Chapitre 2. Races, cultures et mentalités
p. 59-128
Texte intégral
1Si la notion de mentalité doit montrer comment les membres d’une société participent dans leur vie sensible à une idée qui leur est commune, elle risque d’être rabattue dans deux directions : d’une part, vers une analyse des conditions organiques de la vie en commun, ce qui la rapproche de la notion de race, telle qu’elle a été thématisée par la biologie évolutionniste, d’autre part, vers une étude de l’expression spirituelle et artistique d’une idée, ce qui la rapproche de la notion de culture dans l’histoire littéraire allemande. Lévy-Bruhl n’a lui-même jamais défini précisément la notion de mentalité, mais il vaut la peine de la replacer dans le champ des notions disponibles au dix-neuvième siècle pour penser la diversité des sociétés humaines, afin d’en mieux comprendre les ambiguïtés. On verra en effet que cette notion balance incessamment entre un évolutionnisme des races et un relativisme des cultures sans jamais trancher véritablement entre les deux alternatives. Si une telle ambiguïté peut être féconde dans le cadre politique de la Troisième République, elle apparaît épistémologiquement aporétique à terme, ce qui obligera à abandonner cette notion pour concentrer l’analyse sur les modalités de participation à l’idée collective.
RACES ET MENTALITÉS : LE DÉBAT SUR LE COLONIALISME ET LA PÉDAGOGIE DANS LE POSITIVISME APRÈS COMTE
2On peut être choqué aujourd’hui de l’expression « sociétés inférieures » dans le titre du premier ouvrage ethnologique de Lévy-Bruhl en 1910 : Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures. Ne suppose-t-il pas l’adhésion implicite à un système colonial dans lequel certaines sociétés qui s’estiment civilisées tiennent sous leur domination d’autres sociétés considérées comme inférieures ? Le terme, d’usage alors courant, est pourtant moins important que celui de « fonction mentale ». Celui-ci suppose que la comparaison entre les sociétés se fait du point de vue de leur développement psychique, indépendamment de tout déterminisme naturel. Il implique donc une communauté de pensée plutôt qu’une simple continuité biologique entre les diverses sociétés humaines. En ce sens, il s’oppose résolument à l’usage de la notion de race, que Lévy-Bruhl n’emploie jamais1. Pourtant, la notion de « mentalité » garde un rapport avec la notion de race en ce qu’elle risque d’essentialiser une différence qui n’est peut-être due qu’à la situation d’étonnement face à des langues et des formes de vie jusque-là inconnues. Nous tenterons donc ici de replacer la notion de mentalité sur le fond des débats sur la race, en comprenant ces deux notions comme des réponses au problème que soulève la rencontre d’une autre forme de vie dans une situation d’interlocution.
3Dans cette perspective, la démarche de Lévy-Bruhl reprend les ambivalences du positivisme dans son rapport au système colonial de la Troisième République. Alors que l’École Anthropologique de Broca soutient la politique coloniale en montrant le caractère inférieur de certaines races par la mesure de leurs crânes2, l’école positiviste se divise après la mort de Comte quant au soutien à apporter à cette politique. Si le positivisme se présente en effet comme une histoire de l’esprit humain à partir de l’observation de ses productions religieuses et scientifiques, il enracine cette histoire dans un modèle biologique, celui de la marche de l’humanité qui sous-tend la présentation de la loi des trois états, en sorte qu’il peut considérer les autres sociétés soit comme des étapes reculées dans la marche de l’humanité, la rencontre géographique de ces sociétés apparaissant comme un véritable bond en arrière, soit comme d’autres formes de pensée, donnant accès à des ressources inexploitées du développement psychique. Emile Littré, directeur de la revue La philosophie positive et principal propagateur de la pensée scientifique de Comte dans les milieux républicains, utilise ainsi la notion de « régime mental » pour décrire les situations de contact colonial comme une résistance des sociétés colonisées à l’esprit moderne, dont les effets sont analogues au déterminisme massif de la race3. Lorsqu’on se place dans la perspective d’un développement de l’intelligence humaine, il importe peu en effet que les différences de pensée soient dues à des différences physiques ou à un retard dans l’intelligence, puisque c’est l’impossibilité de passer d’un état inférieur à un état supérieur qui caractérise essentiellement la différence.
S’il était possible de transporter avec leurs idées les hommes des générations passées dans le temps présent, ils y seraient mal à l’aise et ne pourraient se conformer à notre régime mental. Cette hypothèse que je fais ici, se trouve journellement réalisée dans les contacts entre les peuples civilisés et les peuples arriérés : rien, comme l’expérience le prouve, n’est plus difficile que de faire entrer dans l’esprit de ceux-ci les notions de ceux-là4.
4Comment décrire cette différence entre les sociétés sans la ramener à la résistance d’une race ou à une hiérarchie des formes de pensée sur une échelle de l’intelligence ? Sur ce point, les derniers travaux de Comte, délibérément ignorés par Littré, permettaient d’apporter une réponse, en mettant en valeur la dimension non seulement intellectuelle mais aussi affective du développement mental. La notion d’affectivité ne désigne pas en effet chez Comte une émotion purement intérieure, mais une relation d’attachement de l’humanité à elle-même et à son milieu de vie, en sorte que l’affectivité devient la clé pour une réflexion sur la diversité des formes de vie. Dans cette perspective, qui réhabilite la totalité de la vie mentale en relation avec un milieu contre la relation de maîtrise objective par l’intelligence, les sociétés primitives ne sont pas en retard dans l’acquisition de l’intelligence, mais elles ont davantage développé leurs capacités affectives, c’est-à-dire qu’elles expriment davantage la subjectivité humaine. Le terme de « mental » ne doit donc pas être confondu avec celui d’« intellectuel » : il implique non seulement la connaissance objective des choses mais aussi le développement de la subjectivité. On comprend alors que les disciples « orthodoxes » de Comte se soient érigés, à la suite de Comte lui-même, contre le système colonial5, qui imposait selon eux une conception trop intellectualiste de l’esprit, au détriment du développement spontané des capacités subjectives de chaque société. Pierre Laffitte, directeur de la Revue occidentale et successeur de Comte à la tête de l’Eglise positiviste, propose ainsi de remplacer la notion de race par celle de « fonction mentale » au sens d’un développement de toutes les capacités, intellectuelles et affectives, de l’esprit humain, en fonction des rapports variables entre la subjectivité humaine et son milieu6. La notion de subjectivité, reprise au dernier Comte, permet d’élaborer une conception relative des formes de vie, qui donne le primat non à des conditions naturelles mais à l’action sur un milieu, ce que Comte appelait dans ses derniers travaux la destination.
On explique tout aujourd’hui par l’idée de race, c’est-à-dire de disposition biologique. Il faut au contraire chercher les lois de l’évolution mentale commune à tous les lieux. Les différences mentales ne sont pas liées à des déterminations biologiques mais à des conditions subjectives, c’est-à-dire à des différences de destination faites aux éléments subjectifs7.
5Une telle opposition entre Littré et Laffitte quant à l’usage des termes mentaux pour caractériser les différences entre les sociétés, et surtout quant aux conséquences politiques qui doivent être tirées de cet usage, apparaît en germe dans l’œuvre d’Auguste Comte, qui est passé lui-même d’une conception des races liée au développement de l’intelligence dans une population considérée comme supérieure, à une mise en valeur des dispositions propres à chaque peuple dans la diversité des opérations mentales. Une césure s’est produite en effet dans la réflexion de Comte sur cette question, entre le Cours de philosophie positive, qui défend un modèle de développement linéaire dans lequel les « races arriérées » doivent être ramenées à la norme du développement de la « race blanche », et le Système de politique positive, qui élabore un modèle de développement en branches, dans lequel chaque « race » – c’est-à-dire chaque population historiquement et géographiquement située – participe au développement général de l’espèce humaine selon les conditions propres à son milieu naturel et social. Il vaut la peine de retracer cette différence pour en mesurer les conséquences sur l’usage par Lévy-Bruhl du terme de mentalité.
6Comte rencontre la question des races, non dans les leçons du Cours sur la biologie, mais dans celles sur la sociologie dynamique, et plus particulièrement dans la cinquante-deuxième leçon consacrée au fétichisme, premier stade de l’état théologique. Avant de commencer l’étude du développement intellectuel de l’humanité, Comte justifie la restriction de son enquête à une partie de l’espèce humaine, « la race blanche », dont le développement est parvenu au point le plus élevé, ce qui lui permet de se retourner vers les autres étapes de ce développement et d’en comprendre la direction. La question des races ressurgit alors dans la sociologie à travers cette question : comment comprendre que les autres races ne soient pas parvenues au même niveau de développement que la race blanche ? À cette question classique de la sociologie historique, Comte donne une réponse issue de l’embryogenèse de Geoffroy Saint-Hilaire8 : les autres races ne sont pas naturellement incapables de parvenir au développement de la race blanche, mais elles ont été « arrêtées » dans leur développement par des obstacles issus de leur milieu de vie.
Je suis forcé d’arrêter préalablement l’attention du lecteur sur l’indication sommaire des principales conditions destinées à circonscrire (…) l’ensemble de cette première appréciation historique, sans nuire d’ailleurs aucunement à sa haute efficacité philosophique. La plus importante de ces restrictions logiques, et qui comprend implicitement toutes les autres, consiste à concentrer essentiellement notre analyse scientifique sur une seule série sociale, c’est-à-dire à considérer exclusivement le développement effectif des populations les plus avancées, en écartant avec une scrupuleuse persévérance, toute vaine et irrationnelle digression sur les divers autres centres de civilisation indépendante, dont l’évolution a été, par des causes quelconques, arrêtée jusqu’ici à un état plus imparfait. (…) Notre exploration historique devra donc être presque uniquement réduite à l’élite ou l’avant-garde de l’humanité, comprenant la majeure partie de la race blanche ou les nations européennes, en nous bornant même, pour plus de précision, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l’Europe occidentale9.
7Dans le paradigme du développement qui commande toute la pensée de l’histoire de Comte, il est cohérent de considérer d’abord le développement normal, c’est-à-dire le plus complet, celui de l’organisme sain et adulte, pour expliquer les autres développements comme des arrêts anormaux de ce processus de référence, en les rapportant à l’influence accidentelle d’un milieu. Si la question est « pourquoi tous les peuples ne sont-ils pas au même niveau de développement ? », la réponse n’est pas à chercher dans une infériorité biologique et essentielle, mais dans un milieu social qui évolue historiquement : c’est seulement ainsi que l’on peut expliquer pourquoi, chez certains peuples, le développement s’est arrêté, et comment il peut redémarrer. Une science des races doit donc chercher ce que Comte appelle les « causes quelconques » de l’arrêt de développement, et remédier à ces causes. Il semble alors que la politique des races d’Auguste Comte prenne la forme d’une sorte de médecine internationale qui viendrait corriger les anormalités en référence à une norme commune. Mais il faut prêter attention à la notion de « série sociale » qu’introduit Comte, et à son rapport à la théorie de la modificabilité10. S’il est vrai que, pour Comte, tous les peuples doivent passer par une ligne unique de développement, reste qu’autour de ces lignes d’autres sont concevables, plus ou moins parallèles à celles-ci, et surtout qu’il est possible de parcourir ces « séries » à des vitesses différentes11. Il n’y a donc pas véritablement « arrêt de développement », mais seulement des vitesses de développement différentes : un peuple ne semble arrêté que du point de vue d’un autre peuple qui va plus vite que lui. D’où la possibilité d’une politique intensive de développement, qui détermine pour chaque peuple sa vitesse de développement possible en fonction de son milieu social. Il ne s’agit pas alors de mesurer chaque peuple du point de vue d’une norme supérieure de développement, mais de considérer la norme de développement propre à chaque peuple pour l’amener à pousser jusqu’au bout la puissance de cette norme. En ce sens, le peuple européen ne constitue pas le seul peuple normal, mais une sorte de peuple « supra-normal » ou hyper-normatif, ce qui justifie que Comte l’appelle « avant-garde de l’humanité ». C’est pourquoi Comte s’oppose à la politique « théologique » de la Sainte-Alliance, qui conserve les normes de l’Ancien Régime, autant qu’à la politique « métaphysique » des premières colonisations européennes, qui impose aux autres continents les modes de penser modernes. Seule une politique positive peut prendre en compte scientifiquement la diversité des milieux sociaux, et amener chaque peuple au développement final en suivant ses propres normes internes :
Une pareille manière de procéder doit sembler d’autant plus indispensable que, si on la considère en outre sous le point de vue pratique, on y reconnaît sa participation nécessaire à toute sage régularisation d’un ordre important de relations politiques, celles qui concernent l’action générale des nations les plus avancées pour hâter le développement naturel des civilisations inférieures. La politique métaphysique et même la politique théologique, par le caractère essentiellement absolu de leurs conceptions principales, conduisent, à cet égard, à poursuivre aveuglément l’uniforme réalisation immédiate de leurs types immuables, malgré la diversité quelconque des conditions propres à chaque cas : ce qui équivaut, à vrai dire, à une sorte de consécration systématique de cet empirisme spontané qui dispose si naïvement tous les hommes civilisés à transporter partout indistinctement, et souvent si indiscrètement, leurs idées, leurs usages et leurs institutions. (…). Par une telle rénovation de l’esprit général des relations internationales, la politique positive tendra finalement à substituer de plus en plus à une action trop souvent perturbatrice ou même oppressive, une sage et bienveillante protection12.
8Ce passage d’une politique des races normalisatrice, qui modèle le développement humain sur celui de la race blanche, à une politique normativiste, qui considère chaque peuple selon la norme d’activité qu’il développe, s’il s’opère à l’intérieur du Cours, devient plus marqué dans le Système de politique positive, lorsque Comte réhabilite l’affectivité et l’activité contre le seul critère de l’intelligence privilégié dans le Cours. Cette nouvelle orientation apparaît clairement dans les pages de « sociologie dynamique » consacrées à la Grèce, qui doit répondre à la question, laissée en suspens dans le Cours, du développement exceptionnel de l’intelligence dans la « race blanche ». Ce développement, loin d’être un « miracle », est en fait une « anomalie » due à l’extrême dispersion des îles grecques, qui ont empêché toute concentration de l’intelligence sur une activité commune13. C’est donc sous l’influence des milieux que les facultés intellectuelles, actives et affectives se sont séparées, et ont pu paraître plus développées chez chacune des trois races (respectivement : blanche, jaune et noire, selon la répartition en cours dans l’anthropologie physique). Ce que les milieux ont fait, une transformation du milieu peut donc le défaire : la constitution d’un milieu proprement social et non plus naturel devrait permettre, selon Comte, d’homogénéiser les races et d’unir dans une population positiviste étendue à l’échelle du globe les trois facultés humaines. Si la division des facultés a correspondu pour Comte à une sorte de division planétaire du travail, permettant à l’esprit humain d’agir dans des milieux naturels différents, cette division est provisoire et doit faire place à une nouvelle unité de l’esprit humain. L’opposition entre affectivité, activité et intelligence ne sépare entre elles les races que provisoirement et non essentiellement, car elle exprime, selon la diversité des milieux historiques, une division interne à tout esprit humain. Plutôt que de races, qui supposent un déterminisme statique, il faut alors parler de « variété », le positivisme se présentant comme une logique dynamique des variations de l’espèce humaine.
Jusqu’à ce que notre état normal ait assez combiné les trois aspects essentiels de notre nature, les trois phases correspondantes de notre éducation se trouveront personnifiées par les trois variétés propres à notre espèce. En effet, la race noire, la race jaune et la race blanche sont surtout caractérisées d’après leurs prééminences respectives envers le sentiment, l’activité et l’intelligence. Cette diversité concorde chez elles avec une prédilection plus prononcée et plus durable pour le fétichisme, le polythéisme ou le monothéisme, qui successivement y développent davantage l’union domestique, le concours civique ou l’harmonie religieuse. Résulté d’abord du contraste statique de nos trois races, ce contraste dynamique tendit ensuite à le consolider. Mais l’universel ascendant de la religion positive dissipera finalement cette double source de différences provisoires, d’après une fusion, à la fois spontanée et systématique, qui perfectionnera l’ensemble de notre constitution cérébrale14.
9On comprend alors ce que la notion de « religion positive », par-delà le caractère excentrique de son contexte d’institution15, apporte au problème des relations entre le vital et le social, ou entre la « race » et la « mentalité ». Parler de « religion positive », c’est supposer que tous les hommes peuvent avoir en commun un ensemble d’idées, qui agissent dans leur vie individuelle selon les conditions variables de leur milieu d’existence. Le positivisme n’impose pas de l’extérieur une conception du monde particulière, mais intensifie les idées développées dans un milieu particulier en les rapportant à une destination commune, et en les comparant les unes aux autres de façon à mettre en lumière ces rapports réciproques. Comte est en effet conduit, dans la logique interne de son système et de sa politique, à une conclusion en apparence paradoxale : ce n’est plus l’Occident qui doit amener les autres peuples au développement de l’intelligence, ce sont eux qui doivent lui permettre de relancer son développement en revenant à ses sources affectives, seule garantie d’une religion vraiment universelle. Comte parle à plusieurs reprises d’une « affinité » entre le fétichisme et le positivisme, le positivisme se contentant de « systématiser » les sources affectives du fétichisme. C’est pourquoi il imagine que les populations fétichistes, une fois entrées en contact avec les missionnaires positivistes, accéderont spontanément au positivisme, sans passer par la transition métaphysique qu’a connue l’Occident, ni même par la théocratie qu’a connue l’Asie. Les populations « fétichistes » ne sont plus alors ces populations arriérées dans lesquelles la « race blanche » peut s’observer à un stade inférieur de son propre développement, mais le miroir dans lequel l’Occident doit se réfléchir pour parvenir enfin à une image unifiée de lui-même. Autrement dit, pour que la « race blanche » parvienne à former une véritable « mentalité positive », il faut qu’elle prenne modèle sur la « mentalité primitive » des « races fétichistes » : c’est dire qu’il n’y a pas de « mentalité » sans unification des idées par l’affectivité, dont le seul exemple disponible réside dans le mode de vie des sociétés dites primitives.
10Que reste-t-il de cette construction dans l’œuvre de Lévy-Bruhl ? On en retrouve sans doute la trace dans l’idée que la mentalité primitive est essentiellement « affective » alors que la mentalité moderne est davantage régie par les normes d’une logique intellectuelle, ce qui ne revient pas à opposer frontalement affectivité et intelligence, mais à voir dans le détour de la mentalité primitive une façon pour les modernes de retrouver des ressources de l’affectivité qu’ils ont insuffisamment développées. À la limite, on peut dire que chez Lévy-Bruhl comme chez Comte il n’y a de véritable mentalité que « primitive », c’est-à-dire que les idées ne sont unifiées que par l’affectivité, les sociétés modernes cherchant dans les sociétés primitives le miroir de leur propre unification mentale projetée dans le futur à titre d’idéal, dès lors qu’elle est retrouvée dans le passé sous la figure de l’origine.
11Mais quelles sont les conséquences politiques, et quels usages peut-on faire d’une telle thèse ? Ne risque-t-on pas à nouveau d’enfermer les sociétés exotiques dans une altérité essentielle en leur prêtant une unité mentale qui manquerait dans les sociétés modernes ? Ne refuse-t-on pas aux sociétés primitives l’accès à l’historicité en leur attribuant cette unité que les sociétés modernes recherchent à titre d’idéal ? Pour mesurer ce risque, il faut étudier une autre généalogie de la notion de mentalité, qui passe par l’usage de ce terme dans le système colonial. Comment la généalogie conceptuelle que nous avons reconstituée croise-t-elle une autre généalogie, plus pratique et politique, donnant à la notion de mentalité son ambiguïté constitutive ?
12La notion de mentalité apparaît au moment où la politique coloniale française passe d’une stratégie d’assimilation à une stratégie d’association, du fait de l’échec de la première. De 1880 à 1900, le but des administrateurs coloniaux est d’abord de mettre en place un système scolaire qui enseigne aux indigènes « la mentalité française », à travers l’apprentissage de l’histoire de France, de la leçon de choses, de la morale ou de la géographie. Une Circulaire sur l’emploi de la langue française datant de 1911 l’indique clairement : « Tous les moyens que nous avons mobilisés dans notre commandement et dans notre administration des masses doivent avoir, du point de vue social, un seul objectif : obtenir des sujets et des protégés africains une compréhension de plus en plus exacte de la mentalité française et des concepts colonisateurs qui sont l’honneur du gouvernement de la République16. » Ernest Roume, gouverneur-général de l’A.O.F, chargé de mettre en place un programme d’éducation et un système juridique fondés sur les principes de laïcité et de justice, note cependant qu’il faut « élever l’indigène, mais de façon appropriée à sa mentalité ». Le sens de la notion de mentalité est donc double dans l’usage colonial : c’est à la fois ce que l’indigène doit apprendre et ce à quoi se heurte l’éducateur colonial. D’où la nécessité d’un tri entre ce qu’il faut garder dans la mentalité indigène et ce qu’il faut apprendre de la mentalité française, nécessité contradictoire comme l’exprime un autre administrateur français : « D’une part, nous sentons bien qu’il est indispensable de laisser au chef de canton son caractère indigène et d’utiliser en lui l’esprit féodal qui persiste encore ; d’autre part, nous sommes amenés par la force même de la colonisation à le plier à notre mentalité administrative17. »
13Pour autant, on ne saurait rabattre la notion de mentalité dans son usage colonial sur celle de coutume, opposant des habitudes et des pratiques issues de traditions différentes. Une « mentalité » n’est pas une forme sociale traditionnelle, c’est plus largement une disposition à penser, et donc une capacité à penser autrement, en se libérant des formes traditionnelles. D’où le travail des administrateurs coloniaux pour passer par-delà les chefs locaux afin d’atteindre les individus dans leur mentalité propre ; c’est le sens de la « politique des races » du gouverneur William Merleaud-Ponty, dont le but est ainsi défini : « En permettant à chaque groupe ethnique d’évoluer dans sa propre mentalité particulière, en préservant autant que possible le particularisme de chaque tribu, nous accélérons la naissance de l’effort individuel à l’intérieur de chaque groupe18. » Mais en favorisant ainsi la destruction des traditions locales au profit des seules mentalités, l’administration coloniale obtient alors un effet imprévu : les indigènes peuvent affirmer qu’ils ont effectivement quitté leurs traditions et adopté la mentalité française, et ainsi réclamer un certain nombre de droits civils. C’est le sens de la revendication du mouvement des « évolués », qui apparaît après la Première Guerre Mondiale, suite au retour des tirailleurs sénégalais. Se produit alors un singulier renversement : alors que les administrateurs coloniaux avaient utilisé le discours des mentalités pour lutter contre les traditions locales et attirer les indigènes dans les écoles, ces derniers invoquent l’évolution des mentalités pour réclamer un certain nombre de droits, que les administrateurs leur refusent en affirmant qu’ils n’ont pas encore abandonné leur ancienne mentalité. Ainsi, dans une circulaire de 1933 sur l’accession des indigènes à la qualité de citoyen français, « le candidat doit prouver qu’il s’est élevé au-dessus de son milieu d’origine, qu’il s’est suffisamment détaché des institutions coutumières pour y renoncer, et que, par sa mentalité, sa conduite et ses tendances, il mérite la faveur sollicitée19 ». On assiste alors à un changement de stratégie dans la politique coloniale. Les administrateurs ne parlent plus de la mentalité indigène mais des structures sociales primitives ; ils ne favorisent plus l’émergence des « évolués », ceux qui sont passés d’une mentalité à une autre, mais ils tentent d’éviter de former des « déclassés », ceux qui n’appartiennent à aucune mentalité. On comprend alors mieux l’ambiguïté de la notion de mentalité : en tant qu’elle se rapporte au mental, elle est liée au progrès et au changement, car l’esprit peut prendre des formes différentes ; mais en tant qu’elle substantialise l’esprit, elle l’enferme dans une forme donnée d’où les individus ne peuvent prétendre sortir, selon un conditionnement finalement aussi fort que celui de la notion de race.
14Il y a donc schématiquement trois phases dans la politique coloniale des « mentalités » : une phase d’assimilation, au cours de laquelle il s’agit d’apprendre aux indigènes la mentalité française, une phase de pédagogie ouverte, qui reconnaît aux indigènes leur mentalité propre mais aussi le droit de passer à la mentalité française, enfin la phase d’association, au terme de laquelle la notion de mentalité désigne les structures sociales traditionnelles dont les indigènes ne doivent pas sortir. C’est dans cette troisième phase que s’insère l’œuvre de Lévy-Bruhl et la mise en place d’une ethnologie scientifique. À partir de 1914, en effet, l’ethnologue Maurice Delafosse20 se met au service du Gouverneur Général de l’A. O. F. : contre la politique de Merleaud-Ponty, qui a détruit les structures sociales traditionnelles sans les remplacer par d’autres, il propose une politique fondée sur l’étude scientifique des « civilisations africaines », qui permettrait de former les chefs locaux et d’éviter les revendications des évolués21. Il fonde en 1925 l’Institut d’Ethnologie, sous la direction de Paul Rivet, Marcel Mauss et Lucien Lévy-Bruhl, dont le but est explicitement la « mise en valeur » des populations indigènes. Lévy-Bruhl assume cette politique dans sa présentation de l’Institut d’Ethnologie :
Pour la mise en valeur, aussi complète et économique que possible, de nos colonies, tout le monde reconnaît qu’il ne faut pas seulement des capitaux. Il faut aussi des savants, des techniciens, qui dressent un inventaire de leurs richesses naturelles (mines, forêts, cultures, etc.) et indiquent les procédés d’exploitation les meilleurs. Mais la première de ces richesses naturelles, celle sans laquelle on ne peut à peu près rien faire des autres, n’est-ce pas la population indigène ? N’y a-t-il donc pas un intérêt à l’étudier elle aussi méthodiquement, à avoir une connaissance exacte et approfondie de ses langues, de ses religions, de ses cadres sociaux, qu’il est si imprudent de briser à la légère22 ?
15Dès lors, étudier la « mentalité » des sociétés colonisées comme une des « richesses naturelles » de ces populations, n’est-ce pas essentialiser une différence de façon analogue à la conception de la race, en rapportant à une tradition des pratiques et des énoncés hétérogènes, qui n’acquièrent une cohérence qu’en tant qu’ils semblent résister à l’esprit du colonisateur ? La question, à vrai dire, ne concerne pas seulement le système colonial, dans son rapport particulier avec des sociétés exotiques aux traditions encore peu connues : elle se pose plus généralement à la pensée républicaine lorsque celle-ci doit amener aux idées modernes des individus qui semblent ne pas les partager, et dont il faut pourtant supposer qu’ils peuvent les assimiler, puisque ce sont des idées transmises par une éducation et non des traits biologiques innés. C’est bien en effet dans la mise en place du système pédagogique républicain que se forme l’idée d’une mentalité primitive à éduquer, non seulement dans les colonies, mais en France même, où l’éducation des jeunes enfants apparaît comme une colonisation de l’intérieur. Or sur ce point, la généalogie est plus complexe, car le positivisme républicain est mêlé à une autre ligne de pensée, qui valorise au contraire les dispositions individuelles.
16La notion de mentalité se forme en effet dans le cadre des débats positivistes sur l’école républicaine. Dans l’article « Mentalité » de son Dictionnaire de la langue française23, Emile Littré cite un de ses proches, Hippolyte Stupuy, analysant « le changement de mentalité » qui s’est effectué avec la Révolution Française. Avec la formation de l’esprit des Lumières au xviiie siècle et sa prise de pouvoir à travers le gouvernement de Turgot, c’est en effet « l’esprit théologique » qui se trouve mis en crise, et remplacé par un nouveau mode de penser devant à terme conquérir tous les niveaux de la société. L’opposition entre les deux mentalités ne passe donc pas d’abord entre la société française et ses colonies, mais à l’intérieur de cette société, en tant que l’événement révolutionnaire l’a rendu profondément étrangère à elle-même, divisée entre deux blocs de pensée gouvernés par des principes radicalement différents.
La modification de l’appareil gouvernemental devait être aussi profonde, aussi entière, aussi décisive, que se trouvait l’être la rénovation intellectuelle opérée par la philosophie révolutionnaire. L’histoire a sa logique, qui est la filiation des choses. Or si la mentalité théologique et le principe monarchique du droit divin forment un ensemble inséparable, là où les croyances surnaturelles cessent de fournir la sanction, le pouvoir qui en dérive perd sa raison d’être. Croire qu’une Providence gouverne le monde et délègue son autorité, ou bien admettre que des lois naturelles le régissent auxquelles seuls l’homme doit demander son inspiration, voilà deux modes de penser tout à fait autres qui ne sauraient avoir, quant à l’appropriation sociale, le même mode de vivre24.
17On voit ici que la transformation sociologique de la notion de mentalité – dont le sens était d’abord seulement psychologique25 – lui permet de s’introduire sur le terrain politique, en particulier celui des débats sur l’éducation dans la Troisième République. Les disciples de Littré soutiennent en effet largement l’action de Jules Ferry dans son opposition à l’enseignement des congrégations religieuses, et dans la mise en place, par les lois de 1882, d’un enseignement obligatoire, gratuit et laïc, en poussant Ferry à ne pas se contenter de changer le personnel d’enseignement, mais plus profondément à changer le contenu même de l’enseignement, c’est-à-dire à « changer les mentalités » dans l’enseignement. On retrouve alors sous la plume d’Hippolyte Stupuy la notion de mentalité lorsqu’il propose la mise en place d’une « librairie d’éducation laïque » qui rende disponibles des livres débarrassés des conceptions théologiques, afin de « rompre avec les habitudes mentales qui nous viennent des temps primitifs. »26 Un tel projet permet selon lui de dépasser la politique opportuniste de Ferry et Gambetta, et d’aller véritablement vers un changement de mentalité tel que Turgot l’avait impulsé :
Pour modifier une opinion à laquelle une majorité étendue est attachée, il ne suffit pas de mettre hors les fonctions officielles les personnes qui représentent l’exagération. La même besogne serait faite, quant au fond des choses, par des personnes différentes, voilà tout ; et, la même mentalité subsistant, le milieu resterait accessible aux entreprises de l’ennemi dépossédé. (…) De sorte que le mot de Gambetta, exact politiquement quant aux hommes, est insuffisant intellectuellement quant aux doctrines. Le cléricalisme est l’ennemi, soit ! mais l’obstacle est le surnaturel27.
18Il faut remarquer que l’organisation d’une « mentalité positive » par un enseignement d’État est contraire aux principes d’Auguste Comte, qui avait nettement distingué le pouvoir spirituel, celui des prêtres ou des enseignants, et le pouvoir temporel, celui des industriels et des administrateurs. C’est pourquoi on voit apparaître la notion de « mentalité » dans les revues positivistes orthodoxes en un sens différent de celui que lui donnent les disciples de Littré : il ne s’agit plus d’une mentalité organisée par l’État, mais d’une mentalité qui se constitue spontanément, par le simple fait du progrès des sciences. C’est ainsi qu’on peut lire dans un article d’Emile Rigolage, publié dans la Revue occidentale de Laffitte en 1899 :
Le problème fondamental de notre époque, c’est la transformation du monothéisme juif, catholique, protestant, musulman, spiritualiste, en une mentalité dont toute croyance au surnaturel sera exclue. (…) Le problème à résoudre est celui-ci : substituer à l’ancienne mentalité catholique ainsi restaurée, au moins en apparence, dans les hautes classes de la société, la mentalité nouvelle qui résulte de l’état actuel des connaissances scientifiques. Puisque c’est à la science que sont dues les transformations successives de la mentalité humaine, c’est à la science qu’on devra également la nouvelle mentalité individuelle28.
19Cette divergence fait apparaître une des difficultés de la notion de mentalité : son sens sociologique est indissociable d’un programme normatif visant à remplacer une mentalité par une autre ; mais la mise en place de cette « nouvelle mentalité » suppose une intervention qui soulève le problème théorique du mode d’unification de cette mentalité, interne ou externe. De là vient que la « mentalité primitive » apparaisse comme intéressante pour résoudre les incertitudes de cette unification : elle est à la fois ce qu’il faut remplacer du fait de sa faiblesse intrinsèque au point de vue de l’intelligence, et ce qu’il faut retrouver pour sa capacité à unifier profondément la vie mentale. Par delà leurs divergences, cependant, les positivistes partagent une lecture prescriptive de la loi des trois états, qui résonne avec les projets politiques de Ferry29, mais il se heurtent à la neutralité de l’école républicaine, qui repose au contraire sur la tolérance à l’égard de toutes les croyances religieuses. Aux yeux des positivistes, la neutralité républicaine est la marque d’un « positivisme bâtard », et constitue au mieux un simple point de départ pour la diffusion des croyances positives, au pire le retour au principe « métaphysique » de la liberté de penser. L’école ne saurait selon eux être neutre vis-à-vis des mentalités : elle doit mettre en place activement une nouvelle mentalité.
20Or c’est ici que la conception positiviste de la laïcité entre en concurrence avec une autre conception selon laquelle « l’esprit laïc » consiste à laisser se développer pour elles-mêmes les mentalités qui se rencontrent à l’école, en leur donnant un espace de coexistence. Il faut noter que cette conception est construite par des penseurs de confession protestante, notamment Ferdinand Buisson et Félix Pécaut, qui se sont exilés en Suisse sous le Second Empire, où ils ont lu les textes de la philosophie allemande, avant de revenir en France pour y rédiger les grands manuels pédagogiques de la Troisième République30. Ils occupent une position d’équilibre entre les positivistes et les cléricaux dans les débats sur l’enseignement, en combattant sur deux fronts : contre les cléricaux, ils refusent l’enseignement des congrégations ; contre les positivistes, ils refusent que l’enseignement public s’inspire d’une doctrine analogue à la doctrine catholique, selon laquelle le monopole d’enseignement par l’État doit remplacer le monopole de l’Eglise, ce qui les conduit à souligner la diversité des formes d’esprit. La notion de mentalité ne désigne plus alors que l’opinion personnelle libérée de tout endoctrinement, ce que Buisson appelle « l’intuition morale ». Ainsi, dans La foi laïque, Buisson admet pour l’enseignement laïc des moines simplement dévêtus de leurs habits, apportant leur seule « mentalité » :
Quand il ne reste plus que des individus replacés dans le milieu social ordinaire, rendus au droit commun, ne demandant plus qu’à évoluer dans la vie normale avec leurs défauts et leurs qualités personnelles, avec leurs préjugés et leurs partis pris, avec leur mentalité comme telle, allons-nous faire contre eux des lois d’exception31 ?
21Ces deux lignes généalogiques, celle du débat sur le colonialisme et celle de la pédagogie laïque, convergent dans une lettre de Félix Pécaut adressée à un directeur d’école en Algérie à propos des obstacles rencontrés par celui-ci dans sa pratique éducative :
Est-il besoin, pour se heurter à ces obstacles, d’aller en Algérie ? Nous avons affaire, dans nos écoles, à des diversités de culture et d’origine morale qui approchent des différences de races. Il y a des âges de civilisations différentes : nos élèves sont, les uns du Moyen Âge, les autres du dix-septième siècle, d’autres du dix-neuvième. Leur âme est faite d’un long passé, fort différent du nôtre. À ces âmes si différentes nous apportons le programme du Conseil supérieur ! Il faut apprendre à les pénétrer, à les deviner, pour les former ensuite : grand exercice de patience32 !
22Dans sa brutale simplicité, cette lettre résume la plupart des problèmes que rencontre une généalogie de la notion de mentalité. Une « mentalité », c’est d’abord l’obstacle que rencontre une pratique éducative lorsqu’elle doit enseigner les règles de l’esprit moderne à un esprit qui ne semble pas les suivre. Dès lors, on peut attribuer ces résistances à une race différente, en considérant l’apparence physique, ou bien à un mode de penser clos sur lui-même dans sa cohérence interne et doté de ses propres principes. Dans les deux cas, on risque d’essentialiser une différence qui est rencontrée dans une situation d’interlocution et d’apprentissage. Mais la lettre de Pécaut suggère une autre issue à cette difficulté : ne peut-on pas plutôt parler de « culture » différente, au sens d’un ensemble de pratiques liées entre elles par une langue ? L’obstacle dans la situation d’apprentissage n’est-il pas dans la diversité des langues et des dialectes plutôt que dans des conditions naturelles ? Et le problème n’est-il pas alors de traduction d’une langue à une autre, plutôt que d’imposition d’un esprit universel à une race récalcitrante ? À travers l’usage de la notion de culture, que l’on ne rencontre quasiment jamais chez les positivistes, Pécaut exprime l’influence sur sa pensée de la philosophie allemande. On peut alors se tourner vers cette philosophie pour comprendre comment divers modes de penser peuvent coexister entre eux dans leurs différences – problème que Comte avait rencontré dans sa conception ultime de la « religion positive », mais qu’il n’avait pas véritablement posé.
MENTALITÉS ET CULTURES : LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES ET SES SOURCES DANS LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE
23On peut comprendre l’intérêt de Lévy-Bruhl pour la philosophie allemande à partir des difficultés soulevées par le traitement de la diversité des modes de penser dans le positivisme, que ce soit à travers le débat colonial ou dans le débat pédagogique, puisqu’on a vu apparaître dans l’article sur « L’idéal républicain » la reformulation de ce problème crucial pour la Troisième République. Si l’alternative entre l’assignation des différents peuples sur une échelle de l’intelligence et la réhabilitation de l’affectivité reste prise dans le schéma positiviste de la marche de l’humanité et d’une division du travail mental entre les différents peuples selon ce modèle de développement, la philosophie allemande avait rencontré la question de la diversité des modes de penser dans un tout autre contexte, à la fin du dix-huitième siècle, au moment de la constitution de l’idée de nation allemande dans le romantisme, et ces débats avaient donné lieu à une élaboration des rapports entre la langue et le sentiment d’un peuple qui résonne de façon étonnante avec les réflexions de Comte sur l’affectivité33. Chercher l’unité d’un peuple en enracinant ses formes linguistique dans un sentiment collectif, n’est-ce pas en effet revenir à l’origine même de l’idée de nation ? Dès lors, l’idée de nation telle qu’elle est apparue au dix-huitième siècle dans le contexte de l’Aufklärung permet de sortir des apories des débats sur le colonialisme et la pédagogie dans lesquelles s’est enfermé le positivisme au xixe siècle.
24On comprend alors la place du second ouvrage de Lévy-Bruhl dans son œuvre : L’Allemagne depuis Leibniz. Essai sur le développement de la conscience nationale en Allemagne, publié en 1890 et issu d’un cours donné à l’École des sciences politiques sur « l’Histoire des idées et des théories politiques en Allemagne depuis le xviiie siècle ». L’enjeu de cet ouvrage est double. D’une part, du point de vue politique, dans le contexte de la rivalité entre la France et l’Allemagne suite à la défaite de Sedan34, il s’agit de comprendre comment une nation qui a pu exercer une influence intellectuelle majeure sur la pensée française est devenue cette nation agressive et conquérante qu’était aux yeux des Français l’Allemagne de Bismarck35. Il s’agit alors de comprendre comment l’Allemagne est passée d’une définition purement spirituelle de la nation, définie comme une modalité de la « conscience » qui la porte à l’universel, à une définition organique, qui la limite à la particularité d’un peuple et d’une terre36. On retrouve donc ici le problème que nous avions rencontré dans la critique de l’évolutionnisme : s’il s’agit d’étudier un développement historique, ce développement n’est pas celui d’une nation, entendue comme substance organique, mais d’une « conscience nationale » ; la nation n’est pas d’emblée naturelle, mais elle est conduite par son propre développement spirituel à se penser comme naturelle, et c’est l’histoire de cette pensée qu’il faut écrire quand on étudie la genèse d’une nation. De ce point de vue, la référence à Leibniz devient alors cruciale, et mérite de servir de point de départ à l’analyse, car elle permet de définir la nation comme une force spirituelle et non matérielle, unie par une langue et non par des conditions organiques.
25On voit alors le second enjeu de l’ouvrage, plus scientifique : faire l’histoire d’une nation en partant non de sa terre ou de sa race, c’est-à-dire de causes organiques et matérielles, mais des idées exprimées par ses penseurs, qui ont déterminé la constitution politique de cette nation – ce qui consiste à appliquer à l’Allemagne elle-même le principe de Leibniz selon lequel ce sont les idées qui constituent les nations comme des forces spirituelles. Lévy-Bruhl se rattache ici à la Völkerpsychologie allemande37, dont Emile Boutmy, fondateur de l’École des sciences politiques et commanditaire du cours donné par Lévy-Bruhl, a ensuite appliqué les méthodes à l’étude de la psychologie politique du peuple anglais38. Par là, Lévy-Bruhl rencontre pour la première fois un problème qu’on peut dire de psychologie collective, qui sera le moteur de toute son œuvre : comment des idées, du fait qu’elles sont collectives, c’est-à-dire partagées par un grand nombre d’individus, peuvent-elles agir de façon déterminée sur le groupe formé par ces individus39 ? Autrement dit, comment les idées peuvent-elles produire de façon causale une réalité qui n’est pas matérielle mais bien spirituelle, et qui est capable d’agir lorsqu’elle prend la modalité d’une conscience ?
26À ce problème – dont on voit à présent qu’il est également constitutif de la sociologie durkheimienne – Lévy-Bruhl répond en revenant à un moment charnière de la réflexion philosophique allemande sur la nation, dans le cadre des débats sur les rapports entre intelligence et affectivité qui opposèrent l’Aufklärung et le romantisme allemands. C’est bien en effet un débat analogue à celui qui a lieu dans le positivisme sur les modalités de constitution d’une mentalité conforme à l’esprit des sciences, mais dans le contexte d’une réflexion sur les langues qui est à peu près absente du positivisme. De ce débat sont issus les concepts de symbole et de culture qui seront déterminants pour la constitution des sciences humaines en France et en Allemagne. On peut donc considérer que la réflexion de Lévy-Bruhl dans cette période charnière de son travail se situe au croisement des « sciences de l’esprit » allemandes et des « sciences sociales » françaises, parce qu’elle revient philosophiquement à un espace de problèmes antérieur à la division entre ces deux paradigmes, situé dans l’Allemagne du dix-huitième siècle. Deux noms constituent les coordonnées principales de cet espace exploré par Lévy-Bruhl : Jacobi et Herder.
27En 1894, Lévy-Bruhl publie un ouvrage important intitulé La philosophie de Jacobi. Pourquoi Lévy-Bruhl se tourne-t-il vers ce philosophe somme toute mineur de la fin du xviiie siècle, et auquel il est le premier en France à consacrer un ouvrage à part entière ? Il s’agit plus précisément d’un ouvrage sur la croyance, dont Jacobi est présenté comme un des analystes les plus précis ; mais c’est aussi tout un contexte de disputes intellectuelles autour de cette notion qui est reconstitué, à travers la fameuse « querelle du panthéisme » ou Pantheissmussstreit, dont Jacobi a été un acteur central par sa redécouverte critique de la pensée de Spinoza40. L’ouvrage se présente comme une réflexion plus générale à partir de la question suivante : comment un lecteur de Spinoza, qui adhère nécessairement à un rationalisme scientifique intégral, peut-il faire une place à la croyance ou au sentiment religieux ? C’est ici qu’apparaît l’analogie entre cette première querelle du panthéisme en Allemagne et la seconde querelle du panthéisme qui eut lieu en France au milieu du dix-neuvième siècle autour de l’œuvre de Cousin. Si l’on affirme, comme le fait Cousin lisant Spinoza et Hegel, qu’il n’y a qu’une substance à la fois matérielle et spirituelle, le développement historique permettant de concilier ces attributs en apparence contradictoires, on peut certes expliquer le passage du sentiment religieux à la science, mais on nie la liberté individuelle au profit de la seule nécessité de la substance. C’est là, on s’en souvient, l’objection que faisait Renouvier à Cousin, en s’appuyant sur le principe de non-contradiction comme moteur et boussole d’une philosophie des relations orientée vers le foyer de la conscience, laissant alors une place à la croyance comme opération effectuant des synthèses dans le champ des relations sous le contrôle du principe de non-contradiction. Cette objection est alors comparable à celle que faisait Jacobi à Mendelssohn dans sa lecture de Kant. La théorie kantienne de l’esprit est en effet la première théorie moderne de l’intelligence en tant qu’elle définit celle-ci comme une pure activité de représentation. Mais elle laisse ainsi ouverte la question de ce qui est représenté, en posant derrière la représentation une mystérieuse « chose en soi ». Jacobi accuse Mendelssohn d’accepter la chose en soi et de poser derrière l’activité du sujet représentatif une substance entièrement rationnelle qui rend inutile cette activité ; c’est pourquoi il affirme que l’esprit humain ne peut accéder à cette chose en soi que par la croyance, tendance affective correspondant à ce que Kant a appelé une intuition intellectuelle, et non par la connaissance, qui supposerait que le le libre-arbitre est intégralement résorbé dans le déterminisme. La solution de Jacobi au problème kantien de la représentation est donc très analogue à celle de Renouvier, mais elle va plus loin que le néo-kantisme de ce dernier, puisqu’elle pose une réalité supra-intellectuelle qui ne peut être atteinte que par un saut irrationnel hors de la sphère de la représentation. En ce sens, la croyance oblige à poser une autre réalité que la seule réalité empirique, dans le domaine du supra-sensible.
La doctrine de Jacobi, exactement opposée à l’idéalisme, se présente comme un réalisme, mais un réalisme en deux tronçons qui ne se rejoignent pas. D’une part, réalisme empirique, c’est-à-dire perception du moi et du non-moi par la conscience et les sens ; d’autre part, réalisme suprasensible, c’est-à-dire perception immédiate de l’absolu par ce sens sui generis que Jacobi appelle tantôt sentiment, tantôt raison, tantôt instinct. Mais de l’une de ces réalités à l’autre il n’y a point de passage intelligible pour nous41.
28C’est donc le statut même d’une science de la croyance, tenant le paradoxe d’une intégration dans la sphère intellectuelle d’un sentiment lui échappant intrinsèquement, qui est en jeu dans la philosophie de Jacobi. Or de ce point de vue, la philosophie de Jacobi peut prêter à deux interprétations – ou plutôt, si l’on tient le caractère paradoxal du titre donné par Lévy-Bruhl, Jacobi met la philosophie en rapport avec deux formes de « non-philosophie »42. D’un côté, on peut pencher, comme semble le faire Jacobi, vers une théologie de la réalité supra-sensible conçue comme un Dieu mystérieux ou inconnaissable ; mais la critique que fait Lévy-Bruhl de « l’agnosticisme » de ses contemporains lui interdit d’aller dans cette direction, qui se tiendrait simplement à la limite de l’activité intellectuelle. De ce point de vue, l’ouvrage de Lévy-Bruhl est une critique des philosophies de la croyance, dans lesquelles il voit le symtôme d’un problème auquel Jacobi peut fournir une issue : « La philosophie du sentiment ou de la croyance, que divers symptômes nous montrent aujourd’hui renaissante, avait déjà été fort en faveur au siècle dernier. Nous nous proposons de l’étudier ici sous la forme que Jacobi lui a donnée, et qui semble bien être une des plus précises et des plus parfaites qu’une telle doctrine puisse prendre. Jacobi s’est efforcé de légitimer le principe même de la philosophie du sentiment43. » D’un autre côté, de façon plus spinoziste, on peut prendre pour objet de science cette réalité suprasensible en considérant qu’elle fait partie des phénomènes eux-mêmes, ou plutôt que le saut du sensible au supra-sensible effectué par des esprits humains peut lui-même faire l’objet d’une science. Ce n’est donc pas la réalité supra-sensible elle-même qui est réhabilitée par Jacobi, à la façon d’une substance inconnaissable portant de façon contradictoire tous les attributs, mais plutôt la façon dont cette réalité est constituée par les actes de ceux qui effectuent le saut du sensible au supra-sensible. La science de la croyance qu’inaugure ainsi Jacobi se rapproche alors de la sociologie de Durkheim, comme l’atteste l’expression « sui generis » qu’utilise Lévy-Bruhl pour décrire le sentiment religieux, reprenant la définition durkheimienne de la société comme synthèse sui generis. L’anthropologie peut bien en effet remplir ce programme d’un « réalisme en deux tronçons », puisqu’elle montre la constitution, par-delà la réalité sensible naturelle qui exige que les choses ne soient pas contradictoires pour être mises en relation, d’une réalité supra-sensible et proprement sociale, dans laquelle les termes mis en relation participent les uns aux autres, de façon incompréhensible pour la logique intellectuelle.
29La philosophie de Jacobi se présente alors comme une anthropologie du sentiment religieux de l’individu Jacobi lui-même, et de la tension qu’il introduit dans la philosophie. Ce qui intéresse Lévy-Bruhl, en effet, c’est la vigueur avec laquelle Jacobi exprime le caractère inintelligible de sa croyance en se confrontant avec persévérance aux grands philosophes de son temps. « C’est un défi jeté à la toute-puissante philosophie du siècle ; c’est une revendication passionnée des droits du sentiment individuel contre l’insupportable tyrannie de la saine raison. À chaque esprit le droit de faire sa propre philosophie ; à chaque conscience le droit de tracer sa règle de conduite et de n’obéir qu’à elle-même ; à chaque personne le droit d’agir selon les suggestions de son cœur44. » On est là face à un paradoxe quasiment intenable : Jacobi affirme le caractère inexprimable de l’individu dans son rapport primitif et actif au monde, tout en utilisant un vocabulaire rationnel qui lui permet de l’exprimer. « Le plus haut degré de réalité se trouve selon lui non dans l’idée mais dans l’individu, qui nous est immédiatement donné dans la perception. L’individu défie l’analyse. Il a des ressemblances avec les autres individus : mais ces ressemblances se sentent, s’apprécient, et ne se mesurent pas. Il ne peut pas être expliqué : il n’entre pas, sans se mutiler, dans une formule quelle qu’elle soit. Il est “inexprimable”45. » Lévy-Bruhl montre que cette philosophie de l’individu doit beaucoup à celle de Leibniz, dont elle ôte cependant l’hypothèse d’une harmonie préétablie. « Jacobi se représente la raison comme assez semblable à “l’aperception” de Leibniz, c’est-à-dire la synthèse du multiple dans une conscience capable de réfléchir sur soi et d’organiser l’expérience46. » Cette contradiction donne à la pensée de Jacobi un caractère et un « style »47 que Lévy-Bruhl s’efforce de décrire, tout en revenant aux tendance « mystiques »48 de son enfance, qui l’expliquent par un rapport originaire au monde. On peut bien alors parler d’une « métaphysique » de Jacobi, au sens non d’un discours rationnel sur l’être, mais d’une expression singulière du passage de la réalité sensible à la réalité supra-sensible, du physique au moral, selon les modalités singulières d’une croyance individuelle historiquement située. « On prévoit ce que sera la métaphysique de Jacobi. Elle se refusera à la forme scientifique. Elle ne se fondera point sur des preuves mais sur des convictions. Elle sera matière non de démonstration mais de sentiment. Les difficultés logiques ne l’arrêteront point : n’avons-nous pas vu que le principe de non-contradiction, loi suprême de notre entendement, n’était pas la loi de l’être49 ? » Mais cette métaphysique prépare selon Lévy-Bruhl le terrain pour une véritable anthropologie des religions, puisqu’en affirmant le caractère inexprimable du sentiment religieux pour la raison des Lumières, Jacobi parvient à en observer sur un individu particulier, c’est-à-dire lui-même, les modalités de constitution. La croyance n’est plus alors opposée à la raison comme un régime de savoir à un autre, mais elle en devient une des modalités d’effectuation dans des milieux de vie et des conditions pratiques singulières :
S’il ne s’agit plus d’examiner la valeur logique ou le fondement de la certitude, mais d’observer avec soin la croyance, l’incrédulité et la superstition, d’en rechercher les causes et les conditions de développement, Jacobi fait preuve d’originalité et de pénétration. Il se révèle psychologue. Il a trouvé là un point faible chez ses adversaires. La philosophie « des lumières » ne prenait guère la peine de remonter à l’origine historique des croyances, qu’elle rejetait au nom de la « saine raison ». Mais cette condamnation sommaire, observe Jacobi, risque souvent d’être injuste, et en tous cas la croyance tient dans la vie morale de l’homme beaucoup plus de place que les convictions raisonnées. (…) Ce passage remarquable est un signe des temps nouveaux. Il nous découvre en Jacobi un précurseur de l’histoire des religions, telle que l’instituera notre siècle. Sentir la sincérité et la profondeur d’un sentiment religieux, même si l’expression en est ridicule pour un spectateur de sang froid ; savoir les reconnaître sous les formes les plus absurdes aux yeux du bon sens ; comprendre enfin que des esprits simples, des imaginations naïves, ont besoin de symboles concrets, et même grossiers, pour se représenter ce qui les émeut : quand le philosophe en vient là, il est tout près de respecter ce qu’il raillait tout à l’heure. Il est sur la voie que Herder a ouverte, et qui a conduit aux Etudes d’histoire religieuse de Renan50.
30Si Herder est allé plus loin que Jacobi, aux yeux de Lévy-Bruhl, c’est parce qu’il s’appuyait sur une étude plus approfondie des langues, en tant qu’elles sont le terrain où les sentiments individuels se constituent et s’expriment sous la forme de symboles. Aux yeux de Herder, le symbole est en effet l’intermédiaire entre le sentiment individuel, dont les racines sont en dernier ressort organiques, et les formes instituées de la langue, que les philosophes ont pris pour seul objet en les coupant de leur inscription dans une nation51. L’ensemble de symboles formé par une langue constitue ce que Herder appelle une « culture » (Kultur), et que Hegel appellera bientôt « l’esprit d’un peuple » (Volksgeist)52. L’intérêt de la position de Herder apparaît plus nettement si on la compare à celles de Leibniz et de Jacobi. Alors que Leibniz est le premier à définir les nations comme des « forces spirituelles » et non organiques, sur le modèle des monades de sa métaphysique, en s’appuyant précisément sur l’étude des langues53, il échoue dans son projet d’unification de la nation allemande, parce qu’il n’a pas su enraciner son projet d’unité perspectiviste de la nation allemande, constituée d’une pluralité d’états qui sont autant de points de vue sur cette nation, dans un sentiment national ; il fallait alors chercher cet enracinement dans la constitution organique de la nation, c’est-à-dire dans sa littérature, ses contes, ses mœurs54. C’est ce à quoi Jacobi ouvrait la voie en dépassant la métaphysique de Leibniz par une première forme de psychologie, et en redécouvrant la philosophie de Spinoza, qui permet de faire coïncider les formes affectives et les formes rationnelles comme deux modes de la pensée. Mais Jacobi était limité par un « anthropomorphisme » qui l’empêchait de voir la pluralité infinie des formes du sentiment religieux, puisqu’il la rabattait sur celui qu’il le percevait en lui de façon intime55. Il fallait donc reprendre le rationalisme de Spinoza pour y découvrir une analyse des conditions pratiques de la pensée radicalement séparée du finalisme chrétien auquel adhérait encore Jacobi. C’est en assumant radicalement le panthéisme de Spinoza56, remis en lumière par Jacobi, que Herder a pu s’opposer à la philosophie de l’histoire de Kant57 : là où Kant postule dans la nature un progrès des sociétés orienté vers une fin supra-sensible, Herder montre dans la richesse infinie de l’histoire humaine une pluralité de réalités, qui sont les cultures populaires. À partir de la langue de chaque peuple, considérée comme une totalité organique qui est immédiatement tout ce qu’elle peut être et contient sa propre perfection, Herder propose une philosophie de l’histoire assumant la relativité de chaque culture à ses propres critères internes58. « Les langues, selon Herder, ne sont pas des produits de la convention ou de l’art humain. Une langue est un tout organique qui vit, qui se développe et qui meurt comme un être vivant ; la langue d’un peuple, c’est, pour ainsi dire, l’âme même de ce peuple devenue visible et tangible. Son caractère, son tempérament, sa façon de penser et de sentir, son originalité s’y expriment au vif59. » La langue ne doit donc plus être étudiée comme un ensemble de catégories logiques progressant vers une clarté finale, selon le modèle d’analyse des grammairiens, mais comme une forme du sentiment ou de la volonté, une pratique vivante, expression du rapport de chaque peuple à son environnement naturel. Dans la filiation du perspectivisme leibnizien, auquel il ôte sa référence à un Dieu transcendant, Herder fait de chaque langue un point de vue sur le monde, qui ne peut être rapporté aux exigences d’un autre point de vue, l’ensemble des points de vue ne pouvant non plus être référé à un géométral des perspectives. Lévy-Bruhl cite un passage des Fragments sur la nouvelle littérature allemande de 1767, qu’il vaut la peine de reprendre dans son intégralité pour en retrouver l’inspiration leibnizienne :
Chaque nation pense comme elle parle et parle comme elle pense. C’est affectée de la différence du point de vue avec lequel elle a saisi la chose qu’elle en a institué le dessin. Et comme tel ne fut jamais le regard du Créateur qui, non content de voir la chose en-dedans de lui, l’a encore fait advenir, on n’a affaire qu’à un point de vue extérieur et unilatéral qui s’est investi tel quel dans la langue. Et c’est précisément par ce moyen que l’œil de toutes les générations s’est, pour ainsi dire, habitué à ce point de vue60.
31La langue, et en particulier la littérature, apparaît alors comme le lieu où se donne à voir le sentiment spontané d’un peuple, son « génie »61, à travers la pluralité des œuvres qui l’expriment tangentiellement sans pouvoir l’épuiser. Mais la démarche qui consiste à comparer entre eux les produits de la langue d’un peuple suppose à l’inverse de ne pas les rapporter à une norme extérieure que devrait respecter toute langue. On voit apparaître chez Herder une démarche que Lévy-Bruhl appliquera lui-même à la « mentalité primitive », et qui vise à « comprendre » de l’intérieur l’ensemble des productions culturelles d’un peuple plutôt que des les « expliquer » en fonction d’une norme qui leur est extérieure. Une telle démarche va plus loin que la métaphysique encore aporétique de Jacobi : elle ne vise pas seulement à « sentir de l’intérieur » la profondeur d’une croyance religieuse, mais à « faire sentir » sa cohérence interne, en mettant en rapport tous les éléments d’une langue qu’elle fait tenir ensemble62. Lévy-Bruhl caractérise cette démarche par le terme de « sympathie », désignant la cohésion que révèle secrètement un sentiment entre tous les termes qu’il synthétise.
Juger et classer, voilà en deux mots le but que se proposait la critique littéraire en Allemagne jusqu’à Herder. Sentir et comprendre, voilà la tâche nouvelle que Herder lui assigne dès ses débuts, à l’âge de vingt ans. “Toute saine critique, écrit-il, admet que, pour comprendre un morceau littéraire et pour le faire comprendre à d’autres, il faut se placer dans l’esprit de l’auteur, de son public et de son temps.” Par exemple, si vous voulez pénétrer le sens de l’Ancien Testament, ne le lisez point avec les préjugés et les scrupules théologiques de notre époque, n’essayez point d’en expliquer les miracles par la physique ou l’allégorie. Quelle absurdité de commenter et de torturer cette poésie spontanée et naïve ! Il faut lire la Bible comme elle a été écrite, en s’inspirant du génie du peuple qui parlait cette langue ; il faut étudier les mœurs et la littérature des peuples de la même famille qui existent encore. (…) Herder a admirablement compris que la critique est à la fois œuvre d’intelligence et de sympathie63.
32Pour autant, la démarche « culturaliste », dont on peut trouver les origines chez Herder, soulève des difficultés. Elle risque en effet de valoriser à l’excès la cohérence interne d’une langue, en la concevant sur le modèle d’un organisme dont toutes les parties tiennent à un sens originel, sous la forme d’un sentiment spontané ou du génie d’un peuple64. Dès lors, il se peut que la « culture » ainsi décrite devienne analogue à une nature, le déterminisme culturel agissant sur le même mode que le déterminisme naturel en organisant de l’intérieur les phénomènes. Un terme utilisé par Herder révèle cette ambivalence : celui de « caractère ». Si l’on peut attribuer à un peuple un « caractère », ce n’est pas au sens du tempérament organique d’un individu, puisque c’est par sa langue et sa littérature, et non par des causes purement naturelles, que ce peuple est unifié. Mais il reste qu’un caractère peut être rapidement défini d’une formule frappante qui résume une singularité – au double sens d’une idiosyncrasie et d’une étrangeté. « Rien n’est plus malaisé, Herder l’avoue lui-même, que de donner la caractéristique générale d’un peuple et de trouver une formule brève et saisissante pour le définir. Un grand peuple comprend des gens de toute nature, de tout esprit. Et cependant, Herder, avec son imagination vive et son goût pour les synthèses rapides et brillantes, se trouve amené insensiblement à se représenter les nations comme des individus. »65 Une telle « caractérisation » fait alors perdre la complexité et la richesse des faits au profit de la seule mise en valeur d’une différence entre deux totalités organiques, et c’est tout un ensemble de jugements de valeur qui peut se réintroduire subrepticement. De ce fait, le perspectivisme de principe est finalement occulté par un évolutionnisme de préjugés.
33L’intérêt de Herder aux yeux de Lévy-Bruhl réside précisément dans cette ambivalence, voire cette contradiction, qui lui semble refléter, en la portant à son intensité maximale, celle de toute la pensée allemande, étudiée dans le développement de sa conscience nationale66. Herder se situe à mi-chemin entre le cosmopolitisme abstrait de Leibniz et le nationalisme étroit de Fichte : en enracinant le sentiment national dans les ressources de la langue, il l’a aussi particularisé, limitant ainsi sa dimension universelle67. À force d’insister sur le caractère organique d’une langue, Herder a perdu de vue ce qui en constituait l’essence chez Leibniz, c’est-à-dire son caractère spirituel ; il a naturalisé l’idée de nation en l’inscrivant dans la constitution d’un peuple doté d’une mission particulière, réintroduisant ainsi une finalité et des jugements de valeurs proches de préjugés, dans une étude historique qui devrait être objective et relativiste68.
34Une telle ambivalence du « culturalisme », entre une relativisation explicite des cultures et une renaturalisation implicite par la réintroduction de préjugés nationaux, est relevée par Lévy-Bruhl dans la première introduction de cette démarche à l’intérieur de la philosophie française, chez Renan et Taine69. L’œuvre de Renan se présente en effet comme une étude philologique des langues, manifestant les variations de l’esprit humain dans les aires géographiques les plus éloignées, la philologie relayant la science naturelle dans la connaissance de l’humanité70. Elle s’appuie à la fois sur l’enseignement de Herder, selon lequel la langue est un produit spontané du génie d’un peuple, et sur celui du grammairien Burnouf, selon lequel une langue se caractérise par sa structure grammaticale71. Dans cette perspective, l’étude des langues est une clé d’entrée pour des cultures trouvant en elles-mêmes le principe de leur cohérence interne : « chaque langue est emprisonnée une fois pour toutes dans sa grammaire ; (…) sa grammaire est sa forme individuelle et caractéristique ; elle ne peut l’altérer qu’en recevant un nouveau nom et en cessant d’être ce qu’elle est72. »
35Cependant, Renan reste inscrit dans le schéma historique de Cousin selon lequel l’esprit humain est passé de l’état spontané à l’état réflexif à travers une évolution procédant par complexification croissante73. Ceci l’amène à poser un problème crucial pour les recherches linguistiques, et que Cousin avait seulement soulevé de façon spéculative et sans s’y attarder : « Comment exprimer un point de vue spontané dans les langues dont les termes sont fortement déterminés, c’est-à-dire réflexifs74 ? » Le linguiste ou le philologue ont en effet affaire à des langues ou des textes fortement structurés, qui sont intelligibles par leur complexité ; et pourtant, leur compréhension n’est pas accomplie tant qu’on ne retrouve pas le sentiment spontané qui s’exprime en eux. Renan donne à ce problème une solution que l’on peut estimer fondatrice : la comparaison entre les langues n’est possible que parce qu’elles tirent leur origine commune de ce sentiment primitif, celui-ci ne subsistant en elles que sous forme de traces que l’analyse linguistique peut reconstituer en un tout cohérent, ouvrant ainsi le programme d’une véritable psychologie collective de l’esprit humain : « il y aurait donc à créer une psychologie primitive qui présenterait le tableau des faits de l’esprit humain à son réveil75. » Si « par les langues nous touchons le primitif »76, l’étude des langues doit viser « l’origine du langage », c’est-à-dire le point où celui-ci est apparu dans toute sa structure « d’un seul coup », « comme un ensemble et sous la forme d’une riche complexité »77. C’est depuis ce point que l’ensemble des langues apparaît non plus comme une suite désordonnée de fragments, mais comme une totalité complexe et puissamment animée.
36Mais à vouloir ainsi revenir du réflexif au spontané pour boucler le réflexif sur lui-même, Renan retombe dans la même attitude que celle de Cousin, c’est-à-dire une dévalorisation du spontané en lui-même tant qu’il n’est pas éclairé par le réflexif. Ce qui caractérise l’origine du langage, en effet, aux yeux de Renan, c’est une « confusion » antérieure à la formation des premières structures grammaticales78. L’œuvre de Renan est marquée par une véritable fascination pour l’origine, comprise comme la naïveté du sentiment religieux perdu par la science, et en même temps par une volonté de la tenir à distance, car ce sentiment prend des formes désordonnées chez les gens du peuple, les enfants et les sauvages. Aussi l’étude des langues est-elle un moyen formel de rejoindre l’origine sans l’étudier véritablement dans sa consistance matérielle : c’est la différence entre les langues qui intéresse Renan, en tant qu’elle manifeste la diversité du spontané de manière réflexive79, et non la reconstitution d’une langue primitive dont on ne peut récolter que les traces.
Il reste un moyen plus direct encore pour se mettre en rapport avec ces temps reculés : ce sont les produits mêmes de l’esprit humain, les créations poétiques où il s’exprime lui-même, les documents primitifs où il a déposé ses plus vieux souvenirs. Il est un monument sur lequel sont écrites toutes les phases de cette genèse merveilleuse, poème admirable qui est né et s’est développé avec l’homme, qui l’a accompagné à chaque pas et a reçu l’empreinte de chacune de ses manières de sentir. Ce monument, ce poème, c’est le langage. L’étude approfondie du langage sera toujours le moyen le plus efficace pour aborder les origines de l’esprit humain ; grâce au langage nous sommes vis-à-vis des âges primitifs comme l’artiste qui devrait rétablir une statue de bronze d’après le moule où elle se dessine80.
37On trouve donc chez Renan une ambivalence entre l’affirmation d’un relativisme des structures linguistiques et la persistance d’un évolutionnisme qui ne rapporte la diversité des langues à un sentiment primitif que pour mieux s’en distancier. C’est une telle ambivalence que note Lévy-Bruhl dans un article publié en 1923 dans le Journal de psychologie sous le titre « La religion de Renan ». Le double sens du génitif traduit bien la gêne de Lévy-Bruhl devant le programme scientifique qu’il analyse ici : « la religion de Renan », c’est en effet la religion telle que l’a étudiée Renan, considérée comme un phénomène historique à la façon des psychologues et des sociologues, donc indépendamment de tout jugement de valeur évolutionniste ; mais c’est aussi la religion à laquelle Renan n’a jamais cessé de croire dans l’intérieur de son cœur tout en confiant sa réalisation à la science. Or ce second sens porte une ombre sur le premier, car il écarte de la religion son aspect collectif et pratique pour n’en plus garder que la forme d’un idéal. La religion de Renan, écrit Lévy-Bruhl, est « remarquable par l’absence de tout élément social », elle est « toute intérieure »81, plus proche de ce que les Allemands appellent une « vision du monde » (Weltanschauung) que d’une religion au sens de l’école sociologique française82. Parler de « vision du monde » implique en effet de considérer toutes les langues comme des perspectives sur une seule réalité qui ne peut jamais être vue en elle-même, dans une approche qui reste idéaliste : ce n’est pas encore décrire comment se constitue ce monde de façon active, par une participation de tous les individus à une croyance commune qui agit sur eux à la manière d’une institution. Or pour cela il faut aller plus loin dans l’investigation du sentiment primitif que ne le fait Renan, car celui-ci s’abrite encore derrière le schéma évolutionniste pour éviter d’analyser la complexité interne de ce sentiment, qui lui permet de constituer un tissu social.
38Taine accomplit plus nettement que Renan la séparation avec le spiritualisme cousinien : à la suite d’une lecture précoce et personnelle de Spinoza et Hegel, où il trouve les fondements d’un relativisme conséquent, selon lequel chaque forme d’esprit historique est nécessaire en elle-même et contient sa propre perfection83, il effectue une critique mordante de l’école éclectique dans son premier grand ouvrage, Les philosophes français du xixe siècle, paru en 1857. Taine reproche à la psychologie éclectique de s’appuyer sur une idée obscure des facultés de l’esprit, qui constitue un véritable obstacle épistémologique à la constitution d’une psychologie scientifique sur le modèle des sciences de la nature. Aussi réalise-t-il un véritable tour de force en appliquant à l’école éclectique elle-même la méthode scientifique qu’il préconise, puisqu’il étudie « l’esprit » de cette école dans ses rapports avec les besoins de son époque et avec le caractère singulier de ses protagonistes. « Ce n’est point faire injure à un siècle ni à une race que d’expliquer ses croyances par ses inclinations primitives et par ses habitudes générales ; ce n’est point faire injure à l’éclectisme que d’expliquer sa réussite par le génie et par les inclinations de son pays et de son temps84. » Ainsi ramené à une doctrine parmi d’autres, dont l’enracinement dans une condition matérielle met en doute la prétention à l’universalité et à la spiritualité, l’éclectisme de Cousin n’est plus cette philosophie de l’histoire qui borne les travaux de toute science historique, comme il l’était chez Renan, mais une conception du monde encore obscure dont il faut éclairer toutes les déterminations, en retournant vers la philosophie les acquis d’une science expérimentale dont elle entrave les progrès.
39C’est dans le positivisme de Stuart Mill que Taine trouve les éléments pour appliquer aux phénomènes historiques la méthode analytique et inductive qui a déjà produit des résultats dans les sciences de la nature ; mais c’est chez Hegel, relu pour sa philosophie de la nature et non, comme le faisait Cousin, pour son schéma d’évolution historique, qu’il trouve un concept de cause permettant de relier entre eux tous les phénomènes de façon synthétique et déductive. Le but de Taine est de décrire l’ensemble des conditions d’existence d’une société de façon à saisir l’unité des causes qui le déterminent. Or pour cela l’étude de la littérature est un cas exemplaire, puisqu’une œuvre littéraire reflète l’ensemble des conditions organiques qui l’ont rendue possible – ce que Taine appelle « le milieu, la race et le moment »85. L’Histoire de la littérature anglaise s’ouvre avec une référence explicite au modèle de la Völkerpsychologie : « J’entreprends ici d’écrire l’histoire d’une littérature et de chercher la psychologie d’un peuple86. » Loin de la dispersion infinie des faits, qui ne laisse plus d’autre issue pour les rassembler qu’un schéma psychologique de développement étendu à l’humanité, l’histoire des littératures fait voir entre les œuvres des corrélations qui révèlent de véritables structures mentales.
L’histoire s’est transformée depuis cent ans en Allemagne, depuis soixante ans en France, et cela par l’étude des littératures. On a découvert qu’une œuvre littéraire n’est pas un simple jeu d’imagination, le caprice isolé d’une tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d’un état d’esprit. On en a conclu qu’on pouvait, d’après les monuments littéraires, retrouver la façon dont les hommes avaient senti et pensé il y a plusieurs siècles87.
40Ce naturalisme appliqué aux œuvres littéraires a pour effet de rabattre toute hiérarchie dans l’étude des produits de l’esprit humain, telle qu’elle pouvait être imposée dans le spiritualisme de Cousin. Il n’y a plus de facultés mystérieuses s’exerçant par degrés du spontané au réflexif, mais ce que Taine appelle des « facultés maîtresses » qui déterminent pour chaque peuple ou pour chaque auteur tout ce qu’il peut être. Cependant, en gardant ce vocabulaire des facultés, Taine retrouve les apories du spiritualisme cousinien, puisqu’il situe le primitif dans un fond organique qui peut toujours faire retour, plutôt que dans une origine perdue dont on ne garde que les traces88. Lévy-Bruhl voit finalement dans l’œuvre de Taine une simple inversion de l’évolutionnisme, qui caractérise de façon statique des peuples sans pouvoir véritablement atteindre la cause de ces caractères. La critique littéraire, ne serait-ce que parce qu’elle se rattache à un nom d’auteur (« Balzac », « Racine », « Stendhal », pour prendre quelques titres des Nouveaux essais de critique et d’histoire), a trop vite fait de caractériser un peuple ou une époque d’une formule rapide et brillante, qui clôt le lent travail d’analyse de tous les faits historiques. À force de vouloir enraciner les productions spirituelles dans des conditions organiques, Taine finit, comme Herder, par réduire la richesse de ces productions, et retombe dans un substantialisme statique. La thèse selon laquelle les idées et les œuvres d’un peuple doivent être rattachées à une cause, et non à une origine obscure comme chez Renan, introduit l’étude de la diversité des modes de penser sur un terrain scientifique, mais elle est encore insuffisante tant qu’elle ne montre pas comment se déploient les effets de cette cause, et se contente de nommer la cause par une formule symbolique trop brillante. Le défaut du culturalisme de Taine, aux yeux de Lévy-Bruhl, c’est finalement qu’il affirme la construction symbolique de la réalité, sans montrer comment ces symboles se constituent dans la vie des individus.
Ne place-t-il pas trop de confiance dans la vertu des symboles et des formules, et ne demande-t-il pas à ce processus plus qu’il ne peut donner, lorsqu’il trouve en lui la réconciliation entre les conceptions empiristes et rationalistes du monde ? (…) Bien qu’il soit un écrivain admirable, il y a toujours dans sa représentation de la réalité quelque chose de géométrique et d’abstrait. Il construit l’Ancien Régime, il construit les Jacobins, il construit Napoléon, et ces constructions, en stricte conformité avec sa méthode, sont extrêmement brillantes mais plus ou moins artificielles. La formule qui doit exprimer, de façon abstraite, le caractère commun à une collection de faits manque souvent l’unité harmonieuse de la vie89.
41De Jacobi à Herder, et de Renan à Taine, Lévy-Bruhl semble explorer le cercle des apories de la notion de culture, entendue comme une totalité spirituelle organisée de l’intérieur par un sentiment vital : il passe de la thèse de l’irréductibilité d’un sentiment originaire par rapport aux formes de l’entendement, en elle-même aporétique, à l’étude de ce sentiment à travers les formes du langage, qui risque d’en perdre la richesse au profit de formules statiques et artificielles, réintroduisant ainsi par la bande un évolutionnisme de préjugés. Autrement dit, il passe de l’origine de la diversité des modes de penser dans un sentiment primitif à leur cause sous la forme des symboles, sans voir encore comment le symbolique agit comme une cause lorsqu’il touche la vie des individus à la manière d’un sentiment. Ce balancement n’oppose alors plus simplement un évolutionnisme qui hiérarchise les productions de l’esprit humain selon une échelle intellectuelle et un relativisme qui en affirme le caractère incommensurable, car ce sont plutôt trois positions différentes qui apparaissent : un relativisme de principe, un évolutionnisme sous-jacent et finalement impossible à éliminer, et enfin la découverte d’une altérité au sein de l’esprit humain, dans le scandale que constitue la croyance aux yeux d’une raison intellectuelle, et que ni le relativisme ni l’évolutionnisme ne parviennent à étouffer. Entre le sentiment, qui agit primitivement comme cause dans la vie de l’esprit humain, et le langage dans lequel il est recueilli sous la forme de symboles, s’affirme une puissance d’expression que la juxtaposition des cultures dans un catalogue de formules ne peut épuiser. Le geste culturaliste peut être conservé s’il est ramené au scandale rationnel qui l’anime, mais il risque toujours de retomber dans un rationalisme statique s’il se contente d’affirmer l’incommensurabilité entre elles des cultures. Il s’agit bien de comprendre pourquoi le principe de non-contradiction, qui régit la raison dans les formes d’identification du langage, n’est plus pertinent lorsqu’on réinscrit ces formes rationnelles dans le sentiment qui leur a donné naissance, et qui implique une participation des formes du langage à une réalité qui leur est supérieure.
42Si l’on revient alors à ce problème tel que l’a posé Lévy-Bruhl le plus nettement dans La philosophie de Jacobi, on comprend alors que l’étude de la littérature, à laquelle il s’est lui-même consacré par des études sur les romantiques allemands, ne suffise pas à résoudre le problème, car elle reste prise dans le dualisme entre l’élévation des formes spirituelles et le rabaissement à des causes organiques. Le problème, selon Lévy-Bruhl, est plutôt de décrire les modalités à travers lesquelles une cause s’exprime en une pluralité de formes qui en réalisent la force active. C’est alors l’étude des philosophies qui peut servir de laboratoire, en tant qu’elles rattachent les formes du langage à un problème qui les anime, et qui synthétise dynamiquement l’ensemble organique de la vie d’une société. La notion de mentalité apparaît alors annoncée, plutôt que par celle de culture, que Lévy-Bruhl n’utilise finalement pas malgré sa bonne connaissance de la pensée et de la littérature allemandes, par celle de système mental, qu’il doit à sa pratique d’historien de la philosophie, et singulièrement d’historien de la philosophie positiviste.
SYSTÈMES MENTAUX ET HISTOIRE : LES RELECTURES PHILOSOPHIQUES DE COMTE
43En 1899, Lévy-Bruhl publie pour les lecteurs américains une Histoire de la philosophie moderne en France. Le genre de « l’histoire de la philosophie en France » avait été inauguré, on l’a vu, par Taine avec Les philosophes français en France au xixe siècle, puis brillamment illustré par le Rapport de Ravaisson, La philosophie en France au xixe siècle ; il fut ensuite adapté pour le public anglais par Ribot, et connut encore d’autres représentants avec Boutroux, Bergson ou Delbos90. Qu’est-ce qui pousse ainsi les philosophes à faire l’histoire de leur propre pratique, au risque d’inscrire leurs idées dans des conditions matérielles qui en compromettent l’universalité ? Taine a impulsé ce geste de façon provocante en vue de ramener les œuvres philosophiques supposées éternelles, comme le spiritualisme de Cousin, à des causes organiques produisant l’esprit d’une époque. Cependant, lorsque Lévy-Bruhl le répète quarante ans plus tard, c’est avec plus de distance et de réflexivité qu’il se rapporte à son objet – distance favorisée par l’adresse à un public étranger. La philosophie a bien un rapport avec une histoire qui la détermine intégralement ; mais ce constat ne peut être retourné contre Cousin, comme le faisait Taine, puisque c’est l’institutionnalisation de l’enseignement philosophique, à laquelle Cousin a largement contribué à la suite des Idéologues91, qui l’a rendu visible et pensable. Depuis le début du dix-neuvième siècle, la philosophie ne concerne plus seulement quelques penseurs isolés, mais la vie toute entière d’une nation à laquelle elle est transmise ; elle n’est plus simplement une analyse claire et distincte d’objets définis, mais elle exprime synthétiquement tous les éléments de la vie sociale. Si l’on veut réfléchir à l’histoire de la philosophie française au dix-neuvième siècle, il faut donc déterminer la façon dont s’est noué en France le rapport entre la philosophie et son histoire, d’une manière que Lévy-Bruhl n’hésite pas à qualifier par le terme de « solidaire » :
La pensée philosophique, même si elle a un objet spécial et clairement délimité, est étroitement impliquée dans la vie de chaque civilisation, et même dans la vie nationale de chaque peuple. À chaque époque, elle agit sur l’esprit du temps, qui en retour agit sur elle. Dans son développement, elle est solidaire des développements simultanés des autres séries de phénomènes sociaux et intellectuels, de la science positive, de l’art, de la religion, de la littérature, de la vie politique et économique ; en un mot, la philosophie d’un peuple est fonction de son histoire. Par exemple, la pensée française dans les deux derniers siècles repose presque toute entière, bien qu’indirectement, sur la Révolution Française. Au dix-huitième siècle, elle la prépare et l’annonce ; au dix-neuvième siècle, elle essaie en partie de contrôler et en partie d’en déduire toutes les conséquences92.
44« L’exemple » que prend Lévy-Bruhl n’est pas anecdotique, car il a valeur de thèse pour tout le développement de l’ouvrage, et permet de préciser un propos qui risque de rester général. En quoi peut-on dire que la pensée française « repose » sur la Révolution française ? De quelle nature est un tel soubassement ? Comment un ensemble d’idées philosophiques peut-il être ainsi déterminé par un événement ? Et en quoi une telle détermination par un événement permet-elle d’éclairer la solidarité des idées philosophiques entre elles ? Loin que l’événement réalise la philosophie, selon un passage de la théorie à la pratique, il est plutôt l’énigme autour de laquelle elle tourne, tantôt l’annonçant sans pouvoir en prévoir l’intensité et l’extension, tantôt revenant sur lui pour en mesurer les effets. La philosophie française, de Descartes à Condorcet, est ainsi présentée par Lévy-Bruhl comme la découverte d’un esprit de clarté, qui peut être étendu des productions purement spirituelles jusqu’aux moindres faits de la vie physique et morale, et dont la Révolution Française est la manifestation sous la forme d’un idéal de justice promis à tous les peuples. C’est de cet esprit de clarté et de cet idéal de justice que les philosophes du dix-neuvième siècle ont tenté de tirer les conséquences, en l’étendant à tout ce qui est extérieur à la philosophie. La philosophie converge ainsi autour de cet événement qu’elle a préparé à travers la révolution de pensée introduite par Descartes, mais dont la force historique s’est manifestée en dehors d’elle93.
45Dans cette perspective, devient possible une lecture entièrement nouvelle de la philosophie d’Auguste Comte. C’est Comte en effet qui a promu en philosophie le programme visant à « terminer la révolution » par la réorganisation des idées autour des principes scientifiques tenant lieu de nouvelles croyances communes94. Un tel programme peut être lu selon Lévy-Bruhl comme l’extension à l’ensemble de la société du critère de certitude cartésien, ce qui revient à réinscrire le positivisme dans l’histoire de la philosophie française dont il est un des maillons. « Comte est un descendant des premiers philosophes français. Entre la philosophie de Descartes et la sienne, nous pouvons observer les maillons de la chaîne, dont les principaux sont Fontenelle, Montesquieu, Diderot, D’Alembert, Condorcet, Cabanis et Bichat95. » Dès lors, il ne faut plus lire Comte, à la façon de Renouvier, comme un savant évolutionniste situé sur le même plan que Spencer, ayant supprimé la conscience libre par une loi sociologique nécessaire, mais plutôt comme le continuateur de Descartes, accomplissant l’extension du sujet pensant à toute l’humanité concrète et historique, et inaugurant un nouveau Cogito dans le retour du processus historique sur lui-même, où la Révolution joue le rôle du doute cartésien renversant les croyances établies. La loi des trois états n’est plus alors une loi naturelle nécessaire : elle est la réponse à un problème que l’humanité rencontre dans son rapport à un milieu social qui se transforme par son activité96.
Ce sont toujours les mêmes problèmes que la philosophie agite. Mais avec le temps ils revêtent des aspects nouveaux, et Comte a bien vu que, pour notre époque, ils devaient se formuler en termes sociaux. N’était-ce pas là d’abord une suite nécessaire de l’ébranlement formidable produit par la chute de l’Ancien Régime, et l’entrée des masses prolétaires dans la vie sociale consciente ? Le problème philosophique, disait Auguste Comte, ne se pose plus après la Révolution comme avant 1789.
46Cette lecture philosophique apporte un éclairage nouveau sur une des notions centrales de Comte : celle de système. Dans la perspective critique de Renouvier, une telle notion relève d’un organicisme qui applique à l’esprit d’un peuple les formes de structuration observables en anatomie. Mais la lecture de Lévy-Bruhl est tout autre : un système est une réponse à un problème à la fois théorique et pratique, qui tente de tenir ensemble tous les éléments qu’il met en mouvement97. Il devient alors possible d’appliquer à Comte lui-même la notion de système qu’il a mise en place dans sa sociologie : c’est toute l’œuvre de Comte qui doit être lue comme un système, en tant qu’elle exprime les principales tendances de son temps en les rapportant à l’impératif de « terminer la Révolution », c’est-à-dire en orientant le système vers un événement qui lui est extérieur et auquel il réagit en intégrant toutes les façons dont il peut être discuté et pensé.
Tout système nouveau de philosophie, quelle qu’en soit l’originalité apparente, se rattache par une filiation plus ou moins directe aux doctrines qui l’ont précédé. Mais il est lié aussi, d’une façon non moins étroite, quoique moins immédiatement évidente, à des conditions plus générales. Il est solidaire de tout un ensemble de circonstances sociales. L’action des phénomènes religieux, politiques, économiques, intellectuels, du milieu contemporain, en un mot, sur ce système, est aussi peu douteuse que la sienne sur lui. Ce n’est donc pas assez de l’étudier comme un tout se suffisant à lui-même. Ce tout partiel doit être replacé dans l’ensemble plus vaste qui seul en explique les caractères essentiels. Cette règle de méthode historique, que Comte aime à rappeler, s’applique fort bien à son propre système. Pour parvenir à une intelligence aussi complète que possible de sa doctrine, pour en apprécier exactement l’orientation générale, pour comprendre l’importance que l’auteur donne à telle ou telle partie, il ne suffit pas de l’étude du texte. Il faut encore tenir compte des circonstances historiques où la doctrine est née, du mouvement général des idées contemporaines et des influences de toutes sortes qui ont agi sur le philosophe. Or un grand fait, avant tout autre, domine la période où la philosophie positive est apparue : c’est la Révolution Française98.
47Ressaisie à partir de ce « grand fait » – on pourrait dire : ce « fait moral », au sens d’une présentation de l’idéal de clarté et de justice dans la réalité sensible et matérielle – c’est toute l’histoire de l’humanité qui apparaît comme problématique et contingente, et non plus régie par une nécessité naturelle, selon la lecture qui avait été donnée jusque-là de la loi des trois états. L’histoire n’est plus conçue comme une succession d’états homogènes, mais comme un basculement d’un état synthétisant profondément l’activité humaine, dont le principe reste en grande partie obscur, à un état dans lequel le principe a été dégagé clairement mais n’est pas encore parvenu à rassembler les activités dispersées. Autrement dit, la Révolution Française est un point de rebroussement à partir duquel l’idéal, enfin parvenu à la conscience, peut se retourner vers l’activité qui le préparait obscurément pour la synthétiser. C’est pourquoi la philosophie de Comte se présente comme une théorie prescriptive, dont la destination est tout entière pratique : loin de prévoir à l’avance les phénomènes historiques selon une nécessité immuable, elle se propose d’intervenir dans la réalité sociale pour y accomplir une tâche qui reste entièrement à faire, mais dont l’esquisse se découvre dans l’analyse historiques des sociétés passées. En introduisant dans la philosophie de Comte une dimension spirituelle qui avait échappé jusque-là à ses lecteurs, Lévy-Bruhl en réhabilite aussi la dimension politique, qui avait été occultée au profit de son seul aspect scientifique. La philosophie de Comte se présente comme un système parce qu’elle se donne pour tâche de systématiser les idées et les mœurs de son temps, c’est-à-dire de répondre au grand problème de l’unité mentale99. Dire que Comte est un philosophe et non un savant, comme le fait Lévy-Bruhl en intitulant son ouvrage La philosophie d’Auguste Comte100, ce n’est donc pas arracher Comte à l’histoire de son temps, mais au contraire l’y insérer en réponse à une histoire à faire et un problème à résoudre – problème que l’on peut dire spirituel autant que social, puisqu’il s’agit d’unifier les idées à travers de nouvelles institutions :
Les institutions, dit Comte, dépendent des mœurs, et les mœurs, à leur tour, dépendent des croyances. Tout projet de nouvelles institutions sera donc vain tant que l’on n’aura pas réorganisé les mœurs, et tant que, pour y parvenir, on n’aura pas fondé un système général d’opinions qui soient acceptées pour vraies par tous les esprits, comme l’a été par exemple le dogme catholique en Europe au Moyen-Âge. Donc ou le problème social ne comporte aucune solution – mais Comte ne s’arrête pas à cette hypothèse pessimiste – ou la solution cherchée suppose qu’une philosophie nouvelle aura été préalablement établie. C’est pourquoi Comte ne veut être d’abord que philosophe101.
48Une notion centrale chez Comte est ici utilisée par Lévy-Bruhl : celle d’« organisation ». Terminer la Révolution Française, c’est en effet selon Comte la « réorganiser » autour des nouveaux principes, qui ont remplacé graduellement et de façon irréversible les principes théologiques102. Comte pensait d’abord que les savants pouvaient fournir ces nouveaux principes parce qu’ils avaient seuls l’« esprit d’ensemble » nécessaire pour unir à nouveau tous les hommes comme l’avaient fait les croyances théologiques, à condition de bénéficier d’un « cours de philosophie positive » qui leur montre l’unité architectonique de toutes les sciences. Cette dimension pédagogique du positivisme comtien repose sur un postulat fondamental aux yeux de Lévy-Bruhl, celui de « la profonde identité mentale des savants avec la masse active ». « La science est l’œuvre collective de l’humanité. Elle porte sur l’objet commun à tous : la réalité. Elle emploie la méthode commune à tous : la méthode positive. Toutes les intelligences spéculent de la même manière sur un même fond. »103 Mais l’unité entre les principes intellectuels et la réalité sociale des mœurs repose plus profondément sur la notion d’organisation, dont les bases sont en dernière instance biologiques. Dire que des principes peuvent unifier toute une réalité matérielle, c’est s’appuyer sur le modèle de l’organisme selon lequel toutes les parties sont rattachées de façon systématique à une conception d’ensemble. D’où cette précision importante au regard du reste des travaux de Lévy-Bruhl : dans la « loi des trois états », il n’y a pas véritablement trois états, mais deux, l’état théologique et l’état positif, car seuls ces deux états sont profondément organisés autours d’un principe, Dieu ou l’humanité, tandis que l’état métaphysique, soumis à la conception vague de la nature, est entièrement critique et sert seulement de transition. « En fait, il n’y a que deux philosophies, c’est-à-dire deux méthodes, deux modes de penser qui soient organiques. Seules la philosophie théologique et la philosophie positive permettent à l’intelligence de construire un système d’idées logique et harmonique, base d’une morale et d’une religion104. »
49Affirmer que l’unité d’un système mental ne peut être étudiée que sur le modèle d’un organisme, est-ce naturaliser à nouveau les productions spirituelles, en les réduisant à une « base » organique ? Nullement : ici la biologie fournit seulement une analogie, sans que les concepts de la sociologie lui soient subordonnés. Mais c’est que Lévy-Bruhl opère également une relecture particulièrement novatrice des relations entre biologie et sociologie dans le positivisme, en inversant les rapports du statique et du dynamique. La biologie n’est pas une base ramenant les phénomènes sociaux à des déterminismes statiques, mais une première analyse des phénomènes dynamiques de la vie, qui trouvent toute leur expression au niveau du social. Elle n’ajoute pas aux autres sciences un ensemble de phénomènes, en étudiant les corps vivants, mais elle annonce un changement de méthode dans l’esprit scientifique, en ce qu’elle cesse de passer des parties au tout pour aller du tout à la partie, selon la découverte par l’anatomie du caractère explicatif de la structure de l’organisme par rapport à la fonction des organes105. Lévy-Bruhl utilise pour décrire ce passage des termes qui seront repris par la sociologie durkheimienne :
Le passage du monde organique au monde de la vie marque un point critique dans la philosophie naturelle. (…) Dès que la vie apparaît, nous entrons dans un monde nouveau. (…) La méthode positive subit, à partir de la biologie, une véritable inversion. Dans les sciences précédentes, le dernier degré de composition nous reste interdit : nous n’arrivons jamais à totaliser l’ensemble du monde inorganique en une synthèse unique. En biologie, au contraire, les ensembles nous sont donnés, mais c’est le dernier degré de simplicité qui nous échappe106.
50« Point critique » : le terme mérite d’être souligné, car il répond à l’accusation de Renouvier contre Comte selon laquelle le positivisme ne laisse aucune place à l’action du sujet. Dans la biologie, au contraire, c’est bien un sujet vivant qui exerce son activité synthétique sur son milieu, en imposant aux phénomènes l’esprit d’ensemble qui lui vient du caractère structuré de son organisme. Mais il ne s’agit plus d’un sujet abstrait, opérant dans l’arrière-plan du jeu des représentations comme dans la théorie de la connaissance de Renouvier : c’est un sujet concret, historique, qui se développe selon des conceptions d’ensemble relatives aux transformations de son milieu en fonction de l’activité qu’il y introduit. Ainsi la biologie, avec le sens particulier qu’elle donne au terme d’« organisation », donne une première ébauche du sujet historique, qui ne sera étudié dans tout son développement que par la sociologie. Pour que le Cogito cartésien s’inscrive dans la réalité historique et sociale, il fallait que la biologie ajoute au principe de clarté et de justice le concept d’organisation, qui lui permet de synthétiser l’ensemble des activités matérielles.
La théorie de la science, pour conclure, ne peut donc s’achever que du point de vue de la sociologie. Elle reste imparfaite tant que l’on ne substitue pas au “moi” un “nous”, au sujet individuel le sujet universel qui est l’humanité, et à l’analyse historique l’histoire philosophique des sciences. Aux conditions logiques de la science, il faut joindre, pour la définir complètement, ses conditions biologiques et sociales. Alors, mais alors seulement, on comprend qu’elle est, à chaque époque, à la fois vraie et relative, sans que la relativité mette en danger la vérité107.
51Une telle lecture de la philosophie de Comte, qui la confronte aux enseignements de la philosophie kantienne sur le caractère relatif des conceptions humaines à l’activité d’un sujet108, a pour avantage de prendre au sérieux un terme que Comte avait introduit dans la dernière étape de sa pensée : celui de « méthode subjective ». Par ce terme, Comte entendait non pas une méthode inférieure à la « méthode objective » du point de vue de la positivité des faits, mais bien au contraire une méthode qui va directement aux conceptions d’ensemble, en rattachant les phénomènes à l’activité du sujet qui les connaît dans sa relation à un milieu. C’est seulement au terme de l’histoire de l’humanité, lorsque toutes les sciences sont parvenues à l’état positif, que ce sujet collectif qu’est l’humanité peut se connaître lui-même réflexivement : car si c’est toujours l’humanité qui a unifié jusque-là les phénomènes par des conceptions d’ensemble, c’était en fondant celles-ci sur des principes qui lui échappaient sous forme théologique. Seul l’esprit positif permet à l’humanité de se concevoir elle-même comme le point focal des phénomènes qu’elle connaît par les autres sciences, et de les unifier dans des conceptions d’ensemble dont elle sait qu’elle les a elles-mêmes produites. Ainsi s’éclaire le statut de la loi des trois états : celle-ci apparaît comme une loi d’évolution du sujet historique qui, loin de passer de la substance au sujet selon les catégories contradictoires de Cousin, passe d’un sujet inconscient de ses propres opérations, dans l’état théologique, à un sujet ressaisissant réflexivement ses propres opérations dans l’état positif. Il y a subjectivité dans les premiers états de la pensée humaine parce qu’en eux l’humanité se pense déjà elle-même à travers des conceptions d’ensemble.
Ce n’est plus le subjectivisme spontané, d’où part la philosophie théologique ; c’est le subjectivisme réfléchi où parvient la philosophie positive. Celle-ci a la vertu de réunir en elle les deux méthodes dites objective et subjective. La première a dominé pendant la longue évolution des sciences qui parvenaient peu à peu et successivement à l’état positif. La seconde permet de concentrer le faisceau des sciences ainsi constituées en une science suprême, qui se subordonne les autres sans les absorber109.
52On voit alors ce que la lecture de Comte, réinsérant celui-ci dans toute une histoire de la philosophie française dont il étend le mouvement de réflexivité à la réalité sociale elle-même, apporte par rapport à la problématisation du mental effectuée jusque-là par le détour de la philosophie allemande. Il ne s’agit plus d’opposer le sentiment à l’intelligence à travers le langage et ses symboles, mais il s’agit plus profondément de ressaisir réflexivement des états d’activité du sujet collectif dans son rapport historique au monde. L’unité des conceptions intellectuelles – leur caractère « systématique » ou « organique » – ne leur vient plus alors de leur caractère spontané et affectif, mais de leur caractère subjectif, c’est-à-dire rapporté à une activité de connaissance collectivement organisée. Ceci implique que la connaissance n’est plus l’activité statique d’un entendement impersonnel, à laquelle s’oppose la croyance comme spontanéité individuelle, mais une façon collective de vivre et de croire. Ce n’est plus alors la littérature qui manifeste l’esprit dans sa totalité, mais l’activité scientifique, en tant qu’elle dépasse toujours par son caractère historique les productions intellectuelles dans lesquelles elle s’est figée110. Selon Lévy-Bruhl relisant Comte, l’histoire de l’esprit n’est pas déterminée par une base organique mais orientée par une activité vivante : c’est l’histoire des problèmes que l’esprit se pose dans l’unification des phénomènes par l’activité scientifique111.
53Pour prendre la mesure de la nouveauté de cette présentation de Comte par Lévy-Bruhl, on peut la comparer aux trois grandes lectures qui étaient alors données du fondateur du positivisme : celles de Mill, Littré et Boutroux. Lévy-Bruhl a édité des lettres de John Stuart Mill à Auguste Comte, qu’il avait découvertes dans l’Eglise positiviste, et il a mesuré à cette occasion l’ampleur des désaccords entre Comte et Mill112. La plupart des philosophes de la génération de Lévy-Bruhl connaissaient en effet Comte par la présentation qu’en faisait Mill, disciple critique du positivisme, qu’il réinterprétait dans le sens d’un phénoménisme. Celui-ci avait repris avec une grande ampleur le projet comtien d’une « science de la nature humaine » d’où pourrait être induite la « marche de la civilisation ». Mais il avait compris cette « nature humaine » non pas au sens comtien de la constitution primitive d’un organisme vivant, mais au sens humien de l’ensemble des associations entre idées telles qu’elles se produisent habituellement dans un esprit normal. Aussi Mill avait-il remplacé la biologie par la psychologie dans le rôle de fondement d’une science des phénomènes sociaux, qu’il appelait « science morale ». La psychologie prenait alors la forme d’une logique, c’est-à-dire d’une détermination par l’observation intérieure des règles produisant par l’habitude des inférences légitimes et vraies. Le Système de Logique de Mill, qui devait selon lui compléter et corriger le Cours de philosophie positive, se termine en ce sens par une « Logique des sciences morales »113, se composant d’une psychologie, étude des lois élémentaires de l’esprit individuel, et d’une éthologie ou science des caractères, qui étudie comment ces lois générales produisent des caractères individuels ou collectifs, en fonction des circonstances physiques ou morales. Un tel projet d’« éthologie » répondait aux besoins d’une psychologie des peuples, et il eut un certain succès chez les contemporains de Lévy-Bruhl114 ; mais Mill ne le réalisa jamais véritablement et, abandonnant l’étude de l’histoire, il se consacra à des études d’économie politique et à une révision des principes de l’utilitarisme115. La recherche d’une éthologie fondée sur la psychologie fut alors délaissée en Angleterre au profit d’une étude des races inspirée de la biologie darwinienne116. C’est donc le rapport entre biologie et sociologie chez Comte qui est manqué par Mill, du fait du dénouement de sa tension féconde par une psychologie générale.
54C’est sur ce point que Lévy-Bruhl repère le malentendu entre Mill et Comte, et la faiblesse de l’interprétation de Mill. Ce que Mill n’a pas compris, c’est que la « nature humaine » sur laquelle Comte veut fonder sa statique sociale n’est pas un système de règles immuables accessibles par l’introspection psychologique, mais un ensemble de relations historiquement variables entre l’organisme et son milieu. La phrénologie de Gall, qui fut au centre du désaccord entre Mill et Comte parce qu’elle semblait inscrire dans la nature des inégalités politiques, comme celle entre les hommes et les femmes, doit alors être réinterprétée en fonction de l’inflexion sociologique que lui impose Comte117. Mill n’a pas vu que Comte refondait le tableau phrénologique de Gall en fonction des variations intellectuelles qu’il observait dans l’évolution historique de l’humanité, ce qui interdit de ramener ces différences à des différences innées, puisqu’elles sont entièrement historiques et variables. Toute la controverse se ramène finalement à une opposition entre l’affirmation d’une égalité que Comte appellerait abstraite et métaphysique et l’observation de différences concrètes et historiques, qu’il est possible de modifier par la connaissance qu’on en prend, en jouant sur ses marges d’indétermination.
55L’histoire constitue donc la véritable psychologie dans le positivisme, car elle indique ce par quoi l’homme se distingue de l’animal, c’est-à-dire sa capacité à varier dans ses relations à son milieu par l’intermédiaire d’idées. Paradoxalement, en fondant sa statique sociale sur l’étude de l’organisme, et en particulier sur l’observation du cerveau, Comte a donné à cette étude un caractère fondamentalement dynamique, puisqu’il a inscrit l’historicité humaine dans le biologique lui-même ; et en retour, il a gagné la possibilité de penser l’histoire dans son unité, en la rattachant en tout point de son évolution à la nécessité de l’unité de l’organisme. La biologie joue ainsi chez Comte le rôle d’universalisation dynamique, et non de particularisation statique comme elle le faisait chez Taine. En se détournant de la dynamique sociale, c’est-à-dire de l’histoire, et en abandonnant l’éthologie pour l’économie politique, Mill a donc commis une double erreur : il a laissé de côté l’historicité et l’unité des phénomènes humains, qui sont les deux traits les plus féconds de la pensée de Comte118.
Déjà la conception seule de l’éthologie était, au fond, hostile à la doctrine de Comte : car elle subordonne la science sociale à la connaissance des lois de l’esprit et du caractère, tandis que selon Comte cette connaissance même ne peut être acquise que du point de vue sociologique. “Il ne faut pas, dit Comte, expliquer l’humanité par l’homme, mais l’homme par l’humanité.” L’étude des fonctions mentales supérieures ne peut se faire sans considérer l’évolution historique de l’espèce humaine. Mais au moins l’idée de l’éthologie était-elle encore suggérée à Mill par son désir de collaborer à la philosophie positive, fût-ce en la modifiant profondément. Laisser là l’éthologie pour l’économie politique, c’était renoncer à l’espoir d’une conciliation. Car Mill n’ignorait pas que dans la doctrine de Comte, le consensus étroit qui caractérise la vie sociale rend les diverses séries de phénomènes solidaires les uns des autres, et qu’il ne permet pas d’isoler l’économie politique du reste de la science sociale119.
56On comprend mieux alors en quel sens la notion de « mentalité » se distingue de celle de « mode de penser » (mode of thought), qui est centrale chez Mill et dans toute l’anthropologie britannique120. La notion de « mode de penser » suppose en effet que des associations d’idées peuvent être comparées sur le fond d’une nature humaine immuable dont elles sont seulement des modalités : elle ne se réfère pas, comme la notion de « mentalité », plus proche sur ce point de celle de « système mental », à l’unité d’un acte de synthèse dans le rapport dynamique de l’humanité à son milieu. Alors que la loi des trois états est pour Mill un simple outil de comparaison permettant de comprendre de quoi le mode de penser positif se distingue121, elle est pour Lévy-Bruhl un véritable processus historique, ce qu’il va jusqu’à appeler une « dialectique »122, au cours de laquelle deux systèmes mentaux incompatibles entrent en conflit à l’occasion d’une crise. C’est pourquoi Lévy-Bruhl réhabilite contre Mill l’état théologique, en montrant qu’il se suffisait entièrement à lui-même d’un point de vue logique, et n’a dû se dissoudre que du fait d’un processus historique qui reste contingent ; et il montre le caractère nécessaire de l’état métaphysique dans la dissolution des croyances théologiques, là où Mill tendait à le réduire à un simple passage à l’abstraction de l’état théologique. Alors que la psychologie et la logique permettaient à Mill de décrire l’état positif sans faire intervenir les autres états, qui montrent seulement selon lui les erreurs et sophismes dans lesquels la pensée positive peut tomber, Lévy-Bruhl retrouve chez Comte la dimension réflexive de l’histoire mise en lumière par la sociologie, qui découvre dans les premiers états de la pensée humaine les conditions de possibilité de la pensée positive123.
57Cette défense de l’histoire dynamique, contre la psychologie logique de Mill, devrait alors rapprocher Lévy-Bruhl de l’interprétation de Littré, qui publia en 1863 le premier ouvrage sur l’ensemble de la pensée comtienne, intitulé Auguste Comte et la philosophie positive, dont il était alors le principal propagateur124. Mais si Littré a bien compris le caractère historique de la pensée de Comte, il n’en a pas saisi l’unité, qui lui donne toute sa dynamique interne125. L’interprétation de Littré consiste à séparer l’œuvre de Comte en deux parties : la carrière scientifique, celle du Cours de philosophie positive, qui décrit la conception positive du monde, c’est-à-dire le remplacement des causes théologiques par des lois scientifiques, et la carrière religieuse, celle du Système de Politique Positive et de la Synthèse subjective, qui revient à la conception théologique en réintroduisant des causes mystiques, et qui ne s’explique selon Littré que par les accidents de la vie d’Auguste Comte. Cette séparation radicale dans l’œuvre de Comte se manifeste particulièrement pour Littré par l’introduction dans la deuxième carrière de la « méthode subjective », qui procède de l’homme au monde, c’est-à-dire qu’elle part des besoins de l’homme pour expliquer le monde en fonction de ces besoins, au lieu de procéder du monde à l’homme, en observant les relations entre les phénomènes les plus simples sans en chercher les causes. La méthode subjective n’est donc pas véritablement pour Littré une méthode, c’est-à-dire une voie de connaissance scientifique : elle est seulement une illusion religieuse, née de la recherche de causes absolues qui ne sont que la projection sur les relations entre les phénomènes de nos besoins intérieurs, et à laquelle Comte est mystérieusement et tragiquement retourné après l’avoir d’abord condamnée. C’est la raison de la rupture brutale de Littré avec Comte en 1852, puis de son opposition aux positivistes « orthodoxes » réunis autour de Pierre Laffitte et de la Revue occidentale126.
58La stratégie de Lévy-Bruhl par rapport à Littré, principal commentateur de Comte avant lui, consiste à éviter de traiter de la « seconde carrière » du fondateur du positivisme, en se tenant dans le cadre strict de sa « philosophie », et même de sa philosophie des sciences ; mais c’est de l’intérieur de ce cadre qu’il retrouve le sens de la « méthode subjective », sans avoir besoin pour cela d’aller se perdre dans les « excentricités » du Système de politique positive ou de la Synthèse subjective. Lévy-Bruhl affirme l’unité profonde de la pensée de Comte, qui n’a fait que développer dans sa pensée religieuse les enseignements philosophiques de la méthode subjective. « Il n’y a qu’une et non pas deux doctrines d’Auguste Comte. Depuis les opuscules de sa vingtième année jusqu’à la Synthèse subjective, c’est une même pensée qui se développe127. » Si l’on retrouve en effet le sens de « l’inversion » qu’opère le passage du monde inorganique au monde organique, on comprend que la « méthode subjective » n’est pas une réintroduction des causes religieuses et absolues dans la conception positive du monde, mais la première apparition de « l’esprit d’ensemble » nécessaire pour unifier les phénomènes vivants et sociaux. Dès lors, c’est le terme de « conception du monde » qui est mis en question par Lévy-Bruhl chez Littré : car il suppose une vision purement spéculative et passive de la science, réservant à celle-ci le soin de faire des images du monde, au détriment de l’ensemble des conditions organiques et sociales de l’activité scientifique qui lui donnent son caractère dynamique et créateur. Alors que Littré suppose que la conception positive du monde remplace la conception théologique par sa seule vérité, et du fait d’un mouvement nécessaire de l’histoire qui s’apparente à une forme d’évolutionnisme128, Lévy-Bruhl montre que cette vérité est relative à l’activité du sujet collectif qu’est l’humanité, agissant dans chacun de ses milieux historiques avec toute la puissance logique dont elle est capable, selon un modèle plus proche du relativisme de la philosophie allemande. Lévy-Bruhl peut donc se dire plus historien que Littré lui-même, puisqu’au point de vue dogmatique selon lequel la conception positive du monde est vraie en elle-même et manifestée de façon nécessaire par le développement historique, il substitue une approche historique qui en montre le caractère contingent et problématique129.
59L’interprétation de Lévy-Bruhl se rapproche alors davantage de celle de son maître Émile Boutroux. Boutroux est en effet un des premiers, après Ravaisson, à souligner l’inflexion introduite par la méthode subjective dans la classification des sciences, et l’introduction dans le positivisme comtien d’une dynamique spirituelle par le caractère organisé de la vie. Il a en outre développé une méthode d’histoire des systèmes philosophiques qui, à l’encontre de la méthode éclectique de Cousin consistant à replacer les philosophies du passé dans une échelle historique de développement, analyse de façon critique et interne chaque système pour dégager en lui « ce qui est vivant et ce qui est mort »130. Mais alors que Boutroux voit dans la méthode subjective une finalité métaphysique qui vaut de façon intemporelle, et rapproche Comte des grands systèmes philosophiques comme celui d’Aristote, Lévy-Bruhl y voit une véritable méthode scientifique qui dirige les travaux de la biologie et de la sociologie depuis que ces sciences sont passées à l’état positif, ce qui selon lui rapproche Comte beaucoup plus de la sociologie durkheimienne que de la métaphysique aristotélicienne.
60Cette divergence d’interprétation éclate au grand jour lorsque Lévy-Bruhl s’affronte directement à Boutroux à l’occasion d’une séance de la Société Française de Philosophie sur « Comte et la métaphysique »131. Là où Boutroux comprend la revalorisation du sentiment dans la religion positiviste comme un retour de la métaphysique, Lévy-Bruhl rappelle que la métaphysique a toujours signifié pour Comte un état d’« anarchie mentale », le but de Comte étant avant tout d’unifier les sciences dans un « état positif ». On ne saurait donc selon Lévy-Bruhl considérer la philosophie de Comte comme une métaphysique à la façon de Boutroux, même si la réhabilitation de l’affectivité chez le dernier Comte oblige à reposer la question de la finalité pratique dans un système résolument déterministe ; mais on ne saurait non plus faire de la métaphysique un stade dépassé, puisque c’est en partant des problèmes légués par l’état théologique et métaphysique que l’état positif peut trouver son unité. La méthode subjective, si elle laisse une place pour la subjectivité dans l’objectivité du savoir, reste une méthode, c’est-à-dire qu’elle doit ouvrir à des travaux scientifiques, et ne saurait être ramenée à une métaphysique des actes créateurs. C’est finalement la dimension politique de la philosophie de Comte qui sépare le disciple et son maître : le « point critique » qu’introduit la méthode subjective n’est pas seulement pour Lévy-Bruhl la réintroduction de la finalité métaphysique dans un système scientifique qui semblait l’en avoir exclu, c’est la tâche pratique de réorganiser la société sur les nouvelles bases posées par la biologie et la sociologie, tâche dont la Révolution Française a montré le caractère à la fois urgent et incertain.
61L’opposition entre Boutroux et Lévy-Bruhl sur la place de la métaphysique dans le système positiviste est révélatrice d’un problème qui se pose dans la réflexion sur la diversité des modes de penser après Comte, et qui ressurgira dans l’étude de la mentalité primitive. Certes, la mise en lumière de la « méthode subjective » et de la dynamique qu’elle impulse dans la conception comtienne de l’histoire permet de couper court à tout évolutionnisme de principe, que ce soit celui de Mill fondé sur une psychologie logique des bonnes associations de l’esprit, ou celui de Littré reposant sur une conception passive de la connaissance et de la vérité ; elle montre en effet que l’esprit humain se pose à nouveau, en tout moment et en tout lieu, quoique dans des conditions et avec des moyens variables, les problèmes qu’il s’est toujours posé. Mais le désaccord entre Boutroux et Lévy-Bruhl, tous deux relecteurs de Comte à la lumière de la philosophie allemande, révèle les difficultés qu’il y a à penser un relativisme post-comtien. Ou bien, comme Boutroux, on affirme que tous les états de la pensée humaine expriment une finalité métaphysique qui leur échappe nécessairement, et qui reste à l’extérieur de la pensée comme le point focal de ses différentes formes, en sorte qu’on peut bien dire que tous les états sont relatifs à une vérité métaphysique mystérieuse. Ou bien, comme Lévy-Bruhl, on affirme que les états sont relatifs à une activité de connaissance du monde par l’esprit, ce qui écarte l’obscurité métaphysique tout en rendant possible une réhabilitation de l’état théologique dans son caractère organisé, mais en prêtant au soupçon d’un retour de l’évolutionnisme, puisque l’état théologique, quoique complet, apparaît nécessairement comme inférieur à l’état scientifique qui se retourne vers lui pour le connaître. L’enjeu d’une évaluation de la place de l’affectivité dans la diversité des modes de penser se situe ainsi dans les relations entre une métaphysique de l’esprit et une science des conditions sociales de la pensée. Les diverses mentalités, une fois rapportées à un problème qui leur est commun, et qui tient à l’activité de l’esprit humain dans le monde, restent prises dans un schéma évolutionniste si l’analyse ne fait pas fond sur l’obscurité métaphysique qui les rend possible. Cette obscurité a favorisé le succès du concept de mentalité en sciences humaines, puisqu’il permettait d’étudier les formes historiques de l’esprit humain sans se prononcer sur l’hypothèse évolutionniste qui menace toujours les travaux scientifiques dont elles sont l’objet. C’est cette transformation du concept de mentalité après l’élaboration lente et détournée qu’en fait Lévy-Bruhl qu’il s’agit à présent d’étudier.
SUCCÈS ET DÉCLIN DU CONCEPT DE MENTALITÉ EN SCIENCES HUMAINES
62Lorsque Lévy-Bruhl intitule son deuxième ouvrage ethnologique La mentalité primitive en 1922, il reprend la notion de « mentalité » telle qu’elle a diffusé dans le langage courant, mais il lui donne ainsi une dignité conceptuelle et scientifique, puisqu’elle doit remplacer la notion plus technique de « fonction mentale » issue du positivisme132. Ce passage du langage ordinaire au langage scientifique rend possible le rayonnement de la notion de mentalité dans l’entre-deux guerres au sein des sciences humaines francophones, notamment en psychologie de l’enfant avec les travaux de Piaget et Wallon, et en histoire avec la fondation de l’École des Annales. On ne saurait présenter ici la totalité des travaux dans ces deux grands champs de recherche, mais il vaut la peine de suivre les déplacements de la notion de mentalité pour comprendre en quoi l’ambiguïté qui lui est intrinsèque, entre un relativisme et un évolutionnisme, explique à la fois son succès et son déclin, aussi rapides l’un que l’autre. Trois champs disciplinaires seront abordés : la psychologie de l’enfant, l’histoire sociale et l’histoire des sciences.
63Jean Piaget, psychologue genevois, reprend à Lévy-Bruhl le terme de mentalité pour désigner un stade dans l’apprentissage de l’intelligence par l’enfant133. Il suit ainsi la démarche de son maître Claparède visant à comprendre la pensée de l’enfant non comme une confusion originaire dans l’association des idées, ni comme une privation dans l’usage des facultés définissant essentiellement l’homme, mais comme un moment fonctionnel dans la relation active entre l’enfant et son milieu de vie134. Il rajoute cependant au fonctionnalisme de Claparède une méthode sociologique, prenant en compte l’ensemble des relations sociales qui constituent le milieu de l’enfant, allant assez loin dans le sens d’un relativisme, puisqu’il affirme qu’« à chaque type d’organisation sociale correspond une mentalité135 ». Les travaux de Piaget visent en effet, par l’observation expérimentale et la mise en place de tests et d’interrogatoires, à reconstituer la « représentation du monde » de l’enfant indépendamment des préjugés de l’adulte, qui en trahissent nécessairement la cohérence propre puisqu’ils sont issus d’un autre stade du développement136. Or cette étude montre des formes de langage et de raisonnement profondément marqués par la confusion entre le moi et le monde, ce que Piaget qualifie parfois d’animisme ou de participation, mais qu’il appelle finalement, d’un terme qu’il reprend à Bleuler, « égocentrisme »137. Si l’on reprend la méthode sociologique de Lévy-Bruhl, et non le seul cadre fonctionnaliste de Claparède, il faut alors affirmer que l’égocentrisme n’est pas une projection sur les objets extérieurs du sentiment du moi par l’enfant, mais une organisation sociale qui contraint chaque enfant à raisonner en ignorant la distinction entre le moi et le monde caractéristique de la pensée adulte. Ce passage du psychologique au sociologique est opéré dans un ouvrage publié en 1928, Le jugement moral chez l’enfant, dans lequel Piaget oppose, à partir de l’observation des interactions entre enfants à l’occasion de jeux de billes, le stade de la contrainte, où les enfants considèrent la règle comme sacrée et inviolable, et la stade de la coopération, où la règle est perçue comme contingente et négociable. Le stade égocentrique n’est donc pas un stade asocial, mais il est une forme de relation sociale où chaque autrui est considéré comme un autre moi dans une « communauté mystique », alors que le stade rationnel est une relation sociale où chacun prend en compte le point de vue de l’autre :
L’égocentrisme enfantin, loin de constituer une conduite asociale, va toujours de pair avec la contrainte adulte. L’égocentrisme n’est présocial que par rapport à la coopération. […] C’est parce que l’enfant ne peut établir de contact réellement mutuel entre l’adulte et lui qu’il reste enfermé dans son moi. D’une part, l’enfant a trop vite l’illusion d’un accord là où il ne suit que sa propre fantaisie. D’autre part, l’adulte abuse de sa situation au lieu de chercher l’égalité. L’enfant considère la règle comme sacrée tout en ne la pratiquant pas réellement. Ce respect est l’indice d’une mentalité façonnée non par la coopération entre égaux mais par la contrainte adulte138.
64L’opposition entre la contrainte et la coopération, construite explicitement contre la sociologie durkheimienne, n’est pas cependant sans introduire dans l’observation un point de vue normatif, qui pose problème dans la démarche scientifique de Piaget. Elle conduit à voir dans l’égocentrisme enfantin, produit de la contrainte adulte, un stade qui doit être dépassé par la coopération, selon un évolutionnisme moral nettement revendiqué. Piaget extrait ainsi les termes de Lévy-Bruhl du cadre durkheimien dans lequel ils ont été formés, et les inscrit dans un schéma évolutionniste qui leur est étranger. La notion de contrainte désigne en effet chez Durkheim un mode de constitution de la société par la participation des individus à une idéalité qui leur est extérieure, ce qui ouvre à une analyse véritablement relativiste de la variété des mœurs et des mentalités en fonction des différentes formes de contraintes sociales.
65Sans doute la psychologie de l’enfant conduit-elle plus nécessairement à un tel évolutionnisme, puisqu’elle rapporte le point de vue de l’enfant à celui de l’adulte qu’il doit devenir, alors que l’anthropologue se garde de projeter ses préjugés sur les sociétés primitives, du fait même que ce sont des sociétés. Mais l’exemple de Wallon, fondateur de la psychologie de l’enfant en France et élève de Lévy-Bruhl, montre que le relativisme de ce dernier peut être appliqué dans toute sa radicalité à l’observation de la « mentalité infantile ». C’est en effet en reprenant la notion d’affectivité, désignant l’ensemble des processus par lesquels le sujet est affecté par le milieu sur lequel il agit, que Wallon peut contourner le schéma des stades posé par Piaget, pour étudier la mentalité de l’enfant dans les problèmes et les crises qu’il rencontre à chaque âge139. Certes, la pensée de l’enfant passe selon Wallon par deux stades : le stade émotif, au cours duquel l’enfant éprouve surtout l’énergie affective de son dynamisme moteur interne, et le stade sensitivo-moteur, au cours duquel l’enfant prend en compte les réactions de son environnement140. Mais ces deux stades ne se succèdent pas chronologiquement : ils sont mêlés à chaque moment du développement de l’enfant. En effet, si le premier stade se caractérise par la prédominance des émotions subjectives et le second par celle des représentations objectives, l’enfant éprouve à tout moment la contradiction entre ces deux rapports pratiques au monde, pour la raison essentielle qu’il est socialisé dès sa naissance : la prise en compte des représentations objectives est donc nécessaire dès le premier âge pour réagir aux stimulations de l’environnement social, mais elle est toujours mélangée à la projection des émotions subjectives. Cette analyse conduit Wallon à refuser la thèse selon laquelle les sociétés primitives et les enfants ignorent la contradiction : il faut plutôt dire qu’ils la déplacent en portant leur attention sur des objets doubles, mêlant l’objectif et le subjectif.
Peut-être abuse-t-on, en parlant des primitifs, de cette affirmation qu’ils sont insensibles au principe de contradiction. Réellement contradictoire ou incohérente, leur pensée ne pourrait pas exister, car elle n’est rien si elle ne pose un rapport. (…) Il n’y a pas de pensée qui ne postule un dédoublement, puisqu’au fond de toute pensée il y a l’affirmation d’un rapport. Et la pensée du primitif étant une pensée organisée, il est nécessaire qu’elle dispose de modalités déterminées, qui lui permettent de se dédoubler vis-à-vis de son contenu immédiat et actuel141.
66Wallon étudie alors pour chaque enfant le « milieu virtuel » dans lequel il s’oriente en fonction de la contradiction entre ces deux représentations. « Si les idées superposent au monde des réalités actuelles celui des réalités possibles, il leur faut aussi, comme le révèlent les troubles du symbolisme, faute duquel la pensée ne saurait se manifester, une sorte de milieu virtuel où l’esprit ait l’impression de pouvoir s’orienter142. » Plutôt que la notion de « mentalité », Wallon reprend donc à Lévy-Bruhl celle d’« orientation mentale », dont nous verrons qu’elle caractérise mieux sa démarche relativiste, puisqu’elle permet d’étudier à tout âge les relations dynamiques entre le corps humain et son milieu. La psychologie de l’enfant selon Wallon étudie moins des stades dans une échelle de l’intelligence que des orientations dans un processus dynamique et conflictuel ; mais il est vrai que la notion de mentalité primitive élaborée par Lévy-Bruhl pouvait être interprétée dans ces deux directions.
67Le passage de la notion de mentalité dans le champ de l’histoire pose des problèmes comparables. Sans doute Henri Berr, fondateur de la Revue de synthèse, avait-il tenté d’importer en France les méthodes de la psychologie des peuples allemande ; mais on peut supposer que c’est à l’Université de Strasbourg, et notamment par l’intermédiaire de Charles Blondel, psychologue et disciple de Lévy-Bruhl, que la notion de mentalité a pénétré dans le discours historique, sous l’impulsion décisive de la revue des Annales fondée par Lucien Febvre et Marc Bloch143. La reprise de la notion de mentalité vise un double objectif polémique : d’une part, refuser l’histoire événementielle pour se porter au niveau des structures sociales et des temporalités longues, d’autre part, cesser de projeter sur les hommes du passé les préjugés du présent – ce que Febvre appelle « le péché entre tous irrémissible : l’anachronisme »144 – pour les étudier dans ce qui leur est commun et constitue un système de croyances, ce que Febvre appelle un « air du temps ». Ici, Lévy-Bruhl est invoqué pour montrer que les hommes du passé « raisonnent autrement »145. Mais il faut souligner que le problème de l’historien se pose différemment de celui de l’anthropologue : alors que celui-ci doit analyser des faits globalement étrangers, dont il cherche la cohérence au niveau d’une structure sociale, l’historien peut avoir un sentiment de familiarité lorsqu’il se penche vers des figures du passé qui ont été connues jusqu’à nous comme des « précurseurs ». D’où l’effort de Febvre pour restituer ces individus particulièrement familiers, comme Rabelais considéré comme un des premiers écrivains non religieux, dans un système de croyances qui nous est radicalement étranger, comme « l’esprit » du xvie siècle. Le paradoxe qui est au centre de toute la recherche de Febvre est le suivant : même les hommes les plus cultivés de leur époque croient à ce qui est pour nous absurde, comme l’existence de démons ou la sorcellerie, ce qui indique une limite supérieure dans l’intelligence d’une époque, interdisant toute continuité entre celle-ci et la nôtre.
C’étaient des hommes intelligents. Leur mentalité était la plus évoluée de leur siècle. Il faut donc que, dans sa structure profonde, cette mentalité ait profondément différé de la nôtre. Ou plutôt – car la nôtre ne veut rien dire (…) : il faut que, dans sa structure profonde, la mentalité des hommes les plus éclairés du xvie siècle ait différé, et radicalement, de la mentalité des hommes les plus éclairés de notre temps. Il faut qu’entre eux et nous des révolutions se soient opérées146.
68L’historien se fait alors ethnologue des hommes du passé en les replaçant sur le fond de leur mentalité, celle-ci étant conçue comme une manière commune de penser et de sentir qui s’enracine dans la vie affective d’une époque, ce que l’on appelle alors les « sensibilités ». Pourtant, on voit ici que l’usage de la notion de mentalité chez Febvre reste lâche : elle désigne tantôt un système de croyances collectives, tantôt une psychologie individuelle, le point central étant qu’il y a quelque chose de commun entre les croyances collectives et individuelles sans que l’on sache à quel niveau s’opère cette constitution commune. Une notion centrale chez Febvre atteste cette difficulté : celle d’outillage mental. Cette notion a pour avantage d’ouvrir un large champ d’analyse à l’historien en ce qu’elle évite de poser la question du niveau social ou individuel de constitution des croyances, pour porter l’attention sur l’ensemble des techniques qui sont communes à un groupe d’hommes, et qui définissent les limites de ce qu’il peut penser et sentir dans son environnement. Mais elle a pour inconvénient de laisser supposer que cet outillage mental s’inscrit en dernière instance « dans la tête » des individus, ce qui ouvre à la question très énigmatique, et sans doute aporétique, de savoir comment l’historien peut sortir de son système de croyances pour entrer « dans la tête » d’un homme du passé.
Recomposer la mentalité des hommes d’autrefois ; se mettre dans leur tête, dans leur peau, dans leur cervelle, pour comprendre ce qu’ils furent, ce qu’ils voulurent, ce qu’ils accomplirent ; mais ne pas considérer cependant qu’il dépend d’un homme d’arrêter son œuvre à un certain point, à partir du moment où cette œuvre se répand sur le monde ; être attentif au contraire à ce drame perpétuel du grand homme à qui son œuvre échappe de son vivant même147.
69La force de l’œuvre de Febvre tient à sa puissance métaphorique autant qu’à sa vigueur polémique : déplaçant le regard de l’historien, il soulève des questions épistémologiques qu’il évite de poser, ouvrant ainsi un champ nouveau à l’historien, mais entachant la notion de mentalité d’une ambiguïté fondamentale. Tantôt en effet il affirme que les individus les plus cultivés d’une époque appartiennent à un système de croyances qui reste radicalement différent du nôtre ; tantôt il affirme que l’historien peut « se mettre dans la tête » des hommes du passé, ce qui suppose que la différence entre eux et lui n’est pas si radicale. Métaphore pour métaphore, on peut préférer à celle d’« outillage mental » élaborée par Lucien Febvre celle d’« atmosphère » proposée par Marc Bloch : si celle-ci est d’origine chimique plutôt que technique148, elle a des effets plus sociologiques que psychologiques149. Par atmosphère mentale, Bloch entend l’ensemble des conditions de diffusion d’une croyance dans un milieu social intrinsèquement hétérogène et différencié. Une telle notion permet ainsi de corriger ce qu’il y a d’unifié et de statique dans la notion de mentalité ou d’outillage mental, pour ouvrir à une méthode de comparaison et de variation dans l’étude des croyances collectives150. Dans La société féodale, Bloch montre qu’il n’y a pas une conception du monde propre à tout le Moyen-Âge, mais plutôt « des ondes de crainte » qui rapportent en permanence les hommes à l’Apocalypse151. La féodalité médiévale ne se définit pas par un système juridique unifié mais par des « façons de sentir et de penser » qui informent les liens de vassalité, et que Bloch définit, en reprenant le terme de Lévy-Bruhl, comme une « mentalité de participation juridique », au sens d’une compénétration de droits coutumiers qui, considérés dans leur totalité, pourraient apparaître contradictoires, mais qui fonctionnent chacun dans leur sphère propre152. Cette définition de la féodalité comme atmosphère mentale permet alors une comparaison des sociétés féodales entre elles, chacune ayant sa propre façon d’orienter ces courants de force qui définissent leur mentalité commune. Dans Les rois thaumaturges, Bloch analyse comment une croyance se forme, s’amplifie, s’enrichit de rites nouveaux et de croyances nouvelles, mais aussi s’allie à des stratégies politiques individuelles153. Le problème n’est plus, comme chez Febvre, celui du poids des croyances sur les raisonnements individuels, mais celui de la diffusion d’une croyance à travers des stratégies individuelles. C’est seulement dans une atmosphère mentale de croyance au surnaturel que les rois et leurs théologiens peuvent imposer le rite des écrouelles au peuple, en y trouvant un intérêt et en y croyant eux-mêmes : l’affectif n’entrave pas le rationnel, mais il s’associe à lui, dans une « collaboration de l’artificiel avec le spontané »154.Une atmosphère mentale n’est donc pas un cadre qui entraverait la pensée rationnelle, mais plutôt un ensemble de tendances qui la prédispose à s’orienter dans un sens plutôt que dans un autre en fonction des occasions. Dans le sillage des analyses de Bloch, et notamment de ses « Réflexions sur les fausses nouvelles de la guerre », l’histoire des mentalités a largement exploré le domaine des paniques collectives à travers lesquelles l’affectivité prend une forme rationnelle en organisant progressivement le champ dans lequel elle se propage155.
70Après la Deuxième Guerre Mondiale, l’étude des mentalités est reprise par une discipline historique beaucoup plus marquée par le poids de l’économie, notamment sous l’influence du marxisme. La notion de mentalité est alors comprise à travers celle d’idéologie : les mentalités sont ces couches de croyances profondes qui, obscurcissant les rapports sociaux en les reflétant de façon inversée, entravent le progrès économique156. Le retour à l’histoire des mentalités est ainsi opéré à la suite d’une déclaration d’Ernest Labrousse : « Nous avons fait jusqu’ici l’histoire des mouvements, et nous n’avons pas fait assez l’histoire des résistances. La résistance des mentalités en place est un des grands facteurs de l’histoire lente157. » L’histoire des mentalités devient celle des comportements religieux qui déterminent inconsciemment les masses, notamment les populations rurales, et non plus l’histoire des croyances des individus éclairés comme elle l’était chez Febvre ; c’est une histoire de la contre-révolution et de la famille, lieu de résistance aux idées nouvelles, et non plus des révolutions mentales. À la limite, c’est une histoire de ce qui n’a pas d’histoire : histoire de la « longue durée », selon le terme de Braudel, elle vise à atteindre une couche de temporalité historique qui, s’enracinant dans la vie affective des individus et dans les habitudes séculaires cristallisées par l’interaction répétée avec un milieu, détermine de façon sous-jacente les temporalités historiques plus superficielles et événementielles158. On peut se demander alors dans quelle mesure une forme d’évolutionnisme implicite n’est pas supposé par cette histoire, qui n’étudie les mentalités que pour déterminer dans quelle mesure elles résistent à un progrès tenu pour acquis.
71Dans ce cadre, la démarche marginale d’un historien comme Philippe Ariès tranche résolument, et ramène au-devant de la scène les aspects les plus subversifs, mais aussi les plus énigmatiques, de la démarche de Lévy-Bruhl. Ariès vise en effet, par l’étude de la démographie, à retrouver les « attitudes mentales » des hommes du passé, c’est-à-dire l’ensemble des comportements corporels tels qu’ils sont déterminés et orientés par les systèmes de croyances.
Les variations de la natalité, de la longévité, de la répartition des densités, des mouvements de population, tels qu’ils se sont succédé dans le temps, nous sont apparus comme des manifestations dénombrables des changements plus profonds et plus secrets de la mentalité humaine, de l’idée que l’homme se fait de lui-même. Les statistiques démographiques nous éclairent sur la manière de vivre des hommes, la conception qu’ils ont d’eux-mêmes, de leur propre corps, de leur existence familière : leur attitude devant la vie159.
72En décrivant le rapport intime des hommes à leur propre corps, Ariès fait de la mentalité le facteur explicatif de l’acceptation ou du refus d’une technique de vie ou de mort : la réduction de la natalité, la prise en considération de l’enfant, l’occultation de la mort sont dues selon lui à un changement de mentalité ou d’attitude mentale, caractérisé par un passage « de l’abandon au calcul »160. Ariès fait ainsi de l’opposition entre deux mentalités le véritable moteur de l’histoire : elle opère « une révolution de la vie, parallèle à la révolution politique et à la révolution industrielle161 ». L’explication de ce passage reste cependant mystérieuse : elle tient à l’intimité du rapport au corps et non à une mutation des techniques et des connaissances. Aussi Ariès est-il conduit à recourir, de façon très contestable, à la notion d’« inconscient collectif », se portant aux limites du savoir de l’historien pour atteindre un point où la psychologie se lie à la biologie162. Reste alors à comprendre comment des transformations intellectuelles s’enracinent dans l’atmosphère affective de petites sociétés comme la famille : Ariès a pointé le niveau où devait se poser le problème du type de causalité propre aux mentalités, mais il n’avait pas les moyens psychologiques de le résoudre. En conséquence, le discours des historiens a continué à faire des mentalités une résistance au changement, reprenant ainsi les préjugés évolutionnistes.
73S’il est un domaine où les ambiguïtés de la notion de mentalité apparaissent le plus nettement, c’est peut-être celui de l’histoire des sciences. Celle-ci est sans doute plus exposée au risque d’évolutionnisme que l’histoire des mentalités, puisque, comme la psychologie de l’enfant, elle considère le progrès d’un savoir cumulatif depuis un état présent de ce savoir, tout en tentant de décrire les stade de ce progrès comme des blocs de pensée cohérents. C’est à travers l’influence de Lucien Febvre que le concept de mentalité rayonne en histoire des sciences, car la notion d’outillage mental implique qu’un individu éclairé ne peut penser qu’avec les moyens disponibles dans son milieu social163. Mais elle croise alors des tendances propres à l’histoire des sciences post-positiviste : la thèse de Duhem selon laquelle une théorie scientifique constitue un système dans lequel les hypothèses tiennent leur vérité de leur cohérence globale, et l’enseignement de Tannery, pour lequel le but de l’histoire des sciences est de « se replacer dans l’état d’esprit que pouvait avoir un penseur indépendant au commencement du xviiie siècle164 ». Pourtant, le représentant le plus éminent de cette école d’histoire des sciences, Alexandre Koyré, se tient prudemment à distance de la notion de mentalité. S’il utilise parfois cette notion pour souligner la nécessité de replacer les grands savants dans l’esprit de leur époque, affirmant qu’« il est essentiel de replacer les œuvres étudiées dans leur milieu intellectuel et spirituel, de les interpréter en fonction des habitudes mentales, des préférences et des aversions de leurs auteurs »165, il se montre cependant critique envers la possibilité d’autres logiques que laissait ouverte Lévy-Bruhl, car celle-ci compromet l’unité de la pensée humaine166. C’est pourquoi il met les conceptions scientifiques en rapport avec des conceptions philosophiques et religieuses plutôt qu’avec des conditions sociales et matérielles, utilisant plus souvent le concept de « vision du monde » que celui de mentalité. Ainsi, la révolution copernicienne est décrite par Koyré comme la mutation d’un « univers infini » à un « monde clos », et la révolution galiléenne comme faisant passer de l’univers de « l’à peu près » au monde de la « précision ». D’où le complément que lui proposera Febvre : la pensée pré-scientifique est bien un univers de « l’à peu près », au sens où la précision des mesures n’était pas alors une forme nécessaire de la pensée, mais elle est aussi un monde de « l’ouï-dire », c’est-à-dire qu’elle est liée à un outillage mental particulier, caractérisé par des moyens de communication essentiellement oraux167. Cette discussion entre Koyré et Febvre est emblématique de l’opposition entre un philosophe soucieux de reconstituer des représentations du monde, et un historien attentif aux techniques matérielles et intellectuelles dont disposent les individus ; mais elle pose aussi un problème pour la notion de mentalité, qui désigne à la fois un système de pensée et des conditions empiriques de vie et d’action.
74Le déclin du concept de mentalité peut être diagnostiqué à partir de l’usage très critique qu’en fait Michel Foucault dans sa pratique d’historien des sciences humaines. S’il forge le concept d’épistémé dans Les mots et les choses pour désigner la cohérence structurale qui rattache les savants d’une même époque à un socle commun, indépendamment de tout schéma historique de progrès, c’est pour éviter le caractère trop vague et général de la notion de mentalité168. Ce qui intéresse Foucault, reprenant ici le thème de la « coupure épistémologique » tel qu’il a été élaboré par Bachelard et Canguilhem, c’est la dispersion des savoirs autour de points de basculements, davantage que la systématicité mentale qui détermine les productions intellectuelles169. Et s’il se réclame des travaux d’Ariès, c’est bien davantage pour une histoire des pratiques et des rapports au corps, déplaçant le regard de l’historien vers l’humanité considérée comme une espèce vivante, que pour son histoire des mentalités170. La notion d’épistémé, encore trop proche de celle de mentalité, est finalement abandonnée par Foucault au profit de celle de dispositif, permettant de décrire les technologies intellectuelles et matérielles qui disciplinent et produisent le rapport au corps171.
75L’examen des transformations de la notion de mentalité, après le moment où Lévy-Bruhl lui donne une dignité scientifique, révèle donc les apories de cette notion, qui a fini par déserter le champ scientifique pour revenir au seul langage courant. Si la mentalité est, selon la lecture que Lévy-Bruhl faisait de Comte dans le double sillage du positivisme et de la psychologie des peuples, un système mental et social constitué en réponse à un problème que les hommes se posent dans leur interaction avec un milieu d’existence, l’étude des mentalités peut soit insister sur la cohérence théorique de ce système, au risque de juxtaposer des mentalités incommensurables, soit étudier les problèmes pratiques qui en sont la condition de possibilité, au risque de projeter sur les autres mentalités un jugement évolutionniste quant à l’efficacité dans la résolution de ces problèmes. Nous avons montré comment cette alternative traversait les différents usages de la notion de mentalité en sciences humaines : Wallon contre Piaget, Bloch contre Febvre, Ariès contre Braudel. Nous avons vu cependant, chemin faisant, apparaître des notions qui permettent de déplacer cette tension : celle d’orientation, celle de technique, celle de rapport au corps. Une mentalité, dans cette perspective, c’est la façon dont des hommes s’orientent dans un milieu social en fonction des techniques dont ils disposent pour prolonger l’action de leur corps. C’est seulement en revenant à ce rapport primordial au corps que l’on peut comprendre la genèse d’une mentalité, comprise comme un cadre socialement organisé de la pensée. Il nous faut à présent entrer dans les analyses de Lévy-Bruhl sur la « mentalité primitive » pour montrer en quoi la notion de participation répond précisément à ce problème. Si les analyses qui précèdent ont lié des textes savants sur l’histoire de la philosophie avec des textes non savants sur la politique de la Troisième République afin de montrer la genèse d’une des notions centrales des sciences humaines, les discussions qui suivent vont confronter Lévy-Bruhl à ses principaux interlocuteurs dans le domaine des sciences humaines, afin de comprendre en quel sens une notion philosophique comme celle de participation se trouve déplacée sur le terrain ethnologique.
Notes de bas de page
1 Pour percevoir la différence entre la démarche de Lévy-Bruhl et celle qui utilise la notion de race, il suffit de se tourner vers les travaux de Charles Letourneau (1831-1902), secrétaire général de la Société d’Anthropologie de Paris, auteur de nombreux ouvrages du type L’évolution de (…) dans les diverses races humaines, qui présente en 1898 une conférence devant cette société intitulée « Un fait de psychologie primitive », dans laquelle il s’agit de « constater l’extrême débilité mentale des lointains ancêtres du genre humain » à partir de « certains mythes très répandus et certains systèmes de parenté encore en vigueur chez les races inférieures contemporaines » ; la conclusion en est que « dans les clans primitifs, on n’a pas dû comprendre que les unions sexuelles eussent avec les conceptions un rapport quelconque. Sur ce point, les premiers hommes semblent avoir été aussi peu intelligents que les animaux » (cité dans Merllié, 1993, p. 5).
2 Sur la notion de race chez Broca, cf. Blanckaert, 1989. Sur sa critique par la sociologie durkheimienne, cf. Mucchielli, 1998, p. 27-41 et 276-283.
3 Littré ouvre largement sa revue à des anthropologues physiques de l’école de Broca qui raisonnent en terme de races : M. Maindron, « Les races d’hommes de Nouvelle-Guinée », 1881, septembre-octobre, p. 187-200, ou E. Dalley, « Programme d’un cours d’ethnologie », 1881, novembre, décembre, p. 317-345. Un article intitulé « La colonisation française du continent africain » (mars-avril 1883, p. 245-276) se conclut ainsi : « La situation de l’Algérie serait excellente, s’il n’y avait pas d’Arabes ! »
4 Cité in Comte, 1996, p. 364.
5 Cf. E.S. Beesly, « Le traitement des races arriérées par les Occidentaux », Revue occidentale, 1887, n81, tome 14, p. 36-44, et H. Delpey, « Concession de droits civils et politiques à faire aux Arabes », Revue occidentale, 1882, n° 81. Comte a condamné fermement la colonisation de l’Algérie (1909, p. 378).
6 Dans la 45e leçon du Cours de philosophie positive, Comte n’utilise pas ce terme mais parle de « fonctions intellectuelles et affectives » ou « fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales ». On peut supposer que si Comte ne recourt pas au terme de « mental », c’est parce que l’union de l’intelligence et de l’affectivité, qui a été au cœur de sa seconde carrière, est encore pour lui un problème, et non le point de départ d’une nouvelle recherche.
7 Laffitte, 1889, p. 342.
8 Geoffroy Saint-Hilaire avait repris au médecin allemand Meckel la notion d’arrêt de développement pour interpréter les « monstres » embryonnaires non comme des tares prénatales ou des interventions sataniques mais comme des interruptions accidentelles du processus de développement dues à l’influence du milieu. Cf. Canguilhem, et alii, 1985, p. 14.
9 Comte, 1975 (1840), p. 236.
10 Sur cette théorie, cf. Karsenti, 2006 b, p. 113 sq. et Leblanc, 2005, p. 118 sq.
11 Cf. Comte, 1851-1854, III, p. xliv : « Les lois fondamentales que démontre la sociologie sur la nature et la destinée de l’humanité conviennent nécessairement à tous les peuples, sauf des modifications secondaires toujours appréciables, qui concernent surtout l’inégale vitesse de la commune évolution. »
12 Comte, 1975, p. 237.
13 Cf. Comte, 1851-1854, III, p. 202-203.
14 Ibid., p. 193.
15 Sur ce contexte, cf. Gouhier, 1997.
16 Cité dans Conklin 1997, p. 89.
17 Delavignette, directeur du Service Africain, cité in Leclerc, 1972, p. 137.
18 Circulaire « Justice indigène » cité dans Conklin, 1997 p. 153.
19 Cité in ibid., p. 168.
20 M. Delafosse (1870-1926), auteur de L’âme nègre et Les civilisations négro-africaines, a enseigné les langues africaines à l’École des langues orientales et à l’École coloniale. Sur les liens entre l’Institut d’ethnologie créé par Lévy-Bruhl et l’ensemble des institutions qui constituent le système colonial, dont Delafosse est un représentant exemplaire, cf. l’Estoile, 2000, et Sibeud, 2002.
21 Cf. Delafosse, 1925, p. 67 : « Ce sont les coutumes observées par tous les nègres africains demeurés dans le cadre ancestral que j’ai cherché à retracer ici, dans le but de contribuer à une connaissance exacte de leur mentalitè collective et de leurs institutions. J’ai cru par là rendre service non seulement à ceux qu’intéressent l’ethnographie et la sociologie envisagées d’un point de vue purement spéculatif, mais aussi et surtout à ceux qui, ayant affaire aux populations négro-africaines, ne sauraient, sans danger pour celles-ci et pour eux-mêmes, demeurer ignorants de la vie profonde de ces masses et des mobiles qui les font penser et agir. » Delafosse s’appuie sur Lévy-Bruhl pour cette description de la « mentalité mystique » des « civilisations négro-africaines » (p. 8).
22 Lévy-Bruhl, 1925, p. 2.
23 Cf. Littré, 1957, tome 5, p. 106 : « Mentalité. Terme de philosophie. Etat mental. “Les événements contraires à l’esprit de 1789 ne pouvaient empêcher de se produire le changement de mentalité inauguré par les Encyclopédistes.” H. Stupuy, La philosophie positive, novembre-décembre 1877, p. 452. » H. Stupuy (1830-1900) fut l’un des grands propagateurs de la foi positiviste, à la gloire de laquelle il consacra des poésies, des pièces de théâtre, des études historiques et des essais politiques ; il fut aussi conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine.
24 H. Stupuy, « Turgot fut-il un homme d’État ? », La philosophie positive, nov. – déc. 1877, p. 463. Je souligne.
25 Selon le Grand Larousse de la Langue Française (Article « mentalité », tome 4, p. 3313), la notion de mentalité est traduite en français de l’anglais « mentality », qui désigne la qualité de ce qui est mental : c’est en ce sens qu’il apparaît pour la première fois en français en 1845 chez J.-B. Richard de Radonvilliers.
26 H. Stupuy, « La libraire d’éducation laïque », La philosophie positive, nov-déc 1879, p. 380. Stupuy intervient aussi auprès de J. Ferry pour demander la création d’une chaire d’histoire des sciences au Collège de France et une section de sociologie à l’Académie des sciences (« Deux mesures opportunes. Mémoire présenté à J. Ferry », La philosophie positive, juillet-août 1879, p. 4-21).
27 H. Stupuy, « La libraire d’éducation laïque », op. cit., p. 377-378. Je souligne.
28 E. Rigolage, « La pédagogie scientifique », Revue occidentale, t. 18, 1899, 1er semestre, p. 152-154.
29 Cf. Legrand, 1961.
30 Sur F. Buisson (1841-1932) et F. Pécaut (1828-1898), cf. Maury, 1996.
31 Buisson, 1912, p. 173.
32 Pécaut, 1922, p. 372.
33 Cf. Lévy-Bruhl, 1892 c, p. 357 : « Le système positiviste répugne au besoin qu’a la pensée allemande d’expansion et de liberté. (…) Elle n’aimera pas subordonner les unes aux autres, comme le fait Auguste Comte, les périodes théologique, métaphysique et positive. Elle y discernera plutôt, sous des symboles différents, le même effort de l’humanité vers la vérité et le bonheur, et elle reconnaîtra à chacun de ces symboles sa valeur et sa dignité propres. »
34 La fondation de l’École libre des sciences politiques en 1871 a pour but le relèvement moral de la France après la défaite de Sedan, comme le rappelle Lévy-Bruhl dans sa nécrologie d’Emile Boutmy, fondateur de cette Ecole (Lévy-Bruhl, 1906). Lévy-Bruhl fait un diagnostic à la fois philosophique et politique de l’Allemagne de 1890 : délaissant la métaphysique de Leibniz, Kant et Hegel, l’Allemagne se tourne vers la science avec une foi militariste que Lévy-Bruhl considère avec méfiance, que ce soit chez les conservateurs bismarckiens ou chez les socialistes marxiens (cf. Lévy-Bruhl, 1892 b et 1895 b). Lévy-Bruhl fait la généalogie de cette « croyance en la science » qui caractérise l’Allemagne bismarckienne, en revenant à la métaphysique des romantiques allemands et à ses liens avec la constitution de la nouvelle nation.
35 Renouvier a exprimé pour la génération de Lévy-Bruhl cette image philosophique de l’Allemagne, en publiant dès 1872 dans la Critique philosophique un article intitulé « L’esprit germanique et l’esprit latin » qui, repoussant le mythe évolutionniste de races en lutte, s’appuie sur la psychologie des peuples allemande pour étudier des « lois positives » d’ordre psychologique et moral expliquant la supériorité d’une nation sur une autre : cf. Fedi, 1999.
36 Sur le contexte de ce livre, cf. Digeon, 1959, p. 352, note 1 : « Dans ce remarquable ouvrage, Lévy-Bruhl démontrait que l’intelligence allemande était passée du cosmopolitisme au patriotisme unitaire, et que ses plus grands penseurs avaient servi son développement politique et national. La chose avait été dite depuis 1871, mais fragmentairement. Le livre de Lévy-Bruhl constituait un essai de démonstration historique. Il fut remarqué. »
37 La Völkerpsychologie est fondée en 1859 en Allemagne par Heymann Steinthal (1823-1899) et son beau-frère Moritz Lazarus lorsqu’ils lancent à Berlin la revue Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft. Leur projet est de déplacer la philosophie de l’histoire de Hegel sur le terrain expérimental, dans le sillage de l’étude des langues par W. von Humboldt, qui les définit comme des « milieux spirituels » où prend sens la vie des individus. Sur ce courant, cf. Pénisson, 1998, Trautmann-Waller, 2006a et b.
38 Cf. Boutmy, 1901 ; Mucchielli, 1998, p. 319-321.
39 C’est à travers ce problème, et non celui de la structure des langues qui en était pourtant le point principal, que la Völkerpsychologie allemande est importée en France sous le nom de « psychologie des peuples », notamment par A. Fouillée et P. Lapie, dans le cadre d’une critique des théories de la dégénérescence de la race en vue d’une constitution morale et spirituelle de la nation française. Mais cette réception de la psychologie des peuples en France conduit à un échec car elle ne parvient pas à analyser la causalité des idées dans le social, ce qui la condamne à revenir à des causalités organiques comme l’hérédité de la race ou le milieu géographique ; d’où le succès du durkheimisme lorsqu’il parvient à mettre au jour une causalité proprement mentale : cf. Mucchielli, 1998, p. 321-324.
40 Cf. Tavoillot, 1995.
41 Lévy-Bruhl, 1894, p. 246.
42 Ibid., p. 260.
43 Ibid., p. i.
44 Ibid., p. 13.
45 Ibid., p. 78.
46 Ibid., p. 52.
47 Ibid., p. 200.
48 Ibid., p. 2-5.
49 Ibid., p. 86.
50 Ibid., p. 113.
51 C’est à l’influence de Hamann, maître commun à Jacobi et Herder, que ce dernier doit la notion de symbole. Cf. ibid., p. 46 : « Selon Hamann, le langage est le symbole sensible de la réalité inexprimable de l’âme, et la philosophie n’est que l’exercice de la réflexion sur le langage. » La notion de symbole est ici définie comme union du sensible et de l’intelligible, du sentiment et de l’idée, c’est-à-dire présentation sensible du supra-sensible, sens qu’il prendra ensuite dans la Critique de la faculté de juger de Kant, dans les travaux de Creuzer sur les symboles religieux dans les religions de l’Antiquité, et dans l’Esthétique de Hegel.
52 Cf. Hippolyte, 1983, p. 19 sq. ; Macherey et Lefebvre, 1984, p. 64. ; Stocking, 1996.
53 Cf. Crépon, 1996, p. 122-131 et p. 195-220.
54 Cf. Lévy-Bruhl, 1890 d, p. 27 : « Pour réveiller le sentiment national, il ne fallait pas seulement y faire appel, comme l’a tenté Leibniz, il fallait une véritable reconstitution de la nation elle-même. (…) L’unité politique, qui n’est réellement que la forme extérieure et visible de l’unité, devait venir en dernier lieu, après qu’un siècle entier se serait passé à refaire l’unité morale de l’Allemagne, à lui reconstituer, avec une littérature, un tissu de sentiments et d’idées, à lui rendre en un mot conscience de son génie et de son originalité. »
55 Cf. Lévy-Bruhl, 1894, p. 89 : « Herder croyait pouvoir concilier la conception spinoziste de Dieu avec la conception chrétienne : il se trompait, comme le lui montrera Jacobi. Celui-ci n’accepte que l’anthropomorphisme. Nulle autre représentation de la divinité ne le satisfait. Il tient à se figurer Dieu comme une personne consciente, voulante et agissante. En cela il est à peu près isolé parmi les philosophes allemands qui ont toujours éprouvé une vive répugnance à concevoir l’absolu à l’image de l’homme. »
56 Cf. Delbos, 1893, p. 273-293. L’ouvrage de Delbos, publié en même temps que celui de Lévy-Bruhl, réconcilie le spinozisme et le spiritualisme à travers l’enseignement de Lachelier et contre l’interdit de Renouvier ; c’est dans la filiation de cette redécouverte que se situeront les études de Brunschvicg sur Spinoza. Or, dans cette relecture, Herder est un moment essentiel puisqu’il met en question le caractère statique de la doctrine de la substance chez Spinoza en la plaçant sur le terrain du développement historique de la conscience, ouvrant ainsi à un spinozisme dynamique de la vie de l’esprit, orienté par une finalité pratique immanente.
57 Cf. Binoche, 1994, p. 185-198. Herder oppose à la conception du progrès comme Fortschritt, allant dans la direction du mieux, une conception comme Fortgang, chaque nouveau peuple compensant par une perte de bonheur le gain de bonheur qu’il obtient à un autre niveau.
58 Cf. Herder, 2000, p. 57 : « C’est une stupidité de détacher une seule vertu égyptienne de ce pays, de ce temps et de cette première jeunesse de l’esprit humain et de le mesurer selon les critères d’une autre époque. »
59 Lévy-Bruhl, 1890 d, p. 169.
60 Lévy-Bruhl, 1890 d, p. 170, cité intégralement dans Crépon, 1996, p. 137. Sur ce texte, cf. aussi Pénisson, 1992.
61 Lévy-Bruhl a lui-même préconisé l’étude du « génie d’une langue » dans deux articles de jeunesse sur le roman allemand. Cf. Lévy-Bruhl, 1890 e, et 1892 a, p. 366 : « L’histoire littéraire est ainsi amenée à poser un problème qu’elle ne peut résoudre seule : pourquoi les romanciers allemands ont-ils cherché leurs modèles au-dehors ? Les grands traits de la vie d’un peuple ont leur raison d’être dans son génie qui seul rend compte à la fois de son histoire et de sa littérature. En sorte que le problème serait plutôt philosophique qu’historique : il s’agirait surtout de dégager les qualités foncières, les tendances les plus intimes et les plus constantes du génie allemand, et de voir si le roman était la forme littéraire par laquelle elles dussent naturellement s’exprimer. »
62 Cf. Lévy-Bruhl, 1900, p. 254 : « La théorie du langage avait été, pendant le xviie siècle, un des objets favoris de la spéculation philosophique. Celle-ci y avait procédé, en général, par l’analyse abstraite et logique. Elle voyait surtout dans le langage un produit des facultés intellectuelles de l’homme. Mais, déjà, dans la seconde moitié du siècle, cette conception avait été attaquée, en Allemagne, par l’école qui commença la réaction contre les “philosophes”, et dont le nom le plus illustre est Herder. »
63 Lévy-Bruhl, 1890 d, p. 164.
64 Cf. Schlanger, 1995, p. 140-143 et 152-159.
65 Lévy-Bruhl, 1890 d, p. 179.
66 C’est ce qui justifie la place centrale du chapitre sur Herder dans L’Allemagne depuis Leibniz, et sa réédition séparée (Lévy-Bruhl 1887 a, p. 919-944) : « Herder va nous montrer comment du cosmopolitisme pacifique et humanitaire de son temps devait sortir, par une dialectique naturelle, le trop fameux principe des nationalités, si gros de discussions et de guerres pour le nôtre. Il nous révélera ainsi la continuité secrète qui, malgré les apparences, relie sans interruption l’Allemagne du xixe siècle que l’on appelle réaliste, à l’Allemagne du xviiie qu’on lui oppose comme idéaliste. » (Lévy-Bruhl, 1890 d, p. 154)
67 Voir les débats récents sur l’interprétation du culturalisme herdérien résumés par A. Renaut dans Herder, 2000.
68 A la thèse nettement relativiste de Une autre philosophie de l’histoire (1774) succède une histoire plus évolutionniste dans les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité (1784-1791). Sur ce point, cf. M. Crépon, introduction à Herder, 1991, et Binoche, 1994, p. 198-205.
69 Le mot « culture », dans le sens qu’il prend en Allemagne au xviiie siècle d’esprit d’une nation, pénètre en France par l’intermédiaire de Mme de Staël et Ch. De Villers, puis est diffusé dans l’opinion publique par les écrits de Taine et Renan, qui parlent de « culture allemande » ou de « culture nationale » : cf. Bénéton, 1975, p. 65 sq.
70 Cf. Lévy-Bruhl, 1899, p. 418-419.
71 Suivant les analyses de Burnouf, Renan suppose que les premières langues sont formées par agglutination, alors que les langues scientifiques détachent les particules. La théorie du langage de Burnouf s’appuie sur des métaphores végétales communes à la pensée allemande du xixe siècle : cf. Schlanger, 1995, p. 125-131.
72 Renan, 1958, p. 60.
73 Cf. Marquet, 1987.
74 V. Cousin, Fragments philosophiques, t. 1, p. 361, cité dans Renan, 1958, p. 118.
75 Renan, 1949, p. 862.
76 Ibid., p. 942.
77 Renan, 1958, p. 15.
78 Cf. ibid., p. 123.
79 Cf. Crépon, 2000, p. 115-129.
80 Renan, 1958, p. 39.
81 Lévy-Bruhl, 1923 b, p. 344.
82 Cf. ibid. p. 337 : « En quoi consiste précisément cette quintessence de la religion, conçue par Renan comme indépendante des dogmes et des rites, et se suffisant à elle-même ?Au point de vue spéculatif, c’est une certaine façon de considérer le monde dans son ensemble et de lui reconnaître un sens profond et divin ; c’est ce que les Allemands appellent une Weltanschauung. » Sur cette notion, cf. Berner, 2006.
83 Cf. Delbos, 1893, p. 498-520, et Moreau, 1987.
84 Taine, 1868, p. 290.
85 Lévy-Bruhl tend à occulter la notion de race pour tout rapporter au milieu, qu’il entend au sens à la fois biologique et social. Cf. Lévy-Bruhl, 1900, p. 22 : « L’Histoire de la littérature anglaise est, en un sens, une application de la théorie positive selon laquelle l’évolution des arts et des littératures est régie par des lois nécessaires, qui la font solidaire de celle des mœurs, des institutions et des croyances. La théorie du “moment” et du “milieu”, qui est capitale dans l’œuvre de Taine, n’était certes pas inconnue au xviiie siècle. Mais c’est Comte qui l’a généralisée en rapprochant Lamarck de Montesquieu : c’est lui qui a enseigné à Taine la définition générale, à la fois biologique et sociale, de l’idée de “milieu”. »
86 Taine, 1863, p. xlviii.
87 Ibid., p. 1.
88 Les derniers ouvrages de Taine témoignent d’une réflexion de plus en plus naturaliste et pessimiste, dont on trouve l’expression dans le compte-rendu d’un ouvrage de Ribot sur l’hérédité : « La ténacité du caractère héréditaire et transmis explique les obstacles qui empêchent telle religion, telle civilisation, tel groupe d’habitudes mentales et morales de se greffer sur une souche différente et sauvage. (…) L’instinct primitif, en vain recouvert par notre vernis, fait éruption. Voilà une des grandes forces historiques, et elle est d’autant plus efficace que chaque peuple, par la sélection qu’il pratique sur lui-même, travaille incessamment à l’augmenter, en refusant l’existence ou le développement aux individus dont le caractère ne s’accorde pas avec le sien » (Taine, 1894, p. 105-106).
89 Lévy-Bruhl, 1899 b, p. 434.
90 Cf. Ravaisson, 1889 ; Ribot, 1877 a ; Boutroux, 1908 ; Bergson, (1915) 1972 ; Delbos, 1919. Pour une problématisation de ces histoires de la philosophie française, cf. Macherey, 1999, et Worms, 2001.
91 Cf. Azouvi, 1992.
92 Lévy-Bruhl, 1899 b, p. vii.
93 Lévy-Bruhl a réfléchi toute sa vie sur la signification de l’événement révolutionnaire, puisqu’il préparait au moment de sa mort un numéro spécial de la Revue philosophique sur « la Révolution de 1789 et la pensée moderne », publié en juillet 1939.
94 Cf. Macherey, 1989, et Karsenti, 2006 b, p. 15 sq.
95 Lévy-Bruhl, 1899 b, p. 436.
96 Lévy-Bruhl, 1898, p. 411.
97 Cf. Lévy-Bruhl, 1899 b, p. 359-360.
98 Lévy-Bruhl, 1900, p. 1.
99 Cf. Comte, 1854, t. IV, Appendice général, p. 143. « Ce n’est que par une abstraction, d’ailleurs nécessaire, qu’on peut étudier le développement spirituel de l’homme séparément de son développement temporel, ou celui de l’esprit humain sans celui de la société : car ces deux développements, distincts entre eux, ne sont pas indépendants ; ils exercent au contraire l’un sur l’autre une influence continue, indispensable à tous les deux. »
100 Cet ouvrage est issu de cours donnés à l’École Normale sur « la philosophie de Comte » dont Lévy-Bruhl souligne la nouveauté. Cf. Lévy-Bruhl, 1929 b, p. 77 : « J’avais fait une lecture qui eut sur l’orientation de ma pensée une influence décisive ; j’avais étudié de très près les œuvres d’Auguste Comte. Aussi, en 1895, quand je fus appelé à l’École Normale pour suppléer M. Georges Lyon et faire en seconde année le cours d’histoire de la philosophie, je pris Auguste Comte comme sujet de mes leçons. (…) C’était la première fois en France qu’un cours était consacré à l’étude de la philosophie d’Auguste Comte. »
101 Lévy-Bruhl, 1900, p. 5.
102 Lévy-Bruhl note que la thèse d’une unité profonde entre les idées et la vie matérielle d’une société avait d’abord été avancée par les penseurs contre-révolutionnaires, qui en déduisaient la nécessité d’un retour à l’état théologique. Mais il affirme avec Comte qu’un tel retour en arrière est impossible dès lors que l’activité scientifique a présenté un nouveau mode de systématisation plus clair et plus juste : cf. Lévy-Bruhl, 1899 b, p. 361.
103 Lévy-Bruhl, 1900, p. 71.
104 Lévy-Bruhl, 1900, p. 51.
105 Ce point a été souligné dans Ravaisson, 1889, p. 80 ; Delvolvé, 1932, p. 75 sq. ; Karsenti, 2006 b, p. 97 sq.
106 Lévy-Bruhl, 1900, p. 198-201.
107 Ibid., p. 85-86.
108 Cf. ibid., p. 54.
109 Ibid., p. 63.
110 Cf. Lévy-Bruhl, 1929 b, p. 77 : « Quoique je ne sois pas positiviste, je n’en ai pas moins subi assez fortement l’influence de l’esprit de Comte. Il m’a fait perdre le goût de toute philosophie qui n’est pas étroitement liée à l’histoire des sciences et à l’état actuel de la recherche et de la spéculation scientifique. »
111 Cette interprétation de la philosophie de Comte sera reprise par Henri Gouhier, dont les travaux sur Comte avaient été commencés sur le conseil d’Etienne Gilson, élève de Lévy-Bruhl. Cf. Gouhier, 1987, p. 517 : « La philosophie positiviste de l’histoire est une philosophie de l’histoire de l’esprit. »
112 Cf. Lévy-Bruhl, 1929 b, p. 78.
113 Cf. Mill, 1889, p. 414 sq. « Moral sciences » fut traduit en allemand « Geisteswissenschaften », ce qui introduisit en Allemagne la fameuse controverse entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, qui, on le voit, n’aurait aucun sens pour Mill, puisque les termes « esprit » et « nature humaine » sont pour lui équivalents : cf. Descombes, 1995, p. 49.
114 Cf. Mucchielli, 1998, p. 320. Les rubriques de psychologie sociale de l’Année sociologique sont intitulées « Mentalité des groupes » en 1901 et « Ethologie collective » en 1902. Lévy-Bruhl remarque lui-même que « cette éthologie, que Mill appelle aussi “la science de la nature humaine”, n’existe pas encore. La création en est urgente ; car tant qu’elle ne sera pas établie, il n’y a point de progrès possible en sociologie. C’est donc à elle que les sociologues devraient s’appliquer d’abord » (1899 a, p. xxxiv).
115 J.S. Mill publie en 1848 Principles of Political Economy, qui marque son retour à des problématiques politiques sur le meilleur régime, plus proches des théories utilitaristes de son père James Mill, après le détour par la théorie de la connaissance sous l’influence d’Auguste Comte.
116 Cf. Stocking, 1987, p. 36-41.
117 Cf. Lévy-Bruhl, 1899 a, p. xxvi-xxvii ; Clauzade, 2002, 2003 ; Karsenti, 2006b, p. 19-21.
118 Cf. Davy, 1949, p. 330-362.
119 Lévy-Bruhl, 1899 a, p. xxxvi.
120 Cf. Finnegan et Horton, 1973.
121 Cf. Mill, 1999, p. 30 : « Pour connaître convenablement ce qu’est une chose, nous avons besoin de connaître avec une égale netteté ce qu’elle n’est pas. Pour pénétrer le caractère réel d’un mode de penser, il nous faut comprendre quels sont les modes de penser qui rivalisent avec lui. M. Comte a pris garde que nous fassions ainsi. Les modes de philosopher qui selon lui disputent l’empire au mode positif sont au nombre de deux, et tous les deux antérieurs en date à ce dernier : ce sont le mode théologique et le mode métaphysique. »
122 Cf. Lévy-Bruhl, 1900, p. 48 : « Aussitôt commence ce qu’on pourrait appeler la dialectique de l’histoire intellectuelle de l’humanité. (…) Plus l’évolution avance, plus se marquent les préférences de l’esprit humain pour le mode de penser positif, et, dans les divers ordres de sciences, après un conflit plus ou moins long, ce dernier finit par l’emporter. »
123 Cf. Scharff, 1995, p. 5 : « A la différence des positivistes postérieurs, qui supposent que la vraie philosophie commence quand les voies pré-scientifiques sont abandonnées, Comte insiste sur le fait qu’il ne peut pas avoir une idée claire de ce qu’il fait sans une appropriation consciente et critique de son héritage théologico-métaphysique. »
124 Littré présente sa découverte de la philosophie de Comte comme une transformation dans son histoire personnelle. Cf. Littré 1863, p. i : « Une lutte s’établit dans mon esprit entre mes anciennes opinions et les nouvelles. Celles-ci triomphèrent, d’autant plus sûrement que, me montrant que mon passé n’était qu’un stage, elles produisaient non pas rupture et contradiction, mais extension et développement. »
125 Cf. Lévy-Bruhl, 1898, p. 395 : « Celui qui, connaissant Littré, se met à lire Comte, éprouve plus que de la surprise : c’est presque une révélation. Le disciple a ramené le maître à sa propre mesure. Dans la philosophie de Comte, il a surtout mis en relief l’aspect négatif et l’antagonisme qui l’oppose à la théologie et à la métaphysique. Mais Comte se regardait aussi comme le successeur et l’héritier des religions et des métaphysiques. »
126 Cf. Littré, 1863, p. 576 : « Je décline la méthode subjective, et tout ce qu’elle implique : je décline la construction, faite dès à présent, de l’avenir social, le tableau cérébral, les fétiches, la terre, l’espace et la finalité revenant avec eux. » Sur les rapports entre Comte et Littré, cf. Charlton, 1959, p. 51 sq., et Rutten, 1972, p. 58 sq.
127 Lévy-Bruhl, 1900, p. 12.
128 Cf. Littré, 1863, p. 35-36 : « Une doctrine qui, arrivant à son temps marqué par l’histoire, change la conception du monde, ne peut pas ne pas se substituer partout à l’ancienne doctrine. (…) C’est une partiale et chétive connaissance de l’histoire qui fait croire que les découvertes successives qui modifient l’État mental sont une sorte d’engins concertés pour la ruine de quoi que ce soit, dogmes, croyances, institutions. Le vrai est une lumière d’abord bien faible, mais quand il a grandi, il ne peut luire dans les régions de la science sans que tout le reste en soit éclairé. Dès lors survient une critique spontanée de l’ordre social, surviennent les agitations mentales, les mutations religieuses, les révolutions politiques, en un mot les phases de l’humanité. »
129 Cf. Lévy-Bruhl, 1900, p. 17 : « On demandera peut-être par où notre position se distingue de celle de Littré et des “positivistes incomplets”. Par la différence, répondrons-nous, qui sépare le point de vue historique du point de vue dogmatique. »
130 Boutroux a étudié l’histoire de la philosophie en Allemagne chez Edouard Zeller, qui avait critiqué la méthode de Hegel au nom d’une étude objective des documents (Cf. Boutroux, 1926, p. 7-78). Mais il ajoute qu’un système philosophique n’est pas seulement un ensemble de conceptions rationnelles et scientifiques, car il inclut en lui des éléments artistiques et religieux, qui en sont la part la plus vivante. De ce fait, l’historien de la philosophie peut comprendre les conceptions les plus éloignées par leur dimension pratique et affective : « Tandis que l’entendement moderne ne peut penser comme l’entendement primitif, la volonté libre peut embrasser les mêmes objets qui ont charmé les premiers hommes » (ibid., p. 75).
131 Boutroux, 1903. Ce rapport entre science et métaphysique oppose aussi Lévy-Bruhl à Boutroux dans l’interprétation de Descartes. Alors que Boutroux voit dans la causalité libre du Cogito la véritable découverte de Descartes (dans sa thèse latine De Veritatibus aeternis apud Cartesium), Lévy-Bruhl montre dans ses cours à la Sorbonne tout ce que la métaphysique cartésienne doit à la scolastique médiévale, et il établit que la nouveauté de cette métaphysique tient à son rôle de fondement pour les sciences modernes (cf. Gilson, 1957).
132 Cf. Lévy-Bruhl, 1922, p. 1 : « Quand Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures parurent il y a douze ans, ce livre aurait déjà dû s’appeler La mentalité primitive. Mais parce que les expressions “mentalité” et même “primitive” n’étaient pas entrées, comme aujourd’hui, dans le langage courant, j’ai renoncé alors à ce titre. »
133 La psychologie piagétienne du développement de l’intelligence chez l’enfant est le cadre à travers lequel a souvent été lu Lévy-Bruhl : cf. Hallpike, 1979, 1988 ; Jahoda, 1989, 2000. On propose ici plutôt de lire Piaget à la lumière de Lévy-Bruhl comme héritant de ses problèmes et limitant sa pensée.
134 Cf. Claparède, 1905, p. 33 : « Seule une méthode scientifique qui nous révélera d’une part quelle est la mentalité de l’enfant sur lequel on veut exercer une action, et d’autre part quelle est la conséquence de cette action – seule une telle méthode sera capable de nous fournir des résultats sûrs et féconds. »
135 Piaget, 1928 a, p. 174.
136 Cf. Piaget, 1923, 1924, 1926, 1927.
137 Cf. Maury, 1984.
138 Piaget, 1928 b, p. 58.
139 Cf. Reuchlin, 1991, p. 95 ; Jalley, 1981 ; Zazzo, 1975.
140 Cf. Wallon, 1934, 1945.
141 Wallon, 1928, p. 87-93. Cette analyse du dédoublement conduit Wallon aux premières réflexions sur le stade du miroir.
142 Wallon, 1984, p. 167.
143 Cf. Dosse, 1987.
144 Febvre, 1968, p. 15.
145 Ibid., p. 17 : « Hier, notre maître Lucien Lévy-Bruhl recherchait en quoi, et pourquoi, les primitifs raisonnent autrement que les civilisés. »
146 Febvre, 1957, p. 410.
147 Febvre, 1992 p. 113.
148 La métaphore chimique est récurrente chez Bloch. La chimie est le modèle de la science qui s’est trouvée une nomenclature objective permettant d’étudier des faits dont l’existence fluide échappe d’abord au scientifique (cf. Bloch, 1974, p. 120 et 131). Lorsqu’il détermine le modèle scientifique sur lequel doit se conformer l’histoire, en critique du positivisme de Seignobos, Bloch salue l’avènement de la théorie cinétique des gaz (ibid., p. 29).
149 Febvre est davantage inspiré par la psychologie collective de Blondel et Lévy-Bruhl, Bloch par la sociologie de Durkheim et Mauss : cf. Burguière, 1983, p. 333-348.
150 Cf. Bloch, 1963, p. 18.
151 Bloch, 1994 (1939), p. 133. Ce chapitre s’intitule précisément « Conditions de vie et atmosphère mentale ».
152 Ibid., p. 175.
153 Cf. Bloch, 1983 (1924), p. 185. Bloch parle de « contamination des croyances » en se référant au modèle de la magie par association chez Frazer (cf. ibid. p. 293). Mais il recourt à Lévy-Bruhl pour comprendre sur quel fond mental une telle association est possible, et pour expliquer la permanence de ce fond surnaturel, accepté alors qu’il est démenti par toute expérience (cf. p. 420-428).
154 Ibid., p. 245.
155 Cf. Bloch, 1963, p. 54, et Mandrou, 1968.
156 Cf. Vovelle, 1982, p. 236 sq.
157 Labrousse, « L’histoire sociale », 1967, cité in Dosse, 1987, p. 200.
158 Cf. Braudel, 1969, p. 53 : « Cycles, intercycles, crises structurelles, cachent ici les régularités, les permanences de systèmes, certains ont dit de civilisations – c’est-à-dire de vieilles habitudes de penser et d’agir, de cadres résistants, durs à mourir, parfois contre toute logique. »
159 Ariès, 1971, p. 15.
160 Ibid., p. 399.
161 Ibid., p. 345. Cf. aussi ibid., p. 337.
162 Ariès, 1978, p. 188. Ariès préfère cependant parler de « non-conscient collectif » pour éviter d’entrer sur le terrain des archétypes universels : il privilégie le fait que ces attitudes mentales ne font pas l’objet d’une codification explicite, mais se découvrent par l’analyse des régularités statistiques.
163 Cf. Gatinara, 1998, et Redondi, 1983.
164 Cité dans Redondi, 1986, p. xi.
165 Koyré, 1973, p. 22.
166 Cf. Koyré, 1971, p. 78, n.1 : « Pour éviter les malentendus, disons tout de suite que nous n’admettons point la variabilité des formes de la pensée ni l’évolution de la logique. »
167 Cf. Febvre, 1957, p. 391-401.
168 Cf. Foucault, 1966, p. 13.
169 Cf. Foucault, 1969, p. 10.
170 Cf. Foucault, 1974, III, p. 503 (« Philippe Ariès passe pour l’un des pionniers de l’histoire des mentalités. Il me semble surtout l’un des inventeurs de cette histoire qui raconte ce que l’homme fait de lui-même comme espèce vivante »), et IV, p. 648.
171 Cf. Foucault, 1972.
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