Les partis verts face à la menace de l’éco-lassitude
p. 47-58
Texte intégral
1Les partis se revendiquant du label « vert » traversent une période difficile après une première décennie du xxie siècle en dents-de-scie, durant laquelle les écologistes se séparèrent de certaines composantes radicales et firent l’expérience des institutions, du pouvoir exécutif et des impératifs de la médiatisation. Tandis que l’écologie politique entretient toujours un rapport fusionnel avec la démocratie, la démocratie semble s’être progressivement détournée de l’écologie. Trois hypothèses pourraient expliquer ce déclin. La première tend à diagnostiquer une forme « d’éco-lassitude » généralisée – touchant donc également le politique. La seconde pointe vers une dilution du projet écologiste ; devenue mainstream, l’écologie deviendrait une variable d’ajustement pour quantité de partis cherchant à « verduriser » leur programme. Et la troisième : plus que jamais minés par les divisions et les querelles intestines ou dans l’incapacité de se trouver un(e) porte-parole « médiagénique », les verts auraient failli dans leur rôle d’alternative crédible. D’anciens responsables tels que Noël Mamère ont souligné les dérives d’une logique « stratarchique », où chaque strate du parti « joue pour elle-même » (les ministres, les parlementaires, les élus locaux ou régionaux, l’appareil du parti, fonctionnent en vase clos sans se soucier des autres). Idéologiquement et tactiquement divisées, ces formations se seraient montrées incapables d’articuler, voire de syntoniser communication interne et communication externe – un phénomène débouchant in fine sur une illisibilité de l’offre politique. D’après cette dernière hypothèse, l’éco-lassitude susmentionnée serait davantage imputable à l’échec d’une certaine logique organisationnelle et communicationnelle qu’au désenchantement des grands récits environnementaux.
L’éco-lassitude : tentative de définition
2L’éco-lassitude désigne l’épuisement graduel de l’intérêt du public pour les thématiques « vertes », i.e. relatives à l’écologie, à l’environnement et au développement durable. Désintérêt des récepteurs (publics cibles), surchargés de messages éco-politiques, publicitaires, médiatiques, socio-normatifs ou technicoscientifiques, lesquels usent de l’ensemble du corpus communicationnel dans le but d’informer, de « conscientiser », voire d’induire un changement de comportement. La crédibilité de l’émetteur, le contenu de son message, les canaux utilisés ainsi que la fréquence et l’intensité de ses interventions contribuent ensemble au degré de lassitude et de confiance du récepteur. D’un point de vue médiatique, Yonnel Poivre-Le Lohé (2014) observe une lassitude des médias traditionnels face à la perduration de l’impératif écologique, provoquant un « zapping communicationnel » (Libaert, 2010) autant de la part des publicitaires que du public.
3La succession des grandes conférences intergouvernementales (de Rio, en 1992, à la COP21 à Paris en 2015), amenant une dramatisation ponctuelle du récit médiatique autour des enjeux environnementaux planétaires, pourrait, particulièrement en cas d’échec, renforcer le sentiment d’éco-lassitude. Ainsi, depuis l’échec du sommet de Copenhague en 2009 et l’essoufflement du Grenelle de l’environnement, la sensibilisation perd peu à peu du terrain face au sentiment d’impuissance. Les partis verts se voient affectés par ce blues écologique ambiant, même si les mesures technobureaucratiques émanant de ces « rendez-vous de la dernière chance » relèvent davantage d’une écologie palliative – une « Shallow Ecology » (Næss, 2009) – censée encadrer les excès de la société libérale – que de l’activisme écologiste traditionnel. La « Green Fatigue » (Ottman, 2011) s’expliquera encore par l’effet répulsif de certains discours, voire par le rigorisme d’une conception privative de l’écologie politique, privilégiant l’éco-culpabilisation (cf. Ourednik, 2006).
4Antithétique aux promesses de confort du consumérisme moderne, l’écologie politique reste perçue comme trop normative ou reposant sur un jargon technoscientifique ou particratique (par exemple : la division peu évidente entre tenants de la « croissance verte » et ceux de la « décroissance », ou entre adeptes de la ligne « participationniste » et les « antigouvernementaux »). Aussi, côté politique, même si les thématiques environnementales occupent largement la scène publique, les partis qui placent ces questions au cœur de leur engagement éprouvent des difficultés quant au passage de la rampe électorale (cf. Dupin, 2015).
Limites organisationnelles et plasticité du discours partisan
5D’un point de vue socio-sémiotique, dans les organisations (y compris partisanes) l’expérience collective et la régulation participent à la construction permanente du référentiel sémantique à partir duquel les communications sont envisagées et orientées (Hachour, 2011, p. 199). Les efforts des verts pour créer une organisation conforme à leur idéal démocratique se concentrent en particulier sur trois principes centraux : le pluralisme, l’égalitarisme et la participation (Faucher-King, 2007, p. 118).
6La parole partisane n’est que rarement centralisée chez les verts. Par souci de préserver leur diversité interne, les écologistes choisissent délibérément de présenter une image de leur parti qui soit complexe et reflète le camaïeu des sensibilités vertes. Les multiples facettes de la pensée écologiste doivent non seulement pouvoir s’exprimer en interne, elles doivent aussi d’une certaine façon transparaître dans un vert « pluriel » (ibid.). Ce pluralisme des énoncés, bien que correspondant à l’ADN écologiste, entrave pourtant la production et la gestion d’une parole externe, à l’attention des médias ou des autres partis – les porte-paroles officiels se trouvant sans cesse contredits par d’autres voix en interne (Rihoux, 2006, p. 118). Ces obstacles sémantiques génèrent des controverses, des conflits et l’incompréhension, et sont susceptibles de jeter le doute sur la cohérence du parti et donc sur sa crédibilité. Le « projet de marque » écologiste n’est pour ainsi dire jamais consolidé.
Leadership et médiatisation
7La question du leadership et du refus de l’incarnation apparaît également comme essentielle. D’après Benoît Rihoux (2006), chez Les Verts, le refus du charisme constitue un trait particulier qui les différencie des autres partis. La parole du parti ne peut être incarnée, elle doit être « portée ». Le choix même du titre – porte-parole – souligne que le rôle n’est pas susceptible d’improvisation. Aussi, comme l’illustre l’épisode des primaires écologistes de 2011, remportées par Eva Joly contre la « machine médiatique » Nicolas Hulot, toute évolution susceptible de « présidentialiser » le mouvement et de favoriser l’émergence de personnalités dominantes se voit contrecarrée (Faucher-King, 2007, p. 124). Le caractère effacé (voire le manque de charisme) sera au contraire privilégié.
8Bien qu’impérative pour la diffusion du message écologiste, la légitimité du charisme accepté s’avère par conséquent systématiquement réprouvée par la culture partisane. Les écologistes se méfient du « bon client » des médias qui pourrait être amené à croire qu’il/elle parle au nom des autres et à dénaturer, même involontairement, le contenu du message écologiste. Le message est important, pas le médium. À quelques exceptions près1, ce sous-investissement stratégique et la non-prise en compte des impératifs communicationnels propres aux médias de masse demeurent prégnants.
Du piège satellitaire au « greenwashing » généralisé
9À l’instar d’un René Dumont incarnant le mariage de l’écologie et du socialisme dans une perspective tiers-mondiste, pacifiste, autogestionnaire et libertaire (Jacob, 1999), les choix stratégiques récents des formations écologistes témoignèrent d’évidentes synergies à gauche. Un glissement destiné à offrir un gain en lisibilité et permettant l’élaboration d’attelages majoritaires, voire de plateformes de gouvernement communes (la « gauche plurielle » de Lionel Jospin en France de 1997 à 2002, le « pôle des gauches » ou l’« olivier » en Belgique – unissant socialistes, centristes et écologistes dans les années 2000).
10Ces rapprochements se révélèrent aussi fructueux pour les socialistes que calamiteux pour Les Verts2. En Belgique, les « convergences à gauche » présentées comme options stratégiques finirent par dissoudre l’autonomie du projet écologiste au profit d’un Parti socialiste belge (PS) « verdurisé ». Lors du suffrage de 2003, ce rapprochement provoqua un transfert de la moitié des suffrages d’Écolo vers le PS, l’électorat privilégiant la force dominante à une formation dorénavant perçue comme satellitaire : un appendice vert aux priorités des partis traditionnels. Vécues comme compromissions par une partie de l’électorat, ces alliances stratégiques débouchèrent assurément sur une perte de sens, obligeant les représentants à multiplier les éléments de langage attestant de l’indépendance de leur formation.
11La dilution du « projet de marque écologiste » permet ainsi à d’autres formations de se réclamer de l’écologie3 : entre « greenwashing politique » et hybridation idéologique assumée4. Chaque parti développe désormais des idées respectueuses de l’environnement, de la biodiversité et la protection de la planète. On notera ainsi les controverses sur la définition de l’« éco-socialisme5 ». De même, en 2014, le Front national inventa l’écologie patriote avec le Collectif écologie. Ce greenwashing politique aura un impact direct sur les engagements écologiques réels et reviendra, là encore, à accentuer le phénomène d’éco-lassitude ou de « green-fatigue » du côté d’un électorat partiellement désabusé.
Vers une écologie extra-partisane ?
12L’éco-lassitude partisane n’implique cependant pas nécessairement un désenchantement complet de l’activisme « vert ». « La nécessité d’appartenance à un collectif s’estompe au profit d’engagements variés pouvant se révéler plus éphémères » notent Libaert et Pierlot (2015, p. 216). Émancipé des structures hiérarchisées et institutionnalisées, le consomm-acteur écolo est disposé à des formes de consultation, de mobilisation et de prise de décision spontanées et flexibles. Aussi, à côté des modalités de participation citoyenne classique, on dénote un intérêt grandissant pour des formes de participation non conventionnelles (certains diront post-conventionnelles) avec un élargissement des répertoires utilisés. Ainsi, outre les manifestations traditionnelles, les grèves ou les pétitions, qui font partie du répertoire moderne de la mobilisation, on recense des actions fondées sur le marché, des pétitions par courrier électronique, des die-ins (happenings dans lesquels les manifestants font semblant d’être morts) et des fêtes de rue (Sommier, 2003).
13De la même manière, d’autres variantes d’un activisme écologiste médiatisé se sont d’ores et déjà manifestées en dehors des carcans partisans. En 2006, Nicolas Hulot fut ainsi déterminé à imposer l’environnement et la défense du climat au cœur de la campagne présidentielle à travers le Pacte écologique. À l’époque, « Nicolas Hulot préféra se consacrer totalement à un lobby des consciences plutôt qu’à un rôle politique » notent Larabi et Marc (2008, p. 15). Ces efforts aboutiront à la décision d’un Grenelle de l’environnement qui se tint à l’automne 2007 et qui mobilisa tous les acteurs politiques concernés ainsi que les organisations non gouvernementales écologiques, qui se sont vu conférer un rôle d’expertise et de partenaires sociaux. La notoriété zénithale et le potentiel médiagénique de Nicolas Hulot permirent alors au projet de peser considérablement et durablement sur l’agenda politique. Un projet essentiellement « top down », avec un comité de pilotage restreint, ce qui constituait une offre politique extra-partisane singulière.
14L’écologie politique serait-elle désormais à chercher en dehors des partis ? Comme l’illustre le cas précédent, de nouvelles formes de lutte alter-partisane semblent prendre graduellement le relais du militantisme écologiste classique. Comme l’indiquent Libaert et Pierlot (2015, p. 216) : « les grandes organisations militantes traditionnelles, les plus structurées et les mieux expérimentées pour mener des combats, ne sont plus celles qui intègrent les nouvelles formes innovantes de luttes ».
15L’éco-lassitude tient souvent davantage d’une incapacité à saisir le Zeitgeist médiatique, c’est-à-dire d’une rigidité organisationnelle quant aux prérequis communicationnels liés au besoin de représentation et de consolidation du « projet de marque » partisan, que d’un essoufflement des thématiques environnementales. Du reste, les alliances stratégiques contre-productives (un positionnement empêchant l’adoption d’une communication plus musclée, moins conciliante avec les « grands partenaires ») et la perte du monopole de l’écologie politique par les partis verts, au profit d’un « greenwashing politique » dédifférencié, diminuent la pertinence d’une offre politique d’ores et déjà en mal d’incarnation.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
Dupin, Éric, « Le grand ratage des écologistes français », Le Monde Diplomatique, avril 2015. Disponible sur : <http://www.mondediplomatique.fr/2015/04/DUPIN/52853>.
Faucher-King, Florence, « Les verts et la démocratie interne », in Haegel, Florence (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 103-142.
10.4000/communicationorganisation.3139 :Hachour, Hakim, « Épistémologies socio-sémiotiques et communication organisante : la coproduction de sens comme moteur de l’organisation », Communication et organisation, no 39, 2011, p. 195-210.
Jacob, Jean, Histoire de l’écologie politique, Paris, Albin Michel, 1999.
Larabi, Malik et Marc, Xavier, Le moment Hulot. Un candidat jamais candidat, Paris, Armand Colin, 2008.
10.3917/puf.libae.2010.01 :Libaert, Thierry, Communication et environnement. Le pacte impossible, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
Libaert, Thierry et Pierlot, Jean-Marie, Les nouvelles luttes sociales et environnementales, Paris, Vuibert, 2015.
Næss, Arne, Vers l’écologie profonde, Paris, Éditions Wildproject, 2009.
Ourednik, André, « L’écologie du coupable », EspacesTemps. net [En ligne], 7 avril 2006 : <http://www.espacestemps.net/articles/l-ecologie-du-coupable/>.
Ottman, Jacquelyn A., The New Rules of Green Marketing Strategies, Tools, and Inspiration for Sustainable Branding, San Francisco, Berrett-Koehler Publishers, 2011.
Poivre-Le Lohé, Yonnel, De la publicité à la communication responsable, Paris, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014.
Rihoux, Benoît, « Faire le deuil de la politique autrement pour les Verts ? », in Boullier, Dominique (dir.), Que faire… des partis ?, Paris, Cosmopolitiques/Éditions Apogée, 2006, p. 115-126.
Sommier, Isabelle, Le renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003.
Notes de bas de page
1 La situation française contraste ici avec le cas des écologistes belges régulièrement représentés par des leaders charismatiques tels Jean-Michel Javaux (ancien co-président d’Écolo) ou – plus récemment chez les écologistes flamands de Groen ! – Kristof Calvo, qui se sont successivement imposés au cœur du dispositif politico-médiatique.
2 L’arrivée en février 2016 dans le gouvernement Valls de la secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), Emmanuelle Cosse, de la co-présidente du groupe parlementaire à l’Assemblée nationale Barbara Pompili, et du sénateur écologiste Jean-Vincent Placé, jeta le discrédit sur leur propre mouvement.
3 En février 2016, Jean-Luc Mélenchon ira jusqu’à se dépeindre comme « plus écologiste » que les écologistes entrés au gouvernement, estimant que sa candidature à l’élection présidentielle valait « la peine que les militants écologistes s’y intéressent ».
4 D’après Yonnel Poivre-Le Lohé (2014 et voir son article, infra) le « greenwashing » (éco-blanchiment) désigne « la mise en scène exagérée ou mensongère d’un engagement environnemental (visant) à bénéficier de l’image positive véhiculée par l’écologie ». Le greenwashing s’épanouit surtout dans le secteur de la publicité et du marketing s’emparant des préoccupations écologiques pour vanter les caractéristiques de produits et de services. Les dispositifs présentés iront de visuels trompeurs à la confection de labels maisons pour attester de l’éco-compatibilité de la marque.
5 Le Parti de Gauche définit l’écosocialisme comme « mélange détonant entre un socialisme débarrassé de la logique productiviste et une écologie farouchement anticapitaliste ».
Auteurs
Docteur en sciences de l’information et de la communication – Université Paris- Sorbonne (Paris IV) et Université catholique de Louvain (UCL). Il enseigne à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et à l’Institut des hautes études des communications sociales (IHECS) de Bruxelles où il dirige PROTAGORAS, le laboratoire d’idées en communication politique et publique. Sa thèse, « Le réenchantement du politique par la consommation. Propriétés communicationnelles et socio-sémiotiques des marques politiques » a été publiée en 2015 aux Presses universitaires de Louvain.
Directeur du cabinet de conseil en communication ARCTIK, spécialisé dans les stratégies de politique énergétique, d’environnement et de développement durable ainsi que les projets de recherche et d’innovation. (<www.arctik.eu>)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.