« Applaudissez, vous êtes filmés ! »
Le rôle du « douzième homme » dans le football télévisé
p. 101-111
Note de l’éditeur
Inédit
Texte intégral
1L’hypermédiatisation du football professionnel n’a pas vidé les stades français. Elle a, en revanche, contribué à transformer le rôle des supporters. De l’entre-deux- guerres aux années 1970, ces derniers étaient partenaires de leurs clubs respectifs : ils concouraient bénévolement à l’accueil dans les stades, organisaient des collectes pour les équipements et géraient les buvettes… Ils étaient, en revanche, peu impliqués dans le soutien à l’équipe pendant les matches, et se comportaient davantage en « spectateurs » (Fontaine, 2010). La transformation des clubs en entreprises et le recours à des salariés pour accomplir les tâches jusque-là déléguées aux bénévoles ont contraint les supporters à repenser leur rôle traditionnel. À partir de la fin des années 1970 en France, ils apportent encouragements et soutien à l’une des deux équipes par le truchement d’instruments de parure (écharpes, maillots, drapeaux…) et de techniques de parade (chants, gestuelles, danses…). Ils forment le « douzième homme » de leur équipe, et s’opposent aux partisans de l’équipe adverse pour occuper l’espace phonique et visuel de l’enceinte sportive. Avec la rationalisation économique du football, qui s’est accélérée à partir des années 1990, les supporters sont progressivement devenus co-acteurs du spectacle, en investissant peu à peu les espaces qui leur restaient, ceux des gradins et de l’animation des stades (Faure et Suaud, 1999).
2Si le « poids » économique du public présent au stade est devenu dérisoire par rapport aux recettes générées par les droits TV (13 % du chiffre d’affaire des clubs professionnels contre 58 %)1, sa présence dans les gradins et sa participation au spectacle restent décisives, dans la mesure où elles valorisent ce dernier auprès des sponsors et des télévisions. Elles apportent une aide appréciée à l’équipe, donnent au match un décor, une atmosphère, et sont devenues un ingrédient fondamental de la mise en scène télévisuelle du spectacle sportif (Hourcade et Lech, 2010).
Médiatisation et essor du douzième homme
3Les médias contribuent à transformer les publics en acteurs du spectacle de football en œuvrant tout d’abord à la mise en tension de l’audience. « Par le discours [journalistique], il faut transformer les lecteurs en supporters » (Pociello, 1995, p. 150). Il s’agit de mettre en récit le match de football par la mobilisation de catégories simples et imagées (le grand contre le petit ; l’agile contre le puissant ; le riche contre le pauvre, etc.), de façon à fournir aux publics sportifs des motifs d’identification, car prendre parti décuple les émotions procurées par le spectacle sportif (Bromberger, 1998). Pimenter les rivalités entre clubs peut devenir une stratégie délibérée pour accrocher le public : l’histoire de l’antagonisme entre le Paris Saint-Germain et l’Olympique de Marseille est d’ailleurs une bonne illustration de la complicité entre médias et clubs dans cette mise en scène. Ensuite, la télédiffusion permet aux clubs d’étendre géographiquement leurs « foyers partisans », jusque dans le monde entier (Lestrelin, 2010). Enfin, et surtout, les télévisions ont largement contribué à transformer les publics en acteurs du spectacle de football en filmant les chorégraphies des supporters dans les tribunes et leurs visages émus aux moments-clés d’un match : leur passion démonstrative, leurs cris, larmes, maquillages, déguisements et gestes expressifs sont régulièrement utilisés comme plans de coupe afin de dramatiser la rencontre sportive. Le succès de cette mise en scène télévisuelle repose sur sa capacité à saisir l’émotion, celle des joueurs mais aussi celle du public, et à la communiquer au téléspectateur (Blociszewski, 2007). C’est pourquoi les champs lexicaux de l’émotion et de la chaleur (« vibrer », « le stade est en ébullition », « il y a le feu ! ») sont omniprésents dans le commentaire sportif.
4Une ambiance festive étant aujourd’hui considérée comme un ingrédient fondamental du spectacle sportif, les dirigeants du football et les médias conditionnent désormais le public à se comporter en supporter fervent. Les campagnes de publicité de la Ligue de football professionnel (entre autres slogans : « Tous supporters ! » ; « Allez au stade, ça change tout ! »), la distribution de drapeaux dans les tribunes, les appels au soutien du public diffusés sur les écrans du stade, ou encore la diversification des produits dérivés vendus par les clubs, illustrent cette tendance. Ces démarches visent à contrôler l’ambiance, à réguler son expression et sa production, de manière à pallier son éventuel déficit d’une part, et à prévenir certains débordements d’autre part (banderoles insultantes, fumigènes, violences).
5Alors que l’ambiance était auparavant entièrement déléguée aux supporters, et autogérée par eux, elle est de plus en plus planifiée par le club lui- même, et relayée sous cette forme par les médias. Ainsi, les autorités publiques, les organisateurs et les diffuseurs du spectacle ont des intérêts communs à cantonner les supporters dans un rôle de faire-valoir du spectacle de football. Ils imposent progressivement une définition légitime du supportérisme, en opposant les « bons » aux « mauvais » supporters, « ceux qui font la fête » à « ceux qui la gâchent ». Les « bons » supporters seraient ceux qui soutiennent leur équipe uniquement à partir des moyens institutionnalisés, approuvés par le club et ses sponsors. Mais tous les publics du football ne se conforment pas à cette injonction. Si certains reprennent les techniques et instruments de parure et de parade officiels, d’autres s’abstiennent, pour des motifs variés : manque de motivation (les spectateurs se contentent de clameurs et de sifflets) ; souci de préserver leur autonomie en matière d’animation (les ultras créent leurs propres techniques et instruments) ; désintérêt pour le jeu du douzième homme et focalisation sur la violence physique (les hooligans).
6Par ailleurs, dans les émissions de débat télé et radio, lesquelles accordent une large place à la parole des auditeurs (appels téléphoniques, réseaux sociaux), journalistes et animateurs incitent les supporters à parler de la performance sportive et de l’aspect financier du football, mais plus rarement de la dimension sociale du football – par exemple des collectes que les supporters organisent pour des œuvres caritatives, des actions qu’ils mènent au niveau local ou encore de la place que le football occupe dans leur vie quotidienne en dehors des tribunes, ou de celle qu’ils pourraient occuper dans le monde du football en général. Leurs encouragements sont attendus, mais leurs éventuelles contestations peu relayées… À l’exception des « grèves des encouragements » que les supporters décrètent pour faire entendre leurs doléances (notamment à propos de la programmation des matches à des horaires qui arrangent les diffuseurs mais pas le public des stades, ou de l’augmentation du prix des places), car elles se déroulent alors dans le stade. Finalement, c’est quand ils refusent de chanter qu’ils font le plus entendre leur « voix » et perturbent la mise en scène programmée du spectacle sportif2.
Les supporters, des acteurs affaiblis
7Dans un tel contexte, les supporters peuvent être considérés comme des « acteurs faibles » (Payet, Giuliani et Laforgue, 2008). D’un côté, les dirigeants du football et les médias les constituent en acteurs en tant qu’« indispensable douzième homme ». De l’autre, ils subissent la définition d’un supportérisme légitime, au-delà duquel ils n’ont pas le droit de s’exprimer.
8L’un des premiers éléments qui permet d’évaluer la faiblesse de certains acteurs réside dans leur inexistence dans les processus de négociation (Sébastien, 2011). Les supporters sont les seuls acteurs du monde du football à ne pas être représentés dans les instances sportives nationales : ni auprès de la fédération française (FFF), de la ligue professionnelle (LFP), ou encore des clubs. William Gaillard, directeur de la communication des affaires publiques de la fédération européenne (UEFA), a bien souligné lors des « Assises du supportérisme » qui se sont déroulées au Sénat le 17 avril 2014 : « La France est le dernier pays de la zone UEFA à ne pas avoir implanté la réforme SLO (Supporter liaison officier, un référent supporter par club) avec la Moldavie et l’Azerbaïdjan ! »
9S’ils ne sont pas conviés aux processus de négociation, c’est en raison des qualifications péjoratives dont ils sont l’objet : « beaufs », « avinés », « casseurs », « foules incontrôlables », « meutes sportives », etc. ; lesquelles reviennent systématiquement quand des débordements violents se produisent en marge des matches de football (Raspaud, 1989). Le discours journalistique se contente alors de condamner la violence, sans circonscrire les faits en distinguant les différentes catégories de public qui en font usage, ni en interroger les causes. Il résulte de cet amalgame une stigmatisation générale des supporters, qui apparaissent alors de façon homogène comme turbulents et peu fiables auprès du grand public et des instances sportives, alors que les dissensions sont fortes entre eux à propos de l’usage de la violence.
10Ainsi, les publics sportifs ont peu d’influence sur les termes à partir desquels leur rôle (et le supportérisme en général) est pensé et discuté, notamment dans les médias. Les grèves de supporters apparaissent comme perturbatrices et sont souvent assimilées à du sabotage contre leur propre club, sous prétexte qu’un « bon » supporter doit toujours encourager son équipe. Autre exemple : le hooliganisme est une catégorie qui pose problème car elle ne désigne pas la même réalité selon les acteurs. La représentation médiatique ne correspond pas à la définition « indigène » (ceux qui se définissent comme tels), ce qui entraîne nombre de quiproquos. Cette catégorie pose également problème au niveau juridique dans la mesure où elle recouvre des transgressions diverses (de l’utilisation de fumigènes à l’agression raciste) sans hiérarchisation, ce qui empêche de cibler les priorités sécuritaires et donc de lutter de manière efficace contre la violence dans les stades (Hourcade, 2010 ; Tsoukala, 2010).
11Enfin, dans la mesure où les supporters ont intégré les normes de la compétition sportive et recherchent eux aussi la performance – être le meilleur douzième homme possible : le plus bruyant, le plus visible et le plus impressionnant pour l’adversaire –, ils consacrent davantage de temps et d’énergie à tenter de dominer les douzièmes hommes adverses qu’à s’entendre pour constituer un contre-pouvoir. Cette attitude a longtemps freiné les tentatives de coordination et d’élaboration d’une action collective concertée. L’absence d’interlocuteurs clairement identifiés et représentatifs côté supporters a longtemps été invoquée comme prétexte par les clubs et les instances pour ne pas dialoguer avec eux régulièrement.
12Un Conseil national des supporters de football (CNSF) n’a été véritablement créé qu’en avril 2014 lors des « Assises du supportérisme » au Sénat. Soit plus de trente ans après le développement du supportérisme actif en France. Celui-ci milite pour la participation des supporters à la gouvernance des clubs par le développement de l’actionnariat populaire, et pour leur reconnaissance comme acteurs essentiels du football, et non simplement des tribunes.
13Les supporters sont des acteurs faibles plutôt que dominés. L’étude des configurations sociales au sein desquelles les publics du football agissent montre que l’imposition d’une définition légitime du rôle des supporters, d’où procède le contrôle de leur action, est source de leur affaiblissement. Mais la capacité à produire l’ambiance demeure une ressource pour les supporters, qu’ils savent mobiliser pour se jouer des règles imposées ; et la reconnaissance institutionnelle du Conseil national des supporters de football, par le Sénat, contribue à les réhabiliter comme des acteurs constructifs. En outre, les supporters font preuve de réflexivité à l’égard de leur position affaiblie : « Ni voyous ni soumis… Supporters ! », répètent-ils souvent, comme pour mieux mettre à distance, par une formule mi-ironique mi-contestataire, le discours qui pèse sur eux.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Blociszewski, Jacques, Le match de football télévisé, Rennes, Apogée, 2007.
Bromberger, Christian, Football, la bagatelle la plus sérieuse du monde, Paris, Bayard, 1998.
Faure, Jean-Michel et Suaud, Charles, Le football professionnel à la française, Paris, PUF, 1999.
Fontaine, Marion, « Histoire du foot-spectacle », La Vie des idées, 2010. [En ligne]. Disponible sur : <http://www.laviedesidees.fr/Histoire-du-footspectacle.html>
Hourcade, Nicolas, « Supporters extrêmes en France : dépasser les stéréotypes », Les Cahiers de la Sécurité, no 11, 2010, p. 162-172.
10.4000/books.septentrion.117060 :Hourcade, Nicolas et Lech, Antoine, « Les supportérismes français : entre modèles européens et spécificités nationales », in Robin, Guillaume (dir.), Football, Europe et régulations, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2011, p. 23-33.
Lestrelin, Ludovic, L’autre public des matchs de football, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.
Payet, Jean-Paul, Giuliani, Frédéric et Laforgue, Denis, La voix des acteurs faibles. De l’indignité à la reconnaissance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
10.3917/puf.poci.1999.01 :Pociello, Christian, Les cultures sportives, Paris, Presses universitaires de France, 1995.
Raspaud, Michel, « Discours sur la violence “sportive” et violence du discours », STAPS, Vol. 10, no 19 bis, 1989, p. 45-54.
10.4000/tem.1262 :Sébastien, Léa, « Quand les acteurs faibles et absents s’immiscent dans la négociation environnementale », Territoire en mouvement, no 4, 2011, p. 66-81.
Tsoukala, Anastassia, Hooliganisme en Europe. Sécurité et libertés publiques, Outremont (Québec), Éditions Athéna, 2010.
Notes de bas de page
1 Les droits TV s’élèvent actuellement à plus de 600 millions d’euros par an pour le Championnat de France de Ligue 1. Voir le rapport d’information de l’Assemblée nationale no 1215, déposé le 3 juillet 2013 par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation.
2 Voir l’article « Le bruit du silence » par le sociologue Nicolas Hourcade sur le site internet SoFoot.com. Disponible sur : <http://www.sofoot.com/le-bruit-du-silence-169447.html>.
Auteur
Docteur en sciences sociales, est membre du laboratoire Techniques et enjeux du corps (EA3625) de l’Université Paris Descartes et enseigne la sociologie à Paris Dauphine et au Celsa. Ses recherches portent sur les spectacles et les publics sportifs.
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