Généalogie de la bande dessinée numérique
p. 31-54
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Le panorama historique que nous allons dresser ici n’est pas à proprement parler une histoire de la bande dessinée numérique, au sens de la relation chronologique des états successifs d’un objet appelé « bande dessinée numérique », de son apparition à ses développements présents. Il entend surtout être une généalogie des différentes branches de la création graphique numérique pouvant relever d’une « bande dessinée numérique ». La difficulté à définir cet objet rend ardu, et au mieux restrictif voire risqué, un raisonnement qui partirait des formes actuelles pour chercher à en comprendre l’origine. Ici, nos problématiques historiques rejoignent les préoccupations méthodologiques d’une « histoire du temps présent » pour laquelle « le présent ne cesse de renouveler le questionnement de l’historien » (Garcia, 2003).
2Pour cette raison, nous ferons moins une histoire de la bande dessinée numérique qu’une histoire des relations entre un média préexistant, la bande dessinée, et le phénomène d’essor des technologies informatiques au sein des industries culturelles, phénomène à l’œuvre depuis au moins trente ans et qui définit un nouveau champ médiatique, socioéconomique et culturel que l’on peut appeler « culture numérique ». En d’autres termes, nous chercherons à décrire l’impact de l’arrivée de cette culture numérique sur le média initialement analogique qu’est la bande dessinée.
3Par conséquent, notre cheminement ne suivra pas l’évolution de la bande dessinée mais l’évolution de la culture numérique. Pour nous guider, nous suivrons en partie les trois paradigmes successifs de la société informatisée généralement admis et décrits notamment, par André Mondoux (2011) : le paradigme de l’ordinateur personnel qui domine la période 1983-1995, le paradigme de l’informatique distribuée qui correspond à l’appropriation de l’Internet par le grand public entre 1995 et 2005, et le paradigme du Web social, évolution du premier Web au début des années 2000. Nous ajoutons un quatrième mouvement, à partir de 2009, qui correspond au moment où commencent à se poser pour la bande dessinée deux questions que d’autres industries culturelles ont rencontrées plus tôt : d’une part, quelle rentabilité économique pour la production numérique ? D’autre part, cette production ne risque-t-elle pas de concurrencer l’industrie analogique ? Puisqu’un autre article dans cet ouvrage présente la bande dessinée numérique aux États-Unis et en Asie (Baudry et Paolucci), notre propos se limitera ici à l’aire géographique française.
4Ces mouvements sont certes successifs, sans être pour autant exclusifs les uns des autres : ils donnent lieu à différents types de bande dessinée numérique qui finissent par coexister et ne s’éliminent pas au fur et à mesure. En revanche, il y a bien une historicité dans l’apparition de ces types différents qui naissant, évoluent et pour certains disparaissent ou s’adaptent ; historicité dictée par les évolutions de la culture numérique. C’est précisément ce que nous chercherons à mettre en valeur dans cette introduction historique à la bande dessinée numérique.
Le temps du multimédia, ou les débuts d’une convergence (avant 1996)
5La première phase de notre histoire de la bande dessinée numérique commence au début des années 1990, au moment où la société française s’informatise par le biais de l’ordinateur personnel popularisé quelques années plus tôt aux États-Unis par les firmes IBM, Microsoft et Apple. C’est bien dans ce premier paradigme de produits culturels créés pour l’ordinateur personnel que vont être conçues les premières bandes dessinées numériques. Tout particulièrement, le monde de la bande dessinée, qui lui-même évolue, va chercher la place qu’il peut occuper par rapport à l’industrie naissante du jeu vidéo avec lequel il partage certains traits. Nous avons qualifié cette phase de « temps du multimédia » pour mettre l’accent sur son enjeu principal : la rencontre entre plusieurs médias grâce aux techniques numériques.
6C’est par l’intermédiaire de ce nouveau média purement numérique qu’est le jeu vidéo que la bande dessinée se confronte pour la première fois à la culture numérique. Il faut distinguer ici, même si la frontière est parfois floue, ce qui relève du jeu sous licence, qui reste un jeu vidéo et donc avant tout une expérience ludique, de ce qui relève de l’adaptation numérique d’une bande dessinée sur CD-ROM.
7Dès les années 1980, des jeux exploitant des licences d’œuvres de bande dessinée font leur apparition grâce à trois studios de développement français récemment créés : Infogrames (Les Passagers du vent dès 1986), Coktel Vision (Lucky Luke en 1987) et Ubisoft (M’enfin, d’après Gaston en 1987). Suivront entre 1986 et 1995 près d’une vingtaine de jeux inspirés de séries graphiques, généralement des classiques franco-belges.
8Quant aux adaptations, elles se développent plus tardivement, au milieu des années 1990, avec notamment Jack Palmer (1995) et La Trilogie Nikopol (1996). Les éditeurs respectifs, Albin Michel et les Humanoïdes Associés, sont parmi les producteurs de ces objets hybrides qui sont avant tout des expériences de lecture et non de jeu, mais inspirés matériellement de l’industrie du jeu vidéo puisque commercialisés sous forme de CD-ROM.
9Rares sont à l’époque les auteurs sensibles à cette nouvelle façon de concevoir les images, et encore plus rares ceux qui s’interrogent sur les conséquences des industries numériques sur la bande dessinée. Parmi eux, on peut citer Benoît Sokal qui va lui-même adapter son album L’Amerzone en jeu vidéo en 1999 pour la société Microïds. Il met ainsi à profit son expérience de dessinateur et d’imagier dans une industrie qui, au moins depuis Myst (1993), aspire à davantage de densité visuelle et narrative. La bande dessinée accompagne ici l’évolution du jeu vidéo.
10Mais c’est surtout Benoît Peeters et François Schuiten qui en 1996, avec la parution de L’aventure des images : de la bande dessinée au multimédia (éditions Autrement), posent concrètement la question des rapports entre la bande dessinée et les autres médias dans une société où l’image change profondément de nature en autorisant une perméabilité entre médias. Dans le quatrième chapitre intitulé « Le triomphe du numérique », ils examinent de façon lucide et sans angélisme les potentialités nouvelles des technologies numériques sur les acteurs de la bande dessinée : la création en images de synthèse, l’industrie du CD-ROM à la recherche d’auteurs et le réseau Internet comme nouvel espace de création. Ils s’appuient sur leurs propres réalisations dans le cadre du projet transmédia des Cités obscures : la série télévisée Les Quarxs, le projet inachevé Bruxelles, capitale de l’imaginaire, et le site web urbicande. be.
11Si Peeters et Schuiten ressentent le besoin d’illustrer par leurs propres œuvres leurs réflexions, c’est bien que les créations originales réellement multi médiatiques sont encore très rares. Le cas le plus remarquable est sans doute Opération Teddy Bear d’Edouard Lussan qui raconte les aventures de quelques personnages dans la frénésie du débarquement de 1944. Ce CD-ROM, édité en 1996 par Index + et Flammarion, consiste en une synthèse habile des possibilités de la technologie numérique (interactivité, hybridation entre le son, l’image et l’animation), du jeu vidéo (jeu d’aventure où le joueur incarne successivement plusieurs personnages), du CD-ROM éducatif (inserts historiques au choix du joueur) et, bien sûr, de la bande dessinée, à laquelle il emprunte un certain nombre de codes visuels (découpages en cases, bulles…). Mais cet exemple vaut comme exception tant les deux industries, celle de l’album et celle du CD-ROM, ne convergent finalement que très peu et en restent à une logique de produits dérivés, plus que « transmédia » ou « multimédia »1. La bande dessinée entre dans une ère où l’œuvre produite peut ne plus se limiter à un seul média. Mais il ne s’agit encore que de potentialités.
Le temps de l’Internet, ou l’idéal d’une création libre (1996-2004)
12Si l’industrie du CD-ROM ne parvient pas à capter durablement la bande dessinée, c’est aussi qu’elle est mise en concurrence avec un autre phénomène de la culture numérique qui gagne en influence à partir de 1995 : le réseau Internet. Originellement réseau de réseaux destiné à des usages militaires ou universitaires pour l’échange de données et de documents, il prend son essor dans le grand public avec l’invention du World Wide Web, application utilisant les principes de système hypertexte et d’interface graphique pour faciliter la navigation et l’édition de documents sur le réseau. Avec le Web, la bande dessinée numérique trouve un terrain de prédilection pour son développement et abandonne définitivement le paradigme physique du CD-ROM. Or, de la même façon que le premier Internet est partagé entre un idéal décentralisé d’auto-développement libre par les internautes eux-mêmes et l’exploitation commerciale du réseau par des fournisseurs d’accès cherchant à rentabiliser leur marché, la bande dessinée sur le Web connaît deux développements parallèles : l’un décentralisé et amateur, et l’autre commercial et professionnel. Le premier va, dans un premier temps, surmonter le second et décider de la nature de la bande dessinée sur le Web pour les années à venir.
13Comme le souligne André Mondoux (2011, p. 176-177), l’un des problèmes initiaux du réseau Internet à son ouverture au grand public tient à sa rentabilité. L’idéologie d’un accès libre aux documents du réseau domine, notamment grâce à l’héritage du milieu universitaire et des premiers hackers*. La commercialisation se fait dans les années 1990 par l’intermédiaire de fournisseurs d’accès qui monétisent l’accès au réseau. Comment rentabiliser la présence de l’internaute une fois qu’il a payé pour cet accès qui deviendra vite illimité avec l’arrivée de l’ADSL ? Le développement de la bande dessinée sur le Web est en partie confronté à ce problème.
14À suivre Julien Falgas (2011), les premières bandes dessinées numériques professionnelles entre 1996 et 2001 sont apparues dans le cadre de la bulle Internet qui voit se développer un grand nombre de start-up. Le modèle d’exploitation est simple : des bandes dessinées sont distribuées comme contenu complémentaire par les fournisseurs d’accès. La vente des droits de diffusion aux fournisseurs constitue, pour les entreprises à l’origine de ces créations, une source de revenus tandis que les bandes dessinées sont, pour les fournisseurs d’accès, des produits d’appel à une période où il faut attirer des usagers sur le réseau. Plusieurs œuvres verront le jour sur ce modèle, distribuées par Wanadoo, comme Ramon et Pedro par Luz en 1997, et John Lecrocheur en 1999 de la société I/O Interactifs. Ces œuvres qui utilisent la technologie Flash,* parfois désignées comme « bandes dessinées interactives », s’inscrivent dans le sillage des productions numériques pré-Internet dont elles sont le pendant sur le réseau : ce sont des projets commerciaux, professionnels, soutenus par des entreprises et non des productions amateurs ou expérimentales. Mais ce type de production disparaît avec l’éclatement de la bulle Internet de 2001 et les faillites qu’elle provoque. Il est ainsi mis fin pour presque dix ans aux tentatives de commercialisation de la bande dessinée sur le Web.
15Ainsi, les créateurs qui vont investir et triompher sur le réseau y parviennent-ils sans en passer par une monétisation de leurs œuvres. Ils respectent deux principes tacites présents dans l’idéologie du réseau : le libre-accès aux contenus (pas de zones fermées sur l’Internet) et l’égalité de diffusion des contenus sans hiérarchisation culturelle. Au nom de ce second principe, le Web des années 2000 se définit réellement comme l’espace d’une communauté de « pro-am2* », pour reprendre un terme utilisé par Patrice Flichy (2010). Les implications de ce constat sont doubles.
16D’une part, le Web voit cohabiter des professionnels et des amateurs. À cet égard, le contenu d’Abdel-INN3, annuaire lancé en 2001 pour recenser les premières productions en matière de bande dessinée numérique, mêle dans un même espace œuvres de professionnels et d’amateurs. Plusieurs auteurs professionnels investissent la Toile comme espace de libre création non soumis à la validation d’un éditeur : c’est le cas de Peeters et Schuiten avec urbicande.be, déjà cité, mais aussi d’Yslaire avec son site memoiresduxxeciel.com créé en 1997. Ce sont aussi des éditeurs ou des revues qui vont voir dans le Web un nouvel espace de création : en 1999 les auteurs de Fluide Glacial lancent @fluidz, un des premiers webzines de bande dessinée qui donnera lieu à un grand nombre de créations purement numériques. En 2001, c’est l’éditeur L’Employé du moi qui crée le Journal de l’employé du moi, début de son importante implication sur la Toile. Parallèlement, les amateurs sont tout aussi nombreux et presque mieux organisés. Ils ont ainsi leurs propres forums comme BD Amateur (1998) et Catsuka (2000). Au sein de ces communautés, la publication et la professionnalisation, si elles ont pu intervenir pour quelques cas ponctuels, ne sont pas une fin en soi ; les œuvres publiées s’adressent d’abord aux autres membres, plus qu’à l’internaute, encore rare à l’époque.
17D’autre part, cet espace de création tend à générer des dessinateurs réellement pro-am, plus vraiment amateurs, mais pas encore professionnels : jeunes dessinateurs n’ayant publié qu’un album, étudiants en art souhaitant percer, ou autodidactes comme Phiip qui imagine en 2001 Lapin, un des premiers webcomics français à parution régulière. En un sens, ce phénomène s’inscrit dans la droite ligne du fanzinat né dans les années 1970, à cette différence près que le lieu d’expression n’est plus l’association locale mais le Web. Certains fanzines comme RAV Magazine (2005), Numo (2006) ou Puissance Maximum (2008) naissent directement sous la forme de webzines, s’épargnant ainsi de coûteux frais d’impression.
Le temps des réseaux sociaux, ou la formation de la « blogosphère » (2005-2009)
18Si le Web s’impose comme l’espace privilégié de développement d’une bande dessinée numérique, il évolue considérablement entre 1996 et 2004 dans le sens d’un Web « social », dont le mot d’ordre est la co-participation des internautes. Le Web deviendrait alors l’espace d’une société d’individualités exprimant chacun leur créativité personnelle (Mondoux, 2011, p. 192) au moyen d’applications nouvelles allant vers davantage de simplicité et encourageant la participation des utilisateurs, les réseaux socio-numériques4. Ils vont avoir un impact sur les directions nouvelles prises par la publication de bandes dessinées en ligne.
19La manifestation la plus visible de la bande dessinée en ligne à l’heure du Web social est le « blog bd* ». Sans l’étudier ici dans le détail, il convient d’en rappeler les principes et les étapes (Caboche, 2013). Le blog est à la fois un outil technique, fourni par un éditeur de blog et un modèle de publication sur le Web. Ses principes sont la publication antéchronologique, où le billet du jour vient remplacer spatialement le billet de la veille, et la co-participation des lecteurs avec un espace de commentaires. Les blogs bd évoluent depuis leurs débuts autour de 2004 : d’abord lieux collectifs d’expression d’une petite communauté de jeunes dessinateurs (Kek, Cali, AK, Gä, Laurel, Boulet, Mélaka, Gally…), ils se multiplient à partir de 2005. Leur présence importante témoigne aussi de cette force nouvelle que représentent les « pro-am ». Le nombre d’auteurs et de lecteurs s’accroît alors considérablement et surtout, les lecteurs ne sont plus seulement les autres blogueurs. De fait, le phénomène des blogs bd est le déclencheur d’une médiatisation nouvelle pour la bande dessinée en ligne. Il est le support de nombreuses manifestations et créations médiatiques comme le Festiblog (2005), la blogroll5 Blogsbd.fr (2006) ou le concours Révélation blog (2008).
20Sur le plan technique, le blog relève d’une catégorie d’applications web gérées par des hébergeurs de contenus, acteurs principaux, avec les réseaux sociaux, du Web social. L’hébergeur gère à la fois le stockage et la diffusion du document sur le Web. Les succès rencontrés par les éditeurs de blogs (Blogger à partir de 1999), puis par le site d’hébergement de vidéos Youtube à partir de 2005, consacrent la réussite du modèle chez les internautes. Si le blog bd en est la forme d’appropriation la plus manifeste pour la bande dessinée, des hébergeurs spécialisés voient également le jour durant la période, comme gnomz.com dès 2004, puis en 2007 webcomics.fr et grandpapier.org. Ils se présentent comme des aides à l’auto-édition, sans toutefois générer de revenus puisque, contrairement à Youtube et aux éditeurs de blogs, aucune publicité n’est ajoutée aux contenus. Enfin, l’investissement de la bande dessinée sur les réseaux sociaux sera plus tardif, mais dès 2010 des auteurs comme Marc Lataste et Fred Boot utilisent Facebook comme espace de publication.
21Blogs, hébergeurs et réseaux sociaux sont une étape importante dans la publication de bandes dessinées en ligne en tant qu’évolution conséquente et nécessaire des premiers outils. Par rapport aux pages statiques, le créateur n’a plus à acheter un espace de stockage ou à gérer l’infrastructure de son site. Dans le même temps, il doit se plier à des contraintes de publication en termes de formats ou de technologies, voire parfois de contenus. Par rapport aux forums, la création n’est plus le fait d’une communauté gérant collectivement son infrastructure mais d’un individu s’adressant à un public large via un intermédiaire technique qu’est l’hébergeur. En un sens, le rôle d’intermédiaire technique de l’hébergeur rejoint en partie celui de l’éditeur traditionnel, mais en partie seulement puisque, selon la loi LCEN6 de 2004, l’hébergeur n’est pas responsable d’un contrôle a priori sur les contenus publiés. L’éditeur a un rôle de sélection que n’a pas, normalement, l’hébergeur, et ces deux modèles régissent l’organisation des sites web hébergeant des bandes dessinées, de plus en plus nombreux à partir de 2007. Ils se structurent selon un spectre allant du simple outil d’auto-édition sur inscription (webcomics.fr) aux portails opérant une vraie sélection dans les œuvres publiées (portail Lapin, 30joursdebd), tandis que d’autres, comme grandpapier.org, soumettent l’inscription à approbation mais laisse ensuite toute liberté créative.
22L’effet conjoint de la médiatisation des blogs bd et du développement du modèle de l’hébergement introduit de nouveaux rapports entre l’édition papier et la publication numérique. Avec l’apparition d’intermédiaires, la publication web tend à se professionnaliser et doit alors se positionner par rapport à la pré-existence d’une industrie papier.
23Avant 2009, le principe fondamental qui régit les rapports entre les pans analogique et numérique de la création graphique est celui d’une asymétrie économique : d’un côté, l’industrie papier prend en charge la rémunération des auteurs en publiant des albums qui s’appuient sur le succès rencontré sur le Web auprès d’un public acquis, de l’autre côté le Web est un espace de libre expression et de libre diffusion offrant un accès illimité au lecteur sans publicité. Ce principe se traduit concrètement de deux façons : d’une part, par la création de maisons d’édition par les hébergeurs de contenus gratuits (les éditions Lapin dès 2005 mais surtout Manolosanctis qui fonde son modèle économique sur ce principe mixte en 2009) ; d’autre part, par un important phénomène d’adaptation papier de blogs bd qui sera notamment pris en charge par quelques éditeurs spécialisés (Delcourt et sa collection Shampooing, Warum/Vraoum, Jean-Claude Gawsewitch pour les blogs bd dits « girly »). En 2008, l’album Mon gras et moi de Gally remporte le prix du public au festival d’Angoulême et confirme l’intérêt de ce principe de partage des tâches. Il va cependant être rapidement remis en question au moment où de nouvelles stratégies apparaissent.
Le temps de l’économie numérique, ou l’illusion d’une autonomie (2009-2015)
24Les relations nouvellement entretenues entre l’édition papier et la publication numérique relancent très vite le débat abandonné autour de 2000 de la rentabilisation de la publication numérique. Le partage tacite et asymétrique évoqué plus haut s’avère trop fragile, ce dont témoigne la faillite de Manolosanctis début 2012. Ce qui est en jeu à partir de 2009, c’est bien la question d’une monétisation des contenus numériques autonomes de l’industrie analogique. La bande dessinée, protégée par un marché de l’album dynamique, réagit ici avec un relatif retard par rapport à d’autres médias comme la presse, l’audiovisuel, la musique et le cinéma qui ont déjà interrogé, avec des réponses très différentes, la monétisation de contenus web, grand débat des années 2010 (Benghozi, 2011). Ce mouvement général est dominé par l’idée d’une économie de l’accès où l’utilisateur n’achète pas un contenu mais un accès à ce contenu. La bande dessinée s’y confronte à la fois en s’interrogeant sur la diffusion numérique payante des œuvres papier et sur le modèle économique à adopter.
25À partir de 2009, les réflexions sur les rapports entre industrie papier et publication numérique conduisent à l’idée que, si le papier peut profiter de succès rencontrés en ligne, l’inverse est peut être également vrai : les éditeurs pourraient utiliser le Web pour revaloriser leur catalogue papier. Dans cette opération de reconversion, les éditeurs sont poussés à la fois par les tentatives gouvernementales d’encouragement à la mise en place d’une offre culturelle numérique légale, dans le sillage de la loi Hadopi7 (2009) et par le souvenir d’une industrie du disque dont la crise des années 2000 a été imputée au développement du partage de musique sur le Web via des hébergeurs aux pratiques plus ou moins légales. Dans le domaine de la bande dessinée, c’est la pratique du scantrad* qui cristallise les tensions chez des éditeurs français dont le manga* constitue une part de plus en plus importante des revenus.
26Ainsi, s’engage un mouvement de numérisation et de mise en ligne légale des catalogues papier8. Il prend d’abord la forme d’une prise en charge de cette distribution numérique par des intermédiaires comme Digibidi et Aquafadas, dès 2008, capables d’éviter la dispersion des fichiers par l’usage de DRM9. Mais rapidement un modèle de centralisation sur des plateformes de diffusion communes en vient à s’imposer. En 2010 est créée Izneo, plateforme de diffusion soutenue par un consortium d’une douzaine d’éditeurs, pour la plupart grand public. L’arrivée de concurrents comme Numilog, la plateforme d’Hachette, et surtout Comixology en 2013 modifie l’équilibre des forces entre éditeurs, mais ne remet pas en cause réellement le principe de centralisation puisque des accords sont signés pour des diffusions conjointes.
27Qu’il s’agisse d’œuvres numérisées ou nativement numériques, la question du modèle économique se pose : si le modèle mixte mais asymétrique papier/numérique évoqué plus haut est toujours dominant, il doit exister des alternatives qui autorisent une exploitation autonome des contenus numériques. Deux modèles sont mis alors en avant : l’application et l’abonnement.
28Le premier modèle apparaît autour de 2007 avec l’émergence d’un marché grand public de l’Internet mobile qui suppose de nouveaux outils pour de nouveaux usages. La lecture de contenus numériques ne se fait plus à la maison ou au travail, sur des ordinateurs fixes, mais sur des appareils mobiles de type smartphones, tablettes ou liseuses sur lesquels sont installées des applications payantes. Ce modèle est celui de la première bande dessinée numérique payante postbulle Internet, Bludzee, créée par Lewis Trondheim en 2009 et distribuée par Ave ! Comics, filiale d’Aquafadas.
29Le modèle de l’abonnement, en revanche, est un principe ancien venant de l’industrie papier. Ici, l’utilisateur paie régulièrement pour accéder, via un compte, aux contenus mis en ligne à cette date sur le site. En un sens, l’abonnement s’appuie sur le renouveau d’un usage disparu, la lecture périodique de bandes dessinées, remis à l’honneur par les blogs bd et hébergeurs proposant des mises à jour régulières. Lorsqu’il crée Les Autres Gens en 2010, Thomas Cadène s’inspire du succès de certains sites de presse en ligne comme Mediapart et arretsurimages. En 2012 cinq webzines sont annoncés : BDNag, Uropa, Professeur Cyclope, Mauvais Esprit et La Revue Dessinée. Les deux premiers adopteront le modèle de l’application avec achat au numéro, les deux suivants, celui de l’abonnement, et le dernier verra finalement le jour au format papier en 2013, avec néanmoins une extension numérique sous forme d’applications.
30Il nous semble juste, à l’échelle de l’histoire de la bande dessinée, de penser cette période comme le moment d’une rencontre entre deux principes antagonistes de publication : d’un côté, celui d’une industrie papier qui a intégré les contestations de l’édition alternative des années 1990 ; et de l’autre, celui d’une création numérique issue en partie de l’idéologie libertaire et participative du Web ; d’un côté une industrie où se sont réaffirmés le rôle et la responsabilité de l’éditeur qui dicte la ligne éditoriale ; et de l’autre, un espace de création qui s’entend comme libre et détaché de toute forme de contrôle et où la responsabilité n’est qu’individuelle. Si les deux peuvent certainement cohabiter, les développements numériques de la bande dessinée, souterrains pendant de longues années, ont fini par redéfinir les rapports auteurs/éditeurs. En témoigne la mobilisation sans précédent des auteurs en 2010-2015 sur la question de la gestion des droits numériques. Si certains éditeurs tentent de reprendre la main depuis 2009 en proposant des créations originales (à l’instar de 3 secondes de Marc-Antoine Mathieu chez Delcourt), il est certain que c’est par les créateurs, amateurs ou professionnels, associés à de nouveaux types d’intermédiaires, que l’histoire de cette nouvelle forme artistique s’est d’abord construite et continue de s’écrire, en-dehors du circuit économique dominant. L’impact de ces développements parallèles sur l’industrie culturelle de la bande dessinée risque d’être durable.
Bibliographie
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Références bibliographiques :
Azémard, Ghislaine (dir.), 100 Notions pour le crossmédia et le transmédia, les éditions de l’immatériel, coll. « 100 notions », 2013.
Baudry, Julien, « Histoire de la bande dessinée numérique française », Neuvième art 2.0, avril-juin 2012. [En ligne] : <http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique72>.
10.4267/2042/45332 :Benghozi, Pierre-Jean, « Économie numérique et industries de contenu : un nouveau paradigme pour les réseaux », Hermès, no 59, « Ces réseaux numérique dits sociaux », 2011, p. 31-37.
BDZ Mag, « Dossier : piratage des BD », janvier 2014. [En ligne] : <https://bdzmag.actualitte.com/-Dossier-Piratage-des-BD->.
Caboche, Elsa, « Blog », in Groensteen, T. (dir.), Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, juin 2013. [En ligne] : <http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article639>.
Falgas, Julien, « Raconter à l’ère numérique : auteurs et lecteurs héritiers de la bande dessinée face aux nouveaux dispositifs de publication », thèse de doctorat sous la direction de Brigitte Simonnot, Metz, Université de Lorraine, 2014. Disponible sur : <http://docnum.univ-lorraine.fr/public/DDOC_T_2014_0112_FALGAS.pdf>.
Flichy, Patrice, Le sacre de l’amateur, Paris, Seuil, 2010.
10.4000/histoire-cnrs.562 :Garcia, Patrick, « Essor et enjeux de l’histoire du temps présent au CNRS », La revue pour l’histoire du CNRS, no 9, 2003.
Mondoux, André, Histoire sociale des technologies numériques, Québec, éditions Nota Bene, 2011.
Stenger, Thomas et Coutant, Alexandre (dir.), Hermès, no 59, « Ces réseaux numériques dits sociaux », 2011.
Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici une distinction opérée dans Ghislaine Azémard (2013). Elle précise ainsi que « Les notions de cross-média et de transmédia ne peuvent être confondues avec les produits dérivés ou avec les duplications de contenus strictement identiques sur des supports différents. Ces notions interchangeables sont employées pour désigner des projets éditoriaux structurés dès l’origine autour de combinaisons de médias. […] Ces deux notions se rejoignent aussi en ce qu’elles désignent des productions pluri-interfaces, à la différence du multimédia qui correspond à l’articulation de plusieurs médias sur un document accessible à partir d’une seule interface. »
2 Selon Flichy (2010), le « pro-am » est un créateur amateur qui parvient à atteindre un niveau d’expertise professionnelle dans un domaine mais sans en faire une source de revenus et en gardant des pratiques sociales d’amateur.
3 Acronyme pour Annuaire de la bande dessinée en ligne, créé par Julien Falgas lorsque le nombre d’œuvres numériques permettait encore de les référencer.
4 Pour la définition de ces réseaux, se reporter à Stenger et Coutant, 2011.
5 Sur un blog, un blogroll est une liste de liens vers des blogs « amis ».
6 Loi pour la Confiance dans l’économie numérique. Transposition d’une directive européenne, cette loi clarifie un certain nombre de règles en posant des définitions juridiques importantes pour le droit de l’Internet (hébergeur, courrier électronique, commerce électronique…).
7 La « Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet », dite couramment loi Hadopi, a pour objectif de limiter le partage illégal d’œuvres au format numérique. Elle comprend un versant répressif à l’encontre des utilisateurs et un versant incitatif à destination des éditeurs et diffuseurs.
8 À noter que, si nous n’en parlons pas ici, la numérisation patrimoniale de bandes dessinées anciennes est un phénomène antérieur, pris en charge par des organismes privés (bdoubliees.com en 2004) et publics ou semi-publics (la CIBDI en 2007).
9 Digital Rights Management : dispositifs techniques intégrés à une œuvre numérique pour l’identifier et parfois en restreindre l’usage et la lecture.
Auteur
Archiviste-paléographe et docteur en histoire et sémiologie du texte et de l’image. Il est actuellement conservateur des bibliothèques à l’Université Bordeaux Montaigne. Il poursuit en parallèle ses activités de recherche autour d’un objet, la bande dessinée des xxe et xxie siècles, envisagée dans un contexte de création intermédiatique. Il a créé et tient depuis 2009 le blog Phylacterium (<http://www.phylacterium.fr/>) consacré à la bande dessinée, plus particulièrement à son versant numérique.
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