Présentation générale. Le pouvoir des médias sur le sport : mythe ou réalité ?
p. 11-29
Texte intégral
1Le 24 mai 1989, en finale de la Coupe des clubs champions européens, le Milan AC étrille le Steaua Bucarest au Camp Nou de Barcelone (4-0). Il n’y a pas eu de match. Juste une révolution. Ce soir-là, l’équipe « rouge et noire » devient une référence. Pour sa manière de jouer au football, bien sûr, mais aussi pour la manière dont elle invite à le repenser ou le conter. Encore aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, cette victoire reste vivace dans la mémoire collective. Arrigo Sacchi, le mage de Fusignano, venait d’inviter le monde du football à adopter un nouveau style à la fois offensif et spectaculaire, basé sur la défense de zone et le pressing*. Dès le lendemain – car Internet n’avait pas encore déployé ses fastes –, un raz-de- marée médiatique accompagna ce triomphe. L’Équipe titra notamment de manière panégyrique : « Après avoir vu jouer ce Milan, le football ne pourra plus jamais être le même ».
2Ce qui ne manquera pas d’étonner le lecteur, c’est la réaction de Sacchi face à ce cérémonial. Pour lui, ce n’est pas tant la victoire que ce titre qui a constitué un moment décisif pour le destin de son équipe1 et, en corollaire, du football. Ce visionnaire du ballon rond fit des dizaines de photocopies de cette page qu’il placarda sur les murs de Milanello, le centre d’entraînement du club. S’en suivront une nouvelle Coupe des clubs champions européens en 1990, ainsi que deux Supercoupes d’Europe (1990 et 1991) et deux Coupes intercontinentales (1990 et 1991). Un mythe était né.
3Balivernes, rétorquerez-vous ! Voilà qui semble un peu tiré par les cheveux. Qui pourrait donc croire à de telles sornettes ? Pourtant… Et si, finalement, c’était bien le crédit accordé par les médias à cette nouvelle vision du jeu qui l’avait rendue légitime ? Et si le pouvoir des médias était tel qu’ils peuvent, par un coup de baguette médiatique, bouleverser le destin d’un sport* ?
4Le cas du volleyball est également d’une pureté cristalline. Dans les années 1980, le dessin animé japonais Jeanne et Serge s’invite sur le petit écran français. Le déroulé des épisodes met en scène l’histoire d’amour entre Jeanne et Serge, deux jeunes volleyeurs qui vont vivre une brillante ascension sportive qui les mènera du niveau amateur jusqu’aux Jeux olympiques de Séoul. Pascal Duret (1991) voit dans ce dessin animé un « mythe méritocratique » pour enfant. Le message est d’une efficacité redoutable : en mêlant travail et passion, tout le monde peut devenir un champion. Il semble aujourd’hui admis que la médiatisation de ce dessin animé, qui a remporté un franc succès, a permis de populariser le volleyball en France (Lhérété, 2014). Entre 1986 et 1989, les effectifs d’inscrits dans les catégories poussins et benjamins explosent littéralement : ils bondissent de 6 800 inscrits à plus de 18 500 sur la période (+272 %). Ce phénomène a été particulièrement marqué chez les jeunes filles de 8 à 12 ans, le nombre de volleyeuses ayant quadruplé en cinq ans. La rediffusion dans les années 1990 (TF1) pérennisera ce mouvement et participera au maintien des effectifs de licenciés.
5En réalité, à partir des années 1980, c’est bien un faisceau de mangas consacrés au sport qui berce le quotidien des enfants : Olive et Tom, Cynthia ou le rythme de la vie, Jeu, set et match, etc. Ces mangas impactent nécessairement la désirabilité d’engagement dans la pratique.
6Plus récemment, et ce en l’espace d’une seule saison (2012-2013 à 2013-2014), la Fédération française de basketball a enregistré une augmentation de près de 18 % de ses licenciés ! Une fois encore, ce record historique semble marqué du sceau médiatique. Cette croissance s’expliquerait en effet par une double mise en scène médiatique : celle inhérente aux beaux parcours des équipes de France féminines et masculines depuis 20122, à laquelle s’ajoute celle du succès de deux joueurs français en particulier, Tony Parker et Boris Diaw, en NBA (National basketball association)3. Pour conforter ce propos, David Sudre met d’ailleurs bien en lumière dans cet Essentiel l’hégémonie du basket NBA dans les médias français.
7Comme en témoignent les illustrations précédentes, il semble empiriquement exister des cas où les médias exercent un pouvoir sur le sport et ses pratiquants. Difficile à ce titre de ne pas citer l’exemple du Tour de France créé en 1903 par l’ancêtre de L’Équipe, le journal L’Auto. Ce dernier a conçu un événement sportif lui permettant de multiplier ses tirages de manière exponentielle ! Il fallait y penser. Comme le souligne Bertrand During dans ces pages, le sport et la presse s’écrivent dans une histoire partagée. L’histoire du Tour de France, revisitée ici sous l’angle médiatique par Fabien Wille, se révèle à cet égard exemplaire. Mais quels sont exactement ces « liens » qui unissent le sport et les médias ? Les médias influencent-ils vraiment le destin du sport ? Et le sport, influence-t-il le destin des médias ? Quels sont les mécanismes par lesquels s’opère le « pouvoir » des médias ?
8Pour cadrer notre propos, il s’agit de définir en amont les concepts de « sport » et de « médias ». Par « sport », il faut entendre toute « situation motrice codifiée sous forme de compétitions et institutionnalisée » (Parlebas, 1999). L’aspect institutionnel concerne le fait que des fédérations nationales et internationales en régissent le déroulement. On entendra par « médias » l’ensemble des moyens de diffusion techniques4 : presse écrite généraliste ou spécialisée, radios, cinéma, télévisions et bien entendu Internet. On confère de manière coutumière trois types de pouvoir à ces différents médias (Neveu, 2001 ; 2014) : celui de persuader, celui de définir un ordre du jour social en légitimant certains sujets plutôt que d’autres et enfin, celui de « formater » nos modes de pensée en valorisant certains savoir-faire et savoir-agir.
Les médias ou « l’art de persuader » ?
9« L’art de persuader, écrivait déjà Pascal en 1658, a un rapport nécessaire à la manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire » (2001). On doterait les médias du pouvoir de nous manipuler en injectant dans nos esprits des croyances ou des modèles de comportements. Le contenu médiatique serait capable d’endoctriner les individus et de créer des réflexes conditionnés à grande échelle : il n’y aurait aucun filtre, aucun conseil du raisonnement, aucun requestionnement possible face à l’apparente vérité assénée par les médias. Notons d’emblée que cette hypothèse de « l’hypnose médiatique » sera vite nuancée. Les médias ne nous persuadent pas contre notre volonté propre ou, en tout cas, ils ne le font pas seuls.
10D’abord, nous ne sommes jamais des récepteurs passifs (Winkin, 2000 ; Le Grignou, 2003) mais bien des individus pourvus d’un panel d’expériences, d’une trajectoire singulière qui nous offrent l’opportunité de requestionner ou de contester les propositions médiatiques. Ensuite, en permanence et au cœur de nos échanges quotidiens, notre réseau interpersonnel contribue à filtrer, à « médiatiser » le monde social proposé. Enfin, la persuasion médiatique semble aujourd’hui limitée du simple fait de l’explosion de l’offre audiovisuelle et de sa permanence d’accès via les ordinateurs, les tablettes et autres smartphones. Les médias versus les médias. Au cœur du flot informationnel permanent dans lequel baignent nos sociétés contemporaines, il y a nécessairement des télescopages, des contradictions entre les différentes vérités qui atténuent le risque de « manipulation collective ».
11Finalement, si parfois les médias persuadent, c’est souvent « là où les sujets sont étrangers à l’expérience pratique de leur public » (Neveu, 2014). Ils parviendront plus aisément à persuader sur le conflit israélo-palestinien ou la récente crise ukrainienne que sur la hausse des divers impôts, le pouvoir d’achat ou les pratiques sportives. Faisons litière du pouvoir coercitif et exclusif des médias : il s’agit d’un mythe qui prend ses racines dans le contexte des totalitarismes européens des années 1930-405. Entre le contenu médiatisé « brut » et le contenu « incorporé », il y a un faisceau de « médiations » positives et négatives qui se hissent. Celles-ci appellent une prise de distance avec la connotée notion de persuasion. Cependant, le pouvoir des médias, même s’il n’est pas automatique, est bien réel : ils participent d’une légitimation de certaines pratiques, qu’elles soient sportives ou non.
Les médias définissent un « ordre du jour social »
12Les médias disposeraient du pouvoir de définir un ordre du jour social. En effet, ils imposent le calendrier de certains événements et hiérarchisent les sujets selon l’importance dont ils les créditent. En toile de fond se dessine ici le concept d’agenda-setting (mise à l’agenda) que l’on retrouve dans la littérature anglophone (McCombs et Shaw, 1972). S’ils ne nous disent pas ce qu’il faut penser, les médias nous disent ce à quoi il faut penser. Pendant la Coupe du monde de football, il semble de bon ton d’échanger avec ses collègues sur les résultats de la veille. Il en va de même pour le cyclisme ou le tennis dans le creuset temporel du Tour de France ou de Roland-Garros. Connaître l’ordre du jour social, c’est se donner les moyens de « faire bonne figure » dans les situations sociales que nous partageons avec d’autres interactants (Goffman, 1974). Le fait que les événements ou les sujets inscrits à l’agenda ne nous intéressent pas n’a pour ainsi dire aucune espèce d’importance. L’enjeu n’est pas informationnel, il est profondément social. La « mise à l’agenda » s’impose à nous, qu’on en apprécie l’augure ou pas.
13D’une manière générale, l’influence des médias sur les protagonistes sociaux se situe plus au niveau de la définition que de la persuasion. Notons cependant que si les médias définissent un ordre du jour social, ils ne le font « ni de manière arbitraire ni seuls » (Neveu, 2014). Le plébiscite médiatique, ou la « mise à l’agenda » de certaines pratiques sportives, est aussi lié, au-delà de complexes chaînes d’interdépendance, à l’anticipation de ce que seraient les goûts du public. Et ces goûts sont intimement liés à notre culture d’accueil, qui met en avant certaines manières de se servir de son corps (Mauss, 1934). Le baseball a pignon sur rue aux États-Unis, pas en Europe. Si le dessin animé Jeanne et Serge, lors de sa première diffusion dans les années 1980, avait connu un flop, il semble peu probable qu’une rediffusion aurait été envisagée par TF1 au début des années 1990. Le « climat social » était propice à un accueil chaleureux. Notons que si les médias diffusent le sport… ils ne l’inventent pas !
La recette de la médiatisation : égalité, spatialité, temporalité
14Le football, le basketball, le rugby, le tennis ou encore le judo sont portés au pinacle, tandis que les jeux sportifs traditionnels* comme la « balle assise » ou les « trois camps », sont relégués au bout du banc comme des invités peu dignes d’être montrés. Parmi tous les possibles, les médias ne retiennent qu’une infime partie du spectre ludique. Pourquoi l’arbre des sports cache-t-il la forêt des jeux ? Quelles sont les caractéristiques ludiques permettant d’être « mis à l’agenda » par les différents médias ?
15Un premier facteur, déjà déterminant, est l’égalité des chances entre adversaires. Cet équilibre offre la garantie de l’incertitude du résultat et donc du suspense, celui-ci étant à la source de la spectacularité des rencontres. Dans des enclaves spatiotemporelles dédiées, le suspense sportif favoriserait un état de tension et d’émotions chez les spectateurs (Elias et Dunning, 1986)6. Ce n’est pas un hasard si les sports plébiscités par les médias sont principalement des duels d’équipes ou d’individus. « Le duel sportif, écrit Parlebas, mobilise un imaginaire manichéen. Le conflit binaire favorise les projections symboliques où s’opposent bons et méchants, ceux de mon camp et les autres » (Parlebas, 1999). Le football ou le judo dessinent une égalité des chances parfaite entre opposants. Les judokas, ou les joueurs de champ en football, ont les mêmes statuts et les mêmes rôles, autrement dit les mêmes droits et les mêmes devoirs. Les équipes se reflètent dans le miroir de leur affrontement. Dans certains cas, on rend même équivalent le poids ou l’âge des pratiquants pour renforcer l’égalité des conditions, l’incertitude du résultat et ainsi l’escalade de la spectacularité. Le dessein sportif est de proposer une opposition équilibrée et une lisibilité de l’affrontement. Le profane qui pénètre dans l’enceinte d’un stade ou d’un gymnase doit presque instantanément pouvoir comprendre ce qui se joue.
16Ensuite, cette bataille ludique doit se dérouler dans un espace spécifique, standardisé, stable et dénué d’imprévu (ibid.). L’espace représente un deuxième ingrédient facilitant la médiatisation : il doit pouvoir être répliqué à l’identique. C’est à ce prix que des compétitions départementales, régionales, nationales et internationales peuvent voir le jour. L’arsenal technologique déployé par les médias ne peut se satisfaire de l’incertitude du milieu : l’espace doit être domestiqué. En complément, le facteur temporel se révèle tout aussi déterminant. Pour être médiatisé, le sport doit se soumettre aux contraintes d’une temporalité draconienne. Les créneaux temporels alloués aux compétitions sportives ne sont pas extensibles à l’infini. C’est la raison pour laquelle les institutions sportives transforment les règles qui régissent le déroulement du jeu. L’objectif étant d’assurer un meilleur contrôle de la temporalité mais aussi d’accroître la spectacularité des rencontres7. Plus les contraintes spatiales et temporelles seront marquées, plus l’affrontement sera spectaculaire, plus la probabilité d’être médiatisé augmentera. Une question nous tend les bras : pourquoi les institutions sportives font-elles tant d’efforts pour séduire les médias ?
« L’engrenage médiatique » et ses enjeux
17Le retentissement social d’un sport, sa popularité, tient en grande partie à son degré de médiatisation. En parvenant à se faire une place sur cette scène jalousée, l’heureux élu bénéficie d’une double opportunité. À l’espoir de récolter de précieuses recettes favorisant son essor s’ajoute la perspective de recruter de nouveaux passionnés. Les enjeux économiques sont manifestes. Une envolée du nombre de licenciés en volleyball et en basketball, comme en témoignent nos précédentes illustrations, a nécessairement des répercussions financières pour la fédération considérée. Concernant ce versant recettes, la plus prisée est celle des droits télévisuels : le football rafle la mise avec 637 millions d’euros par an, suivi par le tennis et le rugby, avec des revenus estimés respectivement à 40 et 30 millions d’euros annuels. La domination médiatique du football est bien argumentée dans les présentes contributions de Ludovic Tenèze et Renaud Laporte. Les droits alloués aux autres fédérations sont asymptotiques en comparaison : 880 000 euros pour le basketball (0,14 % de la somme allouée au football) ; 450 000 pour l’athlétisme (0,07 %) ; 300 000 pour le handball et le volleyball (0,05 %). Le cyclisme, le judo, la natation ou l’escrime rapportent moins de 100 000 euros (0,02 %) à leurs fédérations et clubs respectifs.
18Le sponsoring sportif, dont les dérives sont expliquées dans cet ouvrage par Patrick Vassort, est une autre forme de recette possible pour les fédérations, les clubs ou les sportifs. Le sport médiatisé offre une possible vitrine aux grandes entreprises, toujours plus promptes à mettre leurs produits sur le devant de la scène. À cet égard, le cyclisme est un modèle du genre : les équipes fonctionnent presque exclusivement sur ce type de deniers. En se médiatisant, le sport augmente ses ressources financières et de facto son influence. Peu étonnant, dans cette optique, que les sports soient pris dans un « engrenage médiatique » qui les poussera à se modifier pour devenir toujours plus spectaculaires et maintenir l’intérêt de leurs publics.
« Formatage » médiatique et définitions légitimes
19On entend par « formatage » le fait que les médias dominants d’une époque engendreraient ou inhiberaient des savoir-faire et des savoir-penser (Neveu, 2014). Parce qu’ils « mettent à l’agenda » certaines pratiques corporelles, les médias donnent une définition légitime de la façon dont on doit se servir de son corps à un moment donné, dans une société donnée. Dans le creuset médiatique, nos représentations sur les pratiques corporelles sont façonnées et il devient difficile de s’en distancier de manière radicale : on parle de mainstreaming* ou effet de second degré. On finit par ne vouloir que ce que l’on nous impose : nous choisissons un sport parmi les sports, et non parmi les possibles corporels. Ainsi, les ingrédients nécessaires à la médiatisation (égalité des chances, lisibilité, spatialité et temporalité) conduisent à une « censure invisible » (Bourdieu, 1996) de certaines pratiques. Les jeux traditionnels, où l’on se joue de l’espace et du temps et dont la structure n’est pas toujours égalitaire, restent en coulisses. Activités de l’ombre, souvent d’une grande richesse éducative, elles se révèlent peu spectaculaires : les contempler est à coup sûr moins passionnant que de s’y adonner. Choisir un sport, c’est le consacrer, et cela va avoir d’autres répercussions.
20Pour les pratiquants, la structure du sport va « formater » clandestinement les manières de communiquer avec le corps. Ainsi, la valorisation de l’égalité des chances et le contrôle spatial et temporel ne sont pas anodins. La visée est celle d’une meilleure comparaison des résultats et des performances des protagonistes. Le sport valorise l’opposition et la compétition plutôt que la coopération et la fantaisie motrice. Il formate en ce sens qu’il recherche l’écrasement symbolique d’autrui ; il formate à être le meilleur. À cet égard, il est bien le miroir de notre société (Caillois, 1958). Il faut être plus agressif et plus brillant que son adversaire, dans l’ici et le maintenant du déroulement sportif.
21Dans ce monde compétitif, les médias survalorisent les vainqueurs au détriment des vaincus.
22Ils construisent des vedettes, comme le suggère ici Damien Féménias. Cette obligation de résultat pousse les sportifs à prendre toujours plus de risques. Raison pour laquelle, comme le souligne Luc Collard dans ces pages, le dopage en sport est normal plutôt que pathologique. Il est parfois un lourd tribut à payer pour se retrouver sur l’Everest médiatique et obtenir les bénéfices qui en découlent, qu’ils soient liés aux droits télévisuels ou au sponsoring. Certains auteurs décrivent dans cet ouvrage d’autres formes de formatage médiatique. Benoît Gérard nous montre ainsi que les joueurs de football sont à chaque instant « sous surveillance » : leurs performances sont épiées, décryptées, jugées, ce qui participe d’une normalisation de leurs comportements. Antoine Lech, pour sa part, montre que les médias invitent les supporters à adopter certains savoir-faire : ils contribuent à imposer une définition légitime de la manière dont on peut ou doit être supporter.
Vers une reproblématisation des liens entre sports et médias
23Dans nos sociétés contemporaines, il est devenu difficile d’échapper à l’hydre tentaculaire des médias. Mais il n’y a pas de fatalité. Car si les médias contaminent la perception du monde réel (Gamson et Modigliani, 1989 ; Beaud et Guimard, 2011), la manière dont cette réalité est construite dépend aussi très largement, et ce dès les prémices, de nos autrui significatifs8, et plus tard de notre trajectoire, de notre florilège d’expériences, de notre culture et de nos dispositions, mais aussi de nos échanges avec nos réseaux formels et informels. Nous ne sommes pas exposés avec la même intensité, nous ne percevons pas les mêmes choses. Nous l’avons dit, nous ne sommes jamais des récepteurs passifs. Nous « bricolons » avec la réalité proposée. Cette négociation entre les acteurs et les propositions médiatiques mérite d’être réinterrogée. Pour des raisons profondément identitaires, certains cherchent à échapper aux fourches caudines du monde sportif. Comment les acteurs rejettent-ils « l’agenda » pour se consacrer à de nouvelles formes de pratiques moins contraignantes, dites libres ou auto-organisées ? Comment les médias s’adaptent-ils à cette métamorphose des goûts ?
24La modification du paysage médiatique, avec l’entrée en scène des nouveaux médias, transforme-t-elle notre rapport aux pratiques sportives ? Comme le souligne Pascal Bordes dans cet ouvrage, la multiplication des médias spécialisés a enfanté de nouvelles pratiques physiques « commerciales » qui s’affranchissent du critère institutionnel. À nouveaux médias, nouvelles pratiques et de facto, nouveaux questionnements. C’est ainsi que Mylène Douet Guérin met en lumière l’influence de ces nouveaux médias sur l’évaluation des performances en escalade. Pour sa part, Matthieu Genty s’interroge sur les nouvelles manières d’être supporter, au cœur d’une contribution intitulée « La partisannerie 2.0 ». Les nouveaux médias ont aussi facilité le développement de l’e-sport, dont la contribution de Nicolas Besombes examine les mécanismes.
25Les brèches qui s’ouvrent, au carrefour d’anciennes et de nouvelles problématiques, semblent passionnantes à explorer. Et c’est dans cet esprit qu’il est proposé au lecteur de parcourir cet ouvrage.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Football : l’intelligence collective, film réalisé par Jean-Christophe Ribot. Disponible sur : <http://www.youtube.com/watch?v=GWDUGMfimd8>.
2 Aux Jeux olympiques de Londres (2012), les « braqueuses » s’inclinent seulement en finale contre les « imbattables » États- Unis. L’année suivante, elles sont vice-championnes d’Europe (2013). La même année, l’équipe masculine remporte le championnat d’Europe pour la première fois de son histoire.
3 En 2013, ils perdent une finale héroïque en sept manches. En 2014, Tony et Boris, déjà amis lors de leur formation à l’INSEP, sont sacrés champions NBA !
4 Auxquels on « oppose » les moyens de diffusion naturels comme par exemple le langage, l’écriture ou les affiches.
5 Lire à ce propos Serge Tchakhotine (1939) : Le viol des foules par la propagande politique (1992, Gallimard). Censuré en 1939 par le ministère français des Affaires étrangères, cet ouvrage est détruit en 1940 par les Allemands. Il sera finalement réédité au début des années 1950.
6 Dans des sociétés marquées par une contrainte sociale croissante, la fonction du sport serait cathartique. Dans des espaces dédiés, le sport offrirait l’opportunité de décharger ses émotions et participerait ainsi d’une pacification des mœurs.
7 Les illustrations abondent : l’apparition du tie-break en tennis ; l’évolution du principe de comptage des points en volleyball et en badminton ; l’évolution du nombre de points alloués pour un essai en rugby (trois puis quatre puis cinq) ; l’interdiction pour le gardien de football de garder la balle en main plus de six secondes ou de prendre la balle à la main en cas de passe réalisée au pied par un partenaire ; l’évolution en basketball du temps dont on dispose en attaque pour tenter un panier (trente puis vingt-quatre secondes) ; etc.
8 Au cours de la socialisation primaire, les parents bénéficient d’un pouvoir d’influence réel et automatique sur leur enfant (Berger et Luckmann, 1986). De fait, si les autrui significatifs valorisent ou survalorisent une pratique légitimée par les médias, le caractère obligatoire de cette pratique se renforce. D’ailleurs, le rejet du sport par ces derniers fonctionne tout aussi bien, même si l’individu aura de nombreuses occasions de répondre à nouveau aux doux appels des sirènes sportives.
Auteur
Docteur en sciences sociales, est aujourd’hui maître de conférences à l’Université Paris Descartes. Il occupe par ailleurs, au sein de cette même Université, le poste de directeur adjoint du laboratoire Techniques et enjeux du corps (EA 3625). Il fait partie, au titre de chercheur-associé, du Centre d’éthique médicale de l’Université catholique de Lille. Il a publié en 2010 un ouvrage intitulé Sport, communication et socialisation et est notamment l’auteur de plusieurs articles dans des revues nationales et internationales (Réseaux, Les Cahiers internationaux de psychologie sociale, Journal of Risk Research).
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