La BD numérique, entre jeu vidéo et Net Art ?
p. 101-108
Texte intégral
La bande dessinée numérique a pris et prend encore des formes très diverses, qui connaissent une plus ou moins grande fortune auprès de la profession et du public. Ces formes inscrivent la bande dessinée numérique comme une manifestation du récit sur support numérique, aux côtés d’œuvres du Net Art*, de la littérature numérique, du cinéma interactif, du jeu vidéo, etc. Elles sont le résultat de l’hybridation entre arts et médias favorisés par le numérique. Ce contexte pose la question des liens d’influence réels ou supposés que la bande dessinée numérique entretient avec d’autres pratiques numériques, et des nouvelles formes qui en résultent. Une tendance marquée voit le développement de formes empruntant à l’animation, par exemple par la juxtaposition d’images fixes et animées. Certains acteurs appartiennent aux deux mondes : ainsi de Yves Bigerel, alias Balak, inventeur du « turbomédia* » et par ailleurs storyboarder* dans l’animation. Qu’en est-il du jeu vidéo ? De la littérature et des arts numériques ?
La bande dessinée numérique intègre souvent une dimension interactive. Si les modalités de navigation impliquent déjà des actions de la part du lecteur, certaines productions l’autorisent aussi à intervenir beaucoup plus fortement sur la conduite du récit ou dans l’histoire. Thierry Groensteen suggère que l’implication demandée au lecteur est parfois si grande que les phases d’actions l’emportent sur les phases de lecture (Groensteen, 2011, p. 81). Il se demande alors si on peut toujours parler de « bande dessinée » numérique ou s’il s’agit d’une sorte de jeu vidéo.
Cette suggestion pointe l’érosion des frontières. Elle pointe aussi le fait que la bande dessinée numérique, dans certaines de ses manifestations, comporte un aspect jouable. L’« histoire dont vous êtes le héros » en est peut-être la manifestation la plus évidente, telle que Les vestiaires1 ou A duck has an adventure2. L’utilisateur de Prise de tête3 peut quant à lui intervenir directement sur le découpage des planches afin d’accompagner le héros dans sa quête. Moins expérimental, Daniel Merlin Goodbrey a récemment mis en ligne The Empty Kingdom4. Au-delà de la lecture, il y a ici des règles du jeu et un vrai gameplay, emprunté au jeu de point’n’click : le lecteur doit récupérer dans les différentes branches de l’histoire des objets qui seuls permettent d’accéder à d’autres branches.
The Empty Kingdom est ainsi à rapprocher de jeux vidéo comme Framed5. L’interface de celui-ci présente une succession de véritables planches de bande dessinée. L’objectif est de fuir la police en passant de case en case. Pour cela, le joueur doit réarranger les cases de chaque « page » (les intervertir, les faire pivoter) de manière à pouvoir laisser passer le personnage et lui éviter les rencontres avec la police. Cela n’est pas sans rappeler Comix Zone6. L’avatar contrôlé par le joueur y est un auteur de comics qui se retrouve coincé dans sa propre bande dessinée. Pour en sortir, il devra réussir à parcourir les cases et planches jusqu’à la fin, en combattant divers ennemis et en résolvant des énigmes. Toutefois, ce jeu n’emprunte que l’apparence de la bande dessinée. Framed est différent en ce sens qu’il offre au joueur la possibilité de jouer avec une de ces caractéristiques fondamentales : le découpage de la planche. On pourrait presque dire que le joueur (ré)écrit l’ histoire.
De la même manière, The Empty Kingdom n’emprunte pas seulement au jeu vidéo son aspect, mais également son gameplay. Goodbrey désigne cette œuvre sous le terme de « game comic » (Goodbrey, 2014), soulignant l’« entre-deux » dans lequel elle se situe. L’interface du jeu vidéo expérimental Everyday I’m working7 se présente sous la forme de deux strips* de bande dessinée. Le joueur doit effectuer un certain nombre de gestes répétitifs au moyen du clavier. La visée de ces interactions est purement métaphorique : le geste frénétique participe de la production du sens dans ce qui est un court récit. En mettant à profit les propriétés du support numérique pour produire du sens, on pourrait même se demander si ce jeu ne serait pas en réalité une forme ultime de bande dessinée numérique.
Bien que rares, il existe donc de vrais emprunts et des incursions mutuelles entre la bande dessinée numérique et le jeu vidéo, brouillant d’ailleurs la frontière entre ces catégories. Il semblerait que l’on ne puisse pas en dire autant en ce qui concerne la littérature numérique, le cinéma interactif, le CD-ROM d’artiste ou encore le Net Art8. Ces champs9 semblent rester méconnus des acteurs de la bande dessinée numérique10.
Cette situation autorise la prospective : de quelles « inventions » de la littérature et des arts numériques la bande dessinée numérique pourrait-elle se nourrir ? NON-roman11 joue ainsi avec le fenêtrage pour proposer un récit délinéarisé (dans une perspective différente de « l’histoire dont vous êtes le héros »). Les mots cliquables dans le corps du texte ouvrent de nouvelles fenêtres comme autant de digressions, de précisions, de descriptions, etc. Les Poèmes à lecture inconfortable de Philippe Bootz prennent sens dans l’attraction-répulsion, en conditionnant leur bon affichage à une action permanente mais vaine sur l’interface. Le geste effectué par le spectateur sur l’interface répond alors de manière métaphorique au contenu textuel de telle sorte que l’œuvre perdrait de son sens sans cette modalité d’intervention. L’algorithme du film interactif The End, etc.12 compose un film inédit pour chaque spectateur en sélectionnant des séquences selon des choix de mots-clés effectués par le spectateur. Chaque film ainsi composé offre un propos inédit et singulier, résultat du montage aléatoire de différentes séquences. Le spectateur y est une sorte de co-auteur parce qu’il sélectionne les mots-clés13, et encore plus parce qu’il peut, à la fin de son visionnage, proposer de nouveaux mots-clés qui seront enregistrés dans la base de données de l’œuvre et accessibles aux autres spectateurs.
L’œuvre procédurale Façade14 permet au spectateur d’entretenir une véritable conversation avec un couple virtuel. Le spectateur y tient un rôle, y est un véritable protagoniste de l’histoire, dans une forme proche du jeu de rôles ou, mieux, du théâtre d’improvisation. À lui d’infléchir la conversation, dont la trame générale est prédéfinie15, pour tenter de réconcilier ou de briser le couple formé par Grace et Trip. Autant de dispositifs narratifs et de modalités de lecture16 qui pourraient servir un récit de bande dessinée numérique. À l’inverse, une œuvre du Net Art comme My boyfriend came back from the war17 possède nombre de caractéristiques de la bande dessinée, sans que l’on puisse pour autant affirmer l’existence d’une influence avérée.
De manière générale, ces exemples rappellent que le texte et l’image se sont depuis longtemps émancipés des supports imprimés pour les supports numériques. Ils ont trouvé dans l’espace de l’écran de nouveaux moyens plastiques, de nouveaux modes d’organisation formelle et de nouvelles possibilités narratives : CD-ROM et applications multimédia, site web, jeu vidéo, Net Art, littérature numérique. Parallèlement au champ de la bande dessinée numérique, la bande dessinée peut alors constituer un répertoire de moyens plastiques et narratifs pour l’ensemble plus large des récits numériques.
Bibliographie
Références bibliographiques
Groensteen, Thierry, Bande dessinée et narration, Paris, PuF, 2011.
Merlin-Goodbrey, Daniel, « The Empty Kingdom », billet sur emerl, 2014. [En ligne] : <http://e-merl.com/2014-12-08-theempty-kingdom>.
Notes de bas de page
1 Le Boucher, Timothé, Les vestiaires, 2014. [En ligne] : <http://www.la-boite-a-bulles.com/info/vestiaires-interactif/index.html>.
2 Merlin-Goodbrey, Daniel, A duck has an adventure, 2012. [En ligne] : <http://e-merl.com/stuff/duckadv.html>.
3 Tony, Prise de tête, 2009. [En ligne] : <http://www.prisedetete.net>.
4 Merlin-Goodbrey, Daniel, The Empty Kingdom, 2014. [En ligne] : <http://www.kongregate.com/games/Stillmerlin/theempty-kingdom>.
5 Loveshack, Framed, Melbourne, 2014. [En ligne] : <http//:framed-game.com/presskit/sheet.php?p=framed>.
6 Comix Zone, Sega, 1995.
7 Alinéaire (collectif), Everyday I’m working, 2013. Voir : <http://www.alineaire.fr/creations.html>.
8 Sur le Net Art, on lira : Fourmentraux, Jean-Paul, L’œuvre virale. Net art et culture hacker, Bruxelles, La lettre volée, 2012 ainsi que Art et Internet, les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS Éditions, coll. « CNRS Communication », 2005 (réédité en 2010).
9 Nous nous limitons à ces champs de l’art numérique car ils relèvent de la narration et/ou partagent les mêmes supports et les mêmes conditions de réception que la bande dessinée numérique (ordinateur personnel, tablette).
10 Si certains auteurs revendiquent explicitement le jeu vidéo ou l’audiovisuel comme influences, nous n’avons pas connaissance d’auteurs faisant mention des arts ou de la littérature numériques. Nos échanges informels avec auteurs ou théoriciens semblent indiquer une méconnaissance de ces domaines. Ce ne sont là que des suppositions mais un constat tendrait à les confirmer : le fait qu’aucune bande dessinée numérique ne semble reprendre à son compte des formes ou mécanismes d’œuvres de littérature ou art numériques.
11 De Boutiny, Lucie, NONroman, 1997. [En ligne] : <http://www.synesthesie.com/boutiny/>.
12 Masson, Laetitia (réal.), The End, etc., France Télévisions/Memo Prod., 2013. Voir <http://the-end.nouvelles-ecritures.francetv.fr/>.
13 Ce choix est néanmoins fait à l’aveugle, puisque le spectateur n’est pas en mesure de savoir à quelles séquences sont associés ces mots-clés.
14 Mateas, Michael et Stern, Andrew, Façade, 2005. [En ligne] : <http://www.interactivestory.net/>.
15 Le contexte est prédéfini (on visite un couple d’amis dans son appartement), ainsi que le sujet central, qui émerge très rapidement : la solidité des sentiments de Grace et Trip l’un envers l’autre.
16 Mais est-ce bien encore de lecture qu’il s’agit ? Exploration, portée évocatrice du geste sur l’interface, diverses modalités de participation, etc. redéfinissent les modalités de réception.
17 Lialina, Olia, My boyfriend came back from the war, 1996. [En ligne] : <http://www.teleportacia.org/war/>.
Auteur
Docteur en Arts plastiques, il a soutenu sa thèse « La bande dessinée saisie par le numérique » en 2014 à l’Université Rennes 2, sous la direction de Ivan Toulouse (APP, Rennes 2) et Benoît Berthou (LabSIC, Paris 13). Il est auteur de bande dessinée papier et numérique, actif en ligne et dans le fanzinat. Quelques mots clés définissent ses thèmes de recherche et ses créations : narration, récit, interactivité, interface, arts et littératures numériques. Son site Internet : <www.anthonyrageul.net>.
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