Culture gastronomique et alimentation de demain
p. 47-68
Texte intégral
1En théorie, la réflexion sur les potentielles alimentations futures pourrait partir d’une table rase en ne prenant en considération que les nouveaux moyens scientifiques destinés à produire de la nourriture et des équations entre la population mondiale et sa nutrition. Cependant, cela reviendrait à faire l’économie des nombreuses et complexes relations tissées au cours de l’histoire entre les sociétés humaines et leur alimentation (Flandrin et Montanari, 1996 ; Régnier, Lhuissier et Gojard, 2006 ; Claflin et Scholliers, 2012). Nulle préoccupation passéiste ne se cache derrière cette mise en garde. La simple observation des modes de fonctionnement d’une société montre que, si l’on désire introduire de nouveaux processus, favoriser des changements, accélérer des mutations ou résoudre des problèmes, il est périlleux de ne pas tenir compte de ses cultures. Bien entendu, toujours en théorie, il est possible d’imaginer imposer une nouvelle alimentation dans un cadre totalitaire politique ou économique, mais outre le fait que cela ne paraît pas coïncider avec les vertus démocratiques officiellement affichées par les pays occidentaux, dans le passé, les échecs cinglants de ce type d’entreprise et les résistances durables à l’imposition de nouvelles structures socio-économiques ne manquent pas. Autant par conséquent se résoudre à examiner le rôle d’une culture dans l’alimentation des sociétés humaines afin de ne pas oublier une donnée fondamentale dans la conception de ce qu’elle sera dans le futur.
Culture et médiation gastronomiques
2Certes, les sciences sociales butent d’emblée sur la question de la définition de la « culture gastronomique ». Il va de soi que nous entendons le terme « gastronomique » non pas dans le sens restreint se rapportant à la « haute cuisine » ou à une cuisine distinguée, mais à celui donné par Brillat-Savarin et le dictionnaire Grand Larousse du xixe siècle : « tout ce qui a trait au fait de se nourrir ». Cette acception a notamment pour avantage de mettre l’accent à la fois sur toutes les pratiques sociales liées à l’alimentation (cuisine, repas, etc.) ainsi que sur leur médiation : parler de la nourriture, en diffuser des images, au propre comme au figuré, voire des théories plus ou moins globalisantes qui évaluent et décrivent le rôle de la consommation, des pratiques et usages alimentaires dans une société comme dans la vie individuelle. Par conséquent, une culture gastronomique se constitue d’un ensemble de pratiques et de discours qui fonctionnent très souvent en interaction, y compris lorsque la représentation s’éloigne de la réalité.
3À cette aune, toute société humaine a développé ou développe une culture gastronomique. Mais à quelles sociétés pouvons-nous attribuer une culture gastronomique marquée, étoffée, consciente pourrions-nous dire, sans pratiquer de discrimination particulariste ou établir une typologie basée sur des critères peu scientifiques ? Loin d’être inutiles à la réflexion sur cette question, les classifications officielles actuelles brouillent quelque peu le sens de cette notion1. La liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité établie par l’Unesco recense plusieurs pratiques gastronomiques de natures fort diverses : d’un régime alimentaire commun à une grande aire culturelle (celui des pays méditerranéens) jusqu’à des fêtes spécifiques (« l’oshituthi shomagongo, festival des fruits du marula » en Namibie ; le « washoku au Japon »), en passant par des pratiques mettant en exergue la sociabilité (« le café arabe, un symbole de générosité » ; la « culture et la tradition du café turc » ; le « repas gastronomique des Français ») et des traditions culinaires génériques (« la cuisine traditionnelle du Michoacán au Mexique » ; « la tradition de la préparation du kimchi » en Corée du Nord) ou liées à un seul produit (« le lavash, pain traditionnel » en Arménie ; « l’art du pain d’épices » en Croatie septentrionale). Cette liste est complétée chaque année et possède au moins le mérite de nous rappeler que l’alimentation fait partout l’objet de médiations qui ne relèvent donc pas seulement de pratiques commerciales et de nécessités économiques.
4Sans doute aussi, peut-elle contribuer à changer le regard extérieur sur telle ou telle société car la méconnaissance de l’Autre, voire la méfiance vis-à-vis de lui restent fréquemment des éléments à surmonter (Francfort et Saillard, 2015). Par exemple un grand nombre de Français visitant les pays scandinaves, l’Allemagne ou l’Europe centrale estiment qu’ils n’y retrouvent pas la diversité et la richesse de leur cuisine. Pourtant, si la pensée sur la gastronomie* se développe considérablement en France à partir du début du xixe siècle, il n’en reste pas moins qu’elle existe également dans de nombreux autres pays européens. Tel est notamment le cas en Allemagne, où dès 1822, trois ans avant la parution de La physiologie du goût de Brillat-Savarin, Carl Friedrich von Rumohr publie Geist der Kochkunst (Esprit de l’art culinaire)2, mais aussi par exemple en Suède avec le physicien Charles Emil Hagdahl (1809-1897) ; des livres de cuisine fort originaux ont également été édités dans ce pays scandinave par Cajsa Varg (1703-1769) ou Märit « Hiram » Huldt au xxe siècle, si bien que la poste suédoise émit un carnet commémorant des personnalités de la gastronomie nationale en 2002.
5Malgré cela, l’analyse du cas français se révèle utile pour déterminer si, dans un pays où les pratiques gastronomiques vont de pair depuis plusieurs siècles avec un discours particulièrement intense, la société, en partie ou en totalité, réagit de manière particulière aux transformations alimentaires. Le regard extérieur n’attribue-t-il pas souvent, et depuis longtemps3, une place à part à la culture gastronomique française (Hache-Bissette et Saillard, 2007) ? En raison de la conjonction, en France, d’une révolution culinaire depuis le milieu du xviie siècle, de l’invention parisienne du restaurant suite à la crise des corporations à la fin de l’Ancien Régime, et du développement d’un discours gastronomique moderne pouvant porter aussi bien sur l’organisation et les pratiques culinaires que sur la place de l’alimentation dans les rapports sociaux, les médiations gastronomiques ont pris une ampleur et une fréquence considérables à partir du xixe siècle. Ces dernières n’hésitent pas d’ailleurs à puiser des images dans des époques antérieures (les Gaulois, Guillaume Tirel, Rabelais, etc.) et la géographie hexagonale pour ancrer très en amont les racines d’une supposée identité gastronomique nationale. Non seulement la littérature gastronomique devient un genre spécifique, d’ailleurs pas forcément produit par de véritables connaisseurs de la cuisine et de ses pratiques4, mais la médiation de la gastronomie s’opère par de multiples canaux : presse spécialisée comme généraliste, arts plastiques, chanson, théâtre, etc. Elle devient tellement présente qu’elle est jugée envahissante par certains contemporains excédés par cette évolution qui accorde une si grande importance à un thème qui, de manière générale, passait auparavant pour vil (Ory, 1998 ; Ferguson 2004 et 2014).
La culture gastronomique française face aux transformations alimentaires
6Les études sociologiques comme les enquêtes d’opinion récentes insistent de manière régulière sur le fait que le comportement alimentaire moyen français se distingue de celui d’autres pays occidentaux. La prise majoritairement partagée encore dans la population des trois repas quotidiens est souvent attribuée à la « résistance » de la culture gastronomique des Français face à des habitudes alimentaires nord-américaines. Christy Shields-Argelès (2008) a démontré que les nombreuses différences existant entre les habitudes alimentaires en France et aux États-Unis s’expliquaient également par des oppositions culturelles : les Français associent plutôt la nourriture au goût, au plaisir tandis que pour les Américains, l’alimentation est d’abord liée à la santé. Les Français se reconnaissent plutôt dans les plats traditionnels et les spécialités régionales, tandis qu’ils attribuent majoritairement les effets discutables de la modernité alimentaire à l’influence « anglo-saxonne ». Régulièrement, des enquêtes sondent le tropisme français pour « les bonnes choses » de la table et le sondage sur les « plats préférés des Français » est quasiment devenu un palmarès rituel ; des changements sont perceptibles, notamment la progression du couscous, mais les plats « traditionnels » comme le magret de canard ou la blanquette de veau se taillent la part du lion. Tout récemment, en avril 2016, les médias se sont réjouis des résultats de l’enquête d’opinion annonçant que « les Français aiment cuisiner de bons petits plats5 » : « Le bilan de l’étude montre que la France reste un véritable pays gastronomique et que les Français y sont extrêmement attachés et ça, ça fait plaisir…6 » écrit le journaliste Fred Ricou sur son blog 7 de table. Pour ce type d’enquêtes, il n’est pas illégitime de suspecter la présence d’intérêts commerciaux ou d’une certaine complaisance à mettre en exergue les « particularismes hexagonaux ». Cependant, l’histoire de l’alimentation en France apporte elle aussi une quantité assez impressionnante de faits démontrant qu’en raison de la culture gastronomique nationale, certaines innovations alimentaires ont été accueillies différemment en France ou que la société se les est appropriées de manière spécifique.
7La méfiance vis-à-vis de l’industrialisation de l’alimentation revient périodiquement sur le devant de la scène. Anthony Rowley a expliqué que sa diffusion avait été beaucoup plus rapide en Angleterre qu’en France à cause de la structure même des plats7. Dans un menu anglais, les side dishes qui accompagnent les mets principaux sont assez simples, par conséquent relativement faciles à produire de manière industrielle ; ce qui arrive à partir de la seconde moitié du xixe siècle alors que les plats français sont nettement plus complexes. Par ailleurs, en dépit de la réalisation du premier transport maritime frigorifique par un ingénieur français, Charles Tellier, en 1876, le froid industriel met de longues décennies à se diffuser en France. À la Belle Époque, le retard accumulé par rapport aux États-Unis pour le transport et la conservation de la viande devient flagrant, mais les acteurs de la sphère alimentaire française restent majoritairement influencés par l’idée, provenant directement du discours gastronomique français8, que le froid corromprait le goût de la viande (Claflin, 2008). Les bouillons allemands (Liebig) ou suisses (Maggi) ainsi que les extraits de viande britanniques (Bovril) font pareillement, pendant de longues années, l’objet de sarcasmes de la part des chefs français. Ils s’offusquent que l’industrie ose proposer un substitut au pot-au-feu, cet élément essentiel de la cuisine française qui passe alors comme le « plat national » des Français9, et qu’il n’est possible d’obtenir, selon eux, qu’avec de bons produits et le savoir-faire du cuisinier. Des médecins soutiennent d’ailleurs leurs efforts contre les bouillons industriels à l’aide d’une argumentation scientifique, mais qui dénote également leur culture gastronomique. Dès 1868, le docteur Charles de Beaumont s’insurge contre le prix élevé ainsi que le caractère peu nutritif et absolument pas thérapeutique de l’extrait Liebig lancé lors de l’Exposition universelle de Paris l’année précédente ; il trahit son attachement à la cuisine traditionnelle quand il parle avec une grande bienveillance de l’« antique pot-au-feu » des Français10.
8L’opinion des chefs, elle, se retrouve souvent dans les médias généralistes, notamment pendant l’entre-deux-guerres quand les chroniques culinaires se multiplient dans la presse et à la radio. Si à cette période l’usage du bouillon industriel finit par se multiplier en France grâce à son aspect pratique prononcé et à une médiation publicitaire de très grande envergure, le même discours de rejet se diffuse mais cette fois-ci à propos des « intrasauces », procédé d’attendrissement et d’aromatisation des viandes par injection de substances naturelles dans les veines des animaux après leur abattage mis au point par le docteur Gauducheau11. Les articles hostiles aux produits alimentaires industriels ou même simplement à des techniques de préparation des produits à cuisiner ressemblent à un véritable tir de barrage tant ils sont nombreux. Il ne s’agit pas seulement pour les chefs cuisiniers de défendre leur profession ; les principes mêmes sur lesquels repose la cuisine française, dont ils évoquent souvent la généalogie dans les articles historiques et littéraires de leurs revues professionnelles, leur semblent menacés. En 1895, un article du Philadelphia Record selon lequel l’alimentation serait bientôt assurée par la « chimie synthétique » avait fait grand bruit à Paris. Commenté par la presse quotidienne à grand tirage (Le Petit Journal), il s’était vite retrouvé cloué au pilori dans L’Art culinaire, revue professionnelle de la Société des cuisiniers de Paris12 et nous retrouvons sa trace dans la conclusion d’un article de l’un des grands chefs de la Belle Époque, Prosper Montagné, qui oppose on ne peut plus nettement art culinaire et chimie :
Sereine et calme, [la cuisine] attendra alors la sinistre invasion des minuscules tablettes de peptone devant, hélas ! supplanter nos coulis savants, faire s’effondrer nos gelées ambrées, […], fuir à tire d’ailes nos cailles dodues, nos perdreaux diaprés, nos faisans dorés ! Puisqu’irrémissiblement elle doit céder le pas aux préparations lamentables de la chimie future, que les derniers gestes de la cuisine soient empreints de grandeur, que son agonie soit noble, qu’elle meure en beauté13 ! ! !
9Pendant l’entre-deux-guerres, les innovateurs culinaires les plus radicaux continuent à se faire découper en morceaux par les chefs cuisiniers. Les « plats nouveaux » de Paul Reboux, un écrivain polymorphe bien oublié de nos jours, trouvent quelque grâce dans le Tout-Paris où il a coutume d’évoluer mais déclenchent l’ire du chef Philéas Gilbert, l’ami d’Escoffier et Montagné, tandis que le futurisme culinaire de Marinetti est, lui, complètement rejeté : « […] Il eût fallu inviter le public qui nous écoutait, non pas à goûter les jeux de l’éloquence mais la sauce futuriste comparativement aux ragoûts de nos grand-mères. À ce prix, je suis bien sûr de toujours remporter adhésion unanime, jusque chez les plus farouches révolutionnaires14. »
10Dans les années 1970 les wimpys, des hamburgers servis dans les établissements et les restoroutes de la société Jacques Borel, rassemblent de la même façon la sphère de la gastronomie française qui comprend désormais d’importants relais au cinéma et à la télévision15. Des médiateurs aussi populaires que l’animateur, comédien et humoriste Jacques Martin, dans son émission Le Petit Rapporteur attirant en moyenne 16 millions de téléspectateurs à l’heure du repas dominical, ou que les acteurs comiques Louis de Funès et Coluche, monstres sacrés issus de deux générations différentes, dans le film de Claude Zidi L’Aile ou la cuisse (près de 6 millions d’entrées en 1976 ; multiples diffusions sur les chaînes de télévision), mènent alors la croisade contre ce qu’on aura bientôt coutume d’appeler la « malbouffe » ou la « macdonaldisation ». Jacques Martin, Lyonnais d’origine, évoquait très souvent à l’antenne la cuisine de la capitale des Gaules ; pratiquant lui-même l’art culinaire, il n’était autre que le petit-fils de Joannès Ducerf, chef du tsar Nicolas II et de L’Universel, l’un des grands restaurants de Lyon.
Quelles évolutions accepter ?
11L’unanimité et l’intensité des réactions de la sphère gastronomique contre la « malbouffe » n’ont rien de surprenant dans un pays comme la France. Priscilla Ferguson a détaillé le processus, à partir des premières décennies du xixe siècle, de la constitution d’un champ gastronomique. Ce dernier fonctionne rapidement de manière autonome en transcendant les différences politiques et sociales (Ferguson, 2004). Cependant, toute la sphère gastronomique ne réagit pas de la même manière face aux évolutions alimentaires et culinaires. Les néophobes s’opposent aux néophiles (Scholliers 2007 ; Drouard et Williot, 2007), les essentialistes aux évolutionnistes. Les essentialistes (Léon Daudet, Curnonsky, Robert Courtine, etc.) imaginent que l’identité culturelle française, qui possède selon eux des origines ancestrales, doit être fermée. Mais de très nombreux acteurs du champ gastronomique se révèlent, eux, partisans d’une conception identitaire évolutive et ouverte. Mieux même, ils ont fréquemment apporté, favorisé ou promu des changements dans la cuisine française. Par exemple l’œuvre principale d’un Prosper Montagné ou d’un Philéas Gilbert, ne réside évidemment pas dans leurs diatribes occasionnelles contre l’alimentation « chimique synthétique ». Leur ami Émile Fétu, l’un des co-auteurs du Guide culinaire d’Auguste Escoffier, milite pour la création de cours de chimie appliquée à l’art culinaire16. D’ailleurs, comme la plupart des membres de la Société des cuisiniers de Paris, Montagné et Gilbert se montrent fort curieux vis-à-vis de nombreux ingrédients et produits étrangers, « exotiques ». Il est d’ailleurs symptomatique que le premier repas expérimentant les intrasauces à une table publique ait eu lieu à la Société nationale d’acclimatation, c’est-à-dire dans le lieu même qui offrait la connaissance inattendue de plats à la pointe de l’exotisme : innovation culinaire technique et nouveauté de produits alimentaires allaient de pair dans l’esprit des responsables de cette Société.
12De nos jours, dans le contexte de la progression des produits « bio », du « locavorisme* » et des végétarismes *, grande est la tentation de croire que le goût pour le naturel des produits alimentaires est enraciné depuis longtemps dans la culture gastronomique française. Or, il n’en est rien, même si dans le courant essentialiste le publiciste Curnonsky répète à satiété que « les choses doivent avoir le goût de ce qu’elles sont ». De manière générale, depuis deux siècles, la plupart des acteurs du champ gastronomique placent au plus haut les notions de transformation, de métamorphose, voire de transcendance, à tel point que ses adversaires ont brocardé les cuisiniers en disant d’eux qu’ils étaient des faussaires, des truqueurs.
13Cependant, tout changement n’est pas accepté. Il nous semble que c’est l’un des enseignements majeurs que peut nous apporter un regard rétrospectif lorsque l’on s’interroge sur les rapports entre culture gastronomique et alimentation de demain. C’est en les « francisant », selon le principe mis en exergue par Antonin Carême au tout début du xixe siècle, c’est-à-dire en y appliquant des méthodes culinaires nationales et en adaptant leurs saveurs au goût moyen supposé des Français, que les cuisiniers français intègrent des produits étrangers dans leurs propres préparations. Par ailleurs, le débat sur les intrasauces pendant l’entre-deux-guerres nous montre où peuvent se situer, à une date donnée bien entendu, des limites qui paraissent infranchissables à la grande majorité des acteurs du champ gastronomique français. Le docteur Gauducheau et l’un de ses principaux soutiens dans le monde des médias, Dumont-Lespine, rédacteur en chef de la revue Culina, ont beau arguer que les intrasauces s’inscrivent dans la tradition transformatrice de toute cuisine17, la plupart des cuisiniers considèrent qu’il s’agit d’un procédé allant à l’encontre de leurs pratiques. Que pourrait-il bien rester de leur travail d’artisan, voire d’artiste, se demandent-ils, s’ils l’adoptaient ? La seringue n’entrera pas dans leur batterie de cuisine. Ratatouille, le dessin animé au succès planétaire réalisé aux États-Unis en 2007, vise donc lui aussi juste quand il se moque des chefs travaillant pour des firmes agro-alimentaires poussant très loin l’industrialisation de leurs produits, dans le sens où, à une date donnée, telle ou telle transformation d’aliments ne paraît pas souhaitable, voire pas du tout acceptable aux yeux de ceux qui, inconsciemment ou non, partagent la culture gastronomique française.
Évaluer le rôle des modèles gastronomiques
14La culture gastronomique française a ralenti, voire annihilé certaines évolutions concernant l’alimentation. Les bouillons industriels ont fini par faire leur percée en France mais pendant longtemps, la majorité des Français a pointé leur grande différence et leur nette infériorité avec le goût d’un pot-au-feu préparé pendant de longues heures en cuisine. Il n’appartient pas à un historien culturel de la gastronomie d’exprimer un jugement sur ce rôle. En revanche, nous supposerions volontiers que le cas français possède des similitudes avec celui d’autres pays où une culture gastronomique s’est nettement affirmée et a fait l’objet de multiples médiations ; par exemple en Chine, où le développement d’une littérature gastronomique est ancien, ou en Italie, où au moins à partir de La scienza in cucina e l’arte di mangiar bene (La Science culinaire et l’art de bien manger) que Pellegrino Artusi fait publier à ses frais en 1891, la réflexion sur l’alimentation prend un grand essor et où, de nos jours, de nombreux sociologues constatent la permanence de la présence des pâtes dans le régime alimentaire qu’il est peut-être possible de comparer avec celle de certains plats favoris en France.
15Si la diffusion internationale de la cuisine française a rencontré plus d’obstacles – ne serait-ce que parce qu’elle a été fréquemment identifiée comme ne convenant qu’à des élites sociales – que ne veulent bien le dire certains articles, y compris des travaux académiques, il n’en va sans doute pas de même pour le modèle gastronomique français. Cuisine et discours sont à l’évidence liés mais il convient aussi de les analyser à part. Le déclin actuel, bien réel quoique relatif, de la domination française sur la haute cuisine internationale nous permet de voir plus facilement que les idées et les principes gastronomiques développés en France depuis deux siècles continuent, eux, leur expansion. Le goût et le plaisir, aussi bien pour la bonne chère que pour la convivialité, gagnent du terrain dans les discours au sujet de la cuisine et de la nourriture ; Faustine Régnier l’a démontré pour les magazines féminins allemands et américains18. Il reste énormément de terrains à analyser pour bien comprendre le processus et les modalités de l’expansion d’un discours gastronomique, mais s’il nous est malgré tout permis ici de laisser transparaître une inclination personnelle, nous le ferons en donnant la parole à l’écrivaine californienne Mary Frances Fisher, traductrice en anglais, en 1949, de La Physiologie du goût ou méditations de gastronomie transcendante de Brillat-Savarin :
Et je sais, à présent, que mes propres enfants n’accepteront jamais la précipitation, ni la méfiance, ni les produits trafiqués dans leurs propres manières d’alimenter le souffle de vie à l’intérieur de leur corps. Et cela, parce qu’elles ont vu comment on pouvait l’éviter. Elles ont non seulement cuisiné, mais mangé avec intelligence, depuis qu’elles avaient l’âge de tenir une cuiller, et elles ont absorbé bien autre chose que de la nourriture en vidant un bol de bon potage19.
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Références bibliographiques
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Trubek, Amy, Haute Cuisine. How the French Invented the Culinary Profession, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2000.
Notes de bas de page
1 Voir à ce sujet : Melissa Aronczyk, Branding the Nation. The Global Business of National Identity, Oxford University Press, 2012 ; Christian Bromberger, « “Le patrimoine immatériel” entre ambiguïtés et overdose », L’Homme, vol. 1, no 209, 2014, p. 143-151.
2 Cf. Eva Coydon, « Les revendications d’une cuisine allemande au xixe siècle », in Francfort et Saillard (dir.), 2015, p. 187-202.
3 « Le peuple anglais mange pour vivre ; en France, on vit pour manger » dit un vieux proverbe. Cuisiner n’est presque jamais considéré comme un art au sein de nos classes pauvres et il est vraiment nécessaire que la ménagère anglaise apprenne à faire la cuisine du mieux qu’il lui est possible. Voltaire faisait remarquer à propos de la cuisine anglaise que « si nous avions vingt-quatre religions, nous ne disposions que d’une seule sauce » (H. de Salis, Art of Cookery, 1898, citée par Trubek, 2000, p. 59).
4 Mont-Bry (Prosper Montagné), « Les Culinographes. Le Baron Brisse. Son œuvre “Culinaire” et ses “Disciples” », Revue culinaire, 1922, p. 57-58 et 84-85.
5 <https://fr.scribd.com/doc/310737727/Etude-Ipsos-Le-Gout-Des-Français>.
6 <https://www.7detable.com/article/societe/etude-les-francaisaiment-cuisiner-de-bons-petits-plats/407>.
7 « Cuisine française, cuisine anglaise : je t’aime moi non plus, 1715-2010 », conférence à la BnF, 4 décembre 2010.
<http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2010/a.c_101204_rowley.html>.
8 Brillat-Savarin a popularisé les thèses du chimiste Thénard sur le principe de sapidité des viandes. Ce dernier pensait avoir démontré que le goût de la viande résidait dans l’osmazôme : <http://www.cnrtl.fr/definition/osmazome>.
9 P. P. Ferguson, « Le pot-au-feu : un plat qui fait la France ? » et Georges Carantino, « Voyage en pot-au-feu », in Julia Csergo (dir.), Pot-au-feu. Convivial, familial, histoire d’un mythe, Paris, Autrement, 1999, p. 13-20 et 35-66.
10 « De la viande crue et des extraits de viande en hygiène et en thérapeutique », Gazette médicale de Lyon, 15 novembre 1868, p. 491-500.
11 Revue culinaire, 1931, p. 19-20.
12 L’Art culinaire, 1895, p. 34.
13 « De l’abus de décor dans le froid », L’Art culinaire, 1899, p. 98-99.
14 Alin Laubreaux, in La Femme de France, 7 juin 1931 ; cf. aussi l’article de Prosper Montagné dans la Revue culinaire, 1931, p. 134.
15 Pour une analyse des émissions consacrées à la cuisine, cf. les articles d’Evelyne Cohen, « Les émissions culinaires à la télévision française (1954-2015) » et d’Olivier Roger, « Enseignement pratique, divertissement et invitation au rêve dans les émissions culinaires télévisées en France, années 1990 et 2000 », in F. Hache-Bissette et D. Saillard (dir.), 2015, p. 165-179 et 180-194.
16 Jean des Avrils (Émile Fétu), « Expositions et chimie culinaire », L’Art culinaire, 1900, p. 157-159.
17 « […] Je ne sache pas qu’on discute un seul instant l’à-propos de la gousse d’ail dans la “souris” d’un gigot, du bouquet garni dans un ragoût, des marbrures de graisse dans une entrecôte, de la graisse dans un chapon ou une poularde. […] Or chacun de ces procédés n’était qu’un à peu près en ce sens que les aromates et la graisse ne pénétraient qu’imparfaitement et seulement en surface les aliments. Il se trouve qu’un savant nous procure un moyen de répartir minutieusement graisse et aromates dans toute la chair. Si nous sommes sensés, nous devons nous en réjouir » (« Les intrasauces », Paris Soir, 19 janvier 1930).
18 Faustine Régnier, « Comment la cuisine française s’approprie l’étranger : le discours sur l’exotisme dans la presse féminine (1930-2000) », in Hache-Bissette et Saillard, 2007, p. 439-454 ; et « Comment la diététique est devenue gastronomique dans la presse féminine française et américaine (1934-2010) », Le Temps des médias, vol. 1, no 24, 2015, p. 131-145.
19 M. F. K. Fisher, Avise la fin, Monaco, Éditions du Rocher, coll. « Anatolia », 2005, p. 169 ; traduction française (Béatrice Vierne) de To Begin again. Stories and memories 1908-1929, New York, Pantheon, 1992.
Auteur
Docteur en histoire, chercheur associé au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/UPSAY, au Centre de recherche sur les cultures et littératures d’Europe (CERCLE) de l’Université de Lorraine et à l’Institut des sciences de la communication (ISCC), au sein du pôle de recherche Alimentation, risques et santé. Ses travaux portent sur l’histoire culturelle de la gastronomie. Il conduit actuellement, avec Françoise Hache-Bissette, le programme de recherches du CHCSC « Médias et médiations de la gastronomie (xviie – xxie siècles) ».
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