Médiatisation du politique : stratégies, acteurs et construction des collectifs
p. 159-168
Note de l’auteur
Ce texte a été publié pour la première fois dans Hermès, no 17-18, « Communication et politique », 1995, p. 201-214. La version originale est en ligne sur : <https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revuehermes-la-revue-1995-3.htm>.
Texte intégral
1L’orientation qui a longuement dominé la théorie de la démocratie dans la tradition anglo-saxonne était d’inspiration économique. Elle présupposait un acteur-citoyen individuel agissant selon une rationalité instrumentale stricte. Je pense essentiellement aux théories dites « néo-utilitaristes ». Le sociologue italien Alessandro Pizzorno leur a consacré plusieurs travaux, dans lesquels il a montré leur impuissance à rendre compte des comportements politiques en démocratie (Pizzorno, 1978 ; 1985).
2La démarche de Pizzorno aboutit à une conception de la démocratie qui est, certes, bien plus intéressante et riche que celle fondée sur la rationalité instrumentale du néo-utilitarisme. La démocratie n’apparaît pas comme le système le moins mauvais que nous connaissons pour gérer les intérêts individuels, mais comme le système le moins mauvais pour gérer les identités collectives : « […] Il y a une valeur que seule la démocratie peut réaliser : ce n’est pas la liberté de choix politique (nous avons démontré que c’est une illusion) mais la liberté de participer à des processus d’identification collective ; et les droits de ceux-ci de ne pas être détruits ou déterminés uniquement par le pouvoir de l’État national. Cette liberté, dans notre hypothèse, est née comme une réponse à la dissolution des identités traditionnelles » (Pizzorno, 1978, p. 368).
3Mais l’acteur « pizzornien », est-il véritablement en rupture avec l’acteur rationnel du néo-utilitarisme, qui fait le calcul coûts/bénéfices à la lumière de son intérêt ? Il a certes compris qu’il se trouve dans une situation impossible à évaluer entièrement à partir de son point de vue individuel, qu’il est de son intérêt de préserver la fonction stabilisatrice des cadres identitaires collectifs, et qu’étant donné la complexité de la société où il vit, il est aussi de son intérêt de laisser à des individus plus experts que lui-même le soin de gérer les incertitudes du long terme. On pourrait dire que l’acteur social implicite dans la théorie proposée par Pizzorno se caractérise donc par une rationalité élargie.
4Pizzorno souligne clairement que ces « collectivités identifiantes », essentielles pour comprendre les fondements du système démocratique, sont des produits de l’activité propre à la politique. Et si cette production des collectifs dont l’entrelacement structure l’identité de l’acteur ne se faisait plus dans le champ du politique, mais ailleurs ? Et si la crise du politique dont il est tant question aujourd’hui n’était justement pas autre chose que le déclin du pouvoir du système politique à générer et faire évoluer les collectifs identitaires des citoyens ? Autrement dit : et si des démarches comme celle de Pizzorno, à « rationalité politique élargie » étaient, au fond, des théories pré-médiatiques de la démocratie ?
Le politique médiatisé, ou du déclin de la logique du long terme
5Après la Seconde Guerre mondiale, la consolidation des économies démocratiques industrielles et la forte croissance ont été associées à une emprise forte du politique sur l’économique. C’était bien une période où les systèmes démocratiques géraient le long terme en construisant et en faisant évoluer les « collectivités identifiantes » du politique. Dans le même temps, la médiatisation de ces sociétés progressait rapidement. Les médias se sont progressivement articulés au marché de la consommation : ce sont eux qui ont fait des sociétés industrielles des sociétés de consommation. Et c’est là que se situe le rôle historique de la télévision, acteur « civilisateur » par excellence dans ce processus.
6Soulignons que le marché de la consommation ne doit pas être confondu avec le marché économique des théories classiques. Le modèle du marché, celui que le néo-utilitarisme a essayé de transférer au domaine de la théorie politique, est celui d’un champ dominé par la logique rationnelle-instrumentale. Ce modèle fondait (ou prétendait fonder) les politiques économiques de maîtrise du long terme. Or, le marché de la consommation est un marché dominé par la logique du court terme : celle de la communication commerciale à travers les médias. La logique du « ciblage marketing » est par définition une logique à court terme, destinée à gérer le mieux possible l’univers complexe et changeant de l’imaginaire quotidien des consommateurs.
7Depuis la guerre et jusqu’à la fin des années 1970 ont coexisté en France deux domaines bien distincts : celui du politique, champ de construction des collectifs identitaires associés à la gestion du long terme, et celui des médias, lieu de construction de collectifs associés, dans le court terme, à l’imaginaire du quotidien et aux comportements de consommation. Entre les deux, l’information médiatisée proclamait son statut de « quatrième pouvoir ».
8Dans les années 1980 s’accélère la médiatisation du politique, avec la télévision comme support pivot. C’est pendant ces mêmes années que s’amorce en France la crise de légitimité du politique, qui devient grave au début des années 1990. On aurait tort de rendre les médias entièrement responsables de cette crise, mais ils y sont, bien entendu, pour quelque chose. Cette crise a plusieurs aspects entremêlés, dont il est bien difficile d’évaluer le poids relatif.
9Tout d’abord, bien entendu, la dissociation croissante entre le système économique et le système politique. Pendant les « trente glorieuses », comme on dit, la politique économique était l’outil principal de gestion du long terme, et partant, de clivage entre les collectifs identitaires. L’internationalisation des systèmes économiques nationaux les autonomisant de plus en plus vis-à-vis du système politique, ce dernier a de moins en moins de « substance » pour travailler le long terme tout en maintenant la dynamique conflictuelle qui fait évoluer les identités. Cette transformation des économies nationales a sans doute contribué largement à l’affaiblissement du pouvoir du système politique à « sécréter » des « collectivités identifiantes » adaptées à la nouvelle situation.
10Cet affaiblissement du système politique (mesuré le plus souvent par deux indicateurs classiques et intimement liés entre eux : la progression régulière des citoyens indécis en situation électorale, et la baisse régulière des votants) a renforcé la centralité sociale des médias. Ceux-ci étaient déjà depuis longtemps les principaux gestionnaires du court terme, c’est-à- dire de l’imaginaire quotidien lié à la consommation. Et cette logique du court terme tend à soumettre à son emprise même l’information médiatisée, qui commence à être conçue comme une marchandise parmi d’autres. (À noter que l’affaiblissement des conflits dans le champ politique a produit un affaiblissement conséquent des positionnements des médias informatifs grand public dans la presse écrite, dont le « contrat de lecture » comportait, jusqu’au milieu des années 1980, une dimension politique.) La tentation est grande, pour les médias, de se substituer aux institutions politiques en déclin et de devenir le lieu où les collectifs associés au long terme se construisent. Mais cela est-il possible ?
11Que les médias soient de plus en plus sous l’emprise de la logique du marché de la consommation, c’est-à- dire, sous l’emprise d’une logique unidimensionnelle à court terme n’est pas une explication suffisante de leur rôle dans la crise du politique. Après tout, d’autres discours que ceux déterminés par la logique commerciale peuvent s’insérer à la télévision, à condition qu’ils préservent leurs propres contraintes de production. Cela a été le cas pendant un certain temps pour ce qui est du discours politique.
12C’est ici qu’un autre facteur intervient : l’évolution de la communication politique elle-même, et des logiques stratégiques qui s’y installent. Nous l’avons déjà signalé : la logique unidimensionnelle du « ciblage » opère de l’intérieur même du champ du politique, à travers une approche qui emprunte au marketing l’essentiel de sa démarche.
13Nous assistons, d’un côté, au déclin du champ où s’exerçait la gestion des collectifs du long terme (celui du politique), et de l’autre, à la domination croissante d’un autre champ (celui des médias) essentiellement orienté en production par la gestion de collectifs de court terme : c’est cela, à mon avis, le sens profond de la crise de légitimité du politique dont on parle tant aujourd’hui. Cela veut dire que dans la médiatisation du politique, c’est ce dernier qui a perdu face aux médias : cherchant à tout prix la maîtrise des médias, les hommes politiques ont perdu celle de leur propre champ.
Les registres du sens, ou de la construction des collectifs
14Dans le processus de médiatisation du politique, le rôle de la télévision a été tout d’abord d’enrichir la communication politique, et donc d’accroître la complexité de cette dernière (Verón, 1989). Pour le dire dans la terminologie du sémiologue Charles Peirce2 au registre symbolique (ordre traditionnel où s’exerçait le discours politique), sont venus s’ajouter l’ordre iconique et l’ordre indiciel médiatisés. J’ai essayé de montrer dans d’autres travaux, que la télévision grand public est un média où l’ordre iconique est subordonné aux dispositifs indiciels de contact qui définissent la spécificité du média. L’ordre langagier du symbolique ne s’évanouit pas pour autant : à la télévision, on parle aussi. Tout dépend de la nature discursive de ce que l’on dit. La préservation de cet enrichissement du discours politique était conditionnée à la préservation des propriétés discursives qui font la spécificité de la communication politique telle qu’elle s’est construite dans l’histoire des démocraties industrielles. Nous avons discuté ailleurs des composantes du discours politique en situation démocratique (c’est-à- dire en situation de pluralisme des partis) et de certains aspects de la structure énonciative qui le caractérisent (Verón, 1987).
15Or, il semble bien que la médiatisation de la communication politique tende aujourd’hui à déstructurer cette spécificité. Et on comprend pourquoi : si, à l’intérieur du champ du politique, la réflexion stratégique est exclusivement orientée par la logique unidimensionnelle du « ciblage », la composante programmatique va disparaître, et des trois destinataires du discours politique : le contre-destinataire (l’adversaire), le prodestinataire (le partisan), et le para-destinataire (l’indécis), il ne restera qu’un seul, le para-destinataire, cible d’une stratégie « commerciale » à court terme (ibid.).
16Il n’y a pas de construction de collectifs identitaires à long terme sans le fonctionnement d’une structure argumentative orientée à la formulation de règles. En discutant de la théorie de Pizzorno, nous avons signalé l’importance de la temporalité, qui est inscrite dans la définition même de la démocratie : le consensus des intérêts est le postulat d’une convergence dans le futur. Ceci correspond, point par point, à la définition que propose Peirce de la vérité et de la réalité, indissociables de la notion d’une communauté. La gestion des identités en vue du long terme est bien de l’ordre symbolique de la loi.
17La logique marketing est parfaitement incapable de traiter de tels objets. On ne construit pas de collectifs identitaires dans le long terme avec les seules images, ni non plus avec le seul contact indiciel de regard caractéristique de la télévision. Si le discours politique est un discours dont l’un des axes est la construction argumentative d’un projet, alors il est qualitativement différent d’un discours unidimensionnel ciblé, car il n’est jamais purement persuasif.
Bibliographie
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Références bibliographiques
10.1007/978-1-349-03025-5 :Pizzorno, Alessandro, « Political Exchange and Collective Identity in Industrial Conflict », in Crouch, Colin et Pizzorno, Alessandro (dir.), The Resurgence of Class Conflict in Western Europe since 1968, Londres, Macmillan, 1978.
10.3817/0385063041 :Pizzorno, Alessandro, « On the Rationality of Democratic Choice », Telos, no 63, 1985, p. 41-69.
10.3406/mots.1989.1487 :Verón, Eliseo, « Télévision et démocratie : à propos du statut de la mise en scène », Mots, no 20, septembre 1989, p. 75-90.
Verón, Eliseo, « Corps et métacorps en démocratie audiovisuelle », Après-demain, no 293-294, 1987, p. 11-26.
Notes de bas de page
2 Le philosophe américain Charles Peirce (1839-1914) a fondé la science des signes, qu’on appelle la sémiologie. Parmi ces nombreuses théorisations, il distingue trois catégories de signes, en fonction de leur écart plus ou moins grand avec le dénoté (soit ce qui se réfère à l’extension d’un concept). L’icône possède des qualités identiques à l’objet qui est dénoté (une tache noire et la couleur noire). L’indice est un signe qui se trouve en contiguïté avec l’objet dénoté, « en vertu de la relation réelle qu’il entretient avec lui » (un symptôme et une maladie). Le symbole est un signe qui n’a de lien avec l’objet dénoté qu’après un travail interprétatif et la reconnaissance d’une forme de codification, plus ou moins arbitraire (les panneaux du code de la route et les situations réelles qu’ils évoquent).
Auteur
(1935-2014), anthropologue, sémioticien et sociologue argentin. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il a été un des pionniers des études en communication, en France et en Amérique latine. Il est entre autres auteur de Sémiotique ouverte : Itinéraires sémiotiques en communication (avec Jean- Jacques Boutaud, Lavoisier, 2007).
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