Du streaming au mainstreaming : mécanismes de médiatisation du sport électronique
p. 179-189
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1Le processus de sportification1 que connaissent les jeux vidéo compétitifs bénéficie depuis la fin des années 1990 d’une très forte popularité en Asie, et notamment en Corée du Sud (Paberz, 2012). L’émergence du sport* électronique, mieux connu sous le nom d’e-sport, consiste en l’organisation d’affrontements codifiés entre joueurs lors de compétitions nationales et internationales de jeu vidéo. En empruntant au modèle sportif certaines de ses caractéristiques (structuration d’équipes, mise en place de calendriers spécifiques et de classements, enregistrements de records, remises de coupes, sponsoring, starification ou spectacularisation), le milieu du sport électronique cherche ainsi à professionnaliser sa pratique et ses acteurs depuis plus d’une décennie (Héas et Mora, 2003). Bien que le phénomène se soit exporté aux États-Unis et en Europe au début des années 2000, cette pratique compétitive du jeu vidéo et sa mise en spectacle sont restées quasiment inconnues du grand public et complètement absentes des grands médias occidentaux jusqu’au début des années 2010. En France, le genre était un spectacle réservé aux initiés, tandis que l’exposition médiatique du monde vidéoludique ne se limitait qu’aux récurrents articles et reportages rappelant à chaque événement tragique de l’actualité les deux grands maux dont les jeux vidéo seraient la cause : addiction et violence.
2Depuis 2010, le sport électronique semble sortir du cercle confiné de ses adeptes pour toucher un public occidental plus nombreux et de plus en plus diversifié (en âge et en sexe). En France, le nombre de pratiquants de jeu vidéo ne cesse d’augmenter depuis dix ans. Le Syndicat national des jeux vidéo (SNJV) dénombre ainsi plus de 31 millions de joueurs français en 2013, soit trois fois plus qu’en 2003, semblant aujourd’hui opérer un véritable changement dans l’approche des médias français vis-à-vis du monde vidéoludique et de l’e-sport. Le phénomène gagne en popularité et un grand nombre de reportages voient le jour depuis 2013 dans la presse généraliste (L’Express, Le Monde, Le Point, Le Figaro), à la radio (France Info) et sur les chaînes hertziennes des téléviseurs (France 3, Arte), les jeux League of Legends de Riot Games et Starcraft II de Blizzard en chefs de file.
3Longtemps considérés comme réservés aux geeks, les sports électroniques sont passés d’une sous-culture stigmatisée par les médias (Trémel et Fortin, 2009), à des événements suivis par des millions de personnes à travers le monde. Cette récente évolution peut s’expliquer par la légitimité culturelle acquise par les jeux vidéo avec leur entrée dans les musées en 20122 et par le volume économique que constitue l’industrie des loisirs vidéoludiques3. Parallèlement, l’un des principaux facteurs de développement de l’e-sport est indéniablement l’engouement que suscite la retransmission sur Internet des plus grandes compétitions de jeu vidéo. Le nombre de viewers (internautes téléspectateurs) de sport électronique a doublé chaque année entre 2010 et 2013, et les études statistiques les plus récentes en comptabilisent 71,5 millions en 2013 (dont la moitié aux États-Unis)3. Les dernières phases finales du championnat du monde du jeu League of Legends ont ainsi été suivies en direct par 32 millions d’internautes4, en faisant l’événement e-sportif le plus regardé au monde à cette date. À titre indicatif, en juin 2013, le match décisif de la finale NBA (National basketball association) n’a, quant à lui, été suivi « que » par 26,3 millions de téléspectateurs5.
Un outil médiatique original : les télévisions sociales
4À la différence du sport « traditionnel » qui reste très dépendant des contrats télévisuels générés par sa pratique pour la développer, l’une des grandes particularités de l’e-sport est d’avoir su se dispenser dès ses débuts des médias de masse, et notamment des retransmissions télévisées, en mettant à profit et en développant un outil de télécommunication inédit : les télévisions sociales, lesquelles permettent à des spectateurs, séparés par le temps ou l’espace, d’interagir les uns avec les autres, tout en regardant le même contenu à l’aide de différents supports (smartphones, ordinateurs personnels ou tablettes). Grâce aux constants progrès technologiques des ordinateurs et des connexions internet haut-débit, de nombreux joueurs ont tiré avantage des sites de streaming (lecture d’un flux vidéo en continu à mesure qu’il est transmis) pour diffuser au monde entier les différents tournois auxquels ils participaient et ainsi offrir leur expérience de jeu en direct. Dès lors, le streaming est devenu une source de notoriété essentielle pour l’e-sport et plusieurs sites spécialement dédiés à la retransmission de compétitions vidéoludiques ont vu le jour (Ustream ou JustinTV), la plateforme la plus populaire étant TwitchTV. Lancé en juin 2011, ce site internet comptabilise aujourd’hui près de 45 millions de visiteurs uniques par mois6 et parvient à réunir lors de certains événements de très grande envergure plusieurs millions d’internautes simultanément. Jeux de tir, de stratégie, de combat, de courses, simulations sportives, MOBA7, MMORPG8… tous les genres vidéoludiques sont représentés.
5Ces retransmissions de rassemblements de joueurs venus de toute la planète sont alors mises en scène comme de véritables compétitions sportives à grands renforts de présentateurs, d’analystes, d’interviews, et surtout de commentateurs. Ces derniers jouent un rôle primordial dans la démocratisation et la popularisation de l’e-sport. En effet, à l’instar des commentateurs sportifs, ils se spécialisent dans la narration et l’animation en direct des compétitions, oscillant entre analyse technique et récit baigné d’émotions. En rendant compréhensibles pour le plus grand nombre les faits du jeu se produisant à l’écran, ils participent à rendre les sports électroniques accessibles. Ils contribuent grandement à l’élargissement et la diversification du public9, celui-ci n’étant plus constitué exclusivement de joueurs recherchant la compétition mais également de spectateurs préférant regarder plutôt que jouer, catalysant ainsi le développement de la médiatisation des sports électroniques de manière significative. Aujourd’hui, grâce aux télévisions sociales, il est possible d’impliquer une partie des joueurs qui ne pratiquent pas le jeu vidéo compétitif et de les y intéresser.
Une médiatisation en plein essor
6L’augmentation constante de l’audience attire inévitablement investisseurs privés et sponsors, offrant la possibilité aux différents tournois d’augmenter les dotations et de proposer des shows toujours plus spectaculaires et professionnels. Les équipes s’affrontent alors pour des sommes d’argent qui augmentent année après année. En octobre 2013, l’éditeur Riot Games organisait les finales mondiales du jeu League of Legends au Staples Center à Los Angeles, arène sportive des équipes de basketball des Los Angeles Lakers et Clippers, empruntant là encore au milieu sportif l’un de ses lieux de pratique. Cet événement a alors vu l’équipe coréenne, sponsorisée par Sunkyung Télécom (SKT), l’emporter devant 15 000 spectateurs et ainsi décrocher un million de dollars après plusieurs jours de compétition et plusieurs dizaines d’heures de spectacle10. À titre de comparaison, lors de son huitième titre à Roland-Garros quelques mois plus tôt, l’espagnol Rafael Nadal empochait 1,5 million d’euros11. L’impact économique que représente le monde de l’e- sport ne pouvait donc pas laisser les grands médias généralistes insensibles. Alors que la Corée du Sud possède déjà plusieurs chaînes de télévision spécialement dédiées à la diffusion de sport électronique, le grand groupe de médias américain Columbia broadcasting system (CBS), qui détient déjà les droits de retransmissions des championnats universitaires américains de basketball, de football américain et de hockey sur glace, s’est associé financièrement avec TwitchTV et deux organisateurs majeurs d’événements du sport électronique aux États-Unis (la North american star league et la Major league gaming) en 201312 faisant franchir à l’e-sport une nouvelle étape dans son processus de médiatisation et de légitimation institutionnelle.
7Aujourd’hui, les sites de streaming dédiés au jeu vidéo compétitif se multiplient sur Internet, tels que O’gamingTV ou MilleniumTV pour ne citer que les plus connus en France, et cette médiatisation télévisuelle n’est d’ailleurs pas sans conséquences pour les jeux vidéo et l’e-sport. Les graphismes des jeux sont régulièrement améliorés afin de les rendre plus attractifs pour le spectateur et le joueur, mais également plus lisibles : les joueurs et personnages virtuels sont clairement identifiables à l’aide de couleurs, les angles de vue et positionnement des caméras dans le jeu et sur scène sont optimaux, les replays des actions de jeu facilitent la compréhension, et les données statistiques en direct permettent un retour chiffré sur la performance. De la même manière, les règles du jeu et les modes d’organisation des compétitions évoluent pour correspondre au format télévisuel. À l’instar du système sportif des playoffs, les affrontements vidéoludiques sont ciselés en manches pour susciter rythme et suspense et ainsi spectaculariser la mise en scène.
Une médiatisation ascendante : des médias communautaires aux médias de masse
8Nous assistons donc aujourd’hui à une évolution fulgurante de l’e-sport à travers la planète, comme l’atteste l’intérêt grandissant des grands médias généralistes, les mainstreams*, pour la pratique et ses acteurs. Là où le discours médiatique sur les jeux vidéo était, jusqu’au début des années 2010, souvent connoté négativement, les sports électroniques semblent bénéficier d’un accueil, si ce n’est bienveillant, du moins complaisant. Les télévisions sociales et le streaming ont largement participé à la popularisation du genre, en permettant la diffusion des plus grands événements e-sportifs indépendamment de la tutelle des médias de masse. Observant à distance le succès de ce phénomène, ces derniers investissent désormais le champ du jeu vidéo compétitif en participant à sa diffusion et à sa massification. Les enjeux de cette médiatisation récente sont donc triples : tout d’abord pour les joueurs, qui tendent à voir ainsi leur pratique légitimée, grâce à la reconnaissance à la fois économique (revenus et dotations plus élevés) et symbolique (prestige de la victoire et starification) générée par cette médiatisation accrue ; pour les télévisions sociales et les médias communautaires ensuite, qui trouvent en la présence de ces nouveaux partenariats avec de grands groupes de médias, la possibilité de proposer des événements toujours plus pharaoniques ; pour les médias généralistes enfin, dont c’est l’occasion de conquérir un nouveau marché, celui de l’industrie vidéoludique.
9Reste à savoir maintenant si l’e-sport trouvera un jour sa place dans le paysage audiovisuel français, bien qu’un obstacle majeur subsiste encore. En effet, les sports électroniques souffrent d’une institutionnalisation sportive (fédérations) partielle, voire quasi-inexistante, multipliant les ligues et championnats existants à travers le globe (World cyber games en Corée du Sud, Electronic sport league en Europe, Major league gaming aux USA…), rendant la compréhension du milieu encore bien complexe pour le néophyte.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Héas, Stéphane et Mora, Philippe, « Du joueur de jeux vidéo à l’e-sportif : vers un professionnalisme florissant de l’élite ? », in Roustan, Mélanie (dir.), La pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ? Paris, L’Harmattan, 2003, p. 131-146.
10.4267/2042/48276 :Paberz, Chloé, « Le jeu vidéo comme sport en Corée du Sud ? », Hermès, no 62, Les jeux vidéo. Quand jouer, c’est communiquer, 2012, p. 48-51.
Parlebas, Pierre, Jeux, sports et sociétés, lexique de praxéologie motrice, Paris, INSEP, 1999.
Tremel, Laurent et Fortin, Tony, Mythologie des jeux vidéo, Paris, Le Cavalier Bleu, 2009.
Notes de bas de page
1 Pierre Parlebas (1999) définit la sportification comme le processus social et institutionnel par lequel une activité ludomotrice acquiert le statut de sport.
2 En novembre 2012, le Museum of Modern Art de New York a fait l’acquisition de 14 jeux vidéo, dont Super Mario Bros, Tetris ou bien encore Pacman. En accueillant une section réservée aux jeux vidéo, le MoMA débute un vaste programme de conservation du monde vidéoludique. « Le jeu video rentre au MoMA qui le hisse au rang d’art », mis en ligne sur lefigaro.fr le 4 décembre 2012. 3. En 2013, le chiffre d’affaires du secteur mondial est estimé à 66 milliards d’euros. Source : SNJV, Le livre blanc des jeux vidéo 2013.
3 e-sports : Digital Games Brief, SuperData Research, avril 2014.
4 Source : <http://na.leagueoflegends.com/>.
5 Source : <http://www.sportsmediawatch.com/>.
6 Source : Quantcast, septembre 2014.
7 Les MOBA, pour Multiplayer online battle arena, voient généralement s’affronter deux équipes composées de personnages contrôlés par chaque joueur, et qui ont pour objectif de détruire le bâtiment principal de la base adverse.
8 Les MMORPG, pour Massively multiplayer online role-playing game, permettent à un très grand nombre de joueurs contrôlant un personnage d’évoluer et d’interagir simultanément dans un monde virtuel persistant.
9 Profiling e-sports’ Popularity in the West ; Age/Gender of Active e-sports Enthusiasts in the US and Western Europe, Newzoo Data Exlorer, 2014.
10 Source : <http://na.leagueoflegends.com/>.
11 Source : <http://www.rolandgarros.com/>.
12 Major league gaming announces partnership with CBS, mis en ligne sur forbes.com le 17 avril 2012.
Auteur
Doctorant en STAPS et membre du laboratoire Techniques et enjeux du corps (EA 3625) de l’UFR STAPS Paris Descartes. Ses travaux de recherche portent sur les pratiques sportives émergentes. Il s’intéresse notamment au sport électronique, qui constitue un objet de recherche inédit dans le domaine de la sociologie du sport. Son attention se porte tout particulièrement sur les « techniques du corps » mises en œuvre dans la pratique vidéoludique ainsi qu’au processus relativement récent de sportification du jeu vidéo compétitif en France et à travers le monde.
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