Sémiologie de la bande dessinée numérique
p. 109-134
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1La rencontre entre la bande dessinée et le numérique – rencontre formelle, plastique, matérielle mais aussi culturelle – a renouvelé certaines hypothèses fondatrices sur la bande dessinée comme forme médiatique (portées par Pierre Fresnault-Deruelle, Benoît Peeters, Thierry Groensteen, Pascal Robert) ainsi que sur les écritures informatisées (Souchier et Jeanneret, 2005) et la numérisation.
2Ce chapitre vise à expliciter les processus de signification en jeu dans les expressions numériques de la bande dessinée. Par « signification », nous entendons une démarche d’analyse sémiologique qui rend compte des possibles parcours interprétatifs pris dans le « pouvoir de la contrainte lié à la matérialité » (Escande-Gauquié et Souchier, 2011, p. 21) plutôt qu’elle ne tend à recomposer un sens codifié.
3Quels principes et quelles contraintes régissent les organisations signifiantes des bandes dessinées numériques, catégorie générique assurément non définie mais à laquelle l’appartenance des textes1 désignée ou revendiquée, constitue le signe d’un référent formel et narratif commun ? Posons autrement la question : à quoi le lecteur de bande dessinée numérique est-il confronté ? Comment se détermine un texte cohérent, un objet d’interprétation qui, quelles que soient ses singularités plastiques, formelles, diégétiques, peut être, néanmoins, envisagé comme une bande dessinée ?
4La question de la médiatisation numérique fait l’unité d’un ensemble large et discontinu de publications et de créations2. Ce trait commun peut sembler bien ténu mais il constitue cependant une médiation esthétique, narrative et sensible centrale dans les propositions des auteurs et des éditeurs. Je m’appuierai sur trois postulats :
- comme surface et cadre, l’écran informe la bande dessinée3 ;
- comme relation entre support et mémoire, la numérisation conditionne les stratégies narratives ;
- transport médiatique, l’édition numérique redéfinit la bande dessinée comme forme culturelle intermédiatique.
5L’économie sémiotique de l’écran est bien un opérateur de sens fondamental des altérations et variations numériques de la bande dessinée. La numérisation, qu’elle s’applique à la bande dessinée produite pour l’imprimé (papier) ou à des créations numériques, constitue une (ré)écriture des images et des textes en un codage numérique transparent pour le lecteur. La dimension « aveuglante » de l’écran électronique en fait une véritable « scène » aux pouvoirs d’uniformisation et de masque (Jeanneret, 2004). Les acteurs de la bande dessinée (auteurs, éditeurs, développeurs, etc.) appréhendent l’écran selon des dimensions plurielles et diversement hiérarchisées (technique, économique, formelle, ergonomique, sociale, éditoriale et scripturale) mais qui sont matérialisées par une économie de signes à interpréter.
6Nous présenterons ici de quelles manières trois propriétés sémiotiques de la bande dessinée sont bouleversées par la numérisation : la scansion ternaire du dispositif bédéique « case, planche, récit » développée par Benoît Peeters (2003) formera ainsi l’ossature de cet article. Comment, dans les interactions avec la forme écran, s’établissent des normes pour la bande dessinée numérique et des écarts à celles-ci : normes créatives, normes éditoriales mais également industrialisées (éditeur web, fonctionnalités de lecture) ? Comment « lire la bande dessinée numérique » ?
7« Est-il possible de prendre comme base d’une observation et d’une théorisation du sens, aussi cet intervalle entre deux mots, entre deux syntagmes, qui est ce moment de l’hésitation, de la bifurcation ? Autrement dit, pourquoi ne pas chercher le sens dans ces lieux et ces moments où il se cherche » (Peytard, 1993). Là ou bifurque la bande dessinée : voilà le lieu où nous proposons d’investiguer, sur la base de deux exemples principaux, formant une iconographie constituée selon « l’esprit de collection » évoqué par Pierre Fresnault-Deruelle4, et attentive à la singularité des exemples (Peeters, 2003, p. 11).
Qu’est-ce que l’écran fait à la case ?
8Que devient la case dans l’écran ? Unité vignettale, la case constitue une propriété culturelle et en même temps formelle de la bande dessinée : elle est caractérisée par une forme, une superficie, une position dans la page, elle est inscrite dans une série et plus largement articulée à d’autres cases. Je reviendrai plus loin sur le fonctionnement du récit en lui-même, il nous intéresse ici de partir du postulat que la case est à la fois une configuration signifiante matérialisée et une abstraction, une « forme mentale » (Groensteen, 1999, p. 34). Or, la partition tabulaire de l’écran agit sur la case, instruisant une régionalisation de la case soumise à son affichage à l’écran.
9Le premier exemple concerne l’adaptation numérique d’une bande dessinée imprimée. Little Tulip de Boucq et Charyn est téléchargeable à partir de la plate-forme Izneo5 (fig. 1). C’est, du point de vue éditorial, une adaptation homothétique6 de la bande dessinée imprimée. La bande dessinée occupe intégralement la partie inférieure de l’écran, prise dans les cadres seconds du paratexte : celui du navigateur, celui de l’ordinateur. Les propriétés techno-sémiotiques de l’écran comme cadre et économie signifiante, inversent la forme rectangulaire verticale de la page imprimée, instruisant la « bande de cases » comme format de lecture. Ainsi, dans le cadre horizontal de l’écran, la lecture de gauche à droite est singulièrement renforcée, donnant à lire une solidarité iconique des cases comme des syntagmes horizontaux.
10La « case » est par là valorisée en tant que contenu iconique et figuratif par l’agrandissement (l’ajustement à la taille de l’écran) et la désolidarisarion de la planche qui s’effectuent dans le même temps. La disparition du rectangle paginal du papier fait de la case un objet dont la forme, la superficie et le site sont constamment redéfinis (selon les modes de lecture proposés, selon la position du curseur) : inachevée, fragmentée, remplissant l’écran par un zoom, le statut de la case varie de l’unité syntagmatique au tableau (Peeters, 2003, p. 30).
11Les éditions numériques comportent parfois un mode automatisé de lecture qui repose sur le défilement autonome et préfiguré des cases (comme la « lecture animée » proposée par Ave !Comics/Aquafadas)7. Ce mode associe alors étroitement le récit et la succession des cases ainsi que leur rythme et sens d’apparition (de droite à gauche, apparition de la bulle de texte par un zoom dans la case, etc.), en assumant la perte de la planche dans la lecture (Fresnault-Deruelle, 1976, p. 21). Comme pour résoudre la tension entre le « vu » et le « lu », le choix éditorial fait coïncider le cadre de l’écran avec celui de la case (délégant aux marges un encadrement qui révèle la case) : la dimension linéaire efface la dimension tabulaire de la bande dessinée. Dans ces éditions numériques, la bande dessinée est redéfinie comme un ordonnancement de cases.
12Intéressons-nous à un deuxième exemple portant sur une création numérique : c’est le cas du feuilleton Guffin de Pierre Maurel (2014, fig. 2). Le préambule de cette bande dessinée turbomédia*8 installe l’atmosphère d’un récit en 7 épisodes, publié dans la revue numérique Le Professeur Cyclope. Comme création, le turbomédia repose sur la gestion de la contrainte tabulaire de l’écran dans l’écriture (narrative, iconique, formelle, technique) ainsi que nous allons le voir en détail à partir de Guffin et de son énonciation « turbomédiatique ». La bande dessinée occupe intégralement la partie inférieure de l’écran, prise dans les cadres seconds du péritexte9 du recueil des épisodes du feuilleton (le sommaire, un curseur permettant de circuler entre les épisodes, un menu intermédiatique pointant vers les réseaux sociaux) ; de l’espace médiatique qui publie la BD (Arte Creative et la revue du Professeur Cyclope) et de l’architexte10 logiciel du navigateur web. L’espace dédié à l’affichage de la bande dessiné est central et fixe, signifiant une surface matérielle d’inscription (la page blanche), mais aussi un dispositif de lecture (discrètement visible par les flèches qui permettent au lecteur d’avancer dans la bande dessinée).
13Cette séquence narrative est rythmée par quatre clics, qui font apparaître quatre images successives :
14Ces quatre « pages » se composent en fait d’une à trois cases superposées, comme les fragments de la même case brisée. La surface de l’écran se voit attribuer le statut entre-deux d’une surface non plus d’inscription mais d’un support où est déposé, en épaisseur, l’objet case. La case ici est quasi solide, renvoyant à un miroir ou une vitre cassée, au contraire de la pliure et du froissement du papier analysés comme une subversion par Pascal Robert chez Marc-Antoine Mathieu (Robert, 2011). La vitre est l’écran ; la case comme une mise en abyme de l’écran, permet de concentrer le regard du lecteur-voyeur sur une scène séquencée : l’enfant qui cherche à se protéger, la main levée du père, le regard implorant, le coup porté.
15À la fois une et plurielle, l’unité vignettale de la case fait l’objet d’une « subversion » (ibid.) destinée à provoquer la lecture rythmée par l’activation des flèches de lecture : formant case et planche, la séquentialisation de la construction de la case elle-même constitue un des principes sémiotiques de cette énonciation turbomédiatique, dissociant les éléments de la vignette tout comme elle fragmente les syntagmes séquentiels de la planche.
16Les fondamentaux de la bande dessinée apparaissent à égalité dans ce jeu de segmentation : les éléments textuels, figuratifs, formels, la case, la planche sont des unités variables dont les équilibrages internes permettent des stratégies narratives renouvelées. La case devient alors hypercase comme la planche est hypercadre (Groensteen, 1999, p. 39).
Qu’est-ce que l’écran fait à la planche ?
17La planche comme structure et organisation formelle a fait l’objet de multiples inventions par les dessinateurs, en tension avec la matérialité des supports de publication11. Or, la bande dessinée numérique manipule les statuts de l’écran, tour à tour support formel et support matériel, dans une négociation constante de la surface d’inscription comme espace : qu’advient-il de la planche comme signifiant de la bande dessinée ?
18Revenons à notre premier exemple (figure 1), Little Tulip. Dans les adaptations numériques, la planche originale est celle de l’album papier, et elle est conservée comme une unité première intégrée dans les fonctionnalités de lecture : par exemple, le chemin de fer permettant de se situer dans un « multicadre feuilleté » (Groensteen, 1999, p. 39) ou celle du mode « double-page », « page simple », donnant à voir la planche dans son intégralité (figure 3).
19La planche perdure au sens de dispositif de lecture dans certaines des fonctionnalités proposées pour que le lecteur « édite » le texte : c’est le cas du « mode ajuster à la largeur » pour lequel la « page » est celle de l’album papier (objet-livre absent) et la largeur celle de l’écran du lecteur (objet-cadre circonstanciel).
20La planche s’apparente alors à une icône de navigation : réduite pour « tenir » dans l’hypercadre de l’écran, elle est illisible et prend un statut d’objet à cliquer (ou à toucher) et non à lire. Dans la figure 1, l’hypercadre de la planche apparaît au contraire partiellement à l’écran, et l’on peut en déduire qu’il ne peut jouer alors complètement sa fonction sémiotique de solidarité iconique.
21On observe deux cas de figure, donc : soit la planche est visible, mais illisible autrement que comme image, soit elle est rendue lisible par un procédé de zoom et de déplacement dans le cadre et elle est invisible en tant que planche12. Plutôt que la case pour laquelle l’auteur est tour à tour « myope et presbyte » (Peeters, 2003, p. 45), c’est la planche qui devient partiellement une « entité combinable » à voir « de très près et de très loin » (ibid.). D’une part, la bande dessinée ainsi visualisée tient « physiquement » au support ; d’autre part, la planche agrandie déborde l’espace du cadre et ce découpage rappelle sans cesse que la planche préexiste, en entier, ailleurs. L’expérience de lecture s’effectue ainsi dans l’écart entre une externalisation et une internalisation du cadre par rapport à la planche. Les fonctionnalités du logiciel de lecture tentent de résoudre un conflit éditorial entre l’hyper-cadre et le support (Bonaccorsi, 2011).
22Les opérations de lecture numérique consistent alors à simuler le déplacement d’une page derrière la fenêtre de l’écran : l’écran-cadre acquiert le statut de cache (scrolling*). Par la vue sur la planche qu’il construit (une « machine à vues »), il renvoie au papier (c’est-à-dire au document qu’est la page qui contient la planche) et de ce fait à une mémoire de la planche. Plus exactement, c’est la mémoire de la fonction sémiotique de la planche qui est ici mobilisée. Parfois, l’ajustement éditorial que doit réaliser le lecteur pour que « ça tienne dans l’écran » peut faire passer si vite la planche du trop grand au trop petit que le lecteur contemplera toujours un fétiche ou un monument. Ces métamorphoses renvoient à une extériorité, celle de la planche de l’album et donc d’une certaine manière à l’archive.
23L’exemple de Guffin nous permet de montrer un autre statut sémiotique de la planche comme mémoire d’une forme liée au cadre du support d’inscription. L’occupation du cadre progressive à laquelle recourt Pierre Maurel est particulièrement signifiante de cette modalité, focalisée sur le statut d’ossature tabulaire et spatiotopique13 (Groensteen, 1999) de la planche.
24En effet, la planche existe à partir de l’affichage successif des cases dont « l’emplacement » est fixé : ainsi, les cases s’affichent les unes après les autres depuis le bord haut du cadre, comme un puzzle. Dans cette écriture progressive, la planche est à la fois sémiotisée comme une structure et un processus. Focalisé sur la succession des cases, le travail du lecteur est ainsi l’exploration de l’« espace ouvert par la case » et la recomposition du récit narratif sans la planche. L’espace-temps de la bande dessinée est ainsi « machiné » par les algorithmes de l’interface de lecture. Puisqu’il n’a plus à circuler sur le plan de la surface, le lecteur fait donc l’expérience d’une lecture par le détail, transformant chaque case en petits tableaux, recréant des mini-strips par l’extraction de deux cases, etc.
25On voit dans ces exemples de quelles manières la planche, « machine narrative spatialisée » (Robert, 2011, p. 57), est réinterprétée par des écarts entre son statut d’hypercadre et les cadres de l’écriture informatisée : celui des bords de l’écran et celui de sa partition.
Qu’est-ce que l’écran fait au récit ?
26Que devient la double tâche du lecteur de bande dessinée, travail défini par Pascal Robert comme appelant un double savoir : « savoir circuler sur le plan de la surface d’une case à l’autre, mais savoir également explorer chaque espace ouvert par la case et recomposer l’espace virtuel global qu’il construit/explore » (Robert, 2011, p. 70) ? Le récit visuel qui caractérise la bande dessinée fait appel à des plans de signifiance articulés : celui de la vignette, celui du syntagme, celui de la séquence c’est-à-dire des articulations idéelles formant des segments du récit (Groensteen, 1999, p. 148).
27Dans l’adaptation numérique de Little Tulip, les conflits entre cadre/planche conduisent le lecteur à une appréhension fragmentée de l’unité du récit bédéique. En même temps qu’elle est réécrite numériquement (la couche informatique), la bande dessinée semble « rejetée » par le support numérique parce qu’elle ne peut s’y stabiliser. Le lecteur est dans ce cas de figure constamment rappelé à la tension entre deux ordres de lecture, celui de la page du livre imprimé et celui de l’écran. Au contraire, la continuité narrative dans le récit turbomédiatique s’appuie sur la linéarité de la lecture, de manière peu ouverte et qui peut sembler d’ailleurs assez rudimentaire en regard de l’inventivité narrative analysée dans la bande dessinée imprimée (Peeters, 2003, p. 73). Comme nous l’avons vu, le turbomédia règle la question de la solidarité iconique de la planche par la recomposition linéraire de celle-ci : l’intervention technique du lecteur ne porte plus sur la page/case comme c’est le cas pour les adaptations numériques, mais crée les conditions d’avancée dans le récit diégétique et plastique. On relèvera ainsi trois stratégies narratives utilisées par Pierre Maurel.
28Le récit de Guffin se déroule dans la durée limitée d’une journée, au cours de laquelle bascule la vie de plusieurs adolescents skateurs. La révolte du jeune adolescent frappé par son père le conduira à commettre un crime, point final de la journée. Un bref épilogue, quelques années plus tard, clôt le récit en faisant apparaître un autre narrateur jusque-là non identifié, participant et témoin du drame.
29Nous avons montré précédemment (figure 1) de quelle manière l’hypercadre de la planche est synthétisé et réduit à son principe centrifuge essentiel. Il fait de la scène d’introduction l’instant décisif, point de départ et d’arrivée du récit puisque l’épilogue évoque un autre meurtre à venir, celui du père, à travers la référence à un fait-divers. Dans la scène introductive de Guffin, on remarque que la redondance des motifs signifie la répétition d’une scène de la diégèse14 déjà vécue et qui se reproduira (l’enfant battu), avec de légers décalages, comme ceux entre les motifs des fragments de verre. La stratégie narrative produite par le turbomédia installe ainsi une stabilité (l’image fixe de l’enfant, puis du père de dos dans le premier fragment), le second fragment variant à la fois le point de vue (retour à l’enfant de face) et constituant un embrayeur temporel (yeux ouverts/fermés).
30Explorons deux autres stratégies narratives à partir d’une séquence qui fait jouer au fond blanc de l’écran une fonction lecturale15 singulière :
311) L’absence de contour permet une dialectique du blanc et du vide, un lieu d’expérimentation sur l’espace de la page et la durée du récit. La séquence reproduite ci-dessous montre un temps suspendu et rêvé : le trait courbe dessiné, unidimensionnel, a une fonction séparatrice dans la première image. Il devient le signe d’un espace en volume par l’apparition du skateur, de droite à gauche.
32La surface d’écriture est ici travaillée comme lieu d’une expérience sensorielle que le tempo de la lecture par la « visionneuse » va régler : rapide, il tend vers l’animation (celle du flipbook), lent, il permet un moment suspendu qui converge avec la couleur grisée et évanescente du dessin. Le lecteur accède à un temps mental, celui du personnage qui « vit » et ressent la figure qu’il réalise.
332) Le lecteur est provoqué dans son parcours interprétatif : si l’illusion d’une lecture de gauche à droite est sémiotisée par l’utilisation de la flèche droite de navigation, ce sens « naturel » est contrarié par le mouvement inverse du skateur. La « subversion » de la lecture fait écho à l’appropriation « sauvage » de l’espace public par les jeunes skateurs : d’une certaine manière, la « dynamique de l’action » converge avec la contrariété du sens de lecture (Groensteen, 1999, p. 59).
34Ainsi, l’énonciation turbomédiatique exploite particulièrement le caractère dominant de la linéarité du récit par la suspension et la rupture de ton, de sens, de tempo : il s’agit bien, comme le montrent ces exemples, de « convertir l’espace en successivité » (Peeters, 2003, p. 87). Parfois, la « sonorisation » de la bande dessinée devient le matériau même de cette rythmique singulière qui détache la zone texte de la zone image, faisant entendre les voix avant la figuration iconique des personnages. L’écran, multicadre sans feuilleté, est le lieu de mise en scène d’un récit qui prend forme à la croisée du visible, du lisible et de l’affichable.
35Le recours à l’animation, la référence à l’énonciation filmique sont fréquents dans les stratégies narratives numériques qu’il s’agisse d’adaptations ou de créations (Boudissa, 2010 ; Rageul, 2014). Travelling au sein d’une planche numérisée ou d’une case, zoom, inserts, voire animation d’une case, etc., constituent autant d’exemples de mises en scènes intermédiatiques du récit dans la bande dessinée numérique.
36De l’épisode au « recueil », Guffin fait également l’objet d’une réédition numérique de « l’histoire complète ».
37Les signes paratextuels « Découvrir le recueil », « plus d’infos ici sur sa nouvelle forme » ainsi que « voir la visionneuse » conduisent le lecteur à des niveaux différents dans l’épaisseur documentaire du site web (l’épisode, l’histoire complète, un métadiscours sur la revue), caractéristiques des mutations numériques des catégories culturelles de la bande dessinée.
38Ce récit visuel, quels qu’en soient les formes et les genres, est imprégné des multiples croisements médiatiques liés à sa « vie sociale16 » : les revues en ligne, les blogs bd*, les plates-formes des librairies numériques, les éditeurs et les auteurs produisent des bandes dessinées caractérisées par les variations médiatiques qu’elles contiennent ou anticipent comme, par exemple, leur publication imprimée (Candel, 2009 ; Bonaccorsi, 2013). Citons ainsi les créations transmédiatiques (MediaEntity, 201517), les éditions des blogs bd ou les albums issus de revues en ligne (comme Le sourire de Rose, Casterman et Arte Éditions/Label Professeur Cyclope en 2014, publié initialement en turbomédia).
39La perspective sémiologique nous indique, plus que jamais, la prise en compte de la matérialité des textes, des processus de publication et de circulation des œuvres (Chartier, 2015). « Lire la bande dessinée numérique » rappelle in fine l’attention nécessaire à porter aux industries culturelles, aux catégories et pratiques de la bande dessinée qui instruisent la relation entre lecteur et texte, en considérant les formes de diffusion et de légitimation de la bande dessinée, l’ordre des discours et l’économie de l’écriture qui s’y renouvellent ou s’y répètent.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 On entendra « texte » au sens de la sémiologie interprétative, comme « ensemble de formes, matérielles et signifiantes qui comportent des traces d’opérations, de représentations et de positions interprétatives, subjectives ou communes, relevant autant de l’imaginaire que du symbolique » (Ablali et Ducard, 2008, p. 272).
2 Diffusion d’un catalogue de bandes dessinées imprimées puis numérisées ; créations numériques pour écran.
3 Les contraintes du support ont été analysées par Thierry Groensteen (1999, p. 70) comme produisant la forme culturelle de la bande dessinée (le strip* est lié à la nécessité de revenir à la ligne).
4 « Une nouvelle image, dénichée sur la “toile” (et qui soit reproductible, c’est-à-dire exportable hors de l’écran), chez un libraire de livres anciens […] pique soudain le collectionneur que nous sommes, qui est aussi sémiologue. Augmentée d’un membre, la famille d’images s’anime soudain et voit telle lignée iconographique se doter d’une dimension seulement entrevue jusque là. » (Fresnault-Deruelle, 2011, p. 10)
5 <http://www.izneo.com/>.
6 On désigne comme « homothétique » les éditions numériques qui relèvent d’une réplique du livre imprimé.
7 À partir de la planche, deux modalités de lecture sont proposées : soit animée (les cases se succèdent de manière automatique), soit manuelle (le lecteur fait glisser les cases avec son doigt).
8 Voir à propos de la forme turbomédia les chapitres de Magali Boudissa et de Julien Falgas infra.
9 Le paratexte « assure la présence au monde du texte, sa réception et sa consommation » à travers notamment le « péritexte » (Genette, 1987 p. 7).
10 L’architexte est un outil d’ingénierie textuelle qui permet l’existence de l’écrit à l’écran (Jeanneret et Souchier, 2009, p. 159).
11 Voir à ce sujet les dossiers des revues MEI, « Poétiques de la bande dessinée » (no 26, 2007), Communication et Langages, « Matérialité de la bande dessinée » (no 167, 2011) ainsi que Robert, 2015.
12 Cette partie du chapitre reprend des analyses présentées dans un article portant sur les éditions numériques pour smartphone (Bonaccorsi, 2011).
13 Thierry Groensteen utilise le terme de « spatiotopique » pour désigner la manière dont la bande dessinée aménage l’espace de la page.
14 La diégèse est l’univers spatio-temporel désigné par le récit (Encyclopaedia Universalis).
15 La fonction lecturale des signes est définie par Thierry Groensteen (1999) comme l’indice de quelque-chose-à-lire : il invite à s’arrêter et à scruter.
16 Nous renvoyons ici à la fameuse définition de la sémiologie par Ferdinand de Saussure comme la « science des signes au sein de la vie sociale ».
17 Émilie et Simon, MediaEntity, 2015 – Éditions Delcourt/Mutation Narrative.
Auteur
Professeure en sciences de l’information et de la communication, membre du laboratoire de recherche ELICO (EA 4147) à l’Université de Lyon. Elle est directrice adjointe de l’Institut de la communication de l’Université Lumière Lyon 2 où elle est responsable du Master recherche en SIC. Ses travaux portent sur la culture écrite et les transformations médiatiques du texte et de l’image, à partir d’analyses situées des formes signifiantes, à la croisée de la sémiologie et de l’ethnographie. Elle est notamment l’auteur de Le devoir de lecture, médiations d’une pratique culturelle, publié chez Hermès Lavoisier en 2009, et en 2011 « La bande dessinée aux prises avec la “machinerie éditoriale” du smartphone » dans la revue Communication et Langages, no 167. Elle a coordonné en 2014 avec Émilie Flon le dossier de la revue Les Enjeux de l’information et de la communication portant sur les « Figures de la “variation” médiatique : stratégies, discours, dispositifs », no 15/3.
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