la suite de Max Weber et en filiation avec son œuvre. On trouve chez M. Weber lui-même avec son travail sur la situation des ouvriers à l’est de l’Elbe, puis chez divers auteurs anglo-saxons (Gouldner, Norris, Newby…), le projet explicite d’éclairer la confrontation des univers traditionnels avec le capitalisme, qu’il s’agisse d’observer la pénétration des logiques rationnelles-légales dans les rapports sociaux, de s’interroger sur la bureaucratisation de l’organisation productive ou encore sur les conditions du maintien de la domination traditionnelle dans certains cas. Ces travaux attestent la permanence du phénomène dans le temps long du capitalisme et l’éclairent à partir de différents points de vue et sous différentes de ses facettes. Au-delà des périodes et des contextes différents et de la singularité des cas étudiés, on peut tirer de ces travaux un ensemble de traits généraux.
L’effondrement d’un système patriarcal
34Dans l’étude sur la situation des ouvriers agricoles à l’est de l’Elbe qu’il réalise au début des années 1890, M. Weber14 décrit la façon dont l’ordre traditionnel qui régissait les relations entre les propriétaires fonciers et leurs ouvriers agricoles s’effondre du fait de la pénétration des logiques capitalistes dans l’agriculture de cette région. Le développement de la grande exploitation moderne (« pénétration d’éléments bourgeois qui considèrent la propriété foncière du point de vue du gain15 ») et l’adaptation de l’exploitation patriarcale à de nouvelles conditions (évolution de son environnement) en sont autant de révélateurs. Elles contribuent à la désorganisation du système patriarcal, puis à sa destruction.
35La relation patriarcale traditionnelle se fondait sur l’idée d’une communauté d’intérêt entre les deux parties et le propriétaire foncier pouvait apparaître comme le représentant « naturel » de l’intérêt de ses subordonnées. Dans ce système, les ouvriers vivaient sur les propriétés, dans des logements familiaux, et exploitaient eux-mêmes leur terre. Ils étaient accoutumés à l’autorité patriarcale, légitime à leurs yeux. Avec l’entrée des logiques capitalistes, émerge un prolétariat rural, composé de nouvelles couches de population. Il s’agit de femmes, d’ouvriers sans terre et plus généralement d’une main d’œuvre étrangère placée en situation d’accepter de telles conditions. Ces ouvriers d’origine polonaise ont un niveau de vie inférieur et une productivité supérieure aux ouvriers locaux, ils sont plus dociles et se contentent de salaires plus faibles. Recrutés en fonction des besoins saisonniers et employés de façon temporaire, ces ouvriers dédouanent les employeurs de leurs obligations traditionnelles,-pas de prise en charge au cours de la période creuse d’activité-, et juridiques (aucune obligation juridico-administrative ne les concerne). La relation s’apparente alors à un pur contrat.
36Dans ce nouveau contexte, l’intérêt communautaire se dissout et les liens durables des propriétaires avec leur main-d’œuvre se défont : les relations sociales se réorganisent à travers l’économie monétaire. M. Weber observe que cette situation est le fait des deux parties. De leur côté, les exploitants agricoles sont dans la nécessité de faire face à une nouvelle donne qu’ils ne maîtrisent pas. Ils agissent en fonction d’une force contraignante sur laquelle ils n’ont pas de prise et ne peuvent faire autrement s’ils veulent survivre dans les conditions de concurrence qui se font jour. Du côté des ouvriers, Weber observe la montée de tendances individualistes, le désir d’une plus grande indépendance qui se traduit dans la volonté de sortir des liens communautaires et de dépendance personnelle. L’émergence d’une législation sociale (maladie, vieillesse, invalidité…) et des possibilités croissantes de prise en charge par l’État les rendent moins dépendants de leurs employeurs. Le passage par le prolétariat rural peut alors apparaître comme un moyen d’arriver à cette indépendance.
37Des tensions émergent de cette transformation. D’un côté, c’est tout un système social qui se désorganise sans que rien d’équivalent ne vienne se mettre en place pour le remplacer. De l’autre, la grande exploitation moderne cherche à maintenir des formes de gestion patriarcale d’un nouveau prolétariat rural alors même que les conditions n’en sont plus réunies. M. Weber illustre par là en quelque sorte les conditions qui président à la construction d’un marché libre – par la sortie des individus des liens traditionnels dans lesquels ils étaient insérés – nécessaire au déploiement des logiques du capitalisme. La transformation des conditions objectives de la concurrence, la montée de nouvelles rationalités économiques, de nouvelles aspirations chez les acteurs parties prenantes, qu’il s’agisse des employeurs ou des salariés, la transformation des formes de la subordination…, sont autant d’éléments qui alimentent les tensions portées par le développement du capitalisme rationnel dans une sphère d’activité traditionnelle. En résultent des déséquilibres, des désorganisations et des tensions, propre à une situation de transition entre deux ordres.
La bureaucratisation d’une organisation aux caractères traditionnels
38Dans l’étude déjà évoquée, A. Gouldner s’intéresse au processus de bureaucratisation d’une organisation aux caractères traditionnels. C’est à la fin de l’année 1948 qu’il conduit son investigation dans un établissement de fabrication de plâtre aux États-Unis. Il situe son travail dans une filiation explicite avec M. Weber dans la mesure où son objectif est de revenir sur la notion de bureaucratie. Interrogeant la conception wébérienne, il s’agit pour lui d’étudier les modalités concrètes selon lesquelles elle se manifeste dans la réalité (il est notamment conduit à s’interroger sur le point de vue selon lequel la bureaucratie peut être considérée comme la forme la plus efficace d’organisation, d’un point de vue rationnel). La façon dont se déploient les modalités d’un contrôle bureaucratique dans une organisation ancrée dans le traditionalisme en est le support privilégié. Les écarts entre l’un et l’autre font ressortir les traits saillants du processus de bureaucratisation. Il l’observe à partir des points de vue, comportements et réactions des acteurs directement impliqués : le nouveau directeur de l’établissement, qui en est l’acteur principal, et les salariés. Ici donc, il ne s’agit pas d’analyser explicitement ou directement les manifestations et effets du développement du capitalisme (bien que l’étude se situe au moment de la pleine expansion du « second esprit » du capitalisme et dans lequel les nouvelles méthodes s’inscrivent pleinement).
39A. Gouldner observe que le processus de bureaucratisation suppose la remise en cause du mode de fonctionnement antérieur, celui de la « direction indulgente », qu’il vient bouleverser de façon radicale. Le nouveau directeur interdit un certain nombre de pratiques qui étaient habituelles dans l’établissement. Les privilèges informels et certaines faveurs accordées au personnel, comme le prêt de matériel pour usage personnel, la fourniture gratuite de plâtre, sont déclarés illicites. Des restrictions sont apportées à la rotation des ouvriers sur les postes. La pratique de conserver les salariés malades en les affectant à un travail plus léger disparaît, de même que la possibilité pour certains de bénéficier d’une seconde chance. Les règles formelles qui étaient peu respectées sont réactivées et de nouvelles sont mises en place, accentuant les contrôles disciplinaires. Progressivement, il est interdit de parler et se déplacer. Des mesures disciplinaires sont formalisées, les motifs précisés et des procédures d’avertissement sont mises en place. Les règles concernant l’absentéisme sont renforcées (les absences sans motif valable sont punies). Des règles nouvelles sont introduites pour réguler les horaires, contrôler l’entrée et la sortie du travail.
40Les liens personnels et les relations informelles sont rompus. Le nouveau directeur précise que les relations entre les contremaîtres et les ouvriers doivent être régies par des régulations formelles. De nouveaux responsables viennent remplacer ceux qui occupaient précédemment les fonctions et qui sont renvoyés à leur ancien poste, ils sont recrutés à l’extérieur, avec de nouveaux profils. Le responsable « personnel et sécurité » a suivi une formation supérieure, il aime la « paperasserie », exige que les formulaires soient remplis avec soin… alors que son prédécesseur était laxiste dans le contrôle, travaillait avec les ouvriers et avait peu de goût pour l’écrit… Le nouveau responsable du recrutement privilégie des critères impersonnels et de productivité au détriment des appartenances familiales et communautaires. Avec l’obligation faite aux contremaîtres de rédiger régulièrement des rapports (résultats de production, accidents, pannes), le contrôle et la pression sur le travail s’accentuent. La mise en place d’échelons intermédiaires supplémentaires contribue à augmenter la distance entre contremaîtres et ouvriers. Ces changements transforment l’atmosphère. Le sentiment d’une ambiance impersonnelle et froide, d’une distance sociale accrue et d’un manque de confiance vient remplacer la représentation de « grande famille joyeuse » que les ouvriers se faisaient de l’entreprise. La bureaucratisation est aussi associée à une pression accrue sur le travail : de nouveaux équipements accentuent l’intensité et la vitesse des opérations, une productivité plus élevée est recherchée, elle réduit les possibilités de flânerie, de conversations…
41En s’intéressant au rôle joué par un acteur individuel, principal protagoniste de ce processus, A. Gouldner est amené à souligner ce que la bureaucratisation doit aussi à la situation particulière dans laquelle ce nouveau directeur est placé et qui en fait le relais privilégié. Sa position de successeur le conduit nécessairement à intensifier la dimension bureaucratique de l’organisation. Il vient remplacer un directeur considéré comme laxiste par la direction centrale, il a bénéficié d’une promotion et il est alors soucieux de bien faire. Il ne connaît pas les salariés et ne peut jouer sur le registre personnel dans ses relations avec eux. Il a peu de légitimité à leurs yeux dans la mesure où il succède à un directeur particulièrement apprécié pour des qualités et pratiques opposées aux siennes. Il ignore tout des réseaux informels et ne peut les activer pour accéder à l’information. Il ne fait pas confiance aux intermédiaires en place, ce qui le conduit à instaurer des procédures de contrôle rapproché et à introduire de nouvelles positions hiérarchiques dans lesquelles il place ses alliés. En bref, nous dit A. Gouldner, il se rassure en s’appuyant sur des règles. Dans ce cas de figure, la bureaucratisation passe par la solution à un problème particulier, celui que rencontre ce nouveau directeur.
42Des tensions se font jour entre des acteurs qui sont porteurs de valeurs différentes (le successeur et ses alliés sont orientés vers des valeurs rationnelles, l’efficacité… les travailleurs développent des sentiments traditionnels, respectent la coutume…). La bureaucratisation rencontre des résistances qui émanent du comportement traditionnel des mineurs. Certaines règles vont faire l’objet d’ajustements, d’autres seront abandonnées. La direction revient sur des décisions : elle est à même de réajuster le tir dès lors qu’elle se rend compte que les règles ne sont pas efficaces ; par ailleurs, la situation de danger dans laquelle se déroule le travail des mineurs rend acceptable à ses yeux le fait qu’ils ne se conforment pas strictement aux règles formelles. A. Gouldner réitère, par-là, la distance permanente entre l’intention et l’action, et la transformation des intentions dès lors qu’elles se confrontent à la réalité.
43Ce phénomène de bureaucratisation interne fait plus généralement écho aux évolutions du contexte local qui viennent affaiblir la prégnance du modèle traditionnel. Au moment où il enquête, A. Gouldner observe en effet que le caractère rural de l’environnement est en déclin. L’agriculture s’industrialise et s’insère dans une économie de marché. Du fait de différenciations économiques accrues, les différenciations sociales se creusent. Les relations locales changent. Les nouvelles générations vont plus souvent en ville et sont prêtes à quitter la communauté pour obtenir un revenu meilleur. Ces changements ont des répercussions sur les relations internes à l’établissement : le poids des liens intimes et personnalisés décroît au sein de l’univers de travail.
Les conditions du maintien du paternalisme
44Au milieu des années 1970, des auteurs anglo-saxons se sont explicitement interrogés sur les possibilités du maintien de relations paternalistes dans le contexte de l’approfondissement des logiques du capitalisme de l’époque. En quoi cet approfondissement transforme-t-il ces relations et les rend-il de plus en plus difficiles à soutenir ? De façon sous-jacente, c’est la question des possibilités d’une persistance des formes de la domination traditionnelle dans un tel contexte qui les intéresse particulièrement. Pour ces auteurs qui travaillent sur les réalités contemporaines du Royaume Uni, le paternalisme est entendu dans un sens large : celui de la domination exercée par une classe dirigeante locale sur toutes les sphères de la vie (politique, économique, culturelle…) de ses subordonnés. C’est notamment le cas du paternalisme à base territoriale étudié par G. M. Norris16 qui s’interroge sur ses transformations récentes.
45Dans cet ensemble de réflexions, H. Newby17 porte son attention sur le facteur taille. Si, pour lui, la petite taille d’une entreprise est un élément qui favorise la persistance des relations paternalistes en son sein, celles-ci n’en sont pas moins menacées par l’approfondissement des logiques du capitalisme : le capitalisme a un caractère universalisant, la rationalisation s’accroît, l’impersonnalité se développe. Elles viennent perturber les équilibres internes. Les évolutions des conditions de la concurrence amènent les entreprises à opérer des adaptations. Ces adaptations passent par l’introduction de processus de production plus intensifs en capital, un recours plus fréquent au pouvoir de la part des directions et un changement dans leur style d’autorité. Ces adaptations sont aussi l’occasion d’une augmentation de la taille. Une taille plus importante réduit les possibilités de contact et de contrôles directs, la médiation personnelle devient moins possible, un degré plus grand de contrôle bureaucratique est inévitable et les modes de contrôle se modifient nécessairement. L’augmentation de la taille a un effet dépersonnalisant. Cet ensemble de facteurs contribue à une réduction de l’attachement et de la loyauté des salariés vis-à-vis de l’entreprise. De cela émergent des situations de tensions du fait de la présence d’éléments contradictoires : le maintien d’une orientation paternaliste de la relation salariale, d’un côté ; l’introduction du contrôle bureaucratique, de l’autre. Par ailleurs, ces transformations font écho à celles qui traversent le territoire. Avec l’éclipse des liens communautaires au profit de l’extension des modes de gestion bureaucratiques des populations, les relations traditionnelles sont de plus en plus difficiles à maintenir, dans et hors de l’entreprise.
46Au-delà des espaces et des lieux étudiés, ces travaux font ressortir quelques grandes régularités associées à la pénétration des logiques du capitalisme dans des univers restés traditionnels. Nous voyons précisément dans chaque cas comment elle est systématiquement associée à l’introduction de principes de la domination rationnelle légale dans les rapports sociaux et dans la relation salariale. Nous voyons aussi comment le développement du capitalisme transforme les conditions objectives de la concurrence. Les entreprises sont tenues de s’y adapter pour se maintenir, ce qui a des impacts directs sur le fonctionnement interne des organisations. Avec l’orientation plus capitalistique qu’elles prennent – introduction de nouveaux procédés, intensification du travail, augmentation de la taille, mise en place d’échelons intermédiaires… – les relations ont tendance à se formaliser, des modes de contrôle bureaucratique sont mis en place, des exigences accrues en termes de productivité sont formulées auprès des salariés. Dans ce contexte, les compromis avec les logiques traditionnelles sont moins tenables. D’une certaine façon, les possibilités de l’exercice d’un capitalisme « modéré » sont remises en cause. Par ailleurs, ce phénomène est associé à la déstructuration concomitante des sociétés rurales – les liens traditionnels se défont au profit de relations distanciées, impersonnelles, les hiérarchies sociales s’approfondissent. Du fait de l’imbrication des deux univers, cette déstructuration a des répercussions directes sur les relations internes aux organisations. On observe ensuite que ces logiques sont portées par des acteurs sociaux, par conviction, intérêt ou par adaptation : le propriétaire de la grande exploitation s’inscrit d’emblée dans une logique capitaliste, un nouveau directeur introduit les principes bureaucratiques, les nouvelles générations de salariés sont moins promptes à jouer le jeu des relations traditionnelles, de nouvelles populations sont impliquées (émergence d’un prolétariat rural, de nouveaux membres de la direction et de l’encadrement expriment des attentes en rupture avec l’existant…). Enfin, ces travaux font ressortir le double caractère de ce processus. Il est par nature source de conflits et de tensions (perturbation des équilibres, remise en cause des modes de fonctionnement et des rapports sociaux qui prévalaient, déséquilibre des agencements qui formaient système, confrontations entre catégories d’acteurs parties prenantes, résistances…). Il débouche sur des combinaisons et des ajustements multiples et plus ou moins durables (ajustement des nouvelles règles aux réalités existantes, construction de compromis et de combinaisons nouvelles, tensions durables du fait de la coexistence de principes opposés au sein des organisations…).
47De ces différents travaux ressort particulièrement le double caractère, historique et social, de la façon dont les tensions entre logiques traditionnelles et logiques de développement du capitalisme se manifestent au cours du temps. Les acteurs ne sont pas les mêmes, les orientations ne sont pas les mêmes, les « résultats » ne sont pas les mêmes. De ce point de vue, la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale offre une perspective particulièrement intéressante. Les PME provençales qui transforment des fruits et légumes ont été au cœur de cette lutte, elles nous en donnent une bonne illustration à travers l’examen de ses manifestations concrètes et de ses principaux acteurs.
Les PME provençales qui transforment des fruits et légumes dans les décennies 1950 et 1960
48Dans les années 1960, la politique industrielle a été le vecteur d’une large diffusion de nouvelles normes productives et organisationnelles correspondant à un approfondissement des logiques du capitalisme, au moment ou un nouveau mode de régulation se mettait en place. S’est alors déployé un double mouvement de rationalisation de l’organisation productive et d’institutionnalisation du rapport salarial, tous deux accompagnants l’avènement du système de production et de consommation de masse. Comme nous l’avons vu aux chapitres précédents, ce double mouvement s’est fondé sur la volonté explicite d’une rupture radicale avec les principes traditionnels encore présents dans la relation salariale et dans l’organisation productive ; les petites entreprises industrielles, les systèmes productifs localisés…, en ont été les cibles privilégiées. On peut le considérer comme l’expression d’une lutte associée à la pénétration des logiques du capitalisme dans des sphères traditionnelles, d’un double point de vue : par les projets de transformation véhiculés par les politiques publiques ; par les réactions, tensions et conflits particulièrement violents qu’il a suscités. Différentes catégories d’acteurs ont participé à cette lutte.
Les acteurs d’un processus de rationalisation
49Une première catégorie est composée par les acteurs qui ont participé à l’élaboration des politiques publiques. La planification a été un instrument privilégié de cette formulation. Pour Jobert et Muller18, elle a été le support d’une redéfinition générale des référents de la politique publique en suivant une nouvelle idéologie dominante. L’État a joué un rôle moteur au cours de cette période. S’il a engagé des politiques volontaristes, il a aussi été dans la nécessité de trouver appui auprès de certains acteurs des secteurs visés, afin de soutenir ses choix et son action. La construction de telles alliances a été conditionnée par l’élaboration de compromis avec les catégories alliées afin que leurs intérêts soient mieux pris en compte. Par cette alliance, ces acteurs ont été associés à la définition des politiques publiques. Ils ont alors été en capacité de l’orienter dans un sens favorable à leurs intérêts et d’imposer leur point de vue à l’ensemble. Reprises dans la loi, les préconisations des commissions du Plan ont en effet eu valeur d’obligation pour l’ensemble du tissu productif. Ce mécanisme d’élaboration et de diffusion de nouvelles normes peut être interprété comme l’expression, et l’exercice, d’un vaste processus de domination sociale et économique. Certains acteurs ont été, plus que d’autres, en mesure d’orienter les formes et les voies suivies par le développement du capitalisme19.
50Une seconde catégorie est constituée par les acteurs en charge de la diffusion de ces nouvelles normes. Avec G. Allaire20, on peut les qualifier de « prescripteurs » : ils n’ont pas directement participé à l’élaboration de ces normes, mais ont joué un rôle actif dans leur diffusion et leur spécification aux niveaux où ils sont intervenus, que ces normes aient concerné les domaines technique productif, organisationnel ou social. Ils y ont adhéré, les ont faites leurs, ils se sont reconnus dans le modèle qui les fondaient. Organisations professionnelles, appareil d’encadrement professionnel, personnalités isolées…, ont été autant de relais et de traducteurs des projets de rationalisation engagés dans les années 1960.
51Les acteurs destinataires des politiques publiques sont aussi des acteurs à part entière de ce processus. Cherchant à maintenir les choses en l’état ou à les transformer dans un sens différent (notamment quand leur vision du monde et leurs principes d’action procèdent du registre traditionnel), ils ne partagent pas nécessairement le point de vue des catégories dominantes. Ils peuvent aussi être partie prenante des changements et en être les promoteurs. Par ailleurs, à travers leurs pratiques, positionnements et réactions vis-à-vis des processus engagés, ils s’approprient les mesures de la politique publique (intégration dans leurs propres logiques, détournements et ajustements divers…) et contribuent à les transformer. Par-là, ce sont des acteurs de la construction de réalités complexes et diversifiées.
52Enfin, les organisations existantes, elles aussi destinataires des mesures de l’action publique et cibles des changements, doivent elles-mêmes être considérées comme des acteurs. Par des effets de « dépendance de sentier », les formes existantes orientent le sens et les issues du processus21. Les mesures de politiques publiques, les pratiques et dispositifs nouveaux viennent s’articuler avec un existant et donnent lieu à des combinaisons variées, leur donnant ainsi leur caractère « composite »22.
53L’issue de cette lutte, y compris dans une période comme les années 1960, reste toujours incertaine et variable, donnant lieu à des réalités variées. Le cas des PME provençales qui transforment des fruits et légumes en fournit une bonne illustration. Nous revenons ici sur le processus déjà évoqué avec l’analyse des projets de transformation de l’organisation productive formulés à l’occasion des travaux préparatoires aux IVe et Ve Plans. Il s’agissait alors de mettre en évidence les mécanismes et les ressorts, à la fois économiques et idéologiques, de l’engagement de certaines catégories d’acteurs dans une lutte explicite contre les expressions du traditionalisme dans les industries de la conserve. Dans la partie qui suit, il s’agit d’examiner plus précisément les manifestations concrètes de ce processus et d’en observer les issues. On comprendra alors pourquoi, et à quelles conditions, de petites entreprises traditionnelles ont pu se maintenir dans cette activité.
Relations entre catégories d’acteurs et limites du processus de rationalisation
54L’émergence d’une activité de transformation des fruits et légumes date, en Provence, de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle se greffe sur la production de primeurs et leur vente par expédition vers les centres urbains et traite les surplus de la vente en frais. Réalisée par de nombreuses petites entreprises familiales disséminées sur un territoire de petites villes et villages et très liée à l’agriculture, elle correspond au modèle de l’industrialisation diffuse en milieu rural décrit plus haut. Les entreprises possèdent encore nombre de leurs traits initiaux à la fin de des années 1950 quand sont initiés, avec le IVe puis le Ve Plan, les projets de modernisation de l’organisation productive. On observe alors un double mouvement.
55La visée de transformation radicale de l’organisation productive a des effets tangibles dans l’ensemble des industries de la conserve. La force de ce processus a été telle que les entreprises qui sont arrivées à se maintenir ont nécessairement dû composer avec les nouvelles règles et dispositions. L’imposition par la loi et la réglementation, la transformation des conditions objectives de la concurrence, les incitations financières sélectives et la persuasion idéologique ont joué de concert à cette fin. Ces effets se traduisent dans la structure de l’appareil productif. On observe ainsi que, entre le milieu des années 1950 et 1970, la production de conserves de légumes et de plats cuisinés est multipliée par 5, le chiffre d’affaires par 7 pour un nombre d’unités qui n’a crû que de 1,1. Les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 50 millions de francs sont au nombre de 9 et réalisent près de 40 % du chiffre d’affaires total en 1970 alors qu’aucune ne dépassait les 20 millions en 1960. En 1964, la part des 20 premières entreprises dans le chiffre d’affaires global de l’activité passe à 39 %, contre 30 % jusque-là, et à 50 % en 196823. Pour autant, et contrairement au projet des acteurs modernisateurs, de petites entreprises traditionnelles se maintiennent dans la transformation provençale des fruits et légumes et montrent une certaine capacité à s’intégrer dans les logiques du capitalisme tel qu’il se déploie alors. Deux types de raisons permettent de l’expliquer : l’orientation donnée au mouvement de rationalisation par la nécessité de trouver des issues aux conflits provoqués par les résistances des acteurs destinataires ; les conditions objectives de l’activité qui limitent les possibilités de rationalisation.
Les acteurs sectoriels : relais de l’État et réduction des tensions
56Les dirigeants des entreprises moyennes24 sont aux commandes des organisations professionnelles dans les années 1960. Ce sont les alliés des pouvoirs publics dans l’élaboration des projets de modernisation et dans la diffusion des nouvelles normes qui leurs sont associées. Ce sont eux qui traitent directement avec les représentants des ministères concernés. Faisant partie de cette catégorie de « dirigeants éclairés » mise en exergue dans les travaux du Plan, ils adhèrent à l’idée qu’une rationalisation du secteur est à la fois nécessaire et inévitable. Cette adhésion se fonde tout autant sur des représentations de l’organisation productive et des convictions que sur les intérêts des entreprises qu’ils dirigent. Tant par leurs origines sociales que par leur formation, ils s’opposent aux dirigeants des petites structures familiales et aux logiques productives qu’ils déploient dans leurs entreprises. Nombre de ces derniers sont d’origine agricole ou rurale, ils sont présentés comme des autodidactes, les fils succédant au père qui les forme sur le tas. À l’inverse, les entreprises moyennes sont devenues des sociétés anonymes et ont acquis une certaine taille, les dirigeants sont plus souvent des cadres salariés possédant une formation supérieure dans les domaines de la gestion, du droit et du commerce. En participant aux commissions spécialisées du Plan, ils contribuent à l’élaboration de la politique industrielle qu’ils peuvent ainsi orienter dans un sens favorable au type d’unité qu’ils dirigent.
57Dans ce processus d’alliance avec les pouvoirs publics, ils jouent un double rôle. Ils s’en font d’abord, sur le terrain, les relais à travers tout un appareil d’encadrement professionnel qui jouera à la fois un rôle de contrôle des mécanismes qui se mettent en place, de diffusion idéologique et de vulgarisation de nouvelles méthodes (Centre Technique de la Conservation des Produits Agricoles, CTCPA, organisations inter-professionnelles, sociétés de promotion, d’études et de financement…). En Provence, le Syndicat des conserveurs du Sud-Est a été un support à l’ensemble de ce processus. Créé avant la Seconde Guerre mondiale, il est affilié aux instances professionnelles nationales et, par son poids, il en constitue un des éléments les plus puissants. Il est spécialisé dans les questions relatives à la conserve de tomate, celle-ci représentant l’activité de base des entreprises qui sont situées dans son aire géographique de compétence. Si les représentants des petites unités en sont partie prenante (étant membres du syndicat, voire de son bureau), ce sont les dirigeants des entreprises moyennes qui en sont les principaux moteurs et qui lui donnent ses orientations majeures (ils en assurent notamment la représentation au niveau national et auprès des pouvoirs publics). Il est le lieu où ont été échafaudées, discutées et se sont concrétisées les principales transformations qui affecteront l’activité au début des années 1960. Anticipant la loi d’orientation agricole de 1964, ce syndicat a notamment joué un rôle majeur dans l’instauration de l’« économie contractuelle » dans la production de tomates de conserve, qui vise un renversement des logiques prévalant jusqu’alors dans les relations entre agriculture et transformation.
58L’annonce des mesures issues des réflexions des commissions du Plan a provoqué de vives tensions au sein de la profession. À leur suite, des conflits ont éclaté entre les adhérents des organisations professionnelles, – alors majoritairement des dirigeants de petites unités condamnées, peu enclins à accepter leur disparition programmée –, et leurs dirigeants. Ces derniers ont contribué à réduire ces tensions et à apaiser les conflits, en se positionnant notamment comme des intermédiaires entre les représentants de l’État et les entreprises de leur secteur pour négocier l’assouplissement des mesures initiales. Tensions et conflits n’ont pu se résoudre que par l’élaboration de compromis qui ont ouvert des possibilités pour les petites entreprises, comme l’illustre la mise en place de l’économie contractuelle pour la tomate de conserve.
59Le noyau dirigeant du Syndicat des conserveurs du Sud-Est était particulièrement favorable à une régulation et à une organisation du marché de la tomate de conserve : il en a été le principal promoteur. En mars 1956, il élabore un projet visant à l’« assainissement » de ce marché, qui serait obligatoire car fondé sur un texte légal et sur le contrôle des apports de tomates fraîches aux usines. C’est dans cette optique que se place la création en 1957 de la SONITO (Société Nationale Interprofessionnelle de la Tomate) et dont le siège est situé à Avignon. Ce projet est soutenu par l’État et correspond aux lignes d’intervention qu’il se fixera à travers les lois d’orientation agricole du début des années 1960 instaurant l’économie contractuelle.
60Mais ce projet suscite une vive opposition de la part de deux catégories différentes de conserveurs qui vont s’allier et tenteront d’empêcher sa mise en place puis son fonctionnement dans le sens prévu. Il s’agit, en premier lieu, de « certaines maisons les mieux équipées » (les « spéculateurs », comme les qualifiait un représentant des producteurs) qui se résignent mal à renoncer à pratiquer une concurrence systématique. Il s’agit, en second lieu, des établissements de petite taille, « ce sont ceux qui pratiquent la sélection des graines, à partir de tomates fournies par un petit nombre d’apporteurs qu’ils connaissent et fabriquent, avec des méthodes presque artisanales quelques fois, des produits d’une qualité réputée qu’ils écoulent auprès d’une clientèle fidèle. Ils n’ont pas de grosses difficultés de commercialisation et souffriraient particulièrement de ce qui figure dans le projet du syndicat, d’exporter un pourcentage de leur production. Ils sont donc également hostiles à l’abandon du système de la libre concurrence craignant, à juste titre semble-t-il, que leur élimination n’en soit précipitée25. »
61Le conflit se dénoue avec l’élaboration d’un compromis où l’État intervient directement. D’une part, en faisant pression sur les conserveurs – refus d’accorder les subventions habituellement destinées à soutenir l’activité, priorité donnée sur le marché intérieur aux entreprises ayant contracté avec les agriculteurs et respecté les prix fixés –, l’État impose à l’ensemble des conserveurs, et de façon indirecte, la signature de contrats respectant les termes de l’accord interprofessionnel. De l’autre, le compromis assouplit cette obligation par deux dispositions intéressant les plus réticents : la fixation, pour chaque unité de transformation, de quotas de production calculés sur les quantités de matière première traitées l’année précédente qui va constituer une barrière à l’entrée dans l’activité empêchant l’installation de nouvelles entreprises potentiellement concurrentes ; une possibilité d’approvisionnement hors contrat est laissée pour de faibles quantités, qui intéresse les plus petites structures. Elle contribue par-là à préserver les structures existantes et laisse « du mou » à l’exercice des pratiques traditionnelles.
62Cet exemple permet d’illustrer une double logique : de nouvelles dispositions peuvent se généraliser parce que, in fine, les compromis et les ajustements calment les conflits et permettent de mieux les « faire passer » auprès du plus grand nombre ; dans le même temps des marges de manœuvres sont ouvertes qui rendent possibles des appropriations plus ou moins éloignées des intentions de départ et plus proches des logiques des petites unités.
Les limites du processus de rationalisation
63Un autre élément à prendre en compte concerne les limites intrinsèques que rencontre la rationalisation dans certaines activités.
64Dans les industries de la conserve, le processus de rationalisation tel qu’il a été formulé par les acteurs modernisateurs vient buter sur les caractéristiques mêmes des produits et de l’activité agricole, notamment les rythmes biologiques des végétaux et les conditions climatiques : malgré la recherche de leur maîtrise, les fluctuations irréductibles des cultures rendent difficiles les prévisions et la régularité des rendements et des approvisionnements.
65Face à ces limites, ce sont en définitive les entreprises moyennes qui, au moins partiellement, sont sorties de l’activité en s’orientant vers la seconde transformation (fabrication de produits élaborés : sauces, plats cuisinés…), notamment en sous-traitance pour les fabricants de pâtes alimentaires qui commencent alors à proposer leurs propres sauces tomates. Certaines arrêtent de transformer des fruits et légumes frais en recourant à des matières premières déjà élaborées par ailleurs ou, pour celles qui ont continué de le faire, en destinant cette production à la fabrication des produits plus élaborés. Elles se dégagent ainsi des marchés des conserves « basiques », désengagement dont les plus petites unités, restées orientées sur la première transformation, ont pu pendant un temps profiter sur le plan commercial.
66Ces entreprises moyennes auront des destins variés comme l’illustre en encadré le cas de l’une d’entre elle : entrée elle-même dans un processus d’industrialisation, elle conservait encore de nombreux traits traditionnels quand, au milieu des années 1960, elle est rachetée par un groupe nord-américain.
Du capitalisme familial modéré aux méthodes américaines… le rachat d’une entreprise moyenne par un groupe nord-américain : le récit de Monsieur R.
Monsieur R. a débuté sa carrière dans l’industrie de la conserve en 1942, comme secrétaire du syndicat local des conserveurs du Sud-Est, installé à Aix-en-Provence. En 1946, il est embauché par une entreprise de fabrication de conserves, implantée en périphérie d’un village des Bouches-du-Rhône, comme directeur administratif. Il y restera jusqu’en 1976, année où il prend sa retraite, à l’âge de 65 ans. Cette entreprise employait alors entre 150 et 180 permanents, et entre 100 et 150 saisonniers. En 1966, l’entreprise a été rachetée par Colgate-Palmolive. Voilà comment Monsieur R. restitue cette expérience, dans un entretien du 5 mars 1993.
« Avant le rachat, on ne peut pas dire que nous faisions des merveilles mais, enfin, nous avions un bilan tout à fait équilibré. On marchait normalement sans de très grosses marges, mais on vivait. Notre marque était tout de même très répandue. Une bonne marque pour la tomate, le marron, certains fruits… Ils nous ont démarchés. À l’époque, nous avions un président, je ne le remets pas en cause, je ne dirai pas son nom. La famille D., le père D. n’existait plus, le fils ne faisait pas grand-chose, il était malade. Une partie du capital de notre société appartenait à une banque française, pas une des quatre grandes banques, c’était une banque d’affaires. Notre conseil d’administration était présidé par un membre de cette banque d’affaires. Je crois que l’affaire s’est faite parce que le président a bien voulu lâcher l’affaire. Ca ne l’intéressait pas comme ça aurait intéressé la famille D. si elle avait encore été active dans l’affaire. Ils ont vendu dans de très bonnes conditions pour les actionnaires. À ce point de vue-là, ils avaient leur conscience pour eux. Ils revendaient l’affaire dans de bonnes conditions. Les actionnaires avaient un surplus en vendant leurs actions. Par conséquent, il n’y avait rien à dire. Mais ça a été une erreur considérable du point de vue tactique. Colgate a mis pas mal d’argent en plus. Ils ont modernisé certaines choses. Ils nous ont empoisonné l’existence. Depuis, je vous assure que je n’ai pas un très grand respect pour l’industrie américaine. Ils ont apporté des méthodes de gestion absolument folles pour une entreprise de notre taille, qui sont peut-être normales pour des entreprises mondiales comme Colgate-Palmolive, qui vend dans le monde entier, qui est un des trois grands du détergent, c’est possible. Mais imposer ces méthodes de gestion à une entreprise comme la nôtre, c’était complètement fou. Ils nous ont assommés de contrôles, de règles de travail, de règles comptables, de règles financières, administratives avec des inventaires… Ils faisaient descendre 20 personnes de Paris pour faire nos inventaires. Quelque chose de complètement fou pour une entreprise comme la nôtre. Avant, on gérait tout à fait normalement. Mais ces méthodes de gestion qui sont peut-être nécessaires dans une entreprise colossale, ne sont absolument pas nécessaires dans une entreprise comme la nôtre. De sorte qu’ils nous ont complètement assommés et sans améliorer pratiquement quoi que ce soit. Et finalement pour nous abandonner. Pour nous revendre. Ils n’avaient pas du tout réussi sur le plan commercial […].
Autant la boîte était sympathique lorsqu’elle était personnelle, autant après on était sous la coupe de Colgate. À la fin ils ont collé un directeur de fabrication, c’était mon alter ego pour l’administratif financier. C’était un type impossible […].
Ça n’a pas marché, nous avons végété et ils nous ont revendus après mon départ à la retraite, dans les années 1980. Depuis, D. a pratiquement disparu de la carte. La marque existe encore. Elle appartient à la maison M. de Tarascon, mais ils n’en font pas grand-chose. Pratiquement, nous avons disparu. C’est la faute de cette histoire de Colgate-Palmolive. »
Trajectoires de petites entreprises
67Le maintien de petites unités traditionnelles tient aussi à des conditions internes aux entreprises. On insistera ici sur le rôle des acteurs destinataires de l’action publique et des formes existantes. En effet, toute action volontariste de l’État et de ses alliés ne fait jamais la réalité telle qu’elle est envisagée par ces acteurs dans les projets qu’ils formulent : elle rencontre les rationalités de ses destinataires qui en font des usages et des appropriations multiples ; elle rencontre des formes existantes avec lesquelles elle se combine.
Un double mouvement
68Les petites entreprises provençales qui transforment des fruits et légumes au moment où nous enquêtons dans cette activité au début des années 1990 ont pour partie été créées entre les deux guerres.
69Au départ, elles sont de très petite taille et émanent d’une initiative personnelle ou familiale. Les fondateurs, qui sont d’origine agricole et rurale (anciens agriculteurs ou fils d’agriculteurs, personnes issues de l’artisanat ou du commerce rural liés à l’agriculture), s’installent au cœur des villages ou des petites villes dont ils sont originaires. Leur création conjugue une technologie facilement accessible (l’appertisation, qui peut se réaliser en utilisant des procédés et des équipements simples, peu coûteux, et relativement proches des ustensiles et des méthodes utilisés dans la transformation domestique), la disponibilité locale de produits agricoles et, chez les fondateurs, un certain désir de promotion sociale et d’indépendance qu’ils pensent pouvoir réaliser en s’orientant vers une activité qui leur laisse envisager la possibilité d’une amélioration de leur sort. Au-delà d’une première étape très artisanale de leur existence, une forme sommaire d’industrialisation est déjà amorcée à la fin des années trente (orientation vers les produits et les procédés plus industriels, la fabrication de concentré de tomates notamment).
70Dans les années 1960, pour arriver à se maintenir, ces unités n’ont pas eu d’autres choix ni d’autres possibilités que d’intégrer les principes d’une nouvelle rationalité productive. Il leur a fallu pour cela s’extraire des logiques issues de la nature des liens avec l’agriculture auxquels l’activité doit son origine : le traitement des surplus de la vente des produits en frais. L’attitude spéculative traditionnellement observée sur le marché des fruits et légumes se retrouvait en effet dans la fabrication de conserves ; les entreprises transformaient « les excédents de production qu’elles pouvaient se procurer à bas prix sur les marchés locaux et jouaient sur le fait que les produits en conserve n’étaient consommés qu’occasionnellement, donc étaient considérés comme un bien de semi-luxe, et à ce titre vendus à un prix élevé26 ». L’activité est à la fois soumise aux contraintes et rythmes de la production agricole et aux mécanismes du marché du frais, qui sont la source d’une double incertitude limitant la prévisibilité des rythmes de production et de travail, des quantités produites et des prix. Les petites unités trouvent toute leur rentabilité dans un tel système. Leurs dirigeants ont une bonne connaissance des producteurs et des marchés, ils peuvent ainsi repérer et acheter le produit disponible au moment où son prix devient intéressant et/ou négocier une livraison avec un agriculteur. Ceci suppose une capacité de l’entreprise à traiter le produit qui se présente au moment où il se présente. Cette capacité repose sur la polyvalence et la mobilité des équipements et des personnes : « C’est là que le petit entrepreneur trouve tout son avantage : étant constamment « sur la brèche » il est à même d’imprimer sur le champ des « coups d’accélérateur » et des coups de frein en adaptant le rythme de production de son usine27. »
71La normalisation des produits engagée dans le courant des années 1950 par le CTPCA, la standardisation des contenants, la mise en place de l’économie contractuelle organisant les approvisionnements par contrats pour des prix et des quantités déterminés par avance, les incitations financières et réglementaires en faveur du traitement de nouvelles variétés de tomates spécialement obtenues pour la transformation industrielle…, sont autant d’éléments qui ont directement contribué à la transformation des pratiques. Les entreprises ont dû s’inscrire dans un vaste processus de standardisation des matières premières, des produits et procédés, des conditionnements, des relations avec les producteurs agricoles28, et donc assumer les conditions et les effets de cette inscription. Ces différents éléments participent de la modification générale du contexte de la production qui s’opère alors (évolution des formes de la concurrence et de la demande). Avec des effets en chaîne, elle touche toutes les dimensions des entreprises et finit par en remodeler les logiques d’ensemble.
72Dans les entreprises qui se sont maintenues, les dirigeants ont été en capacité de s’approprier ces nouvelles logiques et de s’en saisir pour développer leur propre activité. Ces entreprises se sont industrialisées. Elles ont centré leur activité sur la fabrication de quelques produits standardisés de grande consommation (concentré de tomates, tomates pelées, fruits au sirop, conserves de légumes), abandonnant le travail des produits dont les procédés de transformation ne sont pas (encore) industrialisés ou qui ne sont pas encore à destination de la grande consommation (les truffes par exemple, certains plats cuisinés). Les contenants ont changé : abandon du bocal en verre (qui ne peut pas se conditionner sur chaîne à ce moment-là) pour généraliser l’usage de la boîte métal standardisée. Des investissements sont réalisés en vue de mécaniser la production (installation de tapis roulants et de chaînes). Les débouchés commerciaux s’élargissent : grossistes, collectivités, industriels, export. Les entreprises augmentent leurs capacités productives, accroissent leur activité et leur taille.
73Dans le même temps, les entreprises conservent la plupart de leurs traits d’origine : taille modeste, dimension familiale (gestion familiale, plusieurs membres de la famille du dirigeant travaillent dans l’entreprise ; transmission générationnelle), forte inscription locale (liens avec l’agriculture et la main-d’œuvre, quand il y a des changements de sites ils s’effectuent dans la même localité), maintien des liens traditionnels avec les clients (détaillants ou semi-grossistes en épicerie, vente du produit au nom et à la marque de l’entreprise)...
74En définitive, c’est un double mouvement qui s’opère pour ces petites entreprises : d’intégration obligée des nouveaux principes, mais rendue possible par les compromis qui les assouplissent, et d’appropriation et de combinaison avec les logiques préexistantes. C’est à travers les nouvelles combinaisons productives qui en résultent que les entreprises vont trouver leur propre rentabilité dans le système de production et de consommation de masse, dessinant un mode singulier d’insertion dans la croissance fordiste : si elles peuvent s’inscrire dans le créneau de la consommation de masse parce qu’elles se sont industrialisées, elles y trouvent cependant leur rentabilité en tirant à la fois profit des limites intrinsèques que rencontre l’industrialisation de l’activité (qui font qu’elle reste soumise à des aléas et à des irrégularités qui gênent la pure logique industrielle) et des traits traditionnels qu’elles conservent.
Un mode singulier d’insertion dans la croissance fordiste
75Ici, les produits de consommation de masse que sont les conserves alimentaires sont produites par de petites unités soumises à de forts aléas et dont la rentabilité repose sur leur capacité à être flexibles. Les entreprises fabriquent des conserves alimentaires, produit industriel et standardisé. Vendues au commerce de détail et à des grossistes, elles répondent aux nouveaux critères de la consommation de masse et à la demande en produits bon marché, liée à la salarisation croissante des femmes qui peuvent consacrer de moins en moins de temps à la préparation des repas29.
76Dans le créneau de la première transformation dans lequel elles s’inscrivent, ces entreprises restent très confrontées aux aléas et aux irrégularités liés au travail d’une matière soumise aux conditions climatiques et à des rythmes naturels. C’est donc aussi dans un contexte général d’incertitude que continue de s’effectuer cette production industrielle. La rotation sur l’année des produits traités (cerises en juin, tomates en août, épinards en hiver par exemple) contribue à une certaine forme de lissage de l’activité, mais avec le maintien d’une alternance entre des périodes de haute activité (liée à la saisonnalité de chaque produit traité qui doit être transformé tout de suite du fait de son caractère périssable) et de périodes plus creuses (entre chaque produit notamment). Dans ce sens, ce n’est pas dans une logique des économies d’échelle et de la production en grandes séries rendue possible par la standardisation poussée des procédés, du travail et des produits que peuvent se situer de telles unités. Elles trouvent leur rentabilité ailleurs, notamment dans leur capacité à fonctionner efficacement dans ce contexte général d’incertitude et à assurer une activité irrégulière sur l’année.
77Au moment où les systèmes productifs et organisationnels ont tendance à se « rigidifier » (à se formaliser) pour s’insérer dans le système de production et de consommation de masse, cette capacité repose, a contrario, sur la flexibilité que les entreprises mobilisent sur trois plans différents :
- L’organisation. La flexibilité organisationnelle repose sur la polyvalence des salariés. Celle-ci est liée à la fois à la petite taille des unités, les salariés doivent être pour partie interchangeables pour pouvoir s’aider et se remplacer, et aux logiques productives et organisationnelles privilégiées : passage rapide d’une production à une autre, affectation des salariés de production aux tâches de conditionnement-expédition, d’entretien des locaux et du matériel dans les périodes creuses ;
- Le volume de travail, avec la mobilisation d’une main-d’œuvre saisonnière locale immédiatement disponible ;
- Le temps de travail des permanents. La flexibilité prend appui sur leur capacité à assurer les importantes fluctuations du temps et des rythmes de travail de façon non totalement prévisible et non totalement programmable. En pleine saison notamment, le travail s’adapte au rythme de rentrée des matières premières : travail en continu, jour et nuit, sept jours sur sept au moment de la pleine récolte, heures supplémentaires, dépassement des durées légales…
La vision traditionnelle d’un patron de conserverie vauclusienne dans les années 1990
La vision de Monsieur B., dirigeant d’une conserverie vauclusienne rencontré en mars 1993 et restituée ici à travers les extraits de l’entretien, rend particulièrement bien compte de cette logique productive et organisationnelle et de sa permanence dans le temps. Gendre du fondateur, il prend la direction au décès de celui-ci en 1973. Il a une formation commerciale, il a d’abord travaillé dans l’entreprise de ses parents (commerce de gros alimentaire) puis, pendant 25 ans, aux côtés du fondateur de l’entreprise qu’il dirige. En 1993, l’entreprise emploie 48 salariés permanents et peut embaucher jusqu’à 150 saisonniers chaque année.
Les relations avec l’ agriculture
« Dans une entreprise, il faut tout, le bon, le mauvais, il faut tenir, et moi les épinards si je tiens c’est uniquement pour les producteurs agricoles du coin, des gens qui se sont équipés pour ramasser mécaniquement, nous faisons un épinard de qualité bien sûr, qui ont des terres qui conviennent bien à cette production et je me sens pas capable de leur dire on arrête et pourtant si je regardais que l’intérêt de l’entreprise ce serait quand même d’arrêter. »
L’entreprise et le rôle du dirigeant
« C’est qu’une entreprise moyenne, il s’agit pas d’avoir la folie des grandeurs, parce que le jour où ça va mal, il faut pouvoir tenir le coup, pas foutre l’entreprise en l’air. »
« Il y a des choses qui pourraient attendre, je les fais quand même parce que je veux prendre de l’avance. Un chef d’entreprise il doit voir plus loin que le bout de son nez, il doit avoir des réserves, des réserves commerciales, des réserves techniques, des réserves financières. Il faut savoir se les constituer. Il s’agit pas de traiter le problème au dernier moment, il faut tout prévoir. La vie de l’entreprise passe avant mes intérêts personnels, c’est vrai. L’entreprise j’y pense la nuit, j’y pense le dimanche, on s’y consacre à plus de 100 %. Tandis que dans beaucoup d’entreprises agroalimentaires vous avez des gars à 5 heures du soir ils vont jouer au tennis, ils vont ci, ils vont ça, pour eux c’est une fonction salariale, pour nous c’est un patrimoine. »
La relation salariale
« Nous avons un personnel fidèle, ancien, qui est rentré dans l’entreprise au plus bas niveau, et d’année en année ils arrivent à avoir une situation. »
« Tant que possible on privilégie des gens de la commune de tout temps, puisqu’on connaît leurs capacités, et ceux qui valent rien on évite de les reprendre […] On les connaît, mais vous savez on a toujours des surprises, mais quand on est engagé par un contrat on termine le contrat et on tâche de ne pas recommencer […] De mon existence je n’ai licencié qu’un employé, c’est parce qu’il nous avait volé. Le licenciement chez R. ça n’existe pas. Il faut que ça continue dans cet esprit. On prend beaucoup de précautions avant d’inclure quelqu’un en permanent, il faut bien le connaître. »
« Et au niveau de l’entreprise il faut souvent rentrer dans des soucis qui ne nous regardent pas, des soucis de famille, des soucis financiers, le gars qui a des difficultés, qui est sur le point de divorcer, les enfants malades, l’achat d’une voiture, acheter une maison, construire une maison, je suis bien conscient qu’il faut les aider […] quand on m’en parle, je fais ce que je peux pour les aider. »
Logique productive et flexibilité
« Nous travaillons avec des denrées périssables, nous ne pouvons pas nous permettre à un producteur quelconque qui a ramassé des cerises, des tomates ou des épinards de leur dire vous reviendrez lundi, ça n’existe pas, ça ne pourrait pas exister d’ailleurs, on nous le pardonnerait pas. Le producteur ramasse sa récolte, nous devons coûte que coûte faire face. Dans les moments de grande campagne, on travaille 6 jours. »
« Quand un camion est en train de charger c’est pas parce que c’est 6 heures du soir qu’on dit au camion on terminera demain matin. L’employé qui le comprend pas et qui laisse son travail, il ne nous intéresse pas […] S’il arrive un camion qui va à Paris, en Norvège, en Allemagne ou ailleurs, qui arrive à 5 heures du soir, on le commence, il faut le finir. »
78Cette flexibilité trouve ici ses conditions de possibilité dans le compromis salarial de la relation paternaliste. Un tel type d’organisation ne peut fonctionner que dans la mesure où les salariés acceptent et légitiment les contraintes de l’activité et leurs conséquences sur leur travail. Qu’ils soient permanents ou saisonniers, ils doivent faire preuve d’une grande fiabilité : les employeurs comptent sur eux aux moments les plus cruciaux de l’activité (notamment lors de la rentrée des matières premières, denrées périssables qui demandent à être traitées dans l’urgence). Ils doivent être capables de s’insérer dans des petits collectifs de travail et dans le caractère très familial de ces entreprises. Dans ce sens, sont plutôt mobilisées des qualités morales et comportementales que des qualifications techniques et professionnelles. Ces dispositions personnelles au regard du travail s’acquièrent par la voie de la socialisation familiale et au sein de l’entreprise (les salariés permanents y entrent jeunes et y restent). Les relations employeurs-salariés sont fondées sur la proximité et l’interconnaissance : les rapports sont personnalisés, le patron connaît chaque salarié. Le lien de travail s’inscrit plus largement dans la société locale des villages et petites villes dans lesquels sont installées les entreprises, où est disponible une offre de travail qui en admet les conditions et les contraintes. Il repose sur une même forme d’engagement réciproque que celle décrite par P. Doeringer : l’employeur apporte la sécurité de l’emploi, il autorise des adaptations des horaires et des postes aux situations personnelles, dispense des aides diverses ; en contrepartie, les salariés se comportent loyalement vis-à-vis de l’entreprise, assurent un certain niveau de productivité dans leur travail, ils adhèrent aux buts l’entreprise.
Notes de bas de page
1 Notamment Raveyre M.-F., Saglio J. (1984), op. cit. ; Pinçon M., Rendu P. (1985), op. cit. ; Boisard P., Letablier M.-T. (1987), op. cit. ; Rérat F. (1986), « La polyvalence comme méthode d’organisation du travail » ; (1992), « Roanne : le système textile roannais » ; Rérat F. et al. (1992), Les PME en milieu local. Confrontations monographiques ; Vatin F. (1990), L’industrie du lait. Essai d’histoire économique ; (1996), Le lait et la raison marchande. Essais de sociologie économique ; Lamanthe A. (1998), op. cit. ; Roupnel-Fuentes M. (2007), op. cit.
2 Bentabet E., Michun S., Trouve P. (1999), Gestion des hommes et formation dans les très petites entreprises ; Courault B., Trouve P. (2000), Les dynamiques des PME. Approches internationales.
3 Christen C., Vatin F. (2009), Charles Dupin (1784-1873). Ingénieur, savant, économiste, pédagogue et parlementaire du Premier au Second Empire. Les développements de cette partie s’appuient particulièrement sur la présentation que F. Vatin fait de la pensée de C. Dupin dans cet ouvrage.
4 Cet aspect est notamment souligné par M. Roupnel-Fuentes dans le cas de Moulinex et par M. Pinçon et P. Rendu.
5 Houssel J.-P. (1980), « Les industries autochtones en milieu rural ».
6 Raveyre M.-F., Saglio J. (1984), op. cit.
7 L’articulation entre sphère familiale et sphère professionnelle est par ailleurs à l’origine d’un marché du travail féminin dans lequel ces organisations productives puisaient une part importante de leur flexibilité (Barrere-Maurisson M.-A. (1986), « Gestion de la main-d’œuvre et formes familiales : du paternalisme à la recherche de flexibilité » ; (1987), « Gestion de la main d’œuvre et paternalisme : tradition et modernité dans les stratégies des entreprises » ; Rerat F. (1986), op. cit. ; Rerat F. et al. (1992), op. cit. M.-A. Barrère-Maurisson insiste particulièrement sur l’articulation entre modes de gestion de la main-d’œuvre et formes familiales qui, associée à des mesures de politiques sociales, caractérisait le paternalisme. Pour l’auteur, le paternalisme en est une modalité particulière et située dans le temps. Dans la recherche actuelle de flexibilité, cette articulation suit de nouvelles voies et puise dans de nouvelles formes familiales.
8 Ces aspects sont particulièrement développés par M. Pinçon et P. Rendu dans le cas des entreprises métallurgiques de la vallée de la Meuse qu’ils étudient.
9 Newby H. (1977), op. cit.
10 Gouldner A. (1954), Patterns of industrial bureaucracy. A case study of modern factory administration.
11 Doeringer P. (1984), «Internal Labor Markets and Paternalism in Rural Areas».
12 Weber M. (1965), Essais sur la théorie de la science.
13 Le caractère dangereux des tâches réalisées par les mineurs explique la tolérance de la direction vis-à-vis de cette attitude et le fait qu’ils bénéficient d’une grande autonomie dans leur travail. Ceci ne se vérifie pas dans tous les cas, il y a certainement une gradation dans le caractère « indulgent » qui peut être accordé à une direction. Par exemple, Hirata H. et Kurumi S. (1988), op. cit. montrent que le paternalisme prend des formes et des sens différents selon qu’il concerne une main-d’œuvre masculine ou féminine. Dans l’industrie laitière bretonne, Vatin F. (1990), op. cit. observe l’existence de différentes « versions » du paternalisme rural : plus ou moins autoritaire ou plus convivial et bon enfant selon les cas d’entreprises et les catégories de main-d’œuvre concernées (ouvriers agricoles déclassés ou producteurs et leurs enfants).
14 Weber M. (1986), « Enquête sur la situation des ouvriers agricoles à l’Est de l’Elbe. Conclusions et perspectives ».
15 Ibid., p. 6.
16 Norris G. M. (1978), op. cit.
17 Newby H. (1977), op. cit.
18 Jobert B., Muller P. (1987), op. cit.
19 On rejoint ici la notion de « firmes dominantes » proposée par Bourdieu P. (2000), Les structures sociales de l’économie. Ces firmes, en effet, « […] définissent les régularités et parfois la règle du jeu, imposant la définition des atouts la plus favorable à leurs intérêts et modifiant tout l’environnement des autres entreprises et le système des contraintes qui pèsent sur elles ou l’espace des possibles qui s’offrent à elles » (p. 238). Pour les années 1960 plus particulièrement, voir aussi Bourdieu P., Boltanski L. (2008), La production de l’idéologie dominante ; Boltanski L. (2008), Rendre la réalité inacceptable. À propos de la production de l’idéologie dominante.
20 Allaire G. (1995), « Le modèle de développement agricole des années 60 confronté aux logiques marchandes ».
21 Nelson R.R., Winter S.G. (1982), An Evolutionary Theory of Economic Change.
22 Eymard-Duvernay F. (1987), op. cit.
23 Lauret F., Montigaud J.-C. (1972), Structures économiques et comportements des entreprises. Le cas des industries de transformation des fruits et légumes.
24 Par entreprises moyennes, il faut entendre les unités employant entre 150 et 300 salariés, alors que les petites unités n'en comptent qu'une vingtaine au maximum.
25 Bovet E., Chabaud C. (1964), « Mentalités rurales et tensions économiques », p. 15.
26 Labonne M. (1968), « La transformation des fruits et légumes et l’environnement agricole ».
27 Montigaud J.-C. (1966b), op. cit., p. 84.
28 Le produit « conserve appertisée » reçoit une définition légale par un décret de février 1955. Le Centre Technique de la Conservation des Produits Agricoles, créé en 1950, reçoit pour mission de travailler à l'élaboration d'une réglementation des produits et à son contrôle, qui passe par un travail de normalisation dont l'objectif vise « à réduire le nombre et le type d'objets fabriqués afin d'harmoniser les qualités et les aspects des denrées ». Une notice technique précise notamment, pour le produit concerné, le mode opératoire de son obtention. Il s’agit par-là de réduire le nombre et le type de produits mis sur le marché, d’uniformiser les qualités et d’assurer une meilleure garantie de santé publique. Les conditionnements (boîtes métal) font l’objet d’une normalisation par l’AFNOR en 1959.
29 Alors que la part de l'alimentaire dans la consommation totale des ménages n'a cessé de baisser (45 % en 1950 et 28 % en 1969), la part des produits transformés n'a cessé d'y augmenter au détriment des produits agricoles frais : le volume de leur consommation a été multiplié par 3 entre 1950 et 1974, les conserves de fruits et de légumes ont particulièrement bénéficié de ce mouvement (entre 1959 et 1965, +8.8 % pour les conserves de légumes et +7.2 % pour les fruits et confitures).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010