Les nouvelles contradictions de la communication politique
p. 79-104
Texte intégral
1Depuis une trentaine d’années, je souligne l’importance conceptuelle de la communication politique pour la démocratie, mais aussi le risque d’un déséquilibre structurel entre ces trois dimensions : les politiques, les journalistes et l’opinion publique. Entre ces trois logiques, la plus fragile est celle des politiques. Ils sont menacés d’être dominés par les journalistes et l’opinion publique. En 1989, j’ai construit un modèle théorique de la communication politique (cf. infra). En 1995, j’en ai étudié les contradictions (cf. infra). En 2017, il est possible de faire le point sur « les nouvelles contradictions de la communication politique ».
2Elles sont au nombre de dix, certaines sont nouvelles, d’autres se sont accentuées depuis 1995. D’où l’intérêt de réunir ici trois textes, rédigés avec plusieurs années d’écart, qui montrent les évolutions essentielles de la communication politique. Il y a par contre, hélas, une chose qui n’a pas changé : les stéréotypes concernant le statut de la communication politique, réduite au marketing, aux logiques de com’ et de manipulation. Elle vaut pourtant beaucoup mieux ! Elle est plus que jamais un concept politique central pour penser la démocratie de masse et les contradictions de la « société individualiste de masse » à l’heure de la mondialisation. Et il est impossible de penser la politique sans la communication politique.
Dix crises liées aux déséquilibres des relations entre information, communication et action
31 – Les hommes politiques sont les plus fragiles parce qu’ils ont perdu leur prestige. Descendus du piédestal, ils sont sans cesse critiqués, soupçonnés d’être inefficaces, voire corrompus. Et ce au moment où il n’a jamais été aussi difficile de faire de la politique, dans un monde dangereux, sans boussole, sans idéologie autre que l’argent, dominé par l’impatience et l’immédiateté et où tout doit être, de plus, transparent et participatif…
4Les journalistes, quant à eux, sont « montés » en puissance de manière incroyable. Pas tous, mais du moins la nomenclatura. Ils ont une proximité trop forte avec les hommes politiques – et plus généralement les élites – qui sont souvent coupés de la réalité. Les deux, d’ailleurs, se servent de manière excessive des sondages et des réseaux sociaux pour « accéder à la réalité ». Avec un double risque : l’enfermement des élites entre elles et un découplage par rapport à une réalité de plus en plus complexe. Aujourd’hui, avec le poids des sondages et des réseaux sociaux, les journalistes ne représentent plus qu’eux-mêmes. Hier, ils parlaient plus ou moins au nom de l’opinion publique. Aujourd’hui, celle-ci devient autonome et la légitimité des journalistes devient plus faible. Résultat : une contradiction entre la puissance de leur rôle et une légitimité fragile. Après la dévalorisation des hommes politiques, ce sont eux qui risquent d’être déstabilisés. Le « dégagisme » menace tout le monde… Or leur contre-pouvoir est indispensable.
5Quant à l’opinion publique, elle est réduite à ce qui est en est dit dans les sondages et par la montée de l’expression à travers les réseaux sociaux. Double simplification d’autant plus délicate que la compréhension des opinions publiques, dans un monde ouvert, interactif et « transparent » n’a jamais été aussi compliquée. On sait de moins en moins comment elle se fabrique, comment elle évolue. Les sondages sont successifs, quasi instantanés, donnant l’illusion d’une compréhension. Ils sont inévitablement behavioristes. Or le plus important reste toujours lent, silencieux et peu visible. La mode actuelle de « l’expression généralisée » par les réseaux sociaux confirme le sentiment d’une démocratie « en direct ». Mais la démocratie en direct est une utopie dangereuse qui ne se réduit pas au règne de l’expression. Et de plus, « si tout le monde s’exprime, qui écoute ? »
6Par ailleurs, l’alliance sondages/réseaux conduit à un déséquilibre de l’espace public : les chiffres se transforment en autant de lobbying. La demande et l’expression s’imposent, sommant journalistes et hommes politiques de « répondre ». Les hommes politiques doivent « satisfaire les besoins de la société ». Mais que reste-t-il de l’autre grande fonction de la politique, celle qui vise à inventer une politique, anticiper des choix, tracer un avenir qui n’est pas dans l’air du temps ? Sortir de la réponse à la demande, et valoriser l’offre… La politique, ce n’est pas seulement du présent aménagé. Connaître le prix de la baguette de pain ou du litre d’essence ne garantit pas d’être un bon chef d’État. Mieux vaut avoir une vision… On reproche aux hommes politiques de ne pas écouter les citoyens et leurs demandes. Mais quelles autonomie et responsabilités leur reste-t-il ? Le populisme peut très bien se développer au bout de l’expression, des demandes et de l’égalitarisme. Avec une idéologie quantitative redoutable. Les pourcentages des sondages et le nombre de participants aux différents réseaux s’imposent finalement comme quelque chose d’aussi important que le résultat de l’élection, seul domaine où la quantité entraîne la légitimité. Que l’on donne aujourd’hui la même valeur aux deux est un terrible contresens. Avec cette tyrannie supplémentaire : le direct.
7Tout ce qui est en direct devient symbole de la démocratie. À mort les intermédiaires… Pourtant, la démocratie ce n’est pas la suppression des intermédiaires, mais la possibilité de les critiquer. La domination du « tout en direct, interactif et transparent » vire à la démagogie. Les hommes politiques, de peur d’être taxés de conservateurs et de profiteurs, renforcent cette tyrannie de l’expression en y succombant eux-mêmes, avec pour résultat le despotisme de la demande : répondre à ce que veulent les citoyens, identifiés aux sondeurs et aux internautes. Sous prétexte d’être « à l’écoute », les hommes politiques oublient leurs propres propositions et analyses. Ils plongent dans les réseaux, les tweets, et passent 80 % de leur temps enfermés dans la bulle de la com’, avec les milieux de la presse et une partie des « élites ». Du coup, on veut moins savoir ce qu’ils pensent que comment ils vont répondre aux « demandes » ! Et simultanément, une sorte de peur panique envahit les acteurs, celle de perdre le contact avec « la réalité » de l’expression et de l’interaction. Ils en arrivent alors au résultat inverse : la perte de leur légitimité. Le politique ne se réduit pas à la satisfaction des demandes. Il y a toujours un conflit entre offres et demandes.
82 – La vitesse de l’information et la confusion entre expression et information. Face à l’explosion de l’information et des réseaux, les journalistes devraient prendre leurs distances. L’expression c’est très bien, mais ce n’est pas de l’information. L’information est un travail qui résulte d’une culture professionnelle, avec une responsabilité. Le problème n’est pas de courir après les réseaux, mais au contraire d’y mettre de l’ordre et de distinguer l’information journalistique de toutes celles existant sur les réseaux. Aujourd’hui avec la vitesse, la concurrence des chaînes d’information, la spécificité de l’information journalistique, bien rare, est banalisée. Tout se mélange, avec le risque d’une dévalorisation du travail journalistique et de sa légitimité. Pourtant dans l’océan informationnel actuel, il y a plus que jamais besoin de distinguer l’information journalistique de toutes les autres. Plus il y a d’informations, plus le travail du journaliste est indispensable. Et non l’inverse. Sinon c’est l’une des trois dimensions de la communication politique qui s’effondre. L’abondance d’information n’a rien à voir avec davantage de vérité et de sérieux.
93 – crise imprévue : l’extension de la médiatisation ne s’accompagne pas d’un élargissement du champ de l’information. L’abondance ne crée pas la diversité. On pensait que plus il y aurait de tuyaux, plus il y aurait de diversité. Or c’est l’inverse qui se produit. Tout le monde traite la même chose, de la même manière, avec en plus l’emprise croissante de la pipolisation. Celle-ci, après avoir humanisé les relations et désacralisé le pouvoir, arrive à imposer la légitimité de l’expression, des récits de vie. On est « tous pareil ». Une sorte de « normalisation » qui s’accompagne d’une emprise de l’entertainment. Non seulement on ne parle que de soi, tout est ramené à l’expression quotidienne, mais tout cela se fait sur le modèle de la bonne humeur.
10Le monde de la connaissance se trouve marginalisé, à l’exception d’une minorité d’intellectuels médiatiques qui deviennent les gourous, en général affublés du titre prestigieux de philosophe…
11Donc, d’un côté, il y a ce rétrécissement de la diversité, avec le risque de la spirale du silence, décrite par Elisabeth Noelle-Neumann, et de l’autre côté, une pipolisation croissante où l’on parle de tout en quelques minutes, avec la seule boussole de la vie quotidienne et du rire.
124 – L’illusion de la transparence. « On a le droit de savoir. » L’opinion publique est devenue un tribunal. Tout doit être visible et instantané. Tout ce qui est lent et compliqué suscite de la méfiance. Si ce n’est pas transparent, c’est que l’on cache quelque chose. La tentation paranoïaque n’est pas loin. « Ils nous disent ça, donc ça veut dire qu’ils nous cachent ça ! » Autrement dit, il n’y a jamais eu autant d’information, et simultanément, jamais autant de méfiance et d’informations fausses. Les fake news deviennent l’horizon d’un monde envahi d’informations ou chacun devrait tout savoir. Elles ont mangé les fact news. On ne fait plus confiance qu’à ses partenaires des réseaux, et la méfiance s’installe à l’égard des hommes politiques, des journalistes et en général de tous les professionnels, des élites… Avec souvent, le règne du complotisme. Tout simplement parce que domine actuellement l’hypothèse folle que sur les réseaux, on dit la « vérité » et que les internautes y sont vertueux ; avec comme conséquence la suspicion à l’égard des autres, vite taxés de « menteurs », voire de « pourris » surtout s’ils ont du pouvoir. Et avec ce mécanisme propre à l’être humain : la vérité n’intéresse finalement pas toujours. Ce qui intéresse davantage ce sont les secrets, les rumeurs et les mensonges. Une information publique séduit moins qu’une révélation ou un secret ! Les journalistes en réalité n’ont pas assez dénoncé les limites et le nid à rumeurs des réseaux… Ils ont fait l’inverse : ils ont fait croire que la vérité serait plus présente grâce aux réseaux… Ils ont abandonné leur sens critique. L’expression est devenue légitime en soi. Démarche suicidaire à terme. Que des informations puissent émerger dans l’espace public, cela existe depuis longtemps – les radios ont depuis toujours des « lignes rouges » dédiées à l’information des citoyens –, mais cela ne remplace pas le travail spécifique et continu des journalistes. Faire de l’information est un métier, et d’ailleurs faire de la politique, aussi. Les deux ne s’improvisent pas. La société civile n’est ni meilleure ni plus transparente que le « système », tant dénoncé par ceux qui y vivent.
135 – La tyrannie de la demande et de l’expression. « J’ai le droit de tout dire, j’ai le droit de donner mon opinion. » La tyrannie de l’expression complète et renforce la tyrannie de l’égalité. Pourtant nous ne sommes pas tous égaux, sauf devant le suffrage universel, et parfois devant la loi. La tyrannie de la demande et de l’expression aboutit à la tyrannie de l’événement et de l’égalité. L’information est écrasée entre les rumeurs et l’expression. L’expression sans contrainte, sans intermédiaire, sans culture, n’est pas la démocratie. Une société, c’est une hiérarchie, évidemment critiquable en démocratie, mais tout le monde n’est pas égal. La perversion, c’est la confusion entre le fait d’être égaux pour le suffrage universel et d’étendre cette « capacité » à toutes les autres situations de la vie. Admettre les compétences et les hiérarchies, cela fait partie du système démocratique. La limite des réseaux sociaux est de faire croire qu’ils ont créé une égalité sociale. L’égalité peut être expressive, pas sociale. Et quid de ceux qui ne s’expriment pas sur les réseaux ? Eux aussi sont intéressants ! Le paradoxe, triste, de notre époque transparente et interactive, est que le conformisme n’a jamais été aussi fort. Ne pas penser comme les autres peut être encore aujourd’hui plus difficile qu’hier. La loi de l’expression a renforcé le quantitatif. Si nous sommes aussi nombreux à penser la même chose sur les réseaux, et si en plus les sondages renforcent cette expression, c’est que la vérité est là…
14La double alliance, terrible, de l’expression et du quantitatif… Pourquoi s’en méfier puisqu’en politique, juste à côté, c’est le quantitatif qui est légitime ? Quand on dit que 60 % des Français pensent ceci ou cela, on croit que c’est plus vrai, plus juste, plus intéressant que s’il y en a 0,2 %. Mais dans l’opinion, si 90 % des gens pensaient qu’il faut déclencher une guerre, serait-ce forcément juste pour autant ? Conséquence grave : quand un poète, un scientifique, un artisan pense différemment, on ne l’écoute pas. La démocratie ne consiste pas à transformer l’expression en veau d’or. L’expression, la demande et le quantitatif ne sont pas les seules valeurs de la démocratie. Il n’y a que pour l’élection que le lien entre quantité et légitimité existe. Pour le reste, il y a des hiérarchies de compétences. La démocratie permet de critiquer un médecin, un clerc, un prof… Mais non de croire que tout le monde est l’égal de l’autre ! La confusion ? Généraliser le principe du suffrage universel et de l’égalité au fondement de la légitimité politique dans l’ensemble de la société civile. Dans cette confusion intellectuelle, les journalistes ont une responsabilité, et les universitaires aussi !
156 – Le découplage élites/société. Les élites technocratiques, universitaires, politiques, perdent le contact avec la société et ont tendance à taxer de « populisme » tout ce qui n’est pas dans leur schéma. Dès que l’on sort des rets culturels des élites du moment, on est « populiste ». Mais si au bout d’un moment, 50 ou 60 % de la population tombent sous le coup de ce vocabulaire, cela peut tout de même signifier quelque chose. Autrement dit, il y a deux contradictions symétriques : croire que l’expression majoritaire signifie légitimité et disqualifier ceux qui ne pensent pas comme les élites. Dans cette condamnation des populismes, les élites s’exemptent de toute responsabilité et autocritique. D’ailleurs on le voit partout en Europe : plus on brandit la menace du populisme, plus les populations, par une sorte de pied de nez de l’Histoire l’assument, sans forcément y adhérer. Une chose est certaine : il y a un décrochage de représentation de la politique entre les élites et la société. Les cadres mentaux et culturels des uns et des autres ne se rencontrent plus. Une forme, une fois de plus, d’incommunication se construit. Résultat, une méfiance à l’égard des élites, que celles-ci appellent un peu vite « populisme » et une sorte de « politique sauvage » par les réseaux.
167 – La fascination pour les techniques. L’idéologie technique est devenue, pour le moment, le substitut de l’idéologie politique, qui s’est effondrée dans les années 1990. Les grandes idéologies traversaient et irriguaient les sociétés avec leurs forces et faiblesses. Aujourd’hui, ces idéologies se sont délitées. La société est en apparence plus transparente, mais en réalité plus statique, renforcée par les effets inégalitaires de la mondialisation. Résultat ? Le récit politique est en panne, l’émancipation vient par les techniques, du moins elles en donnent le sentiment. Internet comme utopie, idéologie de la fraternité et de la démocratie directe. Le politique est « mangé » par la technique, ou plutôt c’est la technique qui devient, par ses promesses, l’utopie, et finalement l’idéologie de la politique. Les deux se recouvrent.
178 – Sortez les sortants ! C’est le dégagisme, lié à la culture de l’internet. Réduire le temps au présent, à l’immédiat, et penser qu’il faut toujours tout changer. Et notamment dégager les sortants tous les dix ans… Pourquoi un politique de soixante-dix ans est-il « dépassé » par rapport à celui qui a quarante ans ? Parce qu’il faut que « ça change, que ça tourne ». Pourquoi le jeunisme serait-il une qualité pour la réalité politique ? Les sociétés ont pratiquement toujours vénéré les anciens, pourquoi l’inverse aujourd’hui ? Le jeunisme, c’est la vitesse d’Internet. Oui à la vitesse, à condition de ne pas confondre vitesse de traitement de l’information avec capacité de compréhension du monde. D’autant que l’on passe trop rapidement de la vitesse du traitement de l’information à l’illusion de la maîtrise et de la connaissance. Avoir le monde à portée de main avec le Smartphone contribue à donner l’impression de maîtriser le monde. Cela ne rend pas modeste, et renforce plutôt le sentiment de toute puissance.
18À la fois chacun est plus libre et plus indépendant, condition réelle de l’émancipation, mais en même temps, on a tendance à croire que la maîtrise de la compréhension, et de l’action, sur le monde s’accroît avec le nombre d’applications. Jusqu’au jour où il y aura une panne… On retrouvera la lenteur et la complexité des choses. Le dégagisme ou l’idéologie de la vitesse, de la compétence, de la sûreté de soi.
19Bien sûr, cela n’a pas commencé avec le Smartphone ! Notamment dans l’idéologie capitaliste libérale : passé cinquante ans, un individu est « dépassé » et commence à coûter trop cher. Mais les performances techniques renforcent l’idéologie libérale de la vitesse et de la jeunesse. Les jeunes s’adaptent évidemment rapidement au monde technique, mais l’erreur, liée au point précédent est de faire du monde technique le symbole du progrès. Pourtant chacun sait bien que le temps est une variable plus complexe que la performance technique et qu’une société dépend de l’équilibre entre les vieux et les jeunes, entre la vitesse des techniques et la lenteur de l’Histoire et de l’expérience.
209 – Une continuité artificielle entre compétence, action, commentaire, communication
21Puisque tout est transparent, chacun devient compétent. Résultat ? Autour d’un acteur, qu’il soit économique ou politique, il y a maintenant une kyrielle de commentateurs qui critiquent, et proposent. L’action et le pouvoir étant dévalorisés, ou plutôt considérés comme à la portée de chacun, ce sont les commentateurs, autres experts et communicants qui deviennent centraux. Hier, la spécificité de l’action valorisait l’acteur. Aujourd’hui, la pseudo-continuité entre information et action valorise le communicant. Il n’y a plus de différence entre l’acteur et le commentateur, et le communicant est omniprésent. Les réseaux et les plateaux de télévision regorgent d’observateurs, d’experts… qui analysent tout. Tout le monde sait tout, tout le monde a quelque chose à dire… Chacun peut certes avoir une opinion sur tout, mais de là à considérer qu’il pourrait, dans la continuité, devenir l’acteur, il y a un fossé. Ce sont la complexité et surtout la singularité de l’action qui sont niées.
22Aspect positif, la démocratisation permet aux individus d’accéder à de plus en plus de connaissances. Aspect négatif, ce n’est pas parce que l’on sait davantage de choses, plus rapidement, que l’on est capable de tout commenter, et surtout de pouvoir agir plus facilement. On ne voit plus la différence entre l’espace politique, l’espace public et l’espace commun.
23Un citoyen surinformé n’est pas forcément plus qualifié pour devenir un acteur politique compétent. Il subsiste une différence de nature entre l’information, la connaissance et l’action. L’idée générale ? Le citoyen d’aujourd’hui est intelligent et critique, mais cela ne signifie pas que chacun d’entre nous puisse tout faire. Il subsiste une spécificité bien particulière pour l’action, et chacun ne peut pas passer si facilement du statut de commentateur à celui d’acteur ! Chacun des mondes symboliques (information, connaissance, communication, action) à ses logiques et ses limites. Les gourous de la communication qui savent tout sur tout et leurs cousins, les experts, ne peuvent pas devenir les maîtres de « la société numérisée »…
2410 – Les mondes virtuels face à l’expérience et à l’action. On parle de tout, on accède à tout, et la multiplication des applications banalise la distance entre l’information et l’action. Tout est si facilement accessible qu’une sorte de continuité s’établit entre le monde de l’information et celui de l’expérience. Or il s’agit bien de mondes très distincts. L’expérience, l’action, la vie, les responsabilités restent tout aussi difficiles qu’hier, même si l’accès au monde paraît de plus en plus facile. C’est la différence de nature entre le monde virtuel et la réalité qui s’estompe. La frontière paraît dépassée. Or elle subsiste. Accéder à tout ce qui est un progrès ne signifie pas pour autant pouvoir tout faire. La distinction est nette pour la politique. Chacun peut avoir, et tant mieux, des opinions sur tout, mais la réalité et l’expérience politique restent singulières. Agir pour l’Europe, l’environnement, le respect de la diversité culturelle, est différent d’avoir des opinions sur ces sujets.
25La réalité du village global, non seulement ne réduit pas les incommunications culturelles, mais surtout ne simplifie pas les conditions de l’action, en politique par exemple. Le raisonnement est identique pour l’économie, la science, l’art… Les réseaux sociaux, l’omniprésence de l’information, du direct, de la transparence, l’abondance des applications… ne résolvent pas la différence de nature qui existe avec l’action et l’expérience. Les réseaux ne créent pas une « nouvelle réalité ».
Pour réduire ces contradictions
261 – Réaffirmer les distances entre politiques, journalistes et opinion publique. Que chacun reste à sa place ! Que les hommes politiques arrêtent le cousinage avec les journalistes ; que les journalistes arrêtent de vivre en commandant et commentant les sondages ; que les sondages ne soient plus présentés comme la « connaissance de la société ». Retrouver au contraire les réalités, voyager, enquêter, sortir des tweets et innombrables réseaux, résister à la folie de la vitesse, du court terme et de l’endogamie. Les visions du monde ne seront jamais les mêmes et ce sont ces antinomies qu’il faut conserver à l’esprit. Chacun son rôle, l’information, l’action, les connaissances. S’ouvrir sur les altérités de l’Europe. Apprivoiser l’incommunication du monde devenu tout petit, interactif, mais tellement incompréhensible au-delà des emprises de la consommation.
272 – Exercer son esprit critique à l’égard de l’explosion de l’information. On a cru à juste titre pendant deux siècles que l’information était le progrès. Elle l’est, parce que l’esprit critique est toujours lié à l’existence de l’information. Mais aujourd’hui elle explose, triomphante, autant pour des raisons techniques qu’économiques ou de liberté. Tout se mélange. Il faut faire le tri entre les dimensions d’émancipation et toutes les autres. Arrêter de s’imaginer que le monde est uniquement conduit par l’information. D’abord parce que celle-ci est liée aux pouvoirs, comme le montre la puissance inouïe des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple). Ensuite, parce que le monde n’est pas seulement régi par l’information. Certes, celle-ci exerce un grand rôle, mais il y a aussi les représentations, les idéologies, l’anthropologie, mille autres choses. Évidemment, si on réduit le monde à l’instantanéité et l’interactivité, l’information est reine. Mais elle ne vaut rien sans les connaissances, les idéologies, la mémoire, l’action et l’Histoire. Et les discontinuités sont considérables entre ces différentes logiques. La société de l’information n’existe pas. Dès qu’on en sort, tout se complique.
283 – Réfléchir aux liens de plus en plus complexes entre information et communication. L’information, c’est le plus simple, le message. La communication, le plus compliqué, la relation. Et quand on introduit la relation, on introduit le récepteur, donc l’autre, donc l’incommunication. Ce n’est pas parce qu’il y a plus d’information en ligne qu’il y a plus de communication. Non seulement il y a de la perte en ligne, mais il y a aussi des distorsions. La question centrale n’est ni l’information, ni le message, ni l’émetteur, c’est le récepteur. C’est-à- dire le début de l’incommunication et la nécessité de la négociation. L’information, toujours plus rapide et quantitative, butte de plus en plus sur la lenteur de la communication. Et si le récepteur n’a pas toujours raison, loin s’en faut, on ne peut pas l’éliminer. Il faut faire avec lui… Informer n’est pas communiquer…
294 – Critiquer la nomenclatura journalistique, c’est-à-dire la « classe supérieure » des journalistes. Rappeler que le fondement du métier de journaliste n’est pas d’être justicier, courtisan ou politique. La fonction critique est indispensable, mais n’est pas l’essence du métier. Ou plutôt, il faut réfléchir au triangle de plus en plus compliqué entre information- connaissance-critique, où cohabitent des logiques de temps et de valeur différentes. Non seulement chacun doit rester à sa place, mais l’avenir du journalisme dans un monde saturé de méga données sera de plus en plus important. Et fragile. Spécifier et valoriser son rôle est essentiel. Agir pour rendre un peu plus modestes les communicants qui entourent la nomenclatura du pays. Non, ils ne comprennent pas tout. Non, ils ne sont pas tout-puissants. Non, il n’y a pas de gourous…
305 – Penser la classification de l’information. Il n’y a pas une catégorie, ni une définition univoque de l’information, il y a en a plusieurs. J’ai distingué dès 1978/1980 cinq catégories : l’information-presse, l’information-connaissance, l’information-service, l’information-institutionnelle, l’information-relationnelle. Toutes ne veulent pas dire la même chose, il faut casser le concept de l’information dans sa fausse unité. Et en distinguer les sens. C’est un travail critique, indispensable. L’info-presse et l’info-service sont celles qui bénéficient le plus d’Internet. Les plus complexes restent l’information-relationnelle, avec le poids des contacts humains, et surtout l’information-connaissance, qui ne peut se réduire à une somme d’informations. Il faut donc réfléchir à ces distinctions, mais aussi à leurs points communs. Travail épistémologique d’autant plus indispensable à effectuer que les méga données vont « étendre » encore plus le champ de l’information… et ses marchés.
316 – Réfléchir au statut des élites. Critiquer les « élites people », les experts sûrs d’eux, les commentateurs omniprésents. Il y a trop de proximité entre eux. La preuve, c’est la même poignée de personnes qui se retrouvent comme éditorialiste et commentateur dans tous les médias. Où est la diversité ? Il n’y a jamais eu autant de supports, jamais autant d’uniformité dans l’analyse de la réalité. Il faudrait accroître notamment la présence du monde académique, mais aussi celle des entrepreneurs, des poètes, des militaires, des artistes, des religieux… Si un expert apporte une « réponse », une personnalité du monde académique par exemple apporte « autre chose », pose aussi des questions, déplace les problématiques et n’a pas toujours la réponse… La réalité n’est pas un jeu de question-réponse…
32Les journalistes réduisent souvent les personnalités du monde académique à un statut d’« expert ». C’est rassurant mais limité. Et la perversion de certains académiques est alors de jouer le jeu. C’est au monde académique de dire qu’une partie de ses compétences peut être de l’expertise, et que l’autre partie reste de la culture, de la tradition, du questionnement. Plus il y a de faits et d’événements, plus on a besoin de distance.
337 – Inventer pour la communication politique ce qui existe pour la publicité. Dans la publicité, depuis les années 1930, trois partenaires cohabitent, qui ne sont pratiquement jamais d’accord entre eux : les annonceurs, les médias et les agences de communication. Il existe un organisme privé, l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité). J’y préside le CEP (Conseil de l’éthique publicitaire) qui a pour fonction de réfléchir aux enjeux globaux de la publicité. L’avantage des trois instances de l’ARPP (CEP, CCP et JDP)1 est que chacune est à la fois complémentaire et reste à sa place. C’est la force de l’auto-discipline. Il faudrait faire la même chose avec la communication politique : organiser la cohabitation des logiques entre l’action, l’information, les sondages, l’expression et arbitrer les conflits. Ce modèle d’autorégulation dans les faits, n’intéresse, hélas, pas grand monde, mais serait pourtant très utile pour comprendre un peu mieux le fonctionnement de l’espace public. C’est ambitieux et plus utile que la simple déontologie ou l’existence d’un ordre professionnel. Cette méthodologie pourrait être élargie à d’autres domaines où cohabitent plusieurs logiques, comme la recherche ou l’éducation.
348 – Faire la critique des réseaux. Sortir de la mythologie « les réseaux sont la démocratie ». Avec la confusion entre extension de l’expression et démocratie. Où est le progrès si l’expression généralisée ne se double pas d’une capacité d’action ? Qui s’exprime et surtout quid de tous ceux qui sont « hors réseaux ». La société ne se réduit pas à une somme de réseaux. Mettre en perspective les réseaux par rapport à l’hétérogénéité indépassable de la société permet de sortir des risques du communautarisme inhérent aux réseaux. Ceci oblige à ouvrir une réflexion critique sur le numérique, les méga données, l’intelligence artificielle, l’humain augmenté, l’École, l’Université, la société. Sortir du scientisme, du technicisme et de l’économisme qui a envahi le numérique. Toujours le même constat : le poids de l’idéologie technique, sans contrepoint critique.
359 – Pourquoi le silence absolu sur les Gafa ? Internet est perçu, et encore plus avec l’extension des applications, comme le symbole de la liberté. Mais la « condition » de cette liberté et de cette émancipation, est l’existence du plus grand système de contrôle politique, économique, technologique et financier au monde. Les Gafa sont les maîtres de la « révolution numérique ». On n’en parle jamais. Comment valoriser à ce point la liberté et oublier le contrôle ? Autrement dit, pour l’instant, l’homme achète le sentiment de liberté, acquis par ces outils, en contrepartie d’un silence sur les dimensions de pouvoir et de contrôle des quatre maîtres de l’information. Arriver le plus vite possible à 7,5 milliards d’internautes ne résoudra aucunement cette contradiction, mais au contraire la renforcera. Et pour étouffer toute critique naissante, les Gafa sont prêts à équiper gratuitement la planète… Pourquoi ce silence absolu sur les enjeux de pouvoir économique, technique, politique ? Pourquoi cette schizophrénie entre séduction des outils et réalité des rapports de force ?
36Les élites intellectuelles ont une lourde responsabilité. Prêtes à toutes les concessions pour bénéficier des recherches formidables sur l’IA, l’humain augmenté, les universités virtuelles, les MOOCs… elles n’exercent pas leur fonction critique indispensable. Où est l’esprit critique des scientifiques, des universitaires d’il y a un demi-siècle pour dénoncer la dégradation de l’écologie ? On devrait les retrouver aujourd’hui autour des Gafa pour faire le tri… Est-ce parce qu’il s’agit d’information, c’est-à- dire ce qui est au cœur des connaissances, que les scientifiques ont du mal à développer leur esprit critique ?
3710 – Sortir de la fascination technique qui est devenue finalement le grand substitut à l’utopie politique en crise. On a vu que la crise renforce le technicisme. Jusqu’où ? Il faudra bien un jour sortir de l’idéologie moderniste, cousine de l’idéologie technique, qui voit le monde en binôme modernité/conservatisme, au profit d’une vision plus complexe qui ne nie pas l’existence des affrontements et des antagonismes. Le technicisme devient parfois à son insu le moyen de reporter à plus tard la nécessité d’une pensée critique pour sortir de cette sorte d’unanimisme et distinguer les dimensions techniques, culturelles, sociales. Développer l’esprit critique c’est faire confiance à l’École. Arrêter de taxer les enseignants de réactionnaires parce qu’ils gardent une distance par rapport à l’idéologie technique. Seuls l’École et tous les lieux de formation peuvent permettre de ralentir, par rapport à l’impérialisme de la vitesse et du quantitatif.
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38En un mot, et pour confirmer la construction du modèle que j’avais élaboré en 1989, soit il y a vingt-huit ans, la communication politique n’a que peu de choses à voir, malgré toutes les mutations intervenues en trente ans, avec la caricature qui en a été faite. Simplement, dans la politique, comme dans la publicité, les stéréotypes ont la vie dure… La communication politique n’est pas cette caricature de la manipulation, du marketing… qui supposent l’existence d’un récepteur passif et manipulable.
39En réalité, si l’on voulait un symbole du retard de la réflexion théorique sur la communication, on le trouverait dans cette sous-valorisation du rôle du récepteur, et donc de l’altérité. Avec en symétrie la domination de l’idée de manipulation. Mais qui dit manipulation suppose de n’être pas soi-même manipulé et de savoir, pourquoi et comment, les autres le sont… Penser la communication politique, dans toutes ses dimensions, c’est comprendre comment elle est le véritable moteur de l’espace public. Un moteur qui doit aujourd’hui échapper à une autre déviation du modèle démocratique : l’imperium du quantitatif. Le quantitatif est le cœur de la légitimité politique. Le gagnant en politique est celui qui reçoit le plus grand nombre de suffrages. Avec le succès massif d’Internet, on assiste aujourd’hui à un glissement pervers dans lequel on pense que le nombre équivaut à la vérité et à la légitimité. Mais en matière d’information, de connaissance et de communication, il n’y a pas de lien direct, la quantité ici n’est pas symbole de vérité. Et quid des différences et des minorités ? Elles ne sont pas moins légitimes. Le règne du quantitatif accentué par toutes les nouvelles technologies de communication risque bien de renforcer une légitimité déplacée du quantitatif.
40En conclusion, quels sont finalement les aspects positifs et négatifs de ces nouvelles contradictions de la communication politique, vingt-cinq ans après ? Six dimensions sont positives :
- l’abondance d’information favorise toujours, finalement, la réflexion critique ;
- l’extension de la capacité d’expression élargit l’espace public ;
- les réseaux contribuent au jeu démocratique ;
- les sondages éclairent partiellement les sociétés ;
- la crise des élites obligera celles-ci à regarder autrement la société ;
- la prise en compte du rôle du récepteur permet de comprendre l’importance de la négociation et de l’incommunication dans toute communication.
41Sept dimensions plus complexes obligent à un vrai renouveau de réflexion :
- l’abondance de l’information, son statut, son industrie, ses enjeux cognitifs et politiques ;
- les rapports entre information, expression, communication et action ;
- la réduction de la diversité de l’information au moment où l’abondance de celle-ci n’a jamais été aussi grande ;
- la tyrannie de l’opinion publique, de l’expression, des sondages et des réseaux qui introduisent le règne du quantitatif, au nom de la démocratie et mettent en cause finalement la légitimité du régime majoritaire électif de la démocratie ;
- la fascination pour les techniques et les nouvelles applications, véritable fuite en avant pour échapper aux contradictions de la communication politique, humaine et sociale ;
- un réveil critique, indispensable pour mettre en cause le pouvoir et l’hégémonie des Gafa. Impossible de sauver la dimension d’émancipation de la « révolution de l’information et de la communication », sans introduire une politique et une règlementation de ces industries ;
- une dernière chose, peut-être la plus nécessaire pour l’avenir. Faire du comparatisme des différentes formes de communication politique. D’abord en Europe, où la ressemblance et les différences sont finalement compréhensibles. Ensuite dans le monde, par aires linguistiques et culturelles pour domestiquer lentement cette incontournable diversité culturelle. La communication politique oblige toujours à tenir compte des différences culturelles et politiques indépassables. Avec la mondialisation, elle intègre inévitablement tous les soubresauts de cette ouverture sans boussole. En ce sens, la communication politique n’est pas seulement le moteur de l’espace public national, elle est aussi un des moteurs de cette inévitable et difficile ouverture au monde. Un des « passeurs » entre l’identité nationale et la diversité culturelle.
Bibliographie
À lire
Wolton, Dominique, Communiquer c’est vivre. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cherche-midi, 2016.
—, La communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS Éditions, 2015 (Odile Jacob, 2012).
—, Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éditions, coll. « Débats », 2009.
—, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001.
—, Penser la communication, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998.
—, Éloge du grand public. Une théorie critique de la télévision, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1993.
Notes de bas de page
1 CEP – Conseil de l’éthique publicitaire, instance de réflexion ; CPP – Conseil paritaire de la publicité, instance de concertation ; JDP – jury de déontologie publicitaire, instance de contrôle.
Auteur
Directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 75 numéros) et de la collection « Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 40 volumes). Il a publié une trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt langues. Parmi ses derniers ouvrages : La communication, les hommes et la politique (CNRS Éditions, 2015) et Communiquer c’est vivre, livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti (Cherche-Midi, 2016).
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