Quatre questions à Dominique Wolton
Entretien avec Thierry Libaert, 10 juillet 2016
p. 233-241
Texte intégral
1Thierry Libaert : Comment percevez-vous la place de la communication environnementale par rapport à l’ensemble de la communication sur le développement durable ?
2Dominique Wolton : La communication environnementale est la plus facile d’accès parce que l’on voit bien ce dont il est question : l’écologie, la nature, la faune et la flore, c’est concret, visible. Chacun a un rapport à la nature, c’est le point d’entrée. Pour le développement durable, c’est plus compliqué, car cela fait appel aux rapports Nord-Sud, aux inégalités entre puissances, à l’économie capitaliste, à la capacité ou l’incapacité à agir, au fait que l’on n’a pas beaucoup d’illusions sur le développement durable. D’ailleurs on ne sait même pas ce que cela veut dire. Dans la conscience collective, le développement durable est un objectif politique ou une idéologie, mais pas quelque chose qui mobilise facilement. Par contre l’écologie, l’environnement, c’est tangible, donc c’est sans doute pour cela que l’écologie occupe une place importante. Cela touche à l’expérience de chacun, et surtout, on a une capacité d’action.
3T. L. : Comment expliquez-vous l’importance des critiques sur la publicité environnementale ? On a l’impression à les entendre qu’en matière de ce type publicité, l’entreprise ne pourrait qu’informer.
4D. W. : La publicité, c’est de toute façon de l’information. Seulement, c’est de l’information élaborée intentionnellement, distribuée avec la finalité de faire vendre ou acheter. C’est donc une information comme une autre, mais directement commerciale. Et au lieu de dire que cette information parfois nous plaît, on préfère dire qu’elle est manipulatrice. On a d’ailleurs un peu la même ambiguïté aujourd’hui avec l’écologie, avec ces deux dimension : une dimension qui fait appel à la pureté, au militantisme, à l’Éden, à la nature, au vrai, au bon, qui invoquerait en gros la philosophie de J.-J. Rousseau. Et derrière, une seconde dimension, celle de l’économie écologique capitaliste en pleine expansion, qui prend la nature comme nouvelle source de profit. On a donc du mal à relier les deux, d’où une espèce de méfiance envers tout ce qui n’est pas discours militant, politique sur l’environnement, et, a fortiori, je ne pense pas que l’entreprise soit capable, sauf pour des raisons financières, de réellement s’engager. Le but de l’entreprise est rarement de faire du militantisme. Mais cette ambiguïté est intéressante. Des efforts sont possibles, mais comme l’écologie, pour le moment touche d’abord à la politique, on ne fait pas trop confiance aux entreprises. L’économie capitaliste ne considère pas la cause de l’environnement comme une cause centrale. Pour l’instant, on oppose économie et environnement, mais la tendance peut s’inverser. Un jour, le capitalisme sera écologique. Il le sera parce qu’il y a du profit à faire avec l’écologie et la nature.
5Derrière l’écologie, il y a une remise en cause du système capitaliste, donc une pensée politique radicale qui dit dépasser les clivages traditionnels. En fait, elle ne les dépasse pas toujours. Aujourd’hui, elle critique la dimension capitalistique, par rapport à la nature et à l’espèce humaine, mais avec cette espèce d’ambiguïté : le capitalisme est parfaitement capable dans vingt ou trente ans d’absorber, de digérer l’écologie, ce qui après tout n’est pas une catastrophe. Mieux vaut que le capitalisme l’intègre. Il ne s’agit donc pas d’un conflit entre la publicité environnementale et l’entreprise, mais d’un conflit sur la nature même du message écologique. Il est en aujourd’hui en partie contestataire, il peut devenir parfaitement « capitalistiquement » compatible. Il suffit de voir les très nombreuses marques écologiques qui fleurissent. L’écologie et l’environnement sont de formidables porteurs de vente… et de publicité. Tout est compliqué !
6T. L. : En tant que président du comité d’éthique publicitaire quels sont pour vous les enjeux éthiques de la communication environnementale ?
7D. W. : Pendant le Grenelle de l’environnement, j’ai vu ce qui est en fait le côté critiquable de écologie, c’est-à-dire quand elle devient discours idéologique. Il y avait les bons et les méchants, et ces derniers on les connaît : l’entreprise et naturellement, la publicité. Mais penser que la publicité est la chose la plus pervertie et tordue du monde, c’est une fois de plus imaginer que le public est bête et incapable d’exercer son esprit critique. Si on se fait « manipuler », c’est que l’on a envie de l’être et le citoyen, le consommateur n’est pas idiot. Mais là, on a vraiment assisté à un procès d’intention. On a même vu des professionnels de l’autorégulation, qui ont quand même des dizaines d’années d’expérience, donc de conflits, de négociations, être complètement paniqués parce qu’ils étaient diabolisés. Cela m’a frappé. La bonne conscience, le bien contre le mal…
8Je connais l’écologie depuis longtemps, et il y a un deuxième versant – que je n’aime pas –, avec une pensée accusatrice, autoritaire, pleine de bonne conscience, soupçonneuse – qui s’imagine que toutes les intentions des autres sont mauvaises et que les siennes sont excellentes. Il y a eu certes une conséquence pratique : l’ARPP* a resserré son dispositif. Mais jusqu’où être toujours dans cette posture accusatoire ? À force d’être dichotomique, radicale, exclusive, manichéenne, médisante, l’écologie crée une culpabilité qui ne donne pas forcément envie d’adhérer. Cela ne veut pas dire que la cause soit perdue, pas du tout. Mais il faut quand même sortir de cette logique accusatrice.
9Même chose sur la COP21. La logique environnementaliste est trop de l’ordre de la culpabilité, de la mauvaise conscience, et ce n’est pas comme ça que l’on fait de la politique d’émancipation.
10En fait, il faut distinguer deux dimensions dans l’écologie : une pensée anarchiste, joyeuse, symbolisée par D. Cohn-Bendit ; une pensée scientifique, rigoriste, déterministe qui finit souvent dans une logique accusatrice. La critique oui. La naissance d’une nouvelle société « écologiste », non. D’autant que les écologistes eux-mêmes, qui nous proposent une utopie verte, sont les premiers à se déchirer et s’exclure. Qu’y a-t-il de différent par rapport aux autres acteurs politiques ? Il faut arrêter de donner des leçons…
11T. L. : Comment analysez-vous le thème de l’environnement dans le discours politique ?
12D. W. : Peut-il n’y avoir qu’un discours écologique ou toutes les forces politiques, de droite et de gauche, doivent-elles reprendre les théories écologistes ? La question se pose depuis trente ans. L’écologie serait une nouvelle pensée du monde qui dépasserait les clivages. Il y a du saint-simonisme dans tout ça. Oui, il y a des grandes pensées dans le monde qui peuvent surgir. L’écologie a surgi, cela remet-il en cause le clivage gauche/droite pour aller vite ? Je ne crois pas. Les écologistes ont peut-être intérêt à user de l’argument, celui d’une nouveauté radicale et totale, mais je ne pense pas qu’à terme ils seront gagnants. Ils deviennent eux aussi des adeptes de la langue de bois. Et d’ailleurs les électeurs s’éloignent. Il faut garder une radicalité écologique qui permet de préserver un corps de doctrine et d’obliger les forces politiques à se situer par rapport aux propositions écologistes. Donc d’une part, l’écologie est une indispensable force politique, mais d’autre part, les écologistes, justement parce qu’ils ressemblent finalement aux autres, perdent leur crédibilité. Ils ne sont pas l’homme nouveau, ils ne dépassent pas les clivages traditionnels et donc pour sauver l’écologie, je pense qu’il vaudrait mieux que toutes les forces politiques s’en saisissent et que les écologistes restent des aiguillons radicaux. Des utopistes au bon sens du terme, comme les lanceurs d’alerte dans le domaine au moins aussi essentiel des GAFA1. Ces deux combats sont indispensables, mais à condition de ne pas y voir la naissance d’une autre humanité.
13Il y a une utopie dans le discours écologique, une croyance selon laquelle les hommes vont changer de « nature » parce qu’ils vont se rapprocher de la nature. Attention à une forme de totalitarisme naturaliste. Oui à la défense de la nature, mais il ne faut pas oublier qu’elle a été la pires des dominations pour les hommes pendant des millénaires… De toute façon, il y a une interaction permanente homme/nature. D'ailleurs, il faudrait mieux parler de « constructions culturelles » de la nature. Si on prend d’autres questions aussi centrales, comme l’esthétique ou la religion, elles sont au moins aussi importantes que l’écologie. De même si je prends la science ou la connaissance au sens large. Ces grandes questions sont autant l'objet de révolutions que de remises en cause. Ce que je veux dire par là, c’est simplement qu’il y a cinq à six grands domaines philosophiques et anthropologiques au moins aussi importants que l’écologie.
14Entre l’illusion des hommes qui se corrigeraient tout seuls et le dogmatisme des écologistes qui n’arrêtent pas de pointer le manque de vertu, etc. il y a une limite. Il faut toujours se méfier des dogmatismes. L’écologie, pour se différencier des autres, surtout quand elle entre en politique, ne doit pas tomber dans un dogmatisme et dans une vision finalement pessimiste de la société, et dans un nouveau millénarisme. Ce sont ses dimensions critique, joyeuse, peu conformiste et anarchiste qui sont ses meilleurs atouts.
15L’écologie hésite entre une critique radicale, un scientisme et un millénarisme. Je préfère la première dimension. Entre le scientisme et les formes de millénarisme ou de militantisme, il y a les connaissances scientifiques sur l’écologie et l’environnement. C’est le plus utile depuis un demi-siècle. Ou plutôt, c’est ce qui permet de nourrir des réflexions, d’alerter et d’élargir les problématiques. Mais ces connaissances scientifiques ne suffisent pas à réduire la place de ces deux idéologies, du scientisme ou du dogmatisme écologique. En réalité, ces connaissances sont « récupérées », intégrées par les deux dérives, interprétées et plus ou moins utilisées en fonction de choix politiques. Ce qui est intéressant, d’ailleurs, avec ces connaissances scientifiques sur l’écologie et l’environnement, c’est qu’elles ont du mal à préserver leur statut autonome de connaissance. On est là au cœur des difficultés d’aujourd’hui dans les rapports science/sociétés, avec les dérives du scientisme ou du sociologisme. L'écologie, tout comme le numérique, illustre d'ailleurs deux exemples de ce rapport difficile.
16Par contre, les écologistes n’ont pas beaucoup réfléchi au statut de la communication. Comme tous les politiques, ils la considèrent comme un processus descendant… selon le modèle classique. Et pourtant, l’écologie est, comme la communication, confrontée à la question de l’altérité… D’ailleurs, se confronter à l’altérité rend modeste. L’écologie représente pourtant un dépassement des problématiques traditionnelles, mais dans la réalité, ceux qui la portent ont tendance à se comporter de la manière la plus traditionnelle qui soit. Comme quoi, les changements dans l’ordre de la connaissance ne suffisent pas à changer les comportements individuels et sociaux. L’écologie reste aujourd’hui tiraillée entre ces trois dimensions : la critique radicale, le scientisme et le millénarisme. En cela, elle est un cas contemporain extraordinairement intéressant des rapports mouvants et complexes entre science et sociétés. Les écologistes, d’ailleurs, devraient y réfléchir, sans dogmatisme. Ils seraient très utiles pour nourrir cette réflexion si importante, et si peu avancée.
Bibliographie
Références bibliographiques :
Wolton, Dominique, Vivre c’est communiquer, Paris, Le Cherche Midi, 2016.
Wolton, Dominique, La communication, les hommes et la politique, Paris, CNRS Éditions, 2015 (Odile Jacob, 2012).
Wolton, Dominique, L’illusion écologique (avec J.-Ph. Faivret et J.-L. Missika), Paris, Seuil, 1980.
Notes de bas de page
1 Les quatre grandes industries culturelles : Google, Apple, Facebook et Amazon.
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